Ce n’est pas un drame

Il est là, semblant embarrassé. Elle arrive, prête à partir.

Elle – D’habitude, c’est toujours toi qui m’attends… Tu n’es pas encore prêt ?

Lui – Si, si, je… Je mets mon blouson.

Elle – Ton blouson en cuir…

Lui – Je l’avais déjà avant de te connaître… Un cadeau de ma grand-mère… Ça ne sert à rien que je le jeter maintenant, non ? Je veux dire… Elle est morte, de toute façon.

Elle – Ta grand-mère est morte ?

Lui – Pas ma grand-mère ! La vache ! C’est de la vache…

Elle – Ouais… Celle qu’on a écorchée dans un abattoir pour que tu puisses te couvrir avec sa peau…

Lui – Mon prochain blouson sera en cuir végétal, je te le promets. Il paraît qu’on fait de très belles imitations, maintenant, à base d’ananas ou de champignons.

Il met son manteau, sans entrain.

Elle – Alors ça y est, c’est le grand jour ?

Lui – Oui, on dirait…

Elle – Je vais enfin rencontrer tes parents… Je commençais à me demander si tu n’avais pas honte de moi.

Lui – Qu’est-ce que tu vas chercher ! Ce serait plutôt le contraire…

Elle – Le contraire ? Pourquoi ? Tu as honte de tes parents ?

Lui – Non, non, mais…

Elle – Tu as peur de quoi, alors ?

Lui – Mais de rien, je t’assure !

Elle – C’est plutôt moi qui devrais avoir peur. Tu me présentes à tes parents… Ça devient officiel. C’est presque des fiançailles, non ?

Lui – Oui…

Elle – Cache ta joie !

Lui – Écoute, j’ai quelque chose à te dire.

Elle – Tu me fais peur…

Lui – C’est au sujet de mes parents, justement.

Elle – Tes parents ? Quoi, tes parents ?

Lui – Ce n’est pas facile à dire…

Elle – Vas-y, je peux tout entendre… En tout cas, si c’est important, je préfère le savoir maintenant. J’aurais l’air moins conne…

Lui – Disons que ce repas, ça ne va pas être exactement ce que tu imaginais. Mes parents sont… Comment dire…

Elle – Ils sont sourds-muets. Ils s’expriment en langage des signes.

Lui – Non…

Elle – Aveugles ?

Lui – Non plus.

Elle – Ce sont des personnes de petite taille…

Lui – Pire que ça… Enfin pour toi, en tout cas.

Elle – Je vois… Ils votent à droite, et tu n’as pas osé me le dire ? C’est pour ça que tu ne voulais pas que je les rencontre avant…

Lui – Non, ce n’est pas ça.

Elle – Évidemment, je suis bête. Tu m’as dit qu’ils étaient libraires. On ne peut pas vendre des livres et voter à droite !

Lui – Rassure-toi, mes parents ne votent pas du tout.

Elle – Alors quoi ?

Lui – C’est au sujet de… Du repas… Enfin, de la nourriture, en général.

Elle – La nourriture…?

Lui – Je ne t’ai pas dit toute la vérité.

Elle – D’accord… Tes parents sont juifs, et ils mangent casher. Quel est le problème ? On peut être végans et manger casher ! C’est même beaucoup plus simple, en fait. C’est surtout la viande, qui doit être casher, non ?

Lui – Si… Enfin, je n’en sais rien…

Elle – Les fruits et légumes, c’est très œcuménique. Je suis sûr que le véganisme pourrait mettre fin à toutes les guerres de religion. À table, en tout cas, mais c’est déjà un début… En attendant de résoudre le conflit au Moyen-Orient.

Lui – C’est un peu plus compliqué que ça…

Elle – Quoi ? Le conflit au Moyen-Orient ?

Lui – Non, pour mes parents.

Elle – J’ai compris… Ils sont pratiquants. Pour leur faire plaisir, tu leur as laissé croire que leur future belle-fille était juive. Et maintenant, tu ne sais plus comment leur avouer que tu sors avec une goy…

Lui – Rassure-toi, personne n’est juif dans la famille.

Elle – Qu’est-ce qui te fait croire que ça pourrait m’inquiéter ? Tu me prends pour qui ?

Lui – Non, le problème c’est que…

Elle – Vas-y maintenant, ça devient flippant.

Lui – Mes parents ne sont pas vraiment libraires.

Elle – Comment ça, pas vraiment ? On est libraire ou pas. Comment peut-on ne pas être vraiment libraire ?

Lui – Ils ne sont pas libraires du tout… et ils ne sont pas aussi végans que je te l’avais dit.

Elle – Comment ça, pas aussi ?

Lui – Ils mangent des légumes, bien sûr, mais…

Elle – Ils sont seulement végétariens ? Bon, ce n’est pas un drame, non plus. Tu me crois sectaire à ce point ? Mais pourquoi tu m’as raconté qu’ils étaient végans ?

Lui – J’ai dit ça comme ça… Comme je savais que c’était important pour toi.

Elle – C’est avec toi que je vais vivre ! Tu partages les mêmes valeurs que moi, ça me suffit. On ne choisit pas sa famille, c’est bien connu. Alors sa belle-famille…

Lui – Je ne sais pas comment te dire ça…

Elle – Donc, tes parents ne sont pas libraires. Et alors ? Qu’est-ce qu’ils font, dans la vie ?

Lui – Ils tiennent la boucherie, juste au coin de la rue…

Elle (sidérée) – La boucherie…

Lui – La boucherie chevaline… Entre le cordonnier et bureau de tabac, tu vois ?

Elle – C’est une blague, c’est ça ?

Lui – Non.

Elle – Tu m’as dit que vous étiez tous végans dans la famille, à part ta grand-mère, et maintenant, tu m’annonces que je vais marier avec un garçon boucher ?

Lui – Je ne suis pas garçon boucher ! Je ne suis que le fils du boucher…

Elle – Et tu comptais me l’annoncer quand ? Le jour du mariage, pendant le repas de noces ! Entre le saucisson d’âne et le steak de cheval ?

Lui – Mais non ! Puisque je te le dis maintenant…

Elle – Je te rappelle que mes parents, eux, ils sont végans. Et ils sont très à cheval là-dessus.

Lui – À cheval ?

Elle – Si ça te fait rire, pas moi… Et maintenant, qu’est-ce qu’on fait ?

Lui – Moi, je suis vraiment végan ! Enfin, je le suis devenu après t’avoir rencontrée… Ça ne change rien pour nous, si ?

Elle – Tu connais la chanson de France Gall… Ça ne veut peut-être rien dire pour vous, mais pour moi ça veut dire beaucoup…

Lui – Tu m’en veux ?

Elle – Je vais avoir besoin de réfléchir à tout ça, en effet. (Elle hésite) Mais je ne vais faire ça maintenant. Ils nous ont invités, non ? Alors je vais y aller… Je ne suis pas du genre à me défiler, figure-toi. On reparlera de tout ça après. On y va ?

Lui – Le problème, c’est que…

Elle – Ah parce qu’il y a encore un problème ?

Lui – Je n’ai pas osé leur dire que tu ne mangeais pas de viande.

Elle – Non, dis-moi que ce n’est pas vrai…

Lui – Je ne suis pas sûr qu’ils auraient compris… Ils ne sont plus très jeunes… À l’âge qu’ils ont, ça ne sert à rien de les brusquer… Ça pourrait même les tuer, tu sais. Mon père a le cœur fragile…

Elle – Tu aurais très bien pu leur parler de ça, tout en les ménageant…

Lui – Disons que je n’ai pas su trouver le bon moment…

Elle – Bien sûr…

Lui – Tu pourras toujours manger les légumes… Tu n’auras qu’à dire que tu n’as pas très faim… Que tu es malade…

Elle – Tu sais quoi ? Je crois que c’est toi qui es un grand malade.

Elle retire son manteau.

Lui – Donc, tu ne viens pas…

Elle (horrifiée) – Une boucherie chevaline ?

Lui – Alors tu préfères abandonner à son triste sort un fils de boucher récemment converti au véganisme… Sans toi, je risque de replonger, tu sais…

Elle – Tu te fous de moi, en plus ?

Lui – Ne me regarde pas comme ça, j’ai l’impression que tu vas me tuer.

Elle – C’est vrai que là… Je t’avoue qu’il me prend des envies de meurtre..

Lui – Calme toi, je t’en prie ! Souviens-toi que tu es végane… et que pour toi le sixième commandement est le plus sacré des dix.

Elle – Le sixième…?

Lui – Tu ne tueras point !

Elle – Je vais t’étrangler, et j’irai me confesser après.

Elle s’approche de lui, menaçante.

Lui – Ne fais pas ça, je t’en prie.

Elle – Je ne sais pas ce qui me retient…

Lui – Alors tu as vraiment cru à cette histoire ?

Elle – Quoi ?

Lui – Mais enfin… les boucheries chevalines, ça n’existe plus depuis longtemps ! Au coin de la rue, entre le tabac et le cordonnier, c’est un Biocoop ! Si tu allais faire les courses plus souvent, tu le saurais…

Elle – Tes parents ne sont pas bouchers ?

Lui – Mes parents sont libraires, ils votent à gauche, et ils sont végans. Comme je te l’ai toujours dit.

Elle – Mais tu es dingue ! Pourquoi m’avoir raconté une histoire pareille ?

Lui – Pour voir jusqu’à quel point tu m’aimais… Maintenant, je suis fixé. Alors tu aurais refusé d’épouser le fils d’un boucher ?

Elle – Je ne sais pas… Non, probablement pas. Mais j’aurais fini par te tuer, ça sûrement.

Lui – Ça aurait pu être une tragédie, alors ? Les Capulet bouchers et les Montaigu végans…

Elle – Mais finalement, c’est encore une comédie de boulevard.

Lui – On ne se refait pas…

Elle – Ce n’est pas un drame.

Lui – Bon, on y va ? On va finir par être en retard.

Elle – Allons-y. Tu n’as pas oublié le gâteau à la carotte…

Lui – Rassure-toi, mon lapin, il est déjà dans la voiture.

Elle – Au fait, c’était une demande en mariage ?

Lui – Oui…

Elle – C’est sans doute la plus surprenante qu’une femme ait jamais entendue.

Lui – Je suis auteur de théâtre, après tout. Ça fait une semaine que je la travaille. Alors, quelle est ta réponse ?

Elle – Je vais quand même attendre d’avoir vu tes parents pour me prononcer.

Ils sortent.

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