Sur une table basse, une cafetière, deux tasses et un journal. Pierre entre en robe de chambre. Il se sert une tasse de café et prend le journal pour le lire. Marie, sa femme, arrive.
Marie – Ça va ?
Pierre – Ça va.
Marie se sert une tasse et observe Pierre.
Marie – Tu as l’air soucieux… Un problème ?
Pierre – Non… Enfin… Toujours pas d’idée pour ma nouvelle pièce.
Marie – Ne t’inquiète pas, ça va venir… Ça finit toujours par venir, non ?
Pierre – Oui… Jusqu’à maintenant…
Marie – Il n’y a pas une bonne histoire, dans le journal, dont tu pourrais t’inspirer ?
Il repose le journal.
Pierre – Les nouvelles sont de plus en plus déprimantes… Je crois que je vais arrêter de lire la presse. J’ai déjà arrêté de regarder la télé et d’écouter la radio…
Marie – C’est vrai que tout ça n’est pas très gai, mais bon. D’un autre côté… c’est pour ça qu’on aura toujours besoin d’auteurs comme toi.
Pierre – Ah oui ? Et c’est quoi, un auteur comme moi ?
Marie – Tu sais bien… Quelqu’un pour nous faire rire… Un comique !
Pierre – Un comique ? Alors c’est comme ça que tu me vois ? Comme un comique !
Marie – Il faut bien des auteurs pour nous écrire de bonnes comédies ! Oublier un peu nos soucis… Nous faire passer un bon moment en ne pensant à rien…
Pierre – En ne pensant à rien ?
Marie – Excuse-moi… Je veux dire… en pensant à autre chose.
Pierre – Je vois… Donc pour toi, je suis seulement un amuseur… Un type qui fait diversion… Qui détourne l’attention du peuple des vrais problèmes de la société…
Marie – Le peuple ! Tout de suite, les grands mots… Divertir le public, il n’y a pas de honte à ça, si ?
Pierre – Je ne sais pas… On peut aussi avoir envie d’autre chose…
Marie – Quoi, par exemple ?
Pierre – D’être utile…
Marie – Pour moi, distraire les gens, leur faire retrouver le sourire, c’est très utile. Et ce n’est pas donné à tout le monde d’avoir ce talent.
Pierre – Ouais…
Marie – Quoi ?
Pierre – Des comédies, j’en ai déjà écrit près d’une centaine.
Marie – Et ça a toujours été de gros succès.
Pierre – Oui, mais je commence à être à court d’idées. Je me demande si je n’en ai pas fait le tour.
Marie – Tu veux arrêter d’écrire ?
Pierre – Ça je ne suis pas sûr d’y arriver non plus… Non, je me demandais si…
Marie – Quoi ?
Pierre – Et si j’essayais un autre genre ?
Marie – Un roman, tu veux dire ? Depuis des années, je te répète que tu devrais essayer. Il y a des romans très drôles, aussi…
Pierre – Malheureusement, je ne suis pas romancier, je le sais bien. Le théâtre, je ne sais rien faire d’autre.
Marie – Bon, alors il ne te reste plus qu’à trouver un bon sujet de comédie.
Pierre – Et si j’écrivais… un autre genre de pièces.
Marie – Un autre genre de pièce ?
Pierre – Un truc qui ne soit pas forcément drôle, tu vois ?
Marie – Une comédie pas drôle ?
Pierre – Non, pas une comédie, justement !
Marie – Tu veux dire… une comédie dramatique ?
Pierre – Je veux dire pas une comédie du tout !
Marie – Tu veux écrire un drame ?
Pierre – Un drame, une tragédie… Appelle ça comme tu veux.
Marie – Bon…
Pierre – Quoi ?
Marie – Je ne sais pas… (Silence) Tu es sûr que ça va ?
Pierre – Je n’ai plus d’idée de comédie. Je voudrais essayer d’écrire autre chose. C’est pas un drame, non plus !
Marie – OK… (Un temps) Tu veux encore du café ?
Pierre – Non, merci.
Marie – Bon, alors je te laisse réfléchir… à ta nouvelle pièce.
Elle sort. Il soupire et ouvre à nouveau son journal. Le téléphone sonne. Il répond.
Pierre – Oui ? Ah oui… Non, non, je voulais t’appeler justement… Écoute, je ne sais pas encore… Non, pour l’instant, je suis en panne d’inspiration. Oui, je sais, j’ai toujours dit que ça n’existait pas. Mais tu sais l’inspiration, c’est comme Dieu. On dit que ça n’existe pas jusqu’au moment où on en a vraiment besoin… Et toi, ça va ? Bon… Je vois… D’accord… Écoute, il va falloir que je te laisse, là… On s’appelle et on essaie de déjeuner ensemble la semaine prochaine ? OK, on fait comme ça… Salut, t’embrasse.
Marie revient, l’air un peu embarrassé.
Marie – Je dois faire quelques courses, je n’en ai pas pour longtemps. Ça va ?
Pierre – Euh… Oui. Depuis tout à l’heure, la situation n’a pas beaucoup évolué, mais oui. Ça va.
Marie – Bon, alors j’y vais.
Pierre – C’est ça. À tout à l’heure.
Elle sort. Il reprend la lecture de son journal, mais à peine a-t-il commencé que la sonnette de la porte d’entrée retentit. Il sort un instant pour aller ouvrir et revient accompagné d’une femme.
Alex – Je ne te dérange pas, j’espère ?
Pierre – Non, non, pas du tout, j’étais en train de… Tu veux un café ?
Alex – Merci, ça ira.
Pierre – C’est sympa de passer comme ça à l’improviste.
Alex – Quand on habite le même immeuble que son agent, c’est toujours un risque de le voir débarquer sans avoir été invité…
Pierre – Il va peut-être falloir que je déménage, alors…
Sourires, suivi d’un silence embarrassé.
Alex – Tu es sur quoi, en ce moment ?
Pierre – Rien… J’étais au téléphone avec… Comment elle s’appelle, déjà… Tu sais, cette comédienne qui jouait dans… Elle est devenue éditrice.
Alex – Éditrice ?
Pierre – Tu sais ce que c’est. La vie est cruelle pour les comédiennes. Surtout pour les jeunes premières. Passée la trentaine…
Alex – Tu cherches un nouvel éditeur ?
Pierre – Pas spécialement… C’est elle qui m’a appelé. Elle voulait juste prendre de mes nouvelles… Ça commence à m’inquiéter. Tout le monde me demande si ça va aujourd’hui…
Alex – Et… ça va ?
Pierre – Ça va, je te remercie… C’est dingue…
Alex – Quoi ?
Pierre – Je termine la conversation en lui disant : « on se rappelle et on déjeune…? » Ça m’est sorti comme ça. L’habitude. Finalement, on aurait aussi bien pu déjeuner ensemble à midi.
Alex – Qu’est-ce que tu veux… C’est Paris… On est tous débordés…
Pierre – Ou alors on a rien à foutre et on fait semblant…
Alex – Ouais…
Pierre – Toi, par exemple. Tu es particulièrement débordée, aujourd’hui ? (Silence) Non, évidemment, sinon, tu ne serais pas là. Tu imagines ? Tu acceptes de déjeuner comme ça à l’improviste… Le lendemain, tout Paris va savoir que tu n’as rien à foutre de tes journées. Que plus personne ne veut travailler avec toi. Que tu es au chômage. Ou pire que tu es sur liste noire… Du coup, plus personne ne t’appellerait, et tu serais vraiment total has been.
Alex – Ouais… (Silence) Et sinon, elle, ça va ?
Pierre – Qui ça ?
Alex – Ton éditrice !
Pierre – Je ne sais pas… Tu as raison… Finalement, c’est peut-être elle qui ne va pas bien. Elle m’a appelé parce qu’elle avait besoin de parler à quelqu’un. Et moi, je lui ai presque raccroché au nez… J’aurais dû lui proposer de déjeuner avec elle à midi… Et toi, ça va ?
Alex – Ça va…
Pierre – Tu es sûre que tu ne veux pas du café ?
Alex – Sûre… (Silence) Tu écris un peu, en ce moment ?
Pierre – Non, pas vraiment. Je crois que je suis arrivé au bout de quelque chose là. Il faudrait que je change un peu de style.
Alex – Oui, je sais, j’ai croisé Marie dans l’escalier.
Pierre – Ne me dis pas que c’est pour ça que tu es passée me voir.
Alex – Alors comme ça, tu veux écrire un drame.
Pierre – Oui, enfin… Pourquoi pas ?
Alex – C’est une blague, c’est ça ?
Pierre – Tu vois, Alex, c’est ça mon problème. La simple idée que j’envisage d’écrire autre chose qu’une comédie, les gens prennent ça pour une blague.
Alex – Disons que… ce n’est pas sur ce terrain-là qu’on t’attend habituellement.
Pierre – Et ?
Alex – Ça risque de surprendre ton public… De le décevoir, peut-être…
Pierre – Le décevoir ? Je n’ai encore pas écrit une ligne, et tu me dis déjà que ce sera décevant. Merci de tes encouragements. Au moins, je sais pourquoi j’ai un agent.
Alex – Et… tu as déjà un sujet ?
Pierre – Non… C’est juste une idée…
Alex – Bon, donc c’est juste une idée.
Pierre – C’est ça…
Alex – Excuse-moi, je me suis peut-être emballée un peu vite.
Pierre – Je ne sais pas… Je pensais écrire quelque chose sur ces migrants qui viennent s’échouer sur nos côtes. Quand ils ne sont pas morts noyés pendant la traversée, évidemment…
Alex – Une comédie, tu veux dire ? (L’autre lui lance un regard navré) Excuse-moi, je ne sais pas pourquoi j’ai dit ça… Alors c’est sérieux, tu veux vraiment écrire quelque chose de…
Pierre – Je n’ai plus vingt ans… Toi non plus… Il serait peut-être temps qu’on commence à s’interroger sur le monde qui nous entoure, non ?
Alex – Le monde qui nous entoure ?
Pierre – Imagine qu’après notre mort, on soit réincarnés. Comme ça. Au hasard. Le monde est principalement peuplé de gens qui ont une vie de merde. Si on peut appeler ça une vie. Si on y réfléchit bien, à part une minorité de privilégiés, dont les plus chanceux vivent dans des paradis fiscaux, la Terre est un enfer.
Alex – Et alors ?
Pierre – Et alors ? Statistiquement, la réincarnation, c’est l’enfer assuré… Si on ne change pas le monde de notre vivant, on est à peu près certain de vivre un enfer quand on sera réincarnés !
Alex le regarde, estomaquée.
Alex – OK…
Pierre – Je te laisse réfléchir à ça. Je vais m’habiller…
Il sort. Marie revient.
Marie – Alors ?
Alex – Il va très mal.
Marie – Je te l’avais dit.
Alex – Il est en plein délire. Il parle de la mort. Du paradis. De l’enfer.
Marie – Non ?
Alex – Il veut écrire une pièce sur les exilés.
Marie – Les exilés fiscaux ?
Alex – Les exilés économiques !
Marie – Tu veux dire… les retraités qui vont s’installer au Portugal ou au Maroc, parce que la vie est moins chère là-bas ?
Alex – Les migrants ! En Méditerranée ! La jungle de Calais.
Marie – Ce n’est pas vrai… Il te l’a dit ?
Alex – J’ai essayé de lui parler, mais il ne veut rien savoir.
Marie – Il est où ?
Alex – Il est parti s’habiller.
Marie – Je ne comprends pas… Jusqu’à ce matin, il était tout à fait normal. Enfin… il était comme d’habitude, quoi…
Alex – Ce n’est peut-être que passager. Il doit être un peu déprimé. Mais il ne faut pas prendre ça à la légère.
Marie – C’est sûr… J’ai du mal à le dire mais… j’ai l’impression qu’il a des tendances suicidaires.
Alex – Il faudrait lui suggérer de voir un médecin.
Marie – Un psychiatre, tu veux dire ?
Alex – Je ne sais pas.
Marie – Parfois avec une simple cure de vitamines… Un homéopathe ?
Pierre revient.
Pierre – Ah, tu es revenue ?
Alex – Je vais vous laisser.
Pierre – Non, mais je ne te chasse pas.
Alex – J’allais partir, de toute façon. J’ai… Il faut que j’y aille. J’ai une grosse journée. On s’appelle et on déjeune ensemble ?
Il sort. Marie lance à Pierre un regard embarrassé.
Marie – Je lui ai simplement dit que tu étais là, et que si elle voulait monter prendre un café…
Pierre – Elle n’en a pas voulu.
Marie – Quoi ?
Pierre – Du café. Je lui en ai proposé, elle n’en a pas voulu.
Silence.
Marie – Mais qu’est-ce que tu cherches, Pierre, au juste ?
Pierre – Je ne sais pas…
Marie – On n’est pas bien, ensemble ?
Pierre – Mais si, ce n’est pas la question.
Marie – Tu as une maîtresse, c’est ça ?
Pierre – Mais non, pas du tout !
Marie – On a la vie qu’on voulait, non ? Tu fais le métier que tu aimes. Tu n’as pas de patron. Tu gagnes bien ta vie.
Pierre – Je sais.
Marie – Mais alors qu’est-ce qui se passe ?
Pierre – Tout ça n’a plus de sens pour moi. J’ai besoin… d’essayer autre chose.
Marie – Mais pourquoi ?
Pierre – Je ne sais pas… Pour qu’à mon enterrement, les gens ne se contentent pas de dire : celui-là, c’était un comique…
Silence.
Marie – Tu veux qu’on déménage ?
Pierre – Ailleurs, ce serait pareil.
Marie – Tu ne vas pas faire une bêtise, au moins ?
Pierre – Une bêtise ? Comme quoi ?
Marie tente de cacher son trouble.
Marie – Je te laisse travailler…
Elle sort. Il reste un instant perplexe. Il prend un cahier et un crayon et essaie d’écrire, mais visiblement, l’inspiration n’est pas au rendez-vous. Il décroche le téléphone et compose un numéro.
Pierre – Oui, pardon, c’est encore moi… Écoute, finalement, j’ai réussi à me libérer pour ce soir. Tu pourrais venir dîner à la maison ? Je voudrais te parler d’un nouveau projet… Oui, bien sûr, viens avec ton mari. OK, vingt heures, c’est parfait. Bon, alors à ce soir…
Il raccroche. Il reprend le cahier et le crayon, et il commence à écrire avec fébrilité. Il s’interrompt et s’adresse au public.
Pierre – Vous allez voir. Cette fois, vous n’allez pas rigoler.
Il se remet à écrire.
Noir.