La chambre mauve

L’Inspecteur Ramirez (tenue négligée façon Columbo) arrive à la réception d’un palace. Il s’approche du réceptionniste qui le regarde arriver avec un air hautain.

Réceptionniste – Si vous cherchez un endroit pour passer la nuit, mon brave, je vous conseillerais plutôt…

Inspecteur – Inspecteur Ramirez… Vous m’avez appelé au sujet d’un vol de bijoux.

Réceptionniste – Ah, oui… Pardon, Inspecteur… En effet, c’est Monsieur le Directeur qui vous a téléphoné. La chambre d’une de nos clientes a été visitée cet après-midi, et on lui a dérobé un collier estimé à plusieurs centaines de milliers d’euros.

Inspecteur (dans ses pensées) – Je vois…

Réceptionniste – Et… que voyez-vous, exactement ?

Inspecteur – À l’évidence, le voleur fait partie du personnel de l’hôtel… ou de sa clientèle.

Réceptionniste – Qu’est-ce qui vous permet de dire cela, Inspecteur Sanchez ?

Inspecteur – Ramirez.

Réceptionniste – Pardon ?

Inspecteur – Inspecteur Ramirez, c’est mon nom.

Réceptionniste – Et… qu’est-ce qui vous fait penser que le coupable pourrait être quelqu’un de l’hôtel ?

Inspecteur – Il y a un vigile à la porte. Même en lui montrant ma carte de police, j’ai eu du mal à le convaincre de me laisser entrer…

Réceptionniste (ironique) – C’est vrai. Vous êtes ici dans une zone de non droit, Inspecteur, et nous avons nos guetteurs, nous aussi. De nos jours, même pour la police, il est aussi difficile d’entrer dans le hall d’un palace, que dans celui d’un HLM de banlieue.

Inspecteur – Il est donc peu probable qu’un inconnu ait pu s’introduire dans cet hôtel sans être immédiatement repéré. La serrure de cette chambre a-t-elle été forcée ?

Réceptionniste – Non, je ne crois pas…

Inspecteur – Dans ce cas, cela fait de vous le principal témoin dans cette affaire, mon brave. Pour ne pas dire le suspect numéro un.

Réceptionniste – Mais enfin, Inspecteur…

Inspecteur – Vous êtes le concierge de cet hôtel. Vous avez les clefs de toutes les chambres. Vous auriez parfaitement pu pénétrer dans l’une d’elles pour vous servir.

Réceptionniste – Moi…? Me servir…?

Inspecteur – Et puis… vous étiez bien placé pour connaître les allées et venues des clients. Vous auriez pu agir sans avoir peur d’être dérangé…

Réceptionniste – Je vous assure, Inspecteur, que jamais…  

Inspecteur – Vous avez les clefs de toutes les chambres, oui ou non ?

Réceptionniste – Évidemment ! Cela fait partie de mes attributions ! Lorsqu’un client quitte momentanément l’hôtel, il laisse sa clef à la réception. Je l’accroche immédiatement au tableau jusqu’à son retour, et c’est tout…

L’inspecteur observe avec curiosité le tableau arc-en-ciel situé derrière le réceptionniste.

Inspecteur – Pourquoi un arc-en-ciel ? C’est un hôtel gay friendly ?

Réceptionniste – Chaque chambre de cet hôtel porte le nom d’une couleur. Il y a la chambre bleue, la chambre jaune, la chambre rose, la chambre verte, la chambre…

Inspecteur – Oui, bon, ça va, je crois que j’ai compris le principe…

Réceptionniste – La clef de chaque chambre est identifiée par un porte-clefs de la couleur correspondante. Et chaque porte-clefs trouve naturellement sa place sur ce tableau multicolore. C’est dans la chambre mauve que le vol a eu lieu. Mais je vous jure, Inspecteur, que..

L’Inspecteur hoche la tête d’un air dubitatif.

Inspecteur – Dans ce cas… vous paraît-il possible que quelqu’un d’autre que vous, un client de l’hôtel par exemple, ait pu… emprunter cette clef à votre insu, et la remettre à sa place après avoir commis son forfait ?

Réceptionniste (embarrassé) – Pour la tranquillité de nos hôtes, j’aimerais vous répondre que non, Inspecteur. Mais l’honnêteté m’oblige à vous avouer que ce n’est pas totalement à exclure.

Inspecteur – Voyez-vous ça…

Réceptionniste – Il peut m’arriver de m’absenter quelques instants de la réception pour régler un problème quelconque…

Inspecteur – Et cet après-midi, vous avez eu beaucoup de problèmes à régler ? 

Réceptionniste – Vers seize heures, j’ai quitté mon poste une minute ou deux pour fumer une cigarette dehors. Puis une autre fois vers dix-sept heures pour aller aux toilettes…

Inspecteur – Deux abandons de poste dans la même journée, donc… (Air mortifié du réceptionniste) Et vous avez remarqué quelque chose de particulier ?

Réceptionniste – Je n’ai rien vu la première fois. Mais la deuxième, lorsque je suis revenu, j’ai remarqué que la clef de la chambre mauve était accrochée à la place de celle de la chambre marron. Je n’y ai pas prêté attention sur le coup, même si je ne commets jamais ce genre d’erreur moi-même.

Inspecteur – Et quelle conclusion avez-vous tirée de cet incident ?

Réceptionniste – Aucune ! J’ai remis la clef à sa place, et c’est tout. Mais c’est vrai qu’après ce qui s’est passé… Oui, il est possible que quelqu’un ait emprunté la clef de la chambre mauve dans le laps de temps où je me suis absenté…

Inspecteur – Je vois… Un membre du personnel, peut-être ?

Réceptionniste – Le vol a eu lieu en milieu d’après-midi, cela met les femmes de ménage hors de cause, puisqu’elles n’ont accès aux chambres que jusqu’à quatorze heures.

Inspecteur – Bien… Reste donc à interroger les clients de l’hôtel. En commençant par la victime. La locataire de la chambre mauve…

Réceptionniste – Ah, vous avez de la chance, Inspecteur… Justement, la voici… C’est la veuve d’un riche armateur suisse.

Inspecteur – Je ne savais pas qu’il y avait des armateurs dans ce pays. En tout cas, à ma connaissance, il n’y a pas la mer en Suisse…

Réceptionniste – Il y a aussi plus de banques que d’habitants dans la confédération helvétique, et pourtant ces gens-là ne fabriquent à peu près rien.

Inspecteur – Il s’agit peut-être de cargos fictifs naviguant sous pavillon de complaisance…

Réceptionniste – Vous lui poserez la question vous-même, Inspecteur…

Inspecteur – Bonjour chère madame… Mes hommages du soir… Je suis ici pour enquêter sur le vol dont vous avez été la victime. Auriez-vous l’amabilité de répondre à quelques questions ?

Veuve – En tant que citoyenne helvétique, la collaboration avec la police est pour moi une seconde nature. Vous pouvez me poser toutes les questions que vous voudrez tant que cela ne touche pas au secret bancaire. Car pour cela, je serai muette comme un coffre-fort. (Elle sort un chocolat de son sac qu’elle lui tend) Un chocolat, Inspecteur ? Ils sont à la liqueur…

Inspecteur – Jamais pendant le service, merci… Alors… À quelle heure avez-vous quitté votre chambre, cet après-midi ?

Veuve – Voyons… J’ai quitté l’hôtel vers quatorze heures trente pour rendre visite à une amie qui n’a pas trop le moral.

Inspecteur – Son mari l’a quittée, peut-être…

Veuve – Oui, on peut dire ça comme ça. Il vient d’être incarcéré pour abus de biens sociaux. Il comptait sur son immunité de parlementaire pour échapper à la justice, mais malheureusement, il n’a pas été réélu…

Inspecteur – Les électeurs sont tellement versatiles, vous savez… On ne peut plus se fier à personne. Vous en avez fait l’expérience à vos dépens, malheureusement…

Veuve – En tout cas, je suis certaine que mon collier se trouvait encore dans son tiroir quand je suis partie. J’avais hésité à le mettre pour sortir avant d’y renoncer.

Inspecteur – Il est tout de même bien imprudent de votre part de ne pas avoir placé un bijou de cette valeur dans le coffre de l’hôtel.

Veuve – J’en conviens, Inspecteur. Mais que voulez-vous ? (Avec un regard accusateur vers le réceptionniste) Je pensais que dans un établissement de cette catégorie… D’autres questions ?

Inspecteur – Non… Enfin si… Pouvez-vous me confirmer qu’il n’y a pas la mer en Suisse ?

Veuve – Monsieur l’Inspecteur, nous avons mieux que la mer… Nous avons le Lac de Genève !

Inspecteur – Merci, ce sera tout pour le moment. (La veuve s’en va) Visiblement, la disparition de son collier ne la bouleverse pas plus que ça…

Réceptionniste – L’étendue de sa fortune lui permet de relativiser cette perte. Et son assureur la remboursera sans doute, en dépit de sa négligence. Quand je pense que moi, pour un simple dégât des eaux, j’ai dû me battre avec ma compagnie d’assurance pour… Mais excusez, je m’égare.

Inspecteur – Bon, je vais donc devoir interroger tous les autres pensionnaires de cet hôtel…

Réceptionniste – Pour ne pas nuire à la réputation de notre établissement, je vous serais reconnaissant d’éviter à nos clients l’humiliation d’une convocation au commissariat. À moins, bien sûr, de soupçons très fondés concernant l’un d’entre eux.

Un homme passe devant la réception. L’inspecteur jette un regard vers ses chaussettes, de couleurs différentes.

Inspecteur – Rassurez-vous, ce ne sera peut-être pas nécessaire. (Interpellant l’homme) Monsieur ?

Client – Oui…?

Inspecteur – Inspecteur Martinez…

Réceptionniste – Je croyais que c’était Ramirez…

Inspecteur – Vous permettez que je vous pose quelques questions ?

L’homme s’approche, prudemment.

Inspecteur – Je peux voir vos mains ?

Réceptionniste – Ne me dites pas que vous êtes aussi cartomancienne…

Le client, surpris, tend ses mains. L’inspecteur lui passe immédiatement les menottes.

Client – Mais enfin, Inspecteur !

Réceptionniste – Heureusement que je vous avais demandé d’être diplomate…

L’Inspecteur fouille dans la poche de l’homme et en sort un collier, sous le regard stupéfait du réceptionniste.

Client – Comment avez-vous deviné que c’était moi ? 

Inspecteur – Sur le tableau de la réception, le voleur avait remis la clef de la chambre mauve à la place de celle de la chambre marron. (Au réceptionniste)Pourquoi, à votre avis ?

Réceptionniste – Parce qu’il était pressé, peut-être…

Inspecteur – Peut-être aussi parce qu’il était daltonien ! 

Client – Mais alors, comment avez-vous su que j’étais daltonien ? 

Inspecteur – Dès que vous êtes passé devant moi, cher ami… Et que j’ai aperçu vos chaussettes.

Client – Mes chaussettes ?

Inspecteur – Elles ne sont pas de la même couleur ! 

Réceptionniste – Alors là, bravo Inspecteur. Quand je vous ai vu arriver tout à l’heure, je me suis dit que vous étiez un peu demeuré… Je dois reconnaître que j’étais loin de la vérité.

Noir