La vie en rose

Un personnage arrive et se plante devant un autre qui est déjà là.

Un – Docteur, je n’en peux plus. Il faut absolument que vous m’aidiez.

Deux – Je vous écoute…

Un – Eh bien voilà… Je ne sais pas comment vous dire ça… Depuis quelque temps déjà… Je vois la vie en rose.

Deux – Ah… Ce n’est pas banal, en effet. D’habitude, les gens viennent plutôt me consulter parce qu’ils voient tout en noir.

Un – Non mais dans mon cas, Docteur, ce n’est pas seulement une façon de parler, je vous assure. Je vois vraiment tout en rose.

Deux – Voyez-vous ça…

Un – Ma maison est rose, ma voiture est rose, ma femme est rose, mon chien est rose…

Deux – D’accord… Mais dites-moi, Monsieur…

Un – Moineau… Oui, je sais, c’est cocasse… Je veux dire à cause de Piaf.

Deux – Piaf ?

Un – Vous savez bien… La Vie en Rose…

Deux – Ah oui, bien sûr… Et… vous avez un lien de parenté avec…

Un – Aucun. Vous pensez que ça pourrait avoir un rapport ?

Deux – Mon Dieu, ça dépend… Vous pensez que ça pourrait avoir un rapport ?

Un – Non, mais moi, Docteur, ce n’est pas seulement quand elle me prend dans ses bras, et qu’elle me parle tout bas, que je vois la vie en rose. C’est permanent, vous comprenez ?

Deux – Je comprends… Et… Vous prenez des médicaments en ce moment, Monsieur Moineau ?

Un – Non… Aucun…

Deux – Pardon de vous demander ça, mais… Pas de substances hallucinogènes ?

Un – Rien, je vous assure… Pour plus de sécurité, j’ai même arrêté le vin. Surtout le rosé, évidemment… Mais rien n’y fait.

Deux – C’est curieux, en effet… Et donc… Ça vous gêne.

Un – Évidemment, que ça me gêne ! C’est très handicapant, vous ne vous rendez pas compte ! Ça peut même dangereux ! Tenez, par exemple : je suis en voiture, j’arrive à un feu tricolore. Pour moi tous les feux sont roses ! Alors qu’est-ce que je fais ? Je m’arrête, et je me fais klaxonner ? Je passe, et je me fais verbaliser ?

Deux – Je vois…

Un – Vous m’imaginez en train d’expliquer aux flics : Excusez-moi, je suis passé au rose ?

Deux – Je comprends…

Un – Et puis voir la vie en rose, ça va cinq minutes… Mais au bout d’un moment, c’est très monotone…

Deux – Et ce qui est monotone peut vite devenir très déprimant.

Un – Vous, quand vous allez au cinéma, c’est pour voir un film en couleur, non ? Moi je ne vois que du rose.

Deux – Vous avez essayé les films en noir et blanc ?

Un – Oui… Pour moi, c’est du rose clair et du rose foncé.

Deux – Je vois… Et avec des lunettes noires ?

Un – Du rose à travers des lunettes noires.

Deux – Je vois…

Un – Vous pourriez arrêter de dire je vois ? Ça m’énerve, vous voyez ?

Deux – Pardon…

Un – Je vois bien que vous ne voyez rien du tout !

Deux – La médecine n’a pas encore réponse à tout, malheureusement. Et je dois reconnaître en effet que… Il doit s’agir d’une maladie orpheline…

Un – Une maladie orpheline ?

Deux – Une de ces maladies génétiques dont personne n’a rien à branler parce qu’elle n’affecte qu’une ou deux personnes dans le monde.

Un – Merci de me remonter le moral, Docteur, ça m’aide beaucoup.

Deux – Allez, il ne faut pas voir tout en noir… Pardon, je veux dire… Vous avez déjà pensé au suicide ?

Un – Vous croyez que c’est la seule solution qui me reste ?

Deux – Excusez-moi, ce n’est pas du tout ce que je voulais dire, mais… Si vous avez des idées noires… Je peux vous prescrire un antidépresseur.

Un – Mouais… Et un arrêt maladie ?

Deux – Vous pensez que…

Un – Un peu de repos, ça n’a jamais fait de mal à personne, pas vrai ?

Deux – Vous avez l’impression d’être surmené ?

Un – Maintenant que vous me le dites, Docteur, c’est vrai que… Je suis à la limite du burn out.

Deux – Je vois… Et à votre avis, il vous faudrait combien ? Je veux dire pour ne plus voir la vie en rose…

Un – Je ne sais pas, moi… Une semaine, vous pensez que c’est suffisant ?

Deux – Mon Dieu, dans votre cas…

Un – Bon, puisque vous insistez, disons un mois, ce sera plus prudent.

Deux (rédigeant l’arrêt de travail) – Va pour quatre semaines, alors.

Un – Ce n’est pas que ça m’amuse, mais… Je pense que ça va me faire du bien, vous ne croyez pas ?

Deux – Revenez me voir en rentrant de vacances, et on verra bien si votre état s’est amélioré.

Un – Je vous enverrai une carte postale, c’est promis.

Deux – Et pour les antidépresseurs, qu’est-ce qu’on fait ? Vous savez, on peut très bien voir la vie en rose et avoir des idées noires.

Un – Merci, mais je crois que je vais essayer de m’en passer. Il paraît que la France est le pays au monde qui consomme le plus d’antidépresseurs. Je ne voudrais pas contribuer à creuser un peu plus le déficit de la Sécu.

Deux – Ce civisme vous honore, cher Monsieur. (Il lui tend son arrêt de travail, mais le laisse tomber par terre) Pardon… (Il ramasse la feuille et se relève). Bon, alors… Bonnes vacances, Monsieur Moineau.

Un – Merci beaucoup Docteur. Rien que de vous avoir parlé, il me semble que ça va déjà mieux.

Le médecin hésite à nouveau à lui tendre l’ordonnance, que l’autre a hâte de saisir.

Deux – Vous ne voyez plus la vie en rose ?

Un – Si… Mais maintenant, au moins, je sais pourquoi…

Deux – Une dernière petite question, Monsieur Moineau… Vous partez où, en vacances ?

Un – Toulouse. Je suis né là-bas. J’ai été muté à Paris, mais je n’arrive pas à m’y faire. Je suis comme les oiseaux migrateurs : l’hiver, il faut que je m’envole vers le Sud.

Deux – Toulouse…

Le médecin reprend l’ordonnance.

Un – Il y a un problème ?

Deux – Toulouse, la ville rose… (Il déchire l’ordonnance). Je suis vraiment désolé, Monsieur Moineau, mais franchement, dans votre cas, ça me semble tout à fait contre-indiqué…

Noir.

De toutes les couleurs