Peau rouge

Un – Vous vous rendez compte ? Si ces gueux avaient réussi à prendre la Bastille en 1789…

Deux – Oui, Monsieur le Comte. Aujourd’hui, la Bastille ne serait plus qu’une station de métro, le drapeau français serait probablement tricolore…

Un – Et au lieu de ce bon Roi François III, ce serait un manant qui présiderait aux destinées de la France.

Deux – J’ose à peine imaginer dans quel état serait notre royaume aujourd’hui.

Un – Grâce à Dieu, cette révolution n’aura été qu’une révolte.

Deux – Une jacquerie de plus, Monsieur le Comte.

Un – Tous les hommes naissent et demeurent égaux en droit… Pensez à quelles folies une telle maxime aurait pu nous conduire ! En théorie, on aurait pu imaginer qu’un Noir devienne chef de l’État !

Deux – Pas en France, Monsieur le Comte. Il ne faut pas exagérer. Mais c’est vrai que ça fait froid dans le dos. Voulez-vous que je monte un peu le chauffage ?

Un – Allez plutôt me chercher mes pantoufles.

Deux – Bien Monsieur le Comte.

Il lui apporte ses chaussons.

Un – Merci, mon brave.

L’autre lui tend un journal.

Deux – Voulez-vous jeter un coup d’œil à la presse ?

Un – Le Connard Enchaîné… C’est un nouveau journal ?

Deux – Oui, semble-t-il.

Un – Par les temps qui courent, il ne va sans doute pas manquer de lecteurs…

Deux – Si Monsieur le Comte préfère, je peux lui faire la lecture à haute voix ?

Un – Non, merci. D’ailleurs, je ne veux même plus savoir ce qu’il y a dans les journaux. À quoi bon ? Je ne comprends rien à toutes ces guerres. Pourquoi envoyer nos armées se battre à l’autre bout du monde contre ces barbares, alors que nous avons les Anglais sous la main ?

Deux – L’Angleterre n’est plus un royaume, mais grâce à Dieu, c’est encore une île.

Un – Vous avez raison. Heureusement qu’on ne les a pas laissés creuser ce tunnel sous La Manche. Je suis sûr qu’aujourd’hui, les Anglais auraient envahi la Normandie et que chacun d’eux y posséderait une résidence secondaire.

Deux – Depuis que l’Angleterre est devenue une République, il n’y a plus aucun gentleman dans ce pays.

Un – C’est évident. Ils leur ont tous coupé la tête !

Deux – Comment faire confiance à des gens qui mangent leurs petits pois avec de la menthe ?

Un – En vérité, les choses sont très simples, cher ami. L’école catholique nous apprend que le monde est divisé en quatre races : blanche, noire, jaune et rouge. Et il est évident que si Dieu a fait une race blanche, c’est pour qu’elle domine les trois autres. Sinon, pourquoi le blanc serait-il la couleur de la royauté ?

Deux – C’est tout à fait limpide, Monsieur le Comte.

Un – Vous par exemple, vous faites partie de la race rouge. Vous n’auriez pas l’idée de contester cette évidence.

Deux – Bien sûr que non, Monsieur le Comte.

Un – C’est un de mes aïeux qui a ramené votre grand-mère d’Amérique d’un de ses voyages chez les Peaux Rouges au siècle dernier. Évidemment, il ne savait pas qu’elle était enceinte, sinon vous pensez bien qu’il l’aurait laissée là-bas…

Deux – À moins que ce soit votre aïeul qui l’ait engrossée sur le bateau du retour. Les traversées sont parfois longues et ennuyeuses…

Un – Ce n’est malheureusement pas complètement impossible, mon brave. Ce qui expliquerait que vous ne soyez pas si rouge que ça, et un peu plus éveillé que la moyenne des gens de votre espèce.

Deux – Monsieur le Comte a toujours une explication pour tout. Je lui apporte ses pilules ?

Un – Quelle pilule ?

Deux – Vos pilules pour la mémoire, Monsieur le Comte.

Un – Des pilules pour la mémoire ? Tiens donc, c’est curieux, j’avais oublié que je devais en prendre.

Deux – C’est pour cela que Monsieur le Comte m’a engagé.

Un – Pour quoi donc, mon brave ?

Deux – Pour lui rappeler de prendre ses pilules.

Un – On ne m’ôtera pas de l’idée que vous êtes bien un peau rouge. Mais ça ne fait rien, je vous garde quand même. C’est si difficile de trouver un valet aujourd’hui.

Deux – Monsieur le Comte est trop bon. (Il lui tend ses pilules) Un, deux, trois… Et voilà : le compte est bon.

L’autre regarde les pilules.

Un – Je dois vraiment avaler tout ça ?

Deux – Je le crains, Monsieur le Comte. Regardez : Bleu, blanc, rouge…

L’autre prend ses pilules une par une.

Un – Je ne sais pas pourquoi, mais c’est toujours la rouge qui a le plus de mal à passer…

Noir

De toutes les couleurs