Un Boulevard Sans Issue

Une comédie de Jean-Pierre Martinez

6 personnages : 4H/2F, 3H/3F, 2H/4F

Fernand et Janine Dubois aimeraient bien marier leur fille Charlotte avec Stanislas de Coursensac, le fils du Maire, en passe d’être réélu. Mais cette comédie de boulevard semble être sans issue…


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TEXTE INTÉGRAL DE LA PIÈCE

Un boulevard sans issue

Fernand Dubois

Janine Dubois

Charlotte Dubois

Alexandra (ou Alexandre) de Coursensac

Stanislas de Coursensac

Inspecteur (ou Inspectrice) Sanchez

Dans une petite ville de province, le salon d’une maison bourgeoise. Charlotte, jeune femme dans la vingtaine, arrive en pyjama. Elle s’affale sur le canapé et allume la télé avec la télécommande. Elle zappe sur plusieurs programmes, avant d’arriver sur une chaîne d’information parlant de la montée des eaux résultant du réchauffement de la planète. Janine, sa mère, arrive avec une mine catastrophée.

Janine – C’est une catastrophe !

Charlotte coupe le son de la télé.

Charlotte – Quoi ? Le réchauffement climatique ?

Janine – Pour l’instant, c’est dans nos toilettes que les eaux sont en train de monter ! Ça déborde jusque dans le couloir. Tu n’as rien remarqué ?

Charlotte – Non…

Janine – Si ça continue, il va falloir une gondole pour circuler dans cette maison !

Charlotte – Ça te rappellera ton voyage de noces.

Janine – Oui… Ton père m’avait emmenée dans un petit hôtel à La Bourboule. Et il avait déjà une fuite au robinet.

Charlotte – Papa ?

Janine – Il est enfermé dans son bureau avec son urologue.

Charlotte – Tu sais que quand il est enfermé dans son bureau avec son urologue, on ne doit pas le déranger. Mais je pensais que vous étiez allés en voyage de noces à Venise…

Janine – Ça, c’est ce que raconte ton père. D’après lui, je me suis aussi mariée en blanc à l’église.

Charlotte – Ce n’est pas vrai ?

Janine – La vérité, ma chérie, c’est que papa a mis maman en cloque, et après… Il va encore falloir que je fasse ça moi-même…

Charlotte – Réparer la fuite ?

Janine – Appeler le plombier !

Janine ressort.

Charlotte (au public avec un air attendri) – La première chose qui me vient à l’esprit quand je pense à mes parents c’est… (Abandonnant son sourire) comment peut-on être aussi cons ?

Elle remet le son de la télé. La sonnerie d’un portable retentit. Elle coupe le son de la télé et répond.

Charlotte – Secrétariat du Front de Gauche National, j’écoute… Ah, c’est toi, Sabrina. Oui, oui, ne t’inquiète pas, j’ai bien imprimé les flyers… OK, les tracts, si tu préfères. Tu as des nouvelles de Karim ? C’est quand même notre tête de liste pour les municipales. Je lui ai laissé plusieurs messages mais… (Son visage se figeant) Non… Non, ce n’est pas vrai… Lui aussi ! Comment c’est arrivé ? Mais c’est horrible…

Janine revient.

Janine – Ça y est, j’ai appelé. Ils envoient quelqu’un d’ici une heure.

Charlotte – Excuse-moi, je te rappelle…

Charlotte range son portable.

Janine – Qu’est-ce qui se passe, ça ne va pas ?

Charlotte – C’était Sabrina. Mon copain Karim est mort cette nuit dans un accident de voiture.

Janine – Tu m’as fait peur. J’ai cru que tu étais encore enceinte, ou quelque chose comme ça.

Charlotte – C’était quand même un ami très proche.

Janine – J’ai toujours pensé que ce n’était pas un garçon pour toi.

Charlotte – Et pourquoi ça ?

Janine – D’abord… il était plus petit que toi ! Tu te rends compte ? Toute une vie à ne plus pouvoir porter des chaussures à talons !

Charlotte – C’est ça… Et puis surtout, son père est éboueur.

Janine – Et pas très catholique, si tu veux mon avis… Tu devrais te préparer un peu, non ?

Charlotte – Pour ?

Janine – Pour recevoir le fils du maire !

Charlotte – Désolée, j’avais oublié. Mais je ne sais pas si j’ai vraiment la tête à ça.

Janine – D’un autre côté, maintenant, tu n’as plus de petit ami. Tu es libre comme l’air !

Charlotte – Stanislas de Coursensac… Mais qu’est-ce qu’il vient faire ici ? Je ne le connais même pas.

Janine – Vous étiez ensemble au collège, tu ne t’en souviens pas ?

Charlotte – Si, si.

Janine – Moi, en tout cas, si je le croisais dans la rue, je ne le reconnaîtrais pas. Il vient de rentrer de San Francisco où il a fait ses études.

Charlotte – Ah oui, en effet, il a dû changer un peu.

Janine – Il ne connaît plus personne ici. Je me suis dit que… Il est de très bonne famille, tu sais. De Coursensac. Ça veut dire quelque chose à Trouville-la-Rivière.

Charlotte – Ah oui ? Qu’est-ce que ça veut dire ?

Janine – Plus que Ben Ali ou Dos Santos en tout cas. Il va arriver d’un instant à l’autre. Tu ne vas pas le recevoir dans cette tenue !

Charlotte – D’accord, maman, je vais m’habiller.

Charlotte sort. Janine soupire.

Janine (au public) – Les enfants… Vous savez ce que c’est. Heureusement qu’on est là pour veiller à leur avenir… Karim… Si je n’avais pas trafiqué moi-même les freins de la voiture de ce petit voyou avant qu’il n’engrosse ma fille… (Sur le ton de la confidence) Croyez-moi, liquider les prétendants non désirés de nos filles, c’est encore le moyen de contraception le plus efficace. Et celui-là au moins n’est pas formellement interdit par l’Église.

Fernand arrive, reboutonnant son pantalon.

Fernand – Bonjour ma chérie.

Janine – Ah Fernand ! J’ai appelé quelqu’un pour ce problème de fuite.

Fernand – C’est gentil, mais ce n’était pas la peine. Mon urologue vient de m’ausculter.

Janine – Je parlais de la fuite dans les toilettes.

Fernand – Ah oui…

Janine – Tu es vraiment sûr que c’est un urologue ?

Fernand – Pourquoi tu me demandes ça ?

Janine – Les femmes urologues, ce n’est pas très courant. Et puis elle a plutôt le type asiatique, non ?

Fernand – Elle pratique la médecine chinoise.

Janine – C’est pour ça qu’elle se promène en kimono alors… Bon, quoi qu’il en soit, je l’ai appelé.

Fernand – Qui ça ?

Janine – Le plombier !

Fernand – Ah oui…

Le portable de Janine sonne.

Janine – J’espère que ce n’est pas lui, pour se décommander. Allô ! Madame de Coursensac, quel bonheur de vous entendre. Mais je vous en prie, c’est un plaisir. Stanislas ? Tout à fait, oui, nous l’attendons d’un instant à l’autre. Mais venez donc pour le thé ! Si vous n’êtes pas trop occupée par cette campagne électorale, bien sûr. Très bien. Alors disons pour le café. À tout à l’heure, Madame de Coursensac. D’accord. À tout à l’heure, Alexandra… C’était Madame de Coursensac. Elle tient absolument à ce que je l’appelle Alexandra. Elle vient pour le café.

Fernand – Excellente idée, Janine. Dans une petite ville comme la nôtre, il est toujours utile d’entretenir des relations cordiales avec le Maire. Charlotte est réveillée ? Je sais que c’est les vacances, mais bon. Comme disait ma mère : la matinée appartient à ceux qui se lèvent avant midi !

Janine – Je l’ai envoyée s’habiller. Le fils de Coursensac ne devrait pas tarder à arriver. Je l’ai invité à venir jouer avec Charlotte.

Fernand – Stanislas, c’est bien ça. Il a quel âge, déjà ?

Janine – Dans les 25 ans.

Fernand – Ah oui, en effet… Il a dû changer un peu depuis le collège.

Janine – J’espère que le plombier arrivera avant lui.

Fernand – Ou que le petit Stanislas n’aura pas envie d’aller faire pipi…

Janine – Il faut avouer que ce serait un beau mariage, non ?

Fernand – Les De Coursensac, ça veut dire quelque chose à Trouville-la-Rivière.

JanineC’est quand même le fils du maire.

Fernand – Pour l’instant, en tout cas… C’est que nous sommes en pleine campagne électorale.

Janine – Les De Coursensac sont maires de Trouville-la-Rivière depuis la Révolution Française.

Fernand – Et les Dubois font des pipes depuis 1824.

Janine – Je ne vois pas pourquoi ça changerait.

Fernand – Sans compter que le maire sortant a un programme qui a le mérite de la clarté. Tiens, regarde.

Il lui met sous le nez un tract électoral, qu’elle lit.

Janine – « Votez De Coursensac ». C’est tout ?

Fernand – Tu ne trouves pas ça convainquant ?

Janine – « Votez de Coursensac »… C’est vrai que ça sonne bien.

Fernand – Plus que « Votez Dubois », en tout cas. C’est aussi pour ça que j’ai décidé de ne pas me présenter, finalement.

Janine – Un jour, c’est Stanislas qui héritera du fauteuil de sa mère à la mairie.

Fernand – Et si notre fille l’épouse, elle deviendra automatiquement la femme du maire.

Janine – Tu sais ce que m’a raconté le boucher ?

Fernand – Quoi ?

Janine – Il paraît que depuis qu’il est rentré des États-Unis, son fils est végétarien.

Fernand – Le fils du boucher est végétarien ?

Janine – Le fils du maire !

Fernand – Non ?

Janine – Maintenant, on dit vegan, à ce qu’il paraît.

Fernand – Vegan… On dirait le nom d’une secte ou d’une civilisation extraterrestre…

Janine – Tout petit, déjà, il faisait du théâtre… Sa mère est très pieuse. Ça doit sûrement la contrarier.

Fernand – Qu’il fasse du théâtre ?

Janine – Qu’il soit vegan !

Fernand – Tant qu’il n’est pas terroriste ou homosexuel.

Janine – Ou les deux à la fois.

Fernand – Tu crois qu’on peut être à la fois terroriste et homosexuel ?

Janine – Je ne sais pas, je ne m’étais jamais posé la question. Non, sûrement pas.

Fernand – Terroriste et végétarien ?

Janine – Non plus, non.

On entend des bruits de travaux, notamment un marteau-piqueur.

Janine – Qu’est-ce que c’est que ce vacarme ?

Fernand – Les travaux de construction du nouveau boulevard. J’ai dû laisser une fenêtre ouverte…

Il sort un instant.

Janine – Un boulevard ? À Trouville-la-Rivière ? Mais c’est inouï !

Le bruit cesse. Fernand revient, avec un tableau.

Fernand – Un boulevard, tu te rends compte ? Chez nous. À Trouville-la-Rivière !

Janine – Ça… Personne ne pourra plus dire que nous habitons un simple village.

Fernand – C’est évident. Je ne connais aucun village qui soit doté d’un boulevard, non ?

Janine – Et c’est notre maire qui est à l’origine de ce projet. De quoi laisser son nom dans l’histoire, c’est sûr.

Fernand – Oui… Surtout si ce boulevard porte son nom.

Janine – Un Boulevard de Coursensac ?

Fernand – Pourquoi le construirait-on sinon ?

Janine – Tu te rends compte ? Si notre fille épousait un De Coursensac… Elle s’appellerait Charlotte de Coursensac !

Fernand – Tu as raison…

Janine – Et elle aussi aurait un boulevard à son nom !

Fernand – C’est notre dernière chance de passer à la postérité, Janine. Par alliance.

Janine – C’est clair. Parce qu’un Boulevard Dubois, ce n’est sans doute pas pour demain…

Fernand – On voit mal pourquoi on donnerait à un boulevard le nom de quelqu’un qui a fait des pipes toute sa vie.

Janine – À moins qu’il ne soit mort au champ d’honneur.

Fernand – Et dire que ma pauvre mère ne pourra pas voir le mariage de sa petite-fille…

Janine – Eh oui… Dieu ait son âme…

Fernand – Enfin, on n’est même pas sûrs qu’elle soit morte, on n’a jamais retrouvé son corps.

Janine – Depuis le temps… Elle n’avait plus toute sa tête. Elle a dû tomber dans la rivière et se noyer.

Fernand – Tout de même… On ne disparaît pas comme ça… Et puis cette rivière n’est pas bien grande, on aurait au moins retrouvé son cadavre.

Janine – Ou alors c’est une fugue…

Fernand – Une fugue ? À 92 ans ?

Janine – Je ne sais pas, moi… Elle a peut-être rencontré quelqu’un…

Fernand – Tout ça n’a aucun sens… Tiens, à propos, j’ai quelque chose à te montrer.

Il lui montre le tableau, une reproduction de la toile de Magritte « La trahison des images » (représentation d’une pipe avec la mention « ceci n’est pas une pipe »).

Janine – Qu’est-ce que c’est ça ?

Fernand – Ceci n’est pas une pipe.

Janine – Pourtant, ça y ressemble…

Fernand – Oui… C’est troublant, non ? Enfin, je veux dire, ça fait réfléchir.

Janine – Réfléchir ? À quoi ?

Il regarde le tableau, songeur, sous le regard un peu inquiet de sa femme.

Fernand – À des tas de choses, Janine ! Par exemple… Tu as remarqué ? Quand on voit une chose pour la deuxième fois, elle a moins de sens que la première fois qu’on la voit ?

Janine – Moins de sens ?

Fernand – La troisième encore moins que la deuxième, et ainsi de suite, jusqu’à ne plus avoir de sens du tout.

Janine – Maintenant que tu m’en parles… Je te vois tous les jours depuis plus de trente ans, et tu me parais aujourd’hui tout à fait insensé.

Fernand – Tu vois, Janine, j’ai fait des pipes toute ma vie… Combien de kilomètres de pipes pour en arriver là ? Mais est-ce que j’ai vraiment fait quelque chose qui a du sens ?

Janine – Tout de même. Une bonne pipe, après une journée de travail, ça détend.

Fernand – Je ne pensais pas t’entendre dire ça un jour, Janine.

Janine – Je ne sais pas, moi… Si tu veux donner un sens à ta vie… Fais un don au Secours Catholique. Au moins, ce sera déduit de nos impôts.

Fernand – Je songeais à quelque chose de plus radical. Je veux laisser une trace derrière moi, tu comprends ?

Janine – Plus radical ? Tu me fais peur, Fernand. Tu ne vas pas te faire sauter, au moins ?

Fernand – Me faire sauter ?

Janine – Commettre un attentat suicide, ou une folie de ce genre !

Fernand – Pour commencer, j’ai décidé de changer de vie. J’arrête Janine. Tout cela n’a plus aucun sens pour moi. Je vends…

Janine – Tu veux vendre les bijoux de famille ? La Pipe Française ? Le joyau de notre patrimoine régional et la fierté de notre commune ?

Fernand – J’aspire à autre chose, maintenant, tu comprends ? Parvenu au crépuscule de ma misérable existence, je veux faire quelque chose d’inoubliable. Quelque chose qui fasse que jusqu’après ma mort, le monde entier se souvienne encore de mon nom : Fernand Dubois.

Janine – Et qu’est-ce que tu vas faire ?

Fernand – Je vais écrire mes mémoires.

Janine – Mais tu es devenu fou !

Fernand – Je crois comprendre que tu n’es pas favorable à cette noble entreprise.

Janine – Favorable ? Je préférerais encore que tu te fasses sauter…

Fernand – Pour la vente de La Pipe Française, rien n’est encore fait, rassure-toi…

Janine – Ça tu l’as dit… Il faudra d’abord me passer sur le corps, Fernand !

Fernand semble hésiter devant cette perspective.

Fernand – Et à propos de ce tableau… On pourrait le mettre là, sur le mur du fond. Qu’est-ce que tu en penses ?

Janine – Sur le mur du fond ? Mais enfin voyons, Fernand : Alexandra de Coursensac vient pour le café tout à l’heure !

On sonne.

Fernand – Ce n’est pas déjà elle, tout de même.

Janine – Je vais ouvrir. Planque-moi cette horreur tout de suite.

Elle sort. Fernand regarde à nouveau le tableau.

Fernand (pour lui-même) – Plus on voit les choses, moins elles ont de sens… (Au public) Ma femme, en revanche, plus je la vois, plus j’ai envie de la tuer. J’aurais mieux fait d’écouter ma mère… D’ailleurs, je ne sais pas pourquoi, mais j’ai l’impression que Janine n’est pas pour rien dans la disparition de maman…

Il sort en emportant le tableau. Janine revient en compagnie de Stanislas. Ce dernier porte une salopette plutôt enfantine ou féminine, mais pouvant aussi évoquer un vêtement de travail pour une personne peu attentive comme Janine..

Janine – Merci d’être venu aussi vite. Entrez, je vous en prie. C’est dans les toilettes que ça se passe.

Stan – Dans les toilettes ?

Janine – À chaque fois qu’on tire la chasse, c’est les chutes du Niagara. Mais vous n’avez pas apporté vos outils ?

Stan – Non… C’est-à-dire que… Je ne savais pas que vous m’aviez fait venir pour…

Janine – Vous ne m’avez pas l’air tellement dégourdi, mon garçon. Vous êtes en apprentissage ? Vous faites partie du quota handicapés de votre boîte de dépannage ?

Stan – Non…

Janine – Ne me dites pas que vous êtes en réinsertion ? Vous sortez de prison, c’est ça ? Vous avez tué quelqu’un ?

Stan – Pas encore…

Janine – Bon, de toute façon, je n’ai pas le choix. J’attends du monde… Vous pouvez déjà jeter un coup d’œil dans la lunette pour voir ce qui se passe.

Stan – La lunette ?

Janine – La lunette des chiottes ! Mais qu’est-ce qu’on vous a appris à l’école, mon pauvre ami ?

Stan – Je suis navré, je n’ai pas pris l’option plomberie à Stanford.

Janine (la tête ailleurs) – Mon mari doit bien avoir une clef à molette quelque part. Vous me suivez ?

Stan – J’essaie…

Janine sort, suivie par Stan. Charlotte revient, habillée cette fois, de façon plutôt sexy.

Charlotte – Je croyais avoir entendu sonner… Je pensais que c’était Stan… Il vient de m’envoyer un texto pour me demander de lui rappeler l’adresse. Maman !

Elle ressort. Stanislas revient, avec une caisse à outils. Il tombe sur Fernand qui arrive.

Fernand – Ah, vous êtes là…

Stan – Oui, c’est-à-dire que…

Fernand – Mais c’est ma boîte à outils !

Stan – C’est Madame votre femme qui…

Fernand – Ma mère disait toujours : un bon ouvrier a toujours ses outils.

Stan – Oui mais…

Fernand – Alors le plombier ? Comment ça va, les affaires en ce moment ?

Stan – Mon Dieu… C’est plutôt calme.

Fernand – Calme ? Sauf ces travaux, devant la maison. Moi qui ai besoin de sérénité pour écrire…

Stan – Quels travaux ?

Fernand – Pour le nouveau boulevard ! Vous savez où il va ce boulevard, à propos ?

Stan – Ma foi… Je n’en ai aucune idée.

Fernand – C’est vrai que c’est toujours bien, pour une petite ville comme la nôtre, d’avoir un vrai boulevard. Mais je me demande si cette salope ne le fait pas construire dans le seul but de lui donner son nom.

Stan – Madame le Maire ne se permettrait pas de…

Fernand – Enfin, mieux vaut avoir son nom sur la plaque d’un boulevard que sur un monument aux morts, pas vrai ?

Stan – Bien sûr… Je peux vous demander où se trouvent les toilettes ? Je crois que votre femme..

Fernand – Moi aussi, j’aimerais bien laisser une trace derrière moi… Mais comme je n’ai pas la chance d’avoir un nom à particule… Figurez-vous que je suis en train d’écrire un livre.

Stan – Vraiment ?

Fernand – Ça vous dirait de lire le premier chapitre ?

Stan – Pourquoi pas, mais…

Fernand – Je veux dire, si ça plaît à un plombier, ça pourrait être un succès populaire, non ?

Stan – Oui, j’imagine… Enfin, ça dépend de quoi ça parle…

Fernand – En fait, ce sont… mes réflexions sur le monde d’aujourd’hui.

Stan – Ah oui…

Fernand – Par exemple, mon jeune ami, j’ai découvert une vérité que peu de gens connaissent.

Stan – Je serais curieux de l’entendre…

Fernand – Eh bien voilà. Les politiques, de gauche comme de droite, parlent du Peuple Français. Le peuple veut ceci, le peuple ne veut pas de ça. Mais le peuple, c’est quoi exactement ?

Stan – Eh oui… C’est quoi ?

Fernand – Mais mon pauvre garçon, le peuple, ça n’existe pas !

Stan – Ah non ?

Fernand – Le peuple, c’est vous, c’est moi.

Stan – Bien sûr…

Fernand – Le Peuple Français, ça n’est que l’ensemble de tous ces cons qu’il y a dans la rue. Et sur les routes, quand ils sont en voiture.

Stan – Vraiment ?

Fernand – C’est évident ! Croyez-moi, mon brave, dans ma vie, j’ai croisé pas mal de monde. J’ai vu beaucoup de cons, mais je n’ai jamais rencontré le Peuple Français. Et je tiens à faire partager cette expérience à mes lecteurs, vous comprenez ?

Stan – Oui, c’est-à-dire que…

Fernand – J’atteins un âge où j’ai envie de transmettre aux jeunes générations ce que la vie m’a enseigné. Les faire bénéficier de mon expérience, vous comprenez ?

Charlotte revient et aperçoit Stan.

Charlotte – Stan ? Mais qu’est-ce que tu fais avec cette boîte à outils.

Stan – Je ne sais pas trop… C’est ta mère qui…

Fernand – Stan ? Tu connais ce garçon, ma chérie ?

Janine revient.

Janine – Stanislas, je suis vraiment confuse… Je vous avais pris pour le plombier… Ça doit être à cause de cette salopette. C’est ma fille qui vient de me dire que…

Stan – Non mais ce n’est pas grave. C’est moi qui aurais dû… Vous voulez que je jette quand même un œil à vos toilettes ?

Janine – Mais voyons, il n’en est pas question ! Fernand, enfin, va ranger cette boîte à outils…

Fernand – Tout de suite… Pensez quand même à ce que je vous ai dit, mon garçon.

Fernand part avec la boîte à outils.

Janine – Désolée pour ce malentendu, vraiment… Voulez-vous boire quelque chose, Stanislas ? Une orangeade ? Une citronnade ? Une limonade ?

Stan – Merci, ça ira.

Janine – Dans ce cas, mes enfants… Je m’éclipse… Vous devez avoir des tas de choses à vous dire… Depuis le temps…

Stan – Oui, ça fait presque quinze ans, non ?

Janine – Je vous laisse…

Janine sort. Silence embarrassé.

Stan – Désolé, c’est ma mère qui a insisté pour que je vienne.

Charlotte – La dernière fois que je t’ai vu, tu portais une robe.

Stan – Ah oui ?

Charlotte – C’était au spectacle de fin d’année au collège. Roméo et Juliette. On manquait de filles. C’est toi qui jouais Juliette. Tu as continué ?

Stan – Ben non, tu vois. Ma mère m’aurait bien vu en soutane, mais j’ai finalement opté pour la salopette. Il faut savoir faire des compromis…

Charlotte – Je parlais du théâtre…

Stan – Non, j’ai arrêté aussi le théâtre. Pour l’instant…

Charlotte – Et tu as fait un master en business chez l’Oncle Sam.

Stan – Ça faisait plaisir à ma mère… Elle était déjà tellement déçue que je ne fasse pas le Grand Séminaire. Et toi ?

Charlotte – Je suis inscrite en droit. Mais en réalité, je prépare la révolution nationale anticapitaliste et écologiste.

Stan – Ah oui, c’est bien aussi.

Janine arrive avec sur une assiette deux verres, une bouteille et une assiette.

Janine – Tenez, mes enfants, je vous ai apporté un saucisson. Enfin, je veux dire… Comme ton ami revient des États-Unis, j’imagine que ça fait longtemps qu’il n’en a pas mangé.

Stan – En effet…

Janine (avec un air entendu) – Je me sauve…

Nouveau silence embarrassé.

Charlotte – Excuse-la.

Stan – Non, non, c’est très gentil de sa part.

Charlotte – Vas-y, ne te gêne pas. Prends du saucisson.

Stan – Merci, mais… je suis végétarien.

Charlotte le regarde avec des yeux ronds.

Charlotte – Tu es gay ?

Stan – Il y a aussi des végétariens hétéros.

Charlotte – Pas des végétariens qui s’habillent en robe, qui partent faire des études à San Francisco, et qui reviennent en salopette.

Stan – C’est pour ça que je n’ai pas bien compris quand ta mère a insisté pour que je vienne te faire la cour.

Charlotte – Ils sont encore plus cons que je pensais.

Stan – Bon, alors qu’est-ce qu’on fait ?

Charlotte – En tout cas, il semblerait qu’on ne va pas se fiancer tout de suite, comme ma mère en rêvait. Remarque, ce n’est pas plus mal pour toi, parce que tous mes copains meurent de mort violente en ce moment. C’est le quatrième que je perds en un mois. Djamel, Kevin, Carlos et maintenant Karim…

Stan – On dirait presque une équipe de foot. C’est dingue… Et ils sont morts comment, tes prétendants arc-en-ciel ?

Charlotte – Empoisonnement, électrocution, accident de voiture, morsure de scorpion… Je commence à croire que je suis une femme fatale.

Stan – Une raison de plus pour moi de ne pas trop m’approcher. Mais il faut quand même que je reste un moment. Ta mère ne comprendrait pas.

Charlotte – Allons dans ma chambre, on fera un jeu de société. Tu as une préférence ? Échecs, Monopoly, Jeu de l’Oie ? Je ne te propose pas une partie de dames…

Stan – Tu n’as pas un scrabble ?

Ils sortent. Janine arrive.

Janine – Ils sont déjà partis dans la chambre… C’est un bon début. J’imagine que chez les De Coursensac, quand un garçon met une fille en cloque, il a le bon goût de l’épouser…

On sonne.

Janine – Cette fois ça doit être le plombier. J’y vais…

Janine sort. Elle revient accompagnée de l’Inspecteur Sanchez, qui porte une sorte de boîte avec une poignée.

Janine – Venez, c’est par ici… Je vous montre où sont les toilettes ?

Sanchez – Les toilettes ? Tout à l’heure, peut-être… Inspecteur Sanchez, de la Police Criminelle Municipale.

Janine – Inspecteur ?

Sanchez – Je venais vous poser quelques questions au sujet d’une enquête…

Janine – Je suis vraiment désolée, Inspecteur… Je vous avais pris pour le plombier… À cause de votre boîte à outils, sans doute. Je peux vous offrir un café ?

Sanchez – Merci, je ne bois jamais de café pendant mes heures de service. Mais si vous avez du whisky.

Janine – Un whisky, très bien.

Sanchez – Sans glace, s’il vous plaît.

Janine – Je vous apporte ça tout de suite, Inspecteur.

Elle sort. Il en profite pour examiner la pièce avec suspicion.

Sanchez – Cet intérieur petit bourgeois ne m’inspire rien de bon. Je me méfie beaucoup des classes moyennes. D’après les statistiques, on trouve beaucoup plus de tueurs en série chez ces gens-là que parmi les assujettis à l’ISF ou les bénéficiaires du RSA. Apparemment, tuer pour le plaisir, c’est une distraction réservée aux gens qui ont assez d’argent pour avoir des loisirs, mais pas suffisamment pour savoir quoi en faire. Enfin, voyons quel goût a leur whisky…

Janine revient avec un verre qu’elle lui tend.

Janine – Voilà Inspecteur sans glace.

Sanchez – Sanchez.

Janine – Pardon ?

Sanchez – Inspecteur Sanchez, pas Sanglasse.

Janine – Je voulais dire le whisky. Sans glace.

Sanchez – Bien sûr. Au temps pour moi.

Il vide le verre d’un trait et fait la grimace.

Janine – Un autre verre, Inspecteur ?

Sanchez – Merci, ça ira. Je crois que j’aurais mieux fait de prendre du café finalement. Il est bon, votre café ?

Il lui rend le verre vide, qu’elle pose sur un meuble.

Janine – C’est du café Grand-Mère.

Sanchez – Vous savez, la plupart des grands-mères font un café épouvantable. La mienne, par exemple…

Janine – En quoi puis-je vous aider, Inspecteur ?

Sanchez – Il s’agit… d’un crime, chère Madame…

Janine – Vous êtes déjà au courant pour Karim ?

Sanchez – Karim ? Non… C’est qui, Karim ?

Janine – Excusez-moi, c’est l’émotion. J’ai dit Karim comme ça. C’est le premier nom qui m’est venu à l’esprit. Sans doute à cause de l’expression…

Sanchez – Quelle expression ?

Janine – Le Karim ne paie pas ! Je veux dire, le crime ne paie pas. Mais alors qui est mort, Inspecteur ?

Fernand revient et entend ces dernière paroles.

Fernand – Quelqu’un est mort ?

Sanchez – En effet, cher Monsieur… Ou plutôt décédé, comme nous disons dans notre jargon policier.

Fernand – C’est quoi la différence ?

Sanchez – Disons que décédé… C’est plus définitif que mort… Plus officiel, en tout cas.

Janine – Vous pourriez être plus précis, Inspecteur ?

Sanchez – Eh bien voilà. En creusant les fondations pour les travaux du nouveau boulevard, les ouvriers ont trouvé un cadavre.

Janine – Un cadavre ! Oh mon Dieu…

Sanchez – Ou plus exactement, un corps…

Fernand – Un corps ? Vous voulez dire un corps… mort, j’imagine ?

Janine – Un cadavre, quoi. 

Sanchez – C’est un peu plus compliqué que ça, en fait.

Janine – Mais enfin, de quoi voulez-vous parler, Inspecteur ?

Sanchez – Chère Madame, je veux parler… de ce vide que les personnes décédées laissent derrière elles en disparaissant.

Fernand – Je vois très bien à quoi vous faites référence, Inspecteur, croyez-moi. Ma mère a disparu il y a peu, et c’est vrai qu’elle a laissé un grand vide derrière elle.

Janine – Vous avez trouvé un cadavre, oui ou non ?

Sanchez – Disons plutôt… une empreinte.

Fernand – Comment ça, une empreinte ? Comment peut-on retrouver une empreinte en faisant des travaux de terrassement ?

Janine – Et en déduire qu’il s’agit de l’empreinte d’un mort ?

Fernand – Ça n’a pas de sens !

Sanchez – C’est qu’en l’occurrence, il s’agit d’une grosse empreinte. Celle d’une femme, apparemment. Une grosse femme. Oui, c’est ça, l’empreinte du corps d’une grosse femme.

Janine – Et qu’est-ce qui vous fait penser que c’est un crime ?

Sanchez – Croyez-en mon expérience, on se suicide rarement en se laissant couler volontairement soi-même dans un bloc de béton avec un tournevis planté entre les deux omoplates.

Fernand – C’est incroyable… Un cadavre dans un bloc de béton, à Trouville-la-Rivière. Non mais où va-t-on, Inspecteur ? Nous ne sommes pas à Chicago, tout de même !

Janine – Jusque-là, c’était une petite ville tranquille.

Fernand – Je me demande si c’est vraiment une bonne idée de vouloir y construire un boulevard.

Janine – Et quelle est l’identité de la victime, Inspecteur ?

Sanchez – La Police Scientifique Municipale travaille là-dessus, mais nous ne savons pas encore avec exactitude. C’est d’ailleurs la raison de ma présence chez vous.

Janine – Vraiment ?

Un temps.

Sanchez – Cela fait combien de temps que vous n’avez pas vu votre mère, Monsieur Dubois ?

Fernand – Elle a disparu il y a quelques années.

Janine – Le jour de la Fête des Mères, très exactement. Mon mari avait déjà acheté le bouquet. Du coup, c’est à moi qu’il l’a offert. C’est d’ailleurs le seul bouquet de fleurs qu’il m’ait jamais offert de sa vie.

Fernand – On n’a jamais retrouvé le corps. Nous pensions à un accident. Une noyade, peut-être…

Janine – Ou une disparition volontaire.

Fernand – Dois-je comprendre, Inspecteur, que… c’est ma mère que vous avez retrouvée, coulée dans un bloc de béton avec un tournevis planté dans le dos ?

Sanchez – C’est encore difficile à dire… Mais permettez-moi de vous poser une question.

Janine – Nous sommes tout à fait prêts à collaborer avec la police, Inspecteur.

Fernand – Dans notre famille, la collaboration avec la police a toujours été considérée comme un devoir sacré. Même dans les périodes les plus troubles de notre histoire.

Sanchez – Est-ce qu’en plus de la disparition de votre mère, cher Monsieur, vous auriez remarqué la disparition d’un tournevis dans votre boîte à outils ?

Fernand – Ça dépend. Est-ce qu’il s’agissait d’un tournevis cruciforme ?

Sanchez – Affirmatif.

Fernand – En effet, tout à l’heure, en allant ranger la boîte à outils que ma femme avait donné au plombier, qui s’est avéré être le fils du maire, j’ai remarqué qu’il manquait un tournevis. Un tournevis cruciforme, très précisément.

Sanchez – Eh bien, cher Monsieur, je crois pouvoir affirmer que c’est ce cruciforme qui a servi à votre mère de dernier sacrement.

Janine – Oh mon Dieu, quelle horreur ! Mais c’est épouvantable. Belle-maman…

Sanchez – Est-ce que quelqu’un avait des raisons d’en vouloir à votre belle-mère, chère Madame ?

Janine – Mon Dieu… Vous savez, Inspecteur, c’est une famille comme n’importe quelle autre. Dans cette maison, tout le monde a envie de tuer tout le monde au moins une fois par jour. Alors une belle-mère, vous pensez bien…

Fernand – Vous avez un portrait robot de la victime ?

Sanchez – J’ai beaucoup mieux, croyez-moi…

Il ouvre sa boîte et en sort un buste, avec un tournevis planté dans sa partie arrière.

Janine – Qu’est-ce que c’est que ça ?

Sanchez – Une moulure.

Fernand – Une moulure ?

Sanchez – Ou plutôt un moulage, comme nous disons dans notre jargon policier.

Fernand – Un moulage ?

Sanchez – Disons que, nous avons comblé le vide que votre mère a laissé en partant. S’il s’agit bien de votre maman, évidemment…

Fernand – Un moulage… Comme à Pompéi, vous voulez dire ?

Sanchez – Sauf qu’en l’occurrence, au lieu de la lave, c’est du béton qui a recouvert le corps avant qu’il ne se mamifie.

Janine – Vous voulez dire… momifie, j’imagine.

Sanchez – Les experts de la police de Trouville-la-Rivière se sont contentés d’injecter du plâtre à l’intérieur du moule.

Janine – En tout cas, bravo ! C’est très réussi, n’est-ce pas Fernand ?

Sanchez – Est-ce que cette… statue vous semble avoir un air de famille ?

Fernand – C’est difficile à dire… Je n’ai jamais vu un buste de ma mère auparavant.

Sanchez – Bon, je ne vous mets pas la pression… Je comprends que vous soyez sous le coup de l’émotion. Je vous laisse le temps de réfléchir… Et si la mémoire vous revient…

Janine – Vous voulez dire que… vous allez nous laisser cette horreur ?

Sanchez – Ne vous inquiétez pas, ce n’est pas une pièce unique. Nous en avons fait couler plusieurs exemplaires pour les besoins de l’enquête.

Fernand – Si c’est bien maman, ça nous fera au moins un souvenir d’elle, n’est-ce pas ma chérie ?

Sanchez – Inutile de me raccompagner, je connais le chemin.

Il sort du côté opposé par lequel il est entré. Fernand et Janine regardent le buste avec perplexité.

Fernand – Ça ressemble beaucoup à ma mère, non ?

Janine – Tu trouves ?

Fernand – Tu as vu ? C’est impressionnant ! On dirait qu’elle nous regarde et qu’elle veut nous dire quelque chose.

Sanchez revient pour repartir de l’autre côté.

Sanchez – Excusez-moi, je crois que la sortie c’est plutôt par là… En revanche, j’ai découvert quelque chose qui pourrait vous intéresser…

Fernand – Oui ?

Sanchez – Vous avez une fuite dans les toilettes.

Il sort.

Fernand – Il y a quelque chose… Dans le nez… Non ?

Janine – Oui, peut-être…

Fernand – C’est fou… On dirait que c’est toi qu’elle regarde…

On sonne

Janine – J’espère que cette fois, c’est le plombier.

Fernand pose le buste bien en vue sur un meuble, et le regarde.

Fernand – Maman, tu veux me dire quelque chose ?

Janine revient avec Alexandra de Coursensac (une femme dans cette adaptation, mais qui peut aussi bien être un homme prénommé Alexandre)

Janine – Fernand ? Madame de Coursensac est ici.

Fernand – Madame le Maire ! On ne vous attendait pas si tôt.

Alex – Désolée, mais j’ai quelques obligations cet après-midi. Alors comme je visitais le chantier du nouveau boulevard, j’en profite pour vous dire un petit bonjour en coup de vent.

Fernand – Vous êtes la bienvenue dans notre modeste demeure, chère Madame !

Alex – Je ne vous dérange pas, j’espère ?

Fernand – Mais pas du tout, voyons. On vous avait invitée pour le thé, si ce n’est pas pour le café, ce sera pour l’apéritif.

Janine – Fernand, va donc nous chercher à boire.

Alex – C’est très aimable à vous, mais j’ai un conseil municipal dans une heure. Alors si j’arrive avec un ou deux verres dans le nez…

Janine – Je vous en prie, asseyez-vous ! Vous avez bien cinq minutes, tout de même.

Ils s’asseyent.

Alex – Depuis le temps que j’avais envie de faire votre connaissance. C’est vrai, on se croise au marché, de temps en temps, surtout en période d’élections, mais on n’a jamais l’occasion de se parler. Vous faites des pipes, je crois ?

Janine – Oui, enfin, c’est surtout mon mari.

Fernand – Les Dubois font des pipes de père en fils depuis 1824.

Alex – Une tradition familiale, en quelque sorte.

Janine – D’où la devise de notre maison : Dubois, dont on fait les pipes.

Alex – Ah oui, c’est bien trouvé en effet… Mon fils Stanislas est chez vous, n’est-ce pas ?

Janine – Oui, il est avec ma fille. Je crois qu’ils font un scrabble…

Fernand – Il a fait des études de commerce, c’est bien ça ?

Alex – J’aurais tellement aimé qu’il embrasse la prêtrise… Il en parlait vers treize ou quatorze ans. Il était très proche de notre curé. Juste avant que ce saint homme ne soit brusquement muté dans une autre paroisse sur ordre de l’évêché.

Fernand – On pense embrasser la prêtrise, et parfois on ne fait qu’embrasser un prêtre…

Janine le fusille du regard.

Janine – En tout cas, nous sommes ravis que Stanislas sympathise avec Charlotte.

Alex – Oui, moi aussi. D’autant qu’on ne le voit pas souvent avec des filles… Parfois, on se demande même s’il n’est pas un peu…

Janine – Timide. Oui, en effet, c’est aussi l’impression qu’il m’a fait. Quand il est arrivé je l’ai pris pour le plombier, et il n’a pas osé me contredire.

Fernand – En tout cas, bravo pour la construction de ce boulevard, Madame le Maire. Nous n’en avions encore aucun à Trouville-la-Rivière.

Alex – Oui, en effet. On peut dire que cela manquait. Un boulevard, n’est-ce pas, c’est tout ce qui fait la différence entre un gros village et une petite ville.

Fernand – Et si j’ai bien compris, comme ce boulevard devrait mordre un peu sur notre jardin, ce sera aussi notre nouvelle adresse.

Janine – Mais c’est pourtant vrai ! Et je suis curieuse de la connaître, cette nouvelle et prestigieuse adresse. Vous avez déjà trouvé un nom pour ce nouveau boulevard, Madame le Maire ?

Alex – Écoutez… Mon premier adjoint m’a suggéré : Boulevard Alexandra de Coursensac…

Janine – Ah oui. Ça sonne bien, pour un nom de boulevard, non ?

Fernand – Avoir un boulevard qui porte son nom, et de son vivant, encore… Moi, je me contenterais d’une rue.

Janine – Ou même d’une impasse. Impasse Fernand Dubois. Ça sonne bien aussi.

Alex – Nous sommes en pleine période d’élection. Si vous participiez au financement de notre campagne, qui sait ? Nous pourrions envisager de donner votre nom à un cul-de-sac. Pour service rendu à la commune.

Fernand – Vous feriez ça ?

Alex – Tout dépend du montant du chèque, évidemment. Une allée ou une ruelle, ça vous dirait ?

Fernand – Je ne savais pas qu’on en construisait de nouvelles en ce moment à Trouville-la-Rivière.

Alex – On peut toujours débaptiser une petite rue qui porte le nom d’un grand résistant. Après tout, il faut vivre avec son temps, n’est-ce pas ?

Fernand – Et pour une petite place, ça irait chercher dans les combien ?

Alex – Mon Dieu…

La sonnerie du portable de Fernand retentit.

Fernand – Excusez-moi un instant. Oui ? Oui, oui… La Pipe Française, c’est bien moi…

Fernand sort.

Janine – Je ne sais pas si je devrais vous parler de ça maintenant, mais… je me demande si mon mari n’est pas en passe de faire une grosse bêtise.

Alex – Ne vous inquiétez pas, si vous êtes un peu à court de trésorerie en ce moment, pour moins de 10.000 euros, je peux lui avoir la Légion d’Honneur.

Janine – Ah non, je ne parle de ça. Malheureusement, c’est beaucoup plus grave…

Alex – Il vous trompe ?

Janine – Je le soupçonne en effet d’avoir une liaison avec son urologue, qui se trouve être asiatique. Mais ce n’est pas cet aspect du péril jaune qui m’inquiète.

Alex – Je ne suis pas sûre d’avoir envie d’entendre ça… Vous ne préférez pas aller vous confesser plutôt ? Les curés adorent entendre ce genre d’histoires salaces…

Janine – Fernand veut brader La Pipe Française !

Alex – Non ?

Janine – Je me demande même si les Chinois ne sont pas sur le coup. Ces gens-là sont partout. Ils rachètent nos aéroports, nos bars-tabac, nos vignobles… Mais on ne leur laissera pas le fleuron de notre artisanat : La Pipe Française.

Alex – Ce patriotisme vous honore, Janine, mais que peut-on y faire ?

Janine – Je ne sais pas, moi… Il faudrait prévenir la police… Le faire mettre sous tutelle… Il a fait un testament en ma faveur, mais s’il changeait d’avis…

Alex – Une mise sous tutelle, ce n’est pas si simple, vous savez.

Janine – C’est vrai que le veuvage, c’est beaucoup plus simple… Ne pourrait-on pas demander à nos services secrets de liquider mon mari pour raison d’état, comme Ben Barka ou Robert Boulin ? C’est le patrimoine industriel de la France qui est en jeu, tout de même !

Alex – J’en toucherai un mot au responsable de la Police Municipale, je vous le promets.

Janine – Merci, Madame le Maire.

Alex (regardant le buste) – C’est curieux… C’est quoi cette statue ? On dirait qu’elle nous regarde, comme la Joconde. Un de vos ancêtres, sans doute ?

Janine – Ma belle-mère…

Alex – Vraiment ? C’est très rare d’avoir un buste de sa belle-mère chez soi, non ?

Janine – Oui… Je rêverais d’en avoir aussi un de mon mari.

Fernand revient.

Alex – Ah… Nous parlions de vous, justement… Votre femme me disait que vous envisagiez de cesser votre activité. Ce serait une grande perte pour la commune. La pipe de Trouville-la-Rivière est célèbre dans le monde entier, et participe à la réputation de notre charmante commune.

Fernand – Hélas, les affaires ne sont plus ce qu’elles étaient.

Alex – Et vous avez trouvé un repreneur ?

Fernand – Pas encore. La pipe artisanale, ça n’intéresse pas les fonds de retraite américains, vous savez…

Alex – C’est sûr que même en misant tout sur les nouvelles technologies, c’est difficile de faire passer une fabrique de pipes familiale pour une start-up.

Fernand – La pipe made in France s’exporte mal. Et tout ce qui se fume en général a mauvaise presse. Si vous avez une idée pour relancer les ventes…

Alex – Je ne sais pas moi… Un vapoteur en forme de pipe ?

Janine – Ah, ça c’est une idée ! N’est-ce pas Fernand ?

Alex – Je vais devoir vous laisser…

Fernand – Déjà ? Je voulais vous montrer ma collection particulière.

Alex – Vous avez une collection de tableaux ?

Fernand – Ma collection de pipes !

Alex – Vous me montrerez vos pipes une autre fois, cher Monsieur Dubois. Il faut que je file. Je ne peux pas faire attendre mon conseil municipal. Mais… pensez à ma petite proposition.

Janine – On vous raccompagne jusqu’à la porte…

Ils sortent. Stan et Charlotte reviennent.

Charlotte – Et maintenant, qu’est-ce que tu comptes faire, avec ton master en Business ? Travailler pour le Grand Capital ?

Stan – Non. J’ai décidé de m’assumer, enfin.

Charlotte – Tu vas faire ton coming out ?

Stan – Je vais faire le Cours Florent.

Charlotte – Ah oui, quand même…

Stan – Je me demande si ma mère va bien le prendre.

Charlotte – Comment elle l’a pris quand tu lui as annoncé que tu étais végétarien ?

Stan – Je n’ai pas encore osé lui dire.

Charlotte – En tout cas, tu m’as convaincue, je ne toucherai plus à un morceau de viande de ma vie.

Stan – Les abattoirs sont des camps d’extermination, mis en place par une race humaine qui se proclame supérieure. Les mangeurs de viande sont les nazis d’aujourd’hui.

Charlotte – Tu as raison…

Stan – Si ça t’intéresse, je fais partie d’un groupe qui a pour but de conduire des actions contre ceux qui maltraitent les animaux.

Charlotte – Tu veux dire… des actions violentes ?

Stan – La violence, c’est celle que ces nazis exercent sur nos amies les bêtes.

Charlotte – Je vais réfléchir… Mais j’ai une approche plus globale des problèmes du monde. Je milite au Front de Gauche National.

Stan – Les veaux et les poulets ont besoin de nous, Charlotte.

Charlotte – Les Français aussi, Stan. Ce sont des veaux qui ont peur des poulets.

Stan – Si l’homme doit cesser d’être un loup pour l’homme, il lui faut déjà renoncer à exercer sa violence contre les animaux.

Charlotte – Hitler était végétarien, ça ne me rend pas très optimiste là-dessus.

Fernand revient avec Janine.

Janine – Stanislas ! Ta mère était là il y a un instant. Ne me dis pas que tu pars déjà toi aussi ?

Stan – Je reviendrai, chère Madame… Ne serait-ce que pour la revanche.

Fernand – La revanche ?

Stan – Votre fille m’a battu au Scrabble. Elle est très forte, vous savez ?

Janine – Reste donc déjeuner avec nous ! Après le repas, tu parleras affaires avec mon mari. Entre hommes. Tu as fait des études de commerce, et Fernand aurait bien besoin d’idées nouvelles pour relancer la Pipe Française.

Stan – C’est très aimable à vous, mais je ne vais pas vous déranger.

Janine – Oh, le jeudi, on ne se casse pas la tête, tu sais. C’est le jour de congé de la bonne. Alors le jeudi, c’est steak tartare pour tout le monde !

Stanislas lance un regard entendu à Charlotte.

Stan – Une autre fois peut-être.

Janine – Non mais je peux te le faire cuire, si tu préfères.

Stan – Ne vous dérangez pas pour moi.

Janine – Une salade, alors ? Tu manges de la salade, quand même ?

Charlotte – Maman…

Fernand – Vous vous êtes bien amusés, au moins ?

Charlotte – On a discuté. Stan m’a convaincu de devenir vegan. Il a une théorie très intéressante là-dessus. En gros, il tient tous les mangeurs de viande pour des nazis.

Janine – Tiens donc…

Charlotte – Je te raccompagne…

Stan et Charlotte sortent.

Fernand – Je me demande si ce garçon a une bonne influence sur notre fille, finalement.

Janine – Tu préférais ce Karim ?

Fernand – Non, évidemment. D’ailleurs, ça fait un moment qu’on ne l’a pas vu, celui-là.

Janine – Et tu n’es pas près de le revoir, crois-moi… Tu savais que Charlotte avait pris sa carte au Front National de Gauche ?

Fernand – Oh, ne t’inquiète pas. Ça lui passera avant que ça me reprenne.

Janine – Pourquoi ? Tu as déjà milité au Front National de Gauche.

Fernand – Qu’est-ce que tu crois ? Moi aussi je voulais refaire le monde, quand j’étais jeune. J’étais inscrit aux Jeunes Giscardiens.

Janine – Tu es vraiment décidé à mettre la clef sous la porte ?

Fernand – J’ai même passé un encart dans le journal pour annoncer la fermeture de l’établissement. En attendant de pouvoir le vendre (Il lui tend un journal) Tiens, regarde.

Janine (lisant l’encart) – La Pipe Française, maison close… Ah oui, au moins, c’est clair…

Fernand – Je ne vois pas d’autre solution pour éviter la faillite. Et puis je n’ai plus vingt ans, moi non plus, un jour, je peux casser ma pipe.

Janine – Mais si Charlotte épouse Stanislas… Il a fait une grande école de commerce aux États-Unis. Il doit chercher du travail, et il aurait peut-être des idées pour relancer La Pipe Française.

Fernand – Tu crois ?

Janine – Pourquoi est-ce que j’aurais arrangé ce mariage, sinon ?

Fernand – Arrangé… Ce n’est pas encore fait, si ?

Janine – Je ne sais pas pourquoi, mais je le sens bien, ce mariage.

Fernand – L’intuition féminine, sans doute… Bon, je vais voir où je peux accrocher ce tableau.

Fernand s’en va. Janine tombe nez à nez avec le buste de sa belle-mère.

Janine – Ce n’est pas la peine de me regarder comme ça, vous !

Elle pose un foulard sur le buste. Charlotte revient.

Janine – Alors ma chérie, comment ça s’est passé ?

Charlotte – Quoi ?

Janine – Avec Stanislas ! Il est très bien élevé, non ? Et plutôt beau garçon.

Charlotte – Oui… Mais il est gay.

Janine – Ça ne m’avait pas frappé. Moi je l’ai trouvé plutôt triste, mais bon. Être gai, c’est plutôt une qualité, pour un mari, non ?

Charlotte – Maman, il est homo.

Janine – Comment ça homo ?

Charlotte – Homo ! Il n’y a pas trente-six façons d’être homo. Il préfère les garçons, tu comprends ?

Janine – Ne t’emballe pas trop vite, ma chérie. Je comprends que tu sois un peu déçue, mais… Personne n’est parfait. Il préfère les garçons, d’accord. Ça ne veut pas dire qu’il n’aime pas les filles, si ?

Charlotte lance à sa mère un regard qui ne lui laisse aucun espoir et sort.

Janine – Oh mon Dieu… Le fils du maire… Homosexuel…

On sonne. Janine va ouvrir. Elle revient avec Sanchez.

Janine – Commissaire Sanglasse. Je ne pensais pas vous revoir si tôt. En fait, nous ne sommes pas encore complètement sûrs que ce buste est bien celui de belle-maman.

Sanchez – Hélas, chère Madame, les expertises sont formelles. Il s’agit bien de votre belle-mère. Cette nouvelle a l’air de vous bouleverser…

Janine – Non, non, c’est-à-dire que… Je suis encore sous le choc. Le mari que je destinais à ma fille est homosexuel, vous vous rendez compte ? (Le téléphone sonne) Pardon, je suis à vous tout de suite… (Prenant l’appel) Oui… Oui, c’est bien ça… Mais je vous en prie… Je ne comprends pas pourquoi, le téléphone n’arrête pas de sonner. Tout le monde veut connaître l’adresse de La Pipe Française. Là c’était l’entraîneur d’une équipe de foot qui veut offrir une pipe à chacun de ses joueurs au cas où ils remportent le championnat.

Sanchez – Les affaires reprennent, tout simplement. Vous avez entendu notre Président : La France va mieux. Et quand la pipe va, comme on dit…

Janine – Dieu vous entende, Inspecteur, parce que ces dernières années… À part quelques épouses modèles désireuses d’offrir une pipe à leur mari pour Noël. (On sonne) Excusez-moi encore un instant, Inspecteur.

Janine sort. Sanchez jette un regard au journal.

Sanchez (lisant) – La Pipe Française, maison close… Je crois que le téléphone n’a pas fini de sonner…

Alexandra arrive comme une furie, suivie de Janine.

Alex – C’est un scandale ! Comment avez-vous pu ? Et votre mari qui, il y a encore un instant, prétendait vouloir soutenir financièrement ma campagne !

Fernand revient.

Fernand – Madame le Maire ? Mais qu’est-ce qui se passe ? Vous avez l’air contrariée…

Alex – Ce qui se passe ? Vous me demandez ce qui se passe ? Je viens d’apprendre que votre fille se présente contre moi aux élections municipales ! Voilà ce qui se passe !

Janine – Charlotte ? Mais enfin, ce n’est pas possible ! Ça doit être une erreur…

Alexandra lui met sous le nez un tract.

Alex – Tenez, lisez… Charlotte Dubois, c’est bien votre fille, non ?

Sanchez (jetant un regard au tract) – Ah oui, en effet… Et suite au décès des quatre premiers candidats de l’opposition, Djamel, Kevin, Carlos et Karim, elle passe même en tête de liste !

Janine – Oh mon Dieu, si j’avais su…

Sanchez (lisant) – Contre les magouilles du maire sortant, Madame de Coursensac, votez Front de Gauche National, Anticapitaliste et Écologiste. Au moins, ils ratissent large…

Janine – Ce n’est pas possible ! Nous lui avions formellement interdit de faire de la politique. Je ne comprends pas, je vous assure.

Alex – Et dire que ce matin-même, vous intriguiez encore pour caser votre garce de fille avec mon fils Stanislas.

Janine – Mais enfin ces accusations sont parfaitement ridicules, n’est-ce pas, Inspecteur ?

Sanchez lit le tract.

Sanchez – Selon les allégations de la candidate de l’opposition, il semblerait que le Boulevard de Coursensac ne mène nulle part…

Alex – L’opposition… Personne jusqu’ici n’avait osé s’opposer à la dynastie municipale des De Coursensac. Pour moi, il ne s’agit pas d’une opposition, mais d’une rébellion.

Fernand – En tout cas, si l’on en juge par cette hécatombe qui frappe les candidats de la liste adverse, il ne fait pas bon s’opposer à vous, chère Madame…

Alex – Vous m’accusez de meurtre, maintenant ? Ce sont des calomnies, Inspecteur. De grossières manœuvres pour me traîner dans la boue et salir le nom de ma famille.

Sanchez – De fait, ce boulevard débouche sur la rivière à un endroit où il n’y a aucun pont.

Alex – Mais enfin, c’est insensé ! Est-ce qu’un boulevard doit forcément conduire quelque part ?

Sanchez – Vous avez parfaitement raison, Madame le Maire. Je dirais même plus : un ouvrage d’art doit-il servir à quelque chose ? Non, bien sûr ! L’art ne sert à rien ! C’est ce qui en fait toute la grandeur.

Alex – Vous m’ôtez les mots de la bouche, Inspecteur Sanchez.

Sanchez – Ne vous inquiétez pas, Madame le Maire. Nous allons ouvrir une enquête d’inutilité publique, et cette affaire sera rapidement classée. Si tous les boulevards devaient aller quelque part, où irait-on ?

Alex – Merci, Inspecteur. J’ai confiance dans la justice de mon pays ! Et surtout dans la police de ma commune.

Fernand – Tout de même… Un boulevard qui se jette dans une rivière, ça n’a pas de sens… C’est curieux, ça me fait penser que cette rivière non plus n’a pas de nom.

Alex – Pardon ?

Fernand – La rivière de Trouville-la-Rivière ! Elle n’a pas de nom ! Sinon, on n’appellerait pas ce trou du cul du monde Trouville-la-Rivière, mais Trouville-sur-quelque chose… Comme on dit Neuilly-sur-Seine ou Nogent-sur-Marne.

Janine – Tiens, c’est vrai ça. D’ailleurs, on ne sait même pas où elle va, cette rivière.

Alex – Vous n’allez pas aussi prétendre, maintenant, que cette rivière ne mène nulle part ?

Sanchez – Je connaissais la rivière sans retour, mais la rivière sans issue…

Janine – Il faut avouer que personne n’a jamais su dans quel fleuve cette rivière est supposée se jeter… De là à en déduire que la rivière qui traverse Trouville-la-Rivière est un simple canal…

Fernand – Un canal creusé par une précédente municipalité, dirigée par un ancêtre de Madame de Coursensac, pour donner un air de respectabilité à cette commune déshéritée…

Alex – Mais enfin, dites quelque chose, Inspecteur !

Sanchez – Cette affaire est visiblement complexe. Je me demande si à ce stade, il ne faudrait pas plutôt parler d’un complot.

Alex – Un complot visant à me déstabiliser, c’est évident. Pour empêcher un nouveau triomphe de la famille De Coursensac aux élections municipales. Un boulevard sans issue… Mais c’est du grand n’importe quoi !

Sanchez – En matière de boulevard, Madame le Maire, si je peux me permettre, c’est toute cette comédie qui à mon sens ne va nulle part. Vous en connaissez l’auteur ?

Alex – Ma foi non…

Sanchez – J’enquêterai aussi là-dessus… On ne peut pas laisser un tel dément se promener en liberté. En attendant, pour essayer de relancer cette histoire qui commence à patiner sérieusement, je vous recommande de jeter un coup d’œil à cet article récemment paru dans la presse.

Alexandra regarde le journal qu’il lui tend.

Alex – La Pipe Française, maison close… Comment ? Un bordel à Trouville-la-Rivière ?

Sanchez – Il est vrai que cela manquait aussi à notre grand village pour en faire une petite ville.

Alex – Et vous, bande de maquereaux ? Qu’avez-vous à dire à cela ?

Janine – C’est un nouveau mystère que je ne m’explique pas, Alexandra…

Alex – Appelez-moi Madame le Maire, je vous prie. Je ne veux rien avoir à faire avec un couple de proxénètes. Une maison close ! Et Boulevard de Coursensac, qui plus est !

Janine – Je suis vraiment désolée… Ce doit être un malentendu…

Alex – Vous entendrez parler de moi, je vous le garantis. Quant à vos grossières manœuvres pour attirer mon fils dans les rets de votre garce de fille, croyez-moi : de mon vivant, jamais un De Coursensac n’épousera une… Dubois dont on fait les pipes !

Fernand – Je vous raccompagne, chère Madame.

Alexandra sort, suivie de Fernand.

Sanchez – Les prétendants de votre fille qui meurent dans des circonstances suspectes, votre belle-mère qu’on retrouve dans un bloc de béton… Décidément, il se passe des choses étranges à Trouville-la-Rivière, vous ne trouvez pas ?

Janine – Mon Dieu, je ne me rends pas compte… Étrange par rapport à quoi, Inspecteur ?

Sanchez – On a retrouvé vos empreintes sur la scène de crime.

Janine – Mes empreintes ? Sur le manche du tournevis ? Pourtant j’avais bien pris la peine de l’essuyer avec soin, comme on le voit faire par les coupables au cinéma dans les films policiers.

Sanchez – Pas sur le tournevis, chère Madame. (Lui montrant une photo) On a retrouvé ces empreintes-là sur le bloc de béton, qui à l’époque était encore frais. L’empreinte de toute votre main. En parlant de cinéma, vous avez dû confondre Boulevard de Coursensac et Hollywood Boulevard.

Janine – Vous allez m’arrêter, Inspecteur ?

Sanchez – Ne vous inquiétez pas, chère Madame. Je connais trop bien la prison pour y avoir séjourné moi-même. Je ne voudrais pas infliger cette épreuve à une femme telle que vous.

Janine – Vous êtes un gentleman, Inspecteur. (S’approchant de lui, aguicheuse) Comment pourrais-je vous remercier ?

Sanchez – Avec 10.000 euros en petites coupures usagées, par exemple.

Janine (déçue) – Très bien…

Sanchez – Ce n’est pas donné, évidemment. Mais à ce qu’il paraît, c’est à peu près le prix d’une Légion d’Honneur au marché noir…

Janine – Avec un petit supplément, vous pourriez faire en sorte que mon mari décède prochainement de mort naturelle ?

Sanchez – Pourquoi pas ? Je fais des petits boulots en dehors de mes heures de service. Je vous ferai un devis.

Janine – C’est toujours plus rassurant d’avoir affaire à un professionnel.

Sanchez – Je n’ai pas toujours été policier, vous savez. Je suis en réinsertion.

Janine – Je ne savais pas qu’on recrutait des repris de justice cinéphiles dans la police.

Sanchez – Dans la Police Municipale, ils sont moins regardants. Ça ne vous dérange pas, j’espère ?

Janine – Ça dépend, qu’est-ce que vous avez fait pour aller en prison ?

Sanchez – J’étais plombier…

Janine – C’est en effet une raison suffisante pour mettre quelqu’un en prison. Mais en l’occurrence, j’aurais encore un petit service à vous demander, Inspecteur. (À la cantonade) Fernand, va chercher tes outils !

Janine sort avec Sanchez. Charlotte revient avec Stanislas.

Stan – Je crois que notre mariage est définitivement compromis. Depuis que ma mère a appris que tu te présentais contre elle à la mairie, pour elle les Dubois et les Coursensac, c’est pire que les Capulet et les Montaigu.

Charlotte – Je vois que Roméo et Juliette te font encore rêver… Tu as dit à ta mère que tu voulais faire du théâtre ?

Stan – Oui.

Charlotte – Et qu’est-ce qu’elle a dit ?

Stan – Qu’elle aurait encore préféré que je sois homosexuel.

Charlotte – Ce n’est pas encore gagné, alors.

Stan – Non…

Charlotte – Voilà, voilà…

Stan – Je me demande comment cette comédie va bien pouvoir se terminer.

Charlotte – Oui, moi aussi.

Stan – Il faudrait pouvoir demander à l’auteur.

Charlotte – Mais j’imagine qu’il n’a pas osé venir assister au spectacle.

Stan – Je crois qu’il vaut mieux qu’on s’en aille. Avec un peu de chance, les quelques spécimens du Peuple Français qui sont dans cette salle comprendront que c’est fini.

Charlotte – Je savais bien que ce boulevard était sans issue…

Ils sortent.

Musique de fin.

Noir

Fin.

Ce texte est protégé par les lois relatives au droit de propriété intellectuelle.

Toute contrefaçon est passible d’une condamnation
allant jusqu’à 300 000 euros et 3 ans de prison

Paris – Juin 2016

© La Comédiathèque – ISBN 978-2-37705-015-4

Ouvrage téléchargeable gratuitement

Fernand – Sans compter que le maire sortant a un programme qui a le mérite de la clarté. Tiens, regarde.

Il lui met sous le nez un tract électoral, qu’elle lit.