De ma première tentative d’écriture, je ne me souviens que de ces quelques mots. J’avais une dizaine d’années, et je rêvais ma vie. Une vie d’écrivain, ou d’écrits vains, peut-être. Dans ce début de roman de trois ou quatre lignes, il était question d’un trappeur solitaire, dans les espaces immenses du Nouveau Monde, qui à la tombée du jour installait son campement… au bord d’un lac foisonnant de poissons. J’avais créé une ébauche de héros, mais j’étais encore incapable d’inventer l’histoire qui lui donnerait vie. Ce personnage, d’ailleurs, était fortement inspiré des illustrés bon marché dans lesquels je me réfugiais alors pour échapper à une réalité peu enthousiasmante.
Loin des albums luxueux de bandes dessinées, ces comics à la française, aujourd’hui disparus, étaient imprimés sur du mauvais papier, et seule la couverture était en couleurs. Avant de pouvoir accéder à la petite puis à la grande littérature, ces illustrés constituèrent pour moi la première porte d’entrée dans cet univers parallèle de la fiction, où j’avais déjà compris que se situait si ce n’est la vraie vie, du moins la seule qui méritait d’être vécue. L’un de mes héros favoris était Blek le Roc, trappeur américain dont je m’inspirai pour créer ce personnage qui, après cette nuit à la belle étoile, ne vit jamais l’aube du jour suivant, puisque ce premier roman fut mort-né. Je rends hommage à ce soldat inconnu de l’histoire de la littérature, disparu prématurément avant même d’avoir pu pêcher dans ce lac… foisonnant de poissons.
Mais pourquoi justement ces quelques mots ancrés dans ma mémoire, comme marquant le début de ma carrière littéraire ? Mon lac, à l’évidence, prend sa source au plus profond de cet imaginaire collectif décrit par Bachelard dans “L’eau et les rêves”. Au matin de mon existence, comme cet embryon de héros que je venais d’engendrer, je me tenais moi aussi au bord de ce lac, comme au bord de la vie, déjà conscient que mes nourritures terrestres étaient enfouies sous la surface d’une eau stagnante et sombre, plutôt qu’à l’air libre dans les champs cultivés. Je suis resté cet enfant rêvant d’un lac foisonnant de poissons, mais retardant le moment de la pêche de peur qu’elle ne soit pas aussi miraculeuse qu’espéré, et que les poissons aient moins bonne allure une fois sortis de l’eau.