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10 rue Monsieur Le Prince

Avec les premières indemnités de mes divers stages, je ne peux pas encore prétendre louer un studio en mon nom propre à Paris. Pour cela il me faudrait un contrat à durée indéterminé, avec des feuilles de salaires conséquentes. Mais pour le moins, j’ai trouvé une sous-location du côté de Montparnasse. Une fille de la fac qui part pour un an avec Erasmus en Espagne. Ce n’est pas tout à fait chez moi, mais quand je pose pour la première fois le pied dans cette chambre de bonne, c’est comme si je marchais sur la Lune. Un petit pas pour n’importe quel étudiant, un bond de géant pour moi. Plus de comptes à rendre à ma mère. Plus d’ordres à recevoir de mon père. Des ordres, je n’en recevrai plus désormais que de mes patrons. Le moins possible, mais il faut savoir faire quelques concessions. Et puis les patrons, au pire, on peut toujours en changer… en attendant de pouvoir enfin s’en passer.

Mais surtout, avec ce pied-à-terre à Paris, finis les trains de banlieue ! Près de deux heures pour aller de Chaponval à Paris très tôt le matin, et autant pour revenir tard le soir. Ce qui rendait bien sûr impossible toute sortie entre amis après les cours ou toute vie parisienne en général. Un gain de temps et d’énergie considérable, qui va me permettre de commencer à étudier sérieusement la sémiologie, tout en continuant à travailler dans la société d’études où j’étais déjà en stage, et où je viens de me faire embaucher à temps partiel. Ce sera d’ailleurs désormais mon credo : plus jamais de ma vie un travail à temps plein.

J’ai débarqué au séminaire de Greimas en milieu d’année, trop tard pour m’inscrire en troisième cycle à l’EHESS. Et puis je n’ai presqu’aucune notion en linguistique et encore moins en sémiotique. Est-ce bien raisonnable d’entreprendre directement une thèse sur ce sujet ? Je profiterai de ce qui reste de l’année scolaire pour me mettre à niveau, en assistant au séminaire et aux ateliers en auditeur libre. Car à côté du grand séminaire du mercredi, les plus fidèles disciples de Greimas animent chaque semaine des ateliers de recherche spécialisés dans les divers domaines que la sémiotique prétend aborder. Les intitulés mêmes de ces ateliers sont absolument incompréhensibles pour les non-initiés, à commencer par moi. Mais, miracle, l’un d’eux est consacré à la communication publicitaire.

Il est animé par Jean-Marie Floch. Beaucoup plus jeune que Péninou qui est déjà proche de la retraite, il a à peine quarante ans à l’époque, et je découvre que c’est le plus grand spécialiste du moment dans cette discipline. Plus important encore, non seulement c’est un chercheur en vue, qui a déjà publié plusieurs ouvrages consacrés à la sémiotique de l’image, mais il travaille aussi en free-lance pour des cabinets d’études et des agences publicitaires. Précisément ce que je rêve de faire un jour. Reste à me faire accepter en auditeur libre dans son atelier, et pour ce faire, je me rends sur place à l’heure prévue pour la prochaine séance.

La plupart des ateliers ont lieu au premier étage d’un petit immeuble vétuste, au 10 rue Monsieur-le-Prince, non loin de la Sorbonne. J’apprendrai plus tard qu’Auguste Comte a vécu là autrefois. Au rez-de-chaussée un débarras, à l’étage un placard à balais servant de bureau à Greimas, et une autre pièce à peine plus grande où se déroulent les ateliers. On le sait, la République est peu généreuse avec ses chercheurs, et l’université l’est encore moins avec ce trublion un peu métèque et sa bande de jeunes thésards exaltés qui bousculent les frontières bien établies entre les différentes disciplines en prétendant fournir un langage commun à toutes les sciences humaines.

Jean-Marie Floch m’accueille poliment. L’École de Sémiotique de Paris est ouverte à tous, y compris à quelques illuminés qui, sans doute en raison de son métalangage apparemment ésotérique, prennent Greimas pour un gourou et ses adeptes pour une secte. Même si nous sommes moins d’une dizaine, le plus difficile est donc de me trouver une chaise pas trop bancale et un endroit pour la poser. Après quoi, aux anges, j’assiste pour la première fois à l’Atelier de Sémiotique Publicitaire animé par ce grand spécialiste de la discipline. Cette première sera aussi pour moi la dernière. La semaine d’après, Jean-Marie Floch nous annonce qu’il suspend son enseignement jusqu’à la fin de l’année scolaire. Entre ses travaux de recherches et son activité de sémiologue free-lance, il est débordé, et il doit faire des choix. Par ailleurs, sa femme vient d’accoucher de leur deuxième enfant.

C’est une déception pour tous et pour moi une catastrophe. Mais je ne suis pas du genre à me laisser abattre. Je propose aux autres participants de poursuivre l’atelier en autogestion. Une autogestion dont je prendrai rapidement le contrôle. Il ne m’a pas fallu longtemps en effet pour me rendre compte que la plupart de mes camarades, qui sont pourtant là depuis plusieurs années, et qui pour certains préparent une thèse avec Greimas, ont une conception assez mystique de la sémiotique, et font de son métalangage un usage plutôt surréaliste. Malgré les apparences, ils n’en savent guère plus que moi. Mais moi j’ai parfaitement conscience de l’ignorance dans laquelle je suis de cette discipline en réalité très rigoureuse, je suis déterminé à apprendre, et j’ai déjà commencé à le faire en lisant et en relisant tous les livres de Greimas.

Par rapport aux autres, j’ai aussi l’avantage de bien connaître la publicité, dont ils ignorent tout. Bref, en quelques semaines, ces moutons abandonnés me considèrent déjà, plus ou moins malgré moi, comme leur nouveau berger. Je fais autorité, et je remplace cet illustre professeur dont je n’ai suivi qu’un seul cours. Toute ma vie j’aurai pratiqué avant de savoir, et enseigné pour apprendre. Le principe de l’atelier était, pour chacun des participants, de travailler sur un exercice pratique, à rendre à la fin de l’année. Le moment venu, nous rendons tous nos copies à Jean-Marie Floch, qui consent à en prendre connaissance et à revenir à la dernière séance pour clôturer l’atelier. Pour ma part, avec les quelques notions de sémiotique que j’ai pu acquérir par moi-même à l’aide de mes lectures, j’ai fait l’analyse d’une publicité automobile. À la fin de cette dernière séance, Floch demande à me voir. Va-t-il me reprocher d’avoir profité de son absence pour fomenter un putsch dans son atelier de sémiotique publicitaire ? Va-t-il me faire comprendre gentiment que le papier que je lui ai rendu n’est pas digne d’un étudiant de troisième cycle ? Bref, s’est-il rendu compte que je ne suis qu’un imposteur ?

À ma grande surprise, sans faire aucun commentaire sur le travail que je lui ai rendu, il me propose de le remplacer auprès d’un de ses clients pour une analyse sémiotique qu’il n’a pas le temps de faire lui-même. Je suis bien entendu très étonné, ravi et complètement angoissé. Le client en question est un groupe informatique, et il s’agit de publicités pour des composants électroniques. Non seulement je n’ai jamais réalisé d’études sémiotiques pour un véritable annonceur, mais je ne connais strictement rien non plus à cet univers de produits.

En plus de mon boulot de chargé d’études, me voilà à analyser dans ma chambre de bonne un vaste corpus de publicités plutôt techniques et assez austères pour de mystérieux produits qui ne relèvent donc pas de la grande consommation, et dont j’ignore à qui ils sont vraiment destinés. Floch vient me voir une fois pour s’assurer que tout va bien. Je lui présente mon travail tout en lui faisant part de mon désarroi. Je ne le reverrai que le jour de la présentation chez le client, où il me laisse exposer mon analyse sans faire aucun commentaire.

Il faut croire que ma présentation n’était pas si catastrophique, car Jean-Marie me confie ensuite plusieurs autres analyses, cette fois dans le domaine des produits pharmaceutiques avec lesquels je suis bien sûr tout aussi familier. Pour couronner le tout, afin d’alléger un peu son agenda, Floch me propose à la rentrée suivante d’animer son atelier en alternance avec lui. Je serai chargé de la sémiotique publicitaire, et lui de la sémiotique visuelle, son domaine de prédilection. Six mois après avoir découvert la sémiotique, sur proposition de Jean-Marie Floch à Greimas qui lui fait entièrement confiance, j’ai la responsabilité de l’enseigner, en tant que directeur de cette unité de recherche placée sous l’égide de l’EHESS et du CNRS. Ma carrière d’imposteur est lancée. Plus rien ne pourra plus m’arrêter.

Pour acquérir cependant un début de légitimité, je juge plus prudent de m’inscrire en DEA, afin d’apprendre officiellement les premiers rudiments de la discipline que j’aurai, de fait, la charge d’enseigner aux thésards de Greimas.

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Algirdas Julien Greimas

En attendant de devenir qui je veux être, c’est-à-dire pour l’instant sémiologue, alors que je connais encore à peine le sens de ce mot, j’ai obtenu grâce à Sciences Po un stage dans une société d’études dont je tairai le nom, filiale française d’un groupe américain spécialisé dans les études quantitatives, et réputée pour avoir mis au point un modèle de prédiction des ventes. Quand un annonceur envisage de lancer un nouveau produit, cette société se charge d’interroger les consommateurs potentiels sur leur degré d’intérêt pour cette nouveauté. Elle intègre ensuite dans son mystérieux programme les résultats de cette enquête, ainsi qu’un ensemble d’autres données marketing concernant le niveau de prix, le circuit de distribution, le montant de l’investissement publicitaire prévu, et bien d’autres facteurs. Enfin, après avoir digéré toutes ces informations, l’ordinateur central, situé à la maison-mère aux États-Unis, rend son oracle telle la Pythie de Delphes.

Le secret de ce modèle prédictif, qui a fait la fortune de cette société d’études, est aussi bien gardé que la recette du Coca-Cola, et même la filiale française n’en a pas connaissance. Le jour dit, en tenant compte du décalage horaire, il faut téléphoner au concepteur mythique de cette formule magique, un savant « docteur » résidant de l’autre côté de l’Atlantique, afin qu’il livre de vive voix le chiffre fatidique, sorti d’on ne sait où, qui décidera du sort de ce nouveau produit. Bref, on n’est pas loin de Nostradamus ou de Madame Soleil. Si c’est ça les études quantitatives, réputées scientifiques, pourquoi ne pas essayer la sémiologie ?

Je poursuis mon enquête, pour découvrir qu’un cours de sémiologie existe toujours à la Sorbonne au sein de la célèbre École Pratique des Hautes Études, où ont enseigné les plus grands chercheurs en sciences humaines, et qui se caractérise, comme le Collège de France, par le fait que ses enseignements sont ouverts aux auditeurs libres. J’y vais. Il s’agit en fait principalement d’un cours de phonétique, assuré par l’un des plus grands linguistes de l’époque, André Martinet, et c’est sa femme Jeanne qui, tout en assistant son mari à chaque séance, distille parfois en vedette américaine quelques rudiments de sémiologie. C’est donc en couple que les Martinet, d’un âge déjà assez avancé, dispensent dans les combles de la Sorbonne, devant une poignée de thésards, un enseignement très académique. On est loin de Barthes, et je comprends dès le premier cours que si la recherche se poursuit quelque part à Paris en sémiologie, ce n’est pas là que ça se passe.

J’interroge un de ces vieux étudiants, et il me lance sur une meilleure piste, l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, qui malgré un nom assez similaire n’a rien à voir avec l’École Pratique des Hautes Études. À ce qu’il paraît, un certain Algirdas Julien Greimas, dont je n’ai jamais entendu parler, répand là-bas la bonne parole. Je décide d’aller voir. Le séminaire de Greimas se tient chaque mercredi à 14 heures dans l’amphithéâtre de la Faculté de Théologie Protestante, à Port-Royal, et il est également ouvert aux auditeurs libres.

Dès que j’entre dans ce qui ressemble à une chapelle, bourrée de fidèles, où le maître s’apprête à officier, j’ai la révélation, une de plus, que je suis sur le point de participer à un moment clef dans l’histoire de la recherche. Ressemblant vaguement à Einstein, avec ses grosses moustaches, Greimas est tout aussi vieux que Martinet, mais on voit tout de suite à son air rigolard et ses yeux malicieux qu’il est plus jeune d’esprit que la plupart de ses disciples, qui par ailleurs se divisent en deux catégories. Les premiers, qu’on appelle les douze apôtres, sont des intellectuels trentenaires de haut vol, généralement encore thésards mais souvent déjà enseignants. Ils font partie du cercle restreint entourant le prophète de l’École de Sémiotique de Paris, qui n’est pas une école au sens administratif du terme, mais plutôt un mouvement de pensée et un courant de recherche. Car la comparaison avec la religion s’arrête au décorum un peu poussiéreux de ce grand séminaire, et à la passion animant tous les participants. Ici, point de gourou. De toute l’assemblée, Greimas est sans doute celui qui se prend le moins au sérieux. Il partage la scène avec ses adeptes, et n’importe qui dans l’assistance peut à tout moment prendre la parole. Même si peu s’y risquent vraiment de peur de proférer une ânerie. Car le moins qu’on puisse dire est que tout cela vole très haut. Surtout pour moi qui, avec ma formation économique et littéraire, ne dispose d’aucune connaissance en linguistique et encore moins en sémiotique. C’est simple, ces gens ont carrément rédigé un dictionnaire pour mieux se comprendre entre eux, le Dictionnaire Raisonné de la Théorie du Langage. Ils sont en train d’écrire ensemble le deuxième tome, et chacun peut proposer des entrées et des définitions. C’est donc une langue qui m’est totalement étrangère. La bonne nouvelle, c’est qu’on peut l’apprendre. Ici, ce n’est nullement un maître, supposé savoir comme dirait Lacan, qui dispense un enseignement à des élèves désireux d’apprendre. Dans cet amphi, on n’est sûr de rien, on cherche ensemble, on est prêt chaque jour à remettre en cause la pertinence de ce qu’on pensait avoir trouvé la veille, et finalement on assiste, voire on contribue, à l’émergence d’un savoir en train de se constituer. De ma déjà longue carrière d’étudiant, c’est la première fois que j’ai la chance de vivre une telle aventure intellectuelle collective, et c’est un choc. J’ai raté Barthes, je ne passerai pas à côté de Greimas.

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Deviens qui tu es

Avec mon entrée en licence de lettres espagnoles, j’accède enfin au saint des saints, la Sorbonne. En réalité, la plupart des cours de travaux dirigés ont lieu à l’Institut Hispanique, rue Gay Lussac. Qu’importe, c’est le Quartier Latin. Et les cours magistraux sont bien donnés dans le cadre historique de La Sorbonne, avec ses majestueux amphithéâtres ornés de boiseries et de fresques. Ceux de Villetaneuse étaient en béton et couverts de tags. Les professeurs de Paris XIII faisaient cours dans la peur de prendre sur la tête un seau d’eau ou un sac de farine administré à visage découvert et sans crainte de sanction par un gauchiste. Ici certains enseignent encore en toge, et ils n’ont qu’à tousser en début de séance pour obtenir le silence. Il y en a même qui dictent leur cours, que des jeunes filles de bonne famille prennent religieusement en note mot pour mot. Mai 68 semble bien loin, mais j’avoue ne voir à ce moment-là que des avantages à ce retour à l’ordre.

En espagnol, il y a moins de monde qu’en anglais, les étudiants sont issus de milieux un peu plus populaires, et ils sont plus motivés. Ils ont souvent, comme moi, des origines espagnoles, ou bien ils entretiennent une véritable passion pour l’Espagne et pour la langue de Cervantès. À quelques pas de la Sorbonne, les locaux du petit Institut Hispanique sont à la fois modernes et déjà vétustes. L’ambiance y est plus décontractée qu’à la Sorbonne voire plus intime. On tutoie les chargés de cours, on prend des cafés avec eux au bistrot du coin, on fait du théâtre ensemble après les cours, on refait le monde après les répétitions, on reprend des verres jusqu’au bout de la nuit, et plus si affinités.

Ayant rattrapé le niveau de mes camarades de licence en lettres espagnoles, je cumule cette année-là avec un troisième cycle en économie au Centre d’Études Ibériques et Latino-Américaines Appliquées, également abrité par l’institut Hispanique. Une façon de ménager mes arrières en préparant mon retour aux affaires. Car je ne sais toujours pas ce que je pourrais bien faire avec une licence d’espagnol, à part tenter le CAPES, ce qui ne m’enchante guère. Au cours de ma vie, j’aurai au final souvent enseigné, sans jamais me considérer comme un prof et sans jamais aspirer à en devenir un.

Ce retour à l’économie m’aide à décrocher deux stages en Espagne qui, avec mes diplômes déjà acquis, me permettent d’intégrer un troisième cycle en marketing à Sciences Po. Ou comment sortir par la grande porte d’une des écoles les plus prestigieuses après y être entré par une fenêtre restée ouverte. À Sciences Po, je retrouve, si on peut dire, mes camarades de l’École Saint Martin. Ce ne sont pas les mêmes, évidemment, mais ils sont issus de la même élite. Ils portent tous des noms à rallonge et à particules, ou quand ce n’est pas le cas, ils portent des noms de marque. J’ai dans ma promotion une demoiselle Peugeot. Le week-end, ils organisent entre eux des rallyes mondains. Je ne savais même pas que ça existait. Et je ne sais toujours pas exactement ce que c’est. Pas sectaires, ils ont la gentillesse de m’inviter mais je décline, craignant à nouveau de ne pas être du tout à ma place et de me ridiculiser en enfreignant des codes que je ne connais pas.

Pour fêter la fin de cette année d’études à Sciences Po, j’accepte malgré tout d’aller à une soirée chez l’une de nos fortunées camarades. Les fenêtres donnent sur les jardins de Matignon. Et je me rends compte que je suis chez un ministre quand il passe la tête par la porte pour saluer sa fille et voir si tout va bien. L’histoire m’a rattrapé. Me voilà de nouveau à côtoyer un milieu élitaire auquel je n’appartiens pas, sans pour autant appartenir à aucun autre.

Reste à savoir quoi faire de ma vie. À commencer par cette vie professionnelle dans laquelle, à plus de vingt-cinq ans, je ne suis toujours pas entré. C’est à Science Po, comme d’autres à Lourdes, que j’ai une révélation. Un de nos intervenants est Georges Péninou. À l’époque, c’est l’un des seuls spécialistes en France de la sémiologie appliquée au marketing et à la publicité. J’entrevois soudain la possibilité de concilier mon goût pour la langue et la littérature avec mon intérêt réel pour le marketing. Péninou a été formé par Barthes. Mais Barthes est mort. Il ne me reste plus qu’à savoir où l’on peut apprendre la sémiologie à Paris et qui a pris la succession de Barthes à l’École Pratique des Hautes Études où il enseignait jusqu’à ce qu’il soit renversé par une camionnette juste devant la Sorbonne. Ma vie n’aura été finalement qu’un long jeu de piste, à la recherche de qui je voulais être. Deviens qui tu es, disait Nietzsche. Facile à dire. Encore faut-il savoir qui on est. Et ça on ne le sait qu’à la fin, et à condition d’avoir beaucoup cherché. Je cherche encore…

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Mes universités

Je retourne à la vie civile gonflé à bloc, bien décidé à rattraper le temps perdu. À la fac de Villetaneuse, je n’ai pas connu la vie d’étudiant telle que je l’avais fantasmée en quittant l’École Saint Martin, le bac en poche. J’avais opté pour les Sciences Économiques parce que la politique m’intéressait, mais aussi par raison, pensant que c’était la meilleure voie pour accéder aux métiers susceptibles de me correspondre et de m’assurer un avenir acceptable voire si possible à la hauteur de mes espérances. Mais si l’économie est une science molle, en rien prédictive et totalement réfractaire à l’expérimentation, son appareillage méthodologique convoque ces sciences dures que sont les mathématiques et les statistiques. L’économie combine donc ce que les sciences humaines ont de plus fumeux, avec ce que les sciences exactes ont de plus rébarbatif. Les sciences économiques et sociales, c’est de la philosophie et de la psychologie mises en équation. Un peu comme si on cherchait à prouver l’existence de Dieu à l’aide d’un programme informatique, à mesurer le désir avec un double décimètre, à quantifier le bonheur ressenti avec un thermomètre, à évaluer l’honnêteté d’un élu avec un pèse-personne, et à peser le pour et le contre avec une balance de cuisine.

Même si j’aurais rêvé d’être astrophysicien, il faut bien se rendre à l’évidence, je suis plutôt un littéraire. Jusqu’au bac, l’économie, c’est de l’histoire racontée par un journaliste. En fac, je n’avais plus le niveau en maths. Surtout après quatre années de chaos dans une université en grève permanente. Même si j’avais obtenu par miracle un diplôme de consolation, j’étais au bord de la déscolarisation. Et puis mon premier job d’été à la Société Générale m’avait donné une idée de ce qui m’attendait si je persistais à vouloir devenir un cadre, et à quel point ma connaissance des théories keynésiennes ou marxistes me serait d’un grand secours pour être employé de banque. Plutôt crever. Quitte à faire des études qui ne mènent nulle part, autant choisir une matière qui m’intéresse vraiment. Et tant qu’à être étudiant, autant que ce soit à la mythique Sorbonne.

Ce qui m’intéressait le plus à l’époque, c’était de retrouver mes racines espagnoles. Pendant mes études secondaires, mon Espagnol de père m’avait contraint à prendre l’allemand en première langue, et l’anglais en deuxième. Après toutes ces années d’études, je m’exprimais aussi bien dans ces deux langues qu’en latin. Maintenant, c’est moi qui choisira. Et par le jeu des équivalences, je décidai de m’inscrire à La Sorbonne en deuxième année de Licences de Lettres Espagnoles. Le seul problème, c’est que je n’avais jamais appris cette langue pendant toute ma scolarité. Qu’à cela ne tienne. Je parlais déjà un peu l’espagnol pour l’avoir pratiqué chaque été pendant mes vacances familiales sur la Costa Dorada. Un mois de cours d’été à l’Université de Salamanque devrait suffire à me donner les quelques bases nécessaires.

Deux mois après, je débarquais à Clignancourt. Pour La Sorbonne, la vraie, il faudrait encore attendre un peu. Les deux premières années de licence à Paris IV se déroulent à la Porte de Clignancourt. C’était toujours mieux que Villetaneuse, mais encore plus loin d’Auvers-sur-Oise où j’étais toujours contraint à habiter faute d’avoir l’argent nécessaire pour une chambre à Paris. Mais j’étais hyper motivé. Il le fallait, car je savais que je n’avais pas du tout le niveau nécessaire. Le premier cours en amphi, j’arrive en retard. L’entrée se fait côté bureau du professeur. Tout l’amphi a les yeux braqués sur moi. Je m’assieds le plus discrètement possible, et je regarde autour de moi, comprenant mieux la gêne que j’ai ressentie en entrant. Dans l’amphi, il n’y a que des filles. Je me rapproche du paradis.

Mes professeurs, évidemment, remarquent tout de suite que je suis un cas à part. Je suis un garçon, d’abord, plus âgé que les autres, et pour ce qui est de la langue, j’ai en début d’année le niveau quatrième. Mais tous se montrent très bienveillants, voyant bien ma motivation hors norme. De fait, je me lève tous les jours à cinq heures du matin. Un petit footing pour entretenir la forme que j’avais pendant mon service militaire, puis j’attaque les romans au programme, en espagnol évidemment. Je ne connais qu’un mot sur deux. Je cherche tous les autres dans le dictionnaire. Je continue mes lectures dans le train. Deux heures de transport pour atteindre Clignancourt. Le temps de me familiariser avec les classiques espagnols. Tout me passionne. La littérature classique et moderne, espagnole ou latino-américaine, le Siècle d’Or et la Guerre Civile. Cette guerre qui a conduit mon père à venir s’exiler en France en 1939 avec ses parents. Et qui est donc constitutive de mon propre destin.

À la fin de l’année, j’ai rattrapé le niveau de mes camarades. Et l’année d’après je décrocherai la licence avec mention très bien. Le temps que je ne passe pas dans les transports ou en cours, je le passe à la bibliothèque. Il arrive à mes professeurs de me demander les références des articles que je cite, et dont ils ignoraient eux-mêmes l’existence. Mais je n’en ai pas fini avec cette boulimie d’apprendre. Par le jeu des équivalences qui permettent d’écourter les cursus, et en étudiant toujours au moins deux disciplines à la fois, je cumulerai l’équivalent d’une quinzaine d’années d’études supérieures, et j’obtiendrai sept diplômes universitaires dans des spécialités différentes.

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La Foire aux Haricots

Je suis appelé sous les drapeaux le premier août. J’ai pris quelques vacances en juillet afin de m’évader un peu avant cette année d’incarcération, mais je ne connais toujours pas le lieu de ma détention. Sur la route du retour, j’appelle ma mère. Elle ouvre le courrier fatidique qui vient d’arriver à la maison. Arpajon, m’annonce-t-elle. Je n’ai aucune idée de l’endroit où ça se trouve. Sur la Côte d’Azur ? En Alsace ? Dans la banlieue parisienne ? À la fac, un camarade communiste qui a des amis, si ce n’est haut du moins bien placés, m’a promis d’intervenir en ma faveur pour que je ne sois pas affecté trop loin de chez moi, ce qui me permettrait de revenir plus souvent en permission, voire de rentrer chez moi tous les soirs. À l’époque, internet n’existe pas. Les téléphones portables non plus. On a bien une carte de France dans la voiture, mais allez trouver Arpajon sur une carte quand vous ne savez même pas dans quelle région chercher.

J’interroge un pompiste. Tout ce qu’il connaît d’Arpajon, c’est sa célèbre Foire aux Haricots. Ça ne m’avance pas beaucoup. Il y a des haricots partout. D’après lui, tout de même, ce serait plutôt au sud de Paris. Il a raison, je finis par localiser Arpajon, où je suis condamné à passer, pour ne pas dire à perdre, une année de ma vie. En réalité, je ne connaîtrai d’Arpajon que sa gare et sa caserne, perdue au fond des bois, et je ne mettrai jamais les pieds au centre ville d’Arpajon. Encore moins à la Foire aux Haricots.

La classe du mois d’août est celle des étudiants, qui commencent leur service militaire en fin d’année scolaire et au bout de leur sursis. Mais pas n’importe quels étudiants non plus. Les plus motivés, en effet, se voient proposer avec insistance avant leur incorporation une préparation militaire, qui leur permettra d’être appelés en tant qu’aspirants officiers. Les simples bidasses de la classe du mois d’août sont ceux qui ne sont pas assez rebelles pour s’être fait réformer, mais pas assez dociles pour avoir accepté de collaborer en se portant volontaires pour être aspirants. On a donc tous autour de vingt-trois ans. Certains beaucoup plus. Plusieurs sont mariés, voire ont déjà des enfants. Presque tous sont de la région parisienne, ils ont été affectés près de chez eux par piston, et ils ont un niveau bac plus quatre, cinq ou six. Pas vraiment le profil des cinq autres classes de jeunes appelés non sursitaires, provinciaux, campagnards et souvent paysans, tout juste majeurs, et dans le meilleur des cas diplômés du certificat d’études. Sans parler d’une minorité tout simplement analphabète. Bref, de quoi dérouter un peu les quelques sous-offs chargés de nous encadrer, parfois plus jeunes que nous, n’ayant fait aucune étude, et issus de milieux beaucoup moins favorisés.

Le doyen de notre groupe a plus de trente ans. Chauve et passablement enrobé, il en paraît cinquante. D’études en mariage, et de mariage en pouponnage, il est sans doute le recordman de France du sursis. Personne ne sait par quel miracle il a pu échapper aussi longtemps à la conscription. Pour couronner le tout, il est journaliste à L’Humanité. Par principe, car le communiste n’est jamais anti-militariste, il n’a rien fait de lui-même pour se faire réformer, attendant que l’armée prenne l’initiative de le renvoyer chez lui, ce qu’elle finira par faire au bout de quelques mois. En effet, cet intellectuel de gauche à l’allure bonhomme, raisonneur sans être franchement contestataire et encore moins anarchiste, est le pire des clients pour un sergent et pour sa hiérarchie. Le déserteur qui oublie de rentrer de permission, les gendarmes vont le chercher et le ramènent à la caserne où il est mis aux arrêts, ce qui prolongera d’autant son temps de service. Notre camarade, lui, ne conteste rien, mais demande poliment des explications sur tout, feignant de s’intéresser. Explications que ses petits chefs ont bien sûr beaucoup de mal à lui fournir. Parfois même, il va jusqu’à suggérer et proposer… Rien de franchement répréhensible, mais de quoi plonger dans le plus profond désarroi un sous-off à qui on a seulement appris à aboyer.

Chaque matin, nous sommes tous rassemblés dans la cour pour la levée du drapeau. Après quoi, à l’appel de notre nom, nous sortons des rangs un à un pour recevoir notre courrier. Lui est abonné à L’Humanité, que le sergent est donc contraint de lui remettre en main propre tous les jours devant l’ensemble du peloton au garde-à-vous, mais hilare. La levée du drapeau, c’est un peu la messe, à l’armée. Et notre camarade reçoit son exemplaire de L’Huma comme si c’était le Saint Sacrement. Les gradés ont vaguement conscience que ce rituel quotidien a quelque chose d’un peu décalé, voire qu’on se fout ouvertement de leurs gueules, mais ils ne savent pas comment gérer ce problème inédit sans risquer de se mettre en défaut. Le militaire, s’il est très à cheval sur le règlement, craint par dessus tout la Loi de la République. Aucun règlement précis ne semble interdire à un bidasse d’être abonné à L’Huma pourvu qu’il ne fasse pas de prosélytisme, et la loi ne paraît pas autoriser non plus qu’on le prive de cette édifiante lecture. Reste bien sûr la répression discrètement dissuasive. Mais comment infliger impunément des brimades à un type qui est journaliste à L’Huma ? Le lendemain, ce serait dans son journal…

Je ne vous infligerai pas davantage le récit de mon service militaire, même s’il y aurait beaucoup à dire. Après une année entière à ne rien faire et à ne penser à rien, je retournais à la vie civile en pleine forme, le corps et l’esprit reposés, avec une envie décuplée de vivre. L’expérience de la prison, quand elle n’est pas trop prolongée, a le mérite de redonner tout son sens au mot liberté. Celle du désœuvrement total et de la stupidité absolue redonne le goût de l’action et de la réflexion. De ce point de vue, le service militaire fut pour moi à la fois un retour au néant originel et une véritable renaissance.

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Les trois jours

J’ai vingt-trois ans et, ma maîtrise de Sciences Économiques largement usurpée en poche, je suis arrivé au bout de mon sursis. Oui, le service militaire, c’est pire que la prison, même quand on a obtenu un sursis, il faudra quand même purger sa peine un jour ou l’autre. Je reçois donc ma convocation pour ce qu’on appelait alors les trois jours, qui se résumaient en réalité à une journée. Pour moi, c’est au Fort de Vincennes. Par un hasard extraordinaire, mon tout nouveau beau-frère, qui vient d’achever ses études de dentiste, effectue au même moment son service et, en tant que membre du corps médical, on l’a affecté à l’examen des jeunes recrues convoquées à Vincennes afin qu’on statue sur leur aptitude à devenir de bons petits soldats. Il me rassure. En tant que dentiste, il ne peut pas directement décréter mon inaptitude, mais tous les autres jeunes médecins affectés au conseil de réforme, appelés comme lui, sont des copains. Sous un prétexte ou un autre, je serai réformé, cela ne fait aucun doute.

Tous mes amis de l’époque, d’ailleurs, ont déjà été déclarés inaptes. Généralement, ils se présentaient aux trois jours en loques, après plusieurs nuits blanches, sous LSD, en se déclarant fous, homosexuels et suicidaires. L’armée a une sainte horreur de ce qu’elle ne connaît pas, et elle déteste les complications. Mater les fortes têtes, oui, elle sait faire. C’est même son métier. Sa mission. Materner les tarés, les drogués et les pédés, non. Elle ne sait pas comment s’y prendre avec ces marginaux, et elle craint par trop la contamination. Quand on ne voulait vraiment pas faire son service militaire, et qu’on était déterminé à le montrer, on était réformé. Mais je ne me vois pas jouer, ne serait-ce qu’une journée, ce rôle d’asocial, qui suppose une perte totale de contrôle de soi et une confrontation directe avec le pouvoir, en l’occurrence celui de l’État. Je ne suis pas rebelle à ce point.

Toute ma vie, jusque là, j’ai dû composer avec l’autorité, celle de mes parents, celle de mes maîtres, celle de mes patrons, en évitant toute opposition frontale qui aurait immédiatement causé ma perte. Rouler sagement sur des routes de campagne avec de faux papiers, à la rigueur. Rouler sans permis, à fond la caisse et complètement bourré, sur l’autoroute, c’est au-dessus de mes forces. C’est pourquoi la voie de réforme presque légale proposée par mon beauf me convient parfaitement. Mais à quelques jours de ma convocation, c’est la douche froide. Le conseil de réforme est devenu un vrai bazar. Les jeunes appelés médecins y réforment à tour de bras, en échange de petits ou gros cadeaux et parfois même pour de l’argent. Des enquêtes sont en cours et la reprise en main a déjà commencé. Il n’est plus question pour moi d’obtenir une dispense à bon compte.

Pour passer malgré tout entre les mailles du filet, il ne me reste plus qu’à m’inventer une vraie fausse tare. Mon beau-frère me suggère l’épilepsie. Épileptique un jour, épileptique toujours. Il suffit de pouvoir prouver qu’on a déjà eu une crise, pour être déclaré épileptique, et donc inapte. Mon beauf est prêt à me faire une fausse ordonnance attestant de cette première crise imaginaire. Mais j’hésite. Être ou ne pas être épileptique ? Épileptique, en somme, c’est un peu comme comédien. Il suffit de se prétendre tel pour être ainsi catalogué, mais à l’inverse, si vous décidez un jour de renoncer à ce statut, il sera très difficile de convaincre les autres que vous êtes finalement sain de corps et d’esprit, et vous risquez d’être considéré à jamais comme un bon à rien.

Ma vie ne faisait que commencer. J’envisageais d’être professeur. De passer des concours. Pourquoi pas d’être diplomate. Réformé et épileptique… J’allais traîner toute ma vie cette marque d’infamie. Pire, et si, ayant déclaré être épileptique, je le devenais vraiment ? Et puis quelque chose en moi, sans doute, rechignait à la réforme. Au bout du compte, j’aurai toujours été un légaliste, pas un révolutionnaire. Un râleur, plus qu’un véritable rebelle. Tricher, oui. Remettre en cause la règle du jeu, tout de même pas. Et finalement, affronter les épreuves pour en sortir plus fort m’aura toujours semblé préférable à l’esquive. Je décidai d’affronter celle-ci. Le service militaire, paraît-il, faisait de vous un homme. Et si c’était vrai ?

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La maison bleue

Pour jouer de la batterie, il faut d’abord et avant tout… avoir une batterie. Avec l’argent de mon premier job d’été, j’en achète une d’occasion. Il ne me reste plus qu’à apprendre comment m’en servir. Sur la recommandation d’un ami, je me retrouve en cours particulier à Enghien-les-Bains avec le batteur du Dharma, l’un des meilleurs groupes de jazz expérimental du moment. C’est un peu comme si, n’ayant jamais touché un volant, pour passer le permis B afin de conduire une vieille deux-chevaux et partir en vacances, vous aviez comme moniteur d’auto-école un champion du monde de Formule 1.

Le type est adorable. Comprenant vite qu’en commençant la batterie en dilettante à plus de vingt ans, je ne deviendrai jamais le nouveau Billy Cobham, et que ce n’est d’ailleurs pas mon intention, il accepte néanmoins de m’enseigner les rudiments de l’accompagnement rock. Avec ces quelques bases rythmiques, je décide de ne pas lui faire perdre davantage son temps et d’économiser mon argent. J’arrête les cours et je commence à m’exercer tout seul. Deux de mes voisins jouent de la guitare. Le bassiste, Marc, a tout juste seize ans, cinq de moins que moi. C’est le fils du sculpteur Georges Jeanclos, qui deviendra célèbre par la suite. Ce sera mon premier groupe : Les Rebelles.

Notre première apparition en public est pour la soirée de fin d’année du lycée, à la salle des fêtes de Saint-Ouen l’Aumône. Nous ne devions jouer qu’un morceau avant la remise des prix, mais le leader du groupe refuse de quitter la scène et, prétextant des rappels plus ou moins imaginaires, enchaîne sur trois ou quatre chansons de plus, sous le regard courroucé de la direction. Entre reprise des Beatles et compositions assez mièvres de notre chanteur, nous animons quelques soirées dansantes, avec un succès mitigé. Avec Marc, nous décidons de nous séparer de ce chanteur de variétés, et nous reformons un groupe avec des Camerounais que j’ai rencontrés à la fac. Ce groupe s’appellera Mami Wata.

Le guitariste est un véritable virtuose et joue du Hendrix comme personne. Nous triomphons le temps de quelques concerts dans les salles des fêtes et autres maisons de jeunes de la région. Mais ce guitare héros s’avère vraiment trop incontrôlable. On n’est jamais sûr qu’il viendra le jour dit, qu’il sera en état de jouer, ou qu’il ne lui manquera pas une corde de rechange pour sa guitare au cas où il en casserait une en jouant avec ses dents. Toujours avec le bassiste, nous reformons un groupe autour d’un pianiste qui composera tous nos morceaux façon jazz rock. Sur ma proposition, le groupe s’appellera modestement Expérience, hommage à Jimi Hendrix, mon idole.

Encore plusieurs concerts d’assez bonne tenue, et notre carrière s’achèvera sur une déception. Nous devons jouer dans le cadre d’un festival en plein air à Pontoise, et nous sommes programmés juste avant la vedette, Valérie Lagrange, qui pour la journée met tout le matériel de son groupe à la disposition des premières parties. Mais le retard s’accumule. Valérie Lagrange, qui ne veut sans doute pas se coucher trop tard, nous annonce que pour jouer à l’heure prévue, elle passera avant nous… et qu’elle remballera son matos après pour rentrer à Paris avec ses deux camions et sa vingtaine de roadies. Ironie de l’histoire, ce sera elle qui fera notre première partie. Nous comptions beaucoup sur cette énorme sono pour faire une prestation exceptionnelle, et nous devons nous contenter maintenant de nos propres amplis, pas du tout prévus pour un concert en plein air, devant un public clairsemé après le départ de la star de la soirée. Pas même de retours. On ne s’entend pas, et on a bien du mal à jouer en rythme. Pour le groupe déjà au bord de l’explosion, ce sera le coup de grâce. De toute façon, je dois partir à l’armée…

Une fin amère, donc. Entre-temps, le groupe de la région avec lequel nous partagions la vedette, les Blessed Virgins, davantage dans l’air du temps, est parti enregistrer son premier album à Londres. Je ne serai jamais une star du rock. Mais pour moi, cette expérience sera sans doute la plus intense de ma vie. Pendant toute cette période, nous répétions dans une incroyable maison à Auvers-sur-Oise, chez Rosine Luguet, dont la fille Adélaïde était une camarade d’école de notre bassiste. Le père d’Adélaïde, D’Dée, légendaire danseur du Tabou à Saint-Germain-des-Prés, était remarié avec Ursula Vian-Kübler, la veuve de Boris, ce qui plus tard me donnera l’occasion de voir l’endroit où avait vécu Vian, Cité Véron, à Pigalle.

Rosine était elle-même la fille d’André Luguet, une vedette de théâtre et de cinéma de la première partie du vingtième siècle. La maison de Rosine, c’était un peu la Maison bleue de Maxime Le Forestier. Elle en avait jeté la clef, et on pouvait y débarquer sans prévenir à toute heure du jour et de la nuit pour y manger, y boire, ou y dormir. On pouvait surtout y fumer tout ce qui pouvait se fumer à l’époque, et qui souvent poussait directement dans le jardin. Rosine avait été comédienne, elle aussi. Notamment dans la Troupe des Branquignoles. Elle mettait gracieusement une pièce de sa maison à la disposition des membres du groupe West African Cosmos, pour qu’ils puissent y répéter, et après leur départ vers de nouvelles aventures, nous nous apprêtions à prendre le relais.

En arrivant chez Rosine, c’est peu dire qu’on avait l’impression d’être ailleurs. On n’avait guère l’occasion de croiser des Africains, à l’époque, à Auvers-sur-Oise. De la salle de répétition s’échappaient des sonorités et des rythmes inconnus, accompagnant des chants scandés dans une langue dont nous ignorions jusqu’au nom. On retrouvait ensuite les membres du groupe rassemblés autour d’un plat africain, dans lequel ils puisaient directement avec leurs mains immenses. Pendant quelques heures, pour une nuit ou pour un week-end, j’étais le hippy que je rêvais d’être, avant de rentrer sagement chez moi retrouver ma vie de petit bourgeois étudiant. Tous mes camarades d’alors, moins prudents, n’auront pas survécu à cet excès de liberté, qui les conduisit pour certains vers ces drogues dures qui font des paradis artificiels un enfer bien réel.

J’eus la chance pour ma part d’échapper à au moins deux perquisitions de la brigade des stups. L’une en ma présence dans la maison de Rosine où, par miracle, les flics ne trouvèrent même pas un mégot de joint dans un cendrier, alors que quelques semaines auparavant, c’était une grosse botte d’herbe du jardin qui séchait dans la salle de répétition. L’autre dans l’appartement d’un camarade dealer chez qui la veille au soir je fumais de l’opium et où la police cette fois tomba sur le gros lot. Il a fini en prison. Si j’avais subi le même sort, mon père ne me l’aurait jamais pardonné, et les conséquences pour moi et pour mon avenir auraient été bien plus terribles que les seules suites judiciaires.

Toute ma vie j’aurai beaucoup joué avec le feu, sans jamais me brûler. J’aurai eu la chance de ne jamais être au mauvais endroit au mauvais moment. Et j’aurai parfois forcé la chance pour être au bon endroit au bon moment. Il faut croire qu’un ange veillait sur moi en attendant que je puisse le rencontrer plus tard. Quoi qu’il en soit, pour moi, c’était la fin de cette merveilleuse parenthèse musicale. Après un dernier casting raté à Hérouville dans la Bergerie de Jacques Higelin, dont l’un des musiciens cherchait en urgence un batteur pour un concert ayant lieu de lendemain, je revendais ma batterie. L’armée, à laquelle je n’avais pas réussi à échapper, allait d’une certaine façon me remettre dans le droit chemin…

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Le Mouvement Anti-Autruches

En débarquant sur la dalle de la fac de Villetaneuse en octobre 1974, après sept ans passés dans le parc verdoyant de l’École Saint Martin à Pontoise, je passe brutalement du ghetto réservé aux quelques héritiers du Gotha, à celui assigné à la trop nombreuse progéniture du prolétariat de banlieue. La démocratisation des études supérieures, à l’époque en tout cas, cela veut surtout dire qu’une poignée de privilégiés continueront à préempter les rares places qui leur sont réservées dans les établissements les plus prestigieux comme Sciences Po, tandis que le reste du troupeau s’entassera à plus de mille dans des amphis prévus pour cinq cents, et à cinquante dans des classes de travaux dirigés prévues pour trente. Les premiers obtiendront au final le sésame qui leur permettra d’entrer par la grande porte dans leur vie professionnelle de cadres supérieurs, les autres se verront gratifiés en lot de consolation d’un diplôme sans valeur sur le marché du travail, qui au mieux les condamnera à postuler pour des emplois de bureau auxquels ils auraient pu prétendre avec le bac, ou à préparer d’obscurs concours administratifs dans l’espoir de devenir un jour de petits fonctionnaires.

La désespérance finissant toujours par nourrir la révolte, Paris XIII était sous la coupe d’une poignée d’étudiants d’extrême-gauche ayant décrété que, si c’était pour avoir un diplôme qui ne valait rien, autant l’obtenir sans rien faire. Mes études à Villetaneuse se résumèrent donc à une interminable succession de grèves, s’achevant régulièrement chaque année par des examens de pure forme, suivis d’une promotion automatique à l’ancienneté. Heureusement, ces longues périodes d’inactivité étaient parfois agrémentées par des concerts dans nos amphis transformés en salles de spectacle par une bande de joyeux anars, fondateurs du bien nommé Mouvement Anti-Autruches. Pendant ces quatre années, je n’appris à peu près rien en économie, mais je découvrais Jacques Higelin, Bernard Lavilliers, Téléphone ou encore le West African Cosmos, qui donnaient là leurs premiers concerts, à la place où auraient dû se produire mes professeurs de sciences politiques ou de droit des affaires. Et puisque le destin ne semblait pas disposé à faire de moi un économiste, je décidai de devenir rocker moi aussi.

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Ma première fois

L’été du bac, mon père, sans me demander mon avis et sans juger utile de me prévenir à l’avance, m’avait trouvé un job pour le mois de juillet dans l’agence bancaire où était domicilié son compte et celui de son entreprise, à la Société Générale de Pontoise. Il faut croire qu’il avait un certain crédit auprès du directeur, car je n’avais même pas eu à passer un simulacre d’entretien d’embauche, alors que je n’avais à l’évidence aucune des compétences requises et encore moins de dispositions naturelles pour un travail d’employé de banque. Plus généralement, j’ignorais tout de ce monde fantastique de la vie de bureau.

Je vécus donc cet inévitable rite de passage, de l’enfance et son argent de poche à l’âge adulte du salariat, comme une épreuve à la fois nécessaire et douloureuse, pour ainsi dire comme un dépucelage. La première fois, on se doute que faute d’expérience préalable, ça ne va pas être aussi agréable qu’on l’avait fantasmé, mais on espère que par la suite, comme pour tous les autres, ça glissera mieux, qu’on y prendra goût et qu’on y trouvera même quelques satisfactions. Au pire, à défaut de véritable plaisir, on se contentera de l’argent qu’on voudra bien nous donner en échange de la mise à disposition de notre propre personne auprès du grand capital, pour son plus grand profit et sa pleine jouissance.

Provisoirement, je quittais l’univers rassurant de la scolarité, et je pénétrais dans ce monde inconnu du travail rémunéré. Pour ce déniaisement, on m’avait prudemment affecté au service de la compensation, sans doute afin d’éviter tout contact potentiellement catastrophique avec la clientèle. Chaque jour des clients, justement, déposent à la Société Générale des chèques d’autres banques, et chaque jour dans d’autres banques, on dépose des chèques de la Société Générale. Pour faire l’économie de mouvements de fonds superflus, ce service a pour mission de comptabiliser tous ces chèques afin de procéder à leur annulation, jusqu’à hauteur du solde, qui seul fera l’objet d’un transfert. Concrètement, cela consistait pour les employés de la compensation à additionner à la main, banque par banque, à l’aide d’une simple calculette, les milliers de chèques déposés la veille à l’agence, afin de tomber sur le chiffre exact qui ferait l’unanimité.

J’ai toujours eu du mal à faire une addition de plus de cinq lignes sans me tromper, alors imaginez un peu la probabilité pour moi de tomber sur le bon résultat après avoir additionné pendant plus d’une heure des milliers de chiffres comportant tous des centimes après la virgule. En un mois, je ne pense pas avoir trouvé une seule fois le bon numéro du premier coup. Il fallait qu’un autre employé, un vrai celui-là, passe derrière moi pour refaire mes additions afin de tomber juste. Un travail dont il s’acquittait en vingt minutes, tout en continuant à bavarder avec ses collègues, quand j’y passais presque la matinée pour n’arriver à rien. J’en faisais des cauchemars, en reprenant chaque nuit encore et encore ces interminables additions, tout en me demandant avec angoisse où pouvait bien se cacher l’erreur fatale rendant tout mon travail inutilisable, et faisant de moi un inutile.

Ma chef de bureau, d’ailleurs, ne prenait guère de gants pour me signifier à quel point j’étais un employé pathétique, considérant à juste titre que ma présence dans ce bureau n’était dû qu’au piston dont j’avais bénéficié en tant que rejeton d’un gros client de l’agence. Tu seras un salarié, mon fils. Cette épreuve initiatique fut particulièrement pénible pour moi, et ma vie durant, je garderai une profonde aversion pour ce travail de bureau, auquel ma scolarité passée et mes futures études semblaient me destiner.

J’en aurais presque regretté de ne pas avoir choisi d’être un ouvrier. Au moins, quand on travaille de ses mains pour accomplir une tâche simple, comme couper du bois par exemple, on peut parfois penser à autre chose. Quand je ne travaillais pas à la Société Générale, en effet, le week-end ou pendant les vacances scolaires, mon père nous tirait du lit mon frère et moi, à cinq heures du matin, été comme hiver, pour aller travailler en forêt à trente ou cinquante kilomètres de la maison, après avoir fait le trajet avec les autres bûcherons espagnols ou yougoslaves à l’arrière d’une camionnette bâchée. Au moins, on était au grand air, et tout en brûlant des branches ou en empilant des rondins, je pouvais laisser mon esprit vagabonder.

Mais je ne me voyais pas non plus finir ma vie en homme des bois, surtout avec mon père comme patron. Je commençais à m’inquiéter sérieusement pour mon avenir professionnel. Alors quoi ? Gratte-papier dans un bureau ou forçat en usine ? Kafka ou Zola ? Et si j’étais un bon à rien tout simplement, comme me le répétait si pertinemment mon père à longueur de journée, sans doute pour me donner du cœur à l’ouvrage ?

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La vie de château

Avec mon pauvre bac mention assez bien, je ne pouvais pas prétendre intégrer Sciences Po. Mes parents, de toute façon, ne m’auraient jamais payé une chambre à Paris, et après avoir passé toute mon adolescence dans une école catholique, j’avais envie de liberté. Je rêvais d’être à ma place, de fréquenter des gens normaux, c’est-à-dire des étudiants appartenant à la même classe sociale que moi, ni des prolétaires, ni des grands bourgeois.

À Villetaneuse, dans cette fac de la banlieue nord qui m’était assignée en fonction de mon lieu de résidence, je ne risquais pas de revoir mes anciens camarades de Saint Martin. Et selon toute probabilité, les enfants d’ouvriers, eux, pointaient déjà à l’usine. Je pensais retrouver là les élèves du lycée, avec qui j’espérais nouer des relations normales, entre fils, et aussi filles enfin, de Français moyens. Mais étais-je encore moi-même un Français moyen ? L’avais-je vraiment été ? Le serais-je jamais ?

À quatorze ans, j’avais donc quitté le taudis où j’étais né et où j’avais grandi, avec mon frère et mes deux sœurs. Après un projet de construction avorté à Montlignon, qui quelques années plus tard m’aurait permis d’aller presqu’à pied à la fac de Villetaneuse, ou en une demi-heure de train et de métro à la Sorbonne, nous habitions désormais une immense maison, toujours à Auvers, mais deux kilomètres plus loin, encore plus isolée que la première. Une demeure bourgeoise, entourée d’un parc de deux hectares, que mon père avait fait construire par un vieux maçon à la retraite, en nous mettant à contribution, nous les garçons, quand nous n’étions pas à l’école, pour pousser les brouettes de béton que ce vieil homme n’était plus en capacité de déplacer.

À vrai dire cette maison, pendant les deux ou trois premières années, nous n’en occupions que le sous-sol, les étages d’habitation restant encore en chantier. J’avais quitté une masure où je devais partager un lit à deux places avec mon frère dans la même chambre que mes deux sœurs, je me retrouvais dans ce même lit, toujours avec mon frère, dans une chambre cette fois sans fenêtre, au sous-sol d’une gentilhommière en construction. Au moins, maintenant, nous avions accès à une douche, et à des toilettes dignes de ce nom.

En matière d’eau courante, d’ailleurs, nous ne risquions plus de manquer. Bâtie en contrebas de la route à une centaine de mètres de l’Oise, contre l’avis du maçon lui-même, la maison fut inondée avant même la fin des travaux. Un mètre quatre-vingt d’eau au rez-de-chaussée. Mon frère et moi avions bricolé un radeau pour explorer notre nouveau chez-nous. Quand on est enfant, on s’amuse de tout, même du pire. Mais chaque hiver après cela, nous vivions dans la crainte d’une nouvelle inondation qui nous laisserait à nouveau sans chauffage et parfois sans électricité.

Finalement, à l’âge de seize ans, j’avais ma propre chambre, à l’étage et plus ou moins à l’abri des caprices de la rivière. Je n’avais d’ailleurs que l’embarras du choix pour la chambre, puisqu’entre-temps mes deux sœurs avaient quitté la maison après s’être mariées à la hâte pour fuir cet enfer familial. Mon frère était sur le point de partir aussi. Je vivais donc désormais seul avec mes parents dans ce « château » enfin achevé et doté de toutes les commodités, mais à présent déserté. En ne rêvant que de pouvoir partir à mon tour.

Il y a bien un château, à Auvers, un vrai, celui-là et j’aurai connu à la fois le fils du châtelain de l’époque, qui était un camarade de classe à Saint Martin, et le fils du gardien, un « rital », déjà déscolarisé et un peu dealer, avec qui je fumais mes premiers joints pendant mes brefs moments de liberté non surveillée. C’est l’histoire de ma vie. Je n’ai jamais su où était ma place, au château, avec les héritiers, ou à l’office avec les domestiques. Et ni les uns ni les autres ne m’auront jamais considéré comme l’un des leurs.

 

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