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Le Mouvement Anti-Autruches

En débarquant sur la dalle de la fac de Villetaneuse en octobre 1974, après sept ans passés dans le parc verdoyant de l’École Saint Martin à Pontoise, je passe brutalement du ghetto réservé aux quelques héritiers du Gotha, à celui assigné à la trop nombreuse progéniture du prolétariat de banlieue. La démocratisation des études supérieures, à l’époque en tout cas, cela veut surtout dire qu’une poignée de privilégiés continueront à préempter les rares places qui leur sont réservées dans les établissements les plus prestigieux comme Sciences Po, tandis que le reste du troupeau s’entassera à plus de mille dans des amphis prévus pour cinq cents, et à cinquante dans des classes de travaux dirigés prévues pour trente. Les premiers obtiendront au final le sésame qui leur permettra d’entrer par la grande porte dans leur vie professionnelle de cadres supérieurs, les autres se verront gratifiés en lot de consolation d’un diplôme sans valeur sur le marché du travail, qui au mieux les condamnera à postuler pour des emplois de bureau auxquels ils auraient pu prétendre avec le bac, ou à préparer d’obscurs concours administratifs dans l’espoir de devenir un jour de petits fonctionnaires.

La désespérance finissant toujours par nourrir la révolte, Paris XIII était sous la coupe d’une poignée d’étudiants d’extrême-gauche ayant décrété que, si c’était pour avoir un diplôme qui ne valait rien, autant l’obtenir sans rien faire. Mes études à Villetaneuse se résumèrent donc à une interminable succession de grèves, s’achevant régulièrement chaque année par des examens de pure forme, suivis d’une promotion automatique à l’ancienneté. Heureusement, ces longues périodes d’inactivité étaient parfois agrémentées par des concerts dans nos amphis transformés en salles de spectacle par une bande de joyeux anars, fondateurs du bien nommé Mouvement Anti-Autruches. Pendant ces quatre années, je n’appris à peu près rien en économie, mais je découvrais Jacques Higelin, Bernard Lavilliers, Téléphone ou encore le West African Cosmos, qui donnaient là leurs premiers concerts, à la place où auraient dû se produire mes professeurs de sciences politiques ou de droit des affaires. Et puisque le destin ne semblait pas disposé à faire de moi un économiste, je décidai de devenir rocker moi aussi.

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Ma première fois

L’été du bac, mon père, sans me demander mon avis et sans juger utile de me prévenir à l’avance, m’avait trouvé un job pour le mois de juillet dans l’agence bancaire où était domicilié son compte et celui de son entreprise, à la Société Générale de Pontoise. Il faut croire qu’il avait un certain crédit auprès du directeur, car je n’avais même pas eu à passer un simulacre d’entretien d’embauche, alors que je n’avais à l’évidence aucune des compétences requises et encore moins de dispositions naturelles pour un travail d’employé de banque. Plus généralement, j’ignorais tout de ce monde fantastique de la vie de bureau.

Je vécus donc cet inévitable rite de passage, de l’enfance et son argent de poche à l’âge adulte du salariat, comme une épreuve à la fois nécessaire et douloureuse, pour ainsi dire comme un dépucelage. La première fois, on se doute que faute d’expérience préalable, ça ne va pas être aussi agréable qu’on l’avait fantasmé, mais on espère que par la suite, comme pour tous les autres, ça glissera mieux, qu’on y prendra goût et qu’on y trouvera même quelques satisfactions. Au pire, à défaut de véritable plaisir, on se contentera de l’argent qu’on voudra bien nous donner en échange de la mise à disposition de notre propre personne auprès du grand capital, pour son plus grand profit et sa pleine jouissance.

Provisoirement, je quittais l’univers rassurant de la scolarité, et je pénétrais dans ce monde inconnu du travail rémunéré. Pour ce déniaisement, on m’avait prudemment affecté au service de la compensation, sans doute afin d’éviter tout contact potentiellement catastrophique avec la clientèle. Chaque jour des clients, justement, déposent à la Société Générale des chèques d’autres banques, et chaque jour dans d’autres banques, on dépose des chèques de la Société Générale. Pour faire l’économie de mouvements de fonds superflus, ce service a pour mission de comptabiliser tous ces chèques afin de procéder à leur annulation, jusqu’à hauteur du solde, qui seul fera l’objet d’un transfert. Concrètement, cela consistait pour les employés de la compensation à additionner à la main, banque par banque, à l’aide d’une simple calculette, les milliers de chèques déposés la veille à l’agence, afin de tomber sur le chiffre exact qui ferait l’unanimité.

J’ai toujours eu du mal à faire une addition de plus de cinq lignes sans me tromper, alors imaginez un peu la probabilité pour moi de tomber sur le bon résultat après avoir additionné pendant plus d’une heure des milliers de chiffres comportant tous des centimes après la virgule. En un mois, je ne pense pas avoir trouvé une seule fois le bon numéro du premier coup. Il fallait qu’un autre employé, un vrai celui-là, passe derrière moi pour refaire mes additions afin de tomber juste. Un travail dont il s’acquittait en vingt minutes, tout en continuant à bavarder avec ses collègues, quand j’y passais presque la matinée pour n’arriver à rien. J’en faisais des cauchemars, en reprenant chaque nuit encore et encore ces interminables additions, tout en me demandant avec angoisse où pouvait bien se cacher l’erreur fatale rendant tout mon travail inutilisable, et faisant de moi un inutile.

Ma chef de bureau, d’ailleurs, ne prenait guère de gants pour me signifier à quel point j’étais un employé pathétique, considérant à juste titre que ma présence dans ce bureau n’était dû qu’au piston dont j’avais bénéficié en tant que rejeton d’un gros client de l’agence. Tu seras un salarié, mon fils. Cette épreuve initiatique fut particulièrement pénible pour moi, et ma vie durant, je garderai une profonde aversion pour ce travail de bureau, auquel ma scolarité passée et mes futures études semblaient me destiner.

J’en aurais presque regretté de ne pas avoir choisi d’être un ouvrier. Au moins, quand on travaille de ses mains pour accomplir une tâche simple, comme couper du bois par exemple, on peut parfois penser à autre chose. Quand je ne travaillais pas à la Société Générale, en effet, le week-end ou pendant les vacances scolaires, mon père nous tirait du lit mon frère et moi, à cinq heures du matin, été comme hiver, pour aller travailler en forêt à trente ou cinquante kilomètres de la maison, après avoir fait le trajet avec les autres bûcherons espagnols ou yougoslaves à l’arrière d’une camionnette bâchée. Au moins, on était au grand air, et tout en brûlant des branches ou en empilant des rondins, je pouvais laisser mon esprit vagabonder.

Mais je ne me voyais pas non plus finir ma vie en homme des bois, surtout avec mon père comme patron. Je commençais à m’inquiéter sérieusement pour mon avenir professionnel. Alors quoi ? Gratte-papier dans un bureau ou forçat en usine ? Kafka ou Zola ? Et si j’étais un bon à rien tout simplement, comme me le répétait si pertinemment mon père à longueur de journée, sans doute pour me donner du cœur à l’ouvrage ?

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La vie de château

Avec mon pauvre bac mention assez bien, je ne pouvais pas prétendre intégrer Sciences Po. Mes parents, de toute façon, ne m’auraient jamais payé une chambre à Paris, et après avoir passé toute mon adolescence dans une école catholique, j’avais envie de liberté. Je rêvais d’être à ma place, de fréquenter des gens normaux, c’est-à-dire des étudiants appartenant à la même classe sociale que moi, ni des prolétaires, ni des grands bourgeois.

À Villetaneuse, dans cette fac de la banlieue nord qui m’était assignée en fonction de mon lieu de résidence, je ne risquais pas de revoir mes anciens camarades de Saint Martin. Et selon toute probabilité, les enfants d’ouvriers, eux, pointaient déjà à l’usine. Je pensais retrouver là les élèves du lycée, avec qui j’espérais nouer des relations normales, entre fils, et aussi filles enfin, de Français moyens. Mais étais-je encore moi-même un Français moyen ? L’avais-je vraiment été ? Le serais-je jamais ?

À quatorze ans, j’avais donc quitté le taudis où j’étais né et où j’avais grandi, avec mon frère et mes deux sœurs. Après un projet de construction avorté à Montlignon, qui quelques années plus tard m’aurait permis d’aller presqu’à pied à la fac de Villetaneuse, ou en une demi-heure de train et de métro à la Sorbonne, nous habitions désormais une immense maison, toujours à Auvers, mais deux kilomètres plus loin, encore plus isolée que la première. Une demeure bourgeoise, entourée d’un parc de deux hectares, que mon père avait fait construire par un vieux maçon à la retraite, en nous mettant à contribution, nous les garçons, quand nous n’étions pas à l’école, pour pousser les brouettes de béton que ce vieil homme n’était plus en capacité de déplacer.

À vrai dire cette maison, pendant les deux ou trois premières années, nous n’en occupions que le sous-sol, les étages d’habitation restant encore en chantier. J’avais quitté une masure où je devais partager un lit à deux places avec mon frère dans la même chambre que mes deux sœurs, je me retrouvais dans ce même lit, toujours avec mon frère, dans une chambre cette fois sans fenêtre, au sous-sol d’une gentilhommière en construction. Au moins, maintenant, nous avions accès à une douche, et à des toilettes dignes de ce nom.

En matière d’eau courante, d’ailleurs, nous ne risquions plus de manquer. Bâtie en contrebas de la route à une centaine de mètres de l’Oise, contre l’avis du maçon lui-même, la maison fut inondée avant même la fin des travaux. Un mètre quatre-vingt d’eau au rez-de-chaussée. Mon frère et moi avions bricolé un radeau pour explorer notre nouveau chez-nous. Quand on est enfant, on s’amuse de tout, même du pire. Mais chaque hiver après cela, nous vivions dans la crainte d’une nouvelle inondation qui nous laisserait à nouveau sans chauffage et parfois sans électricité.

Finalement, à l’âge de seize ans, j’avais ma propre chambre, à l’étage et plus ou moins à l’abri des caprices de la rivière. Je n’avais d’ailleurs que l’embarras du choix pour la chambre, puisqu’entre-temps mes deux sœurs avaient quitté la maison après s’être mariées à la hâte pour fuir cet enfer familial. Mon frère était sur le point de partir aussi. Je vivais donc désormais seul avec mes parents dans ce « château » enfin achevé et doté de toutes les commodités, mais à présent déserté. En ne rêvant que de pouvoir partir à mon tour.

Il y a bien un château, à Auvers, un vrai, celui-là et j’aurai connu à la fois le fils du châtelain de l’époque, qui était un camarade de classe à Saint Martin, et le fils du gardien, un « rital », déjà déscolarisé et un peu dealer, avec qui je fumais mes premiers joints pendant mes brefs moments de liberté non surveillée. C’est l’histoire de ma vie. Je n’ai jamais su où était ma place, au château, avec les héritiers, ou à l’office avec les domestiques. Et ni les uns ni les autres ne m’auront jamais considéré comme l’un des leurs.

 

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Épluches

J’ai décroché le bac de justesse, après une scolarité secondaire en dents de scie. En primaire, je n’avais guère de mérite à briller. Même si la plupart vivaient dans des maisons plus confortables et plus salubres que la mienne, mes camarades de classe étaient issus de milieux encore plus défavorisés que moi. Le terme de leurs études était généralement le certif. De toute ma classe, nous ne fûmes que deux à aller en sixième : moi, fils d’immigré espagnol, et le fils de la directrice, d’origine vietnamienne. Lui au collège public, et moi dans une école privée. Paradoxalement, c’était nous, les enfants de l’immigration, qui prenions l’ascenseur social, tandis que les Français de souche se contentaient de l’escalier, en espérant que ce ne soit pas celui qui descend à la cave. Souvent, la difficulté à sortir de sa condition ne tient pas au handicap culturel dont souffriraient les enfants issus d’un milieu modeste, mais au manque d’ambition que leurs parents ont pour eux. Tu seras un ouvrier, mon fils, comme ton père. Ou bien tu seras coiffeuse, comme ta mère. Un vrai métier, tout de suite, et tu commences à ramener de l’argent à la maison. Le reste, ce n’est pas pour nous.

Ceux qui n’allaient pas en sixième allaient apprendre un métier à Épluches, un établissement professionnel situé au milieu des champs de patates, entre Chaponval et Pontoise. Quand mes résultats scolaires étaient vraiment trop désastreux, mon père m’encourageait à sa façon : si tu te fais renvoyer de Saint Martin, je te mets à Épluches. Épluches patates. Ce n’était pas un plan B, c’était une menace de mort sociale. Mon père était un bûcheron espagnol devenu chef d’entreprise. J’aurais préféré mourir que de devenir ouvrier, comme mes petits camarades pourtant bien français. Et pour mon père, cela aurait définitivement fait de moi un raté.

Je dois dire d’ailleurs qu’au cours de ma scolarité, je n’ai jamais souffert d’aucune forme de racisme, comme c’était encore le cas à l’époque pour les « Ritals ». Je n’ai même connaissance d’aucune véritable insulte de ce genre pour qualifier les Espagnols en France. Bien au contraire, pour tous mes instituteurs, j’étais l’exemple à suivre. Regardez, bande de cancres, il s’appelle Martinez et c’est le premier de la classe ! En fait, j’ai toujours été le chouchou. Et mes camarades gaulois ne m’en tenaient même pas rigueur. En entrant en sixième, bien sûr, avec les rejetons de la petite ou grande bourgeoisie locale et les héritiers de l’élite parisienne, il m’a fallu changer de braquet. Au début j’y perdais un peu mon latin. Et puis peu à peu j’ai remonté la pente, après justement avoir abandonné le latin au profit de l’économie. Dommage, j’aimais bien le latin. Ce changement d’orientation me fut néanmoins salutaire. Je brillais en français, et en sciences économiques. De nouveau, je caracolais en tête du peloton, loin devant ces enfants de la haute société que leurs parents destinaient à Sciences Po et à l’ENA. Devant l’héritier de la famille Rothschild que j’avais pour camarade, et qui étrangement ne semblait pas très familier avec le calcul et l’économie. Mais à quoi bon savoir compter quand on n’a pas à compter ?

À l’approche du sommet, le bac, je commençais cependant à fatiguer un peu. J’avais la tête ailleurs. Sept ans de ma vie enfermé comme un animal d’une espèce protégée, dans cette réserve naturelle de trente-cinq hectares qui me servait de prison dorée. Et comme toutes les prisons, bien sûr, celle-là n’était pas mixte. Bref, je voyais mon niveau baisser, mais je restais confiant. Même un élève moyen, après une scolarité dans une école aussi élitiste, ne pouvait que décrocher la mention qui lui épargnerait la honteuse épreuve de rattrapage. Les bonnes notes que j’avais déjà engrangées au bac de français me confortaient dans cette illusion. Je misais tout sur le gros coefficient de l’économie où j’avais encore de beaux restes, et j’oubliais toutes les autres matières.

J’aurais dû me méfier. Le jour de la toute première épreuve du bac, le dessin, je prends le train à la gare de Pontoise après m’être levé aux aurores pour être à huit heures dans un improbable lycée de banlieue afin de composer le chef d’œuvre destiné à me rapporter quelques points de bonus. Pas de chance, le train dans lequel je monte est un direct pour Paris. Je me retrouve à la Gare Saint-Lazare. Le temps de trouver un autre train pour revenir en arrière, l’épreuve a déjà commencé depuis plus d’une heure. On m’accepte malgré tout dans la salle. Il me reste encore une heure pour dessiner les quelques fruits disposés devant nous sur une table. Je me souviens alors que je ne sais absolument pas dessiner, ayant à tort considéré pendant toutes ces années les cours d’arts plastiques comme un prolongement de la récréation. Je rends ma copie au bout d’une demi-heure. Tant pis pour le bonus. Je n’ai pas besoin de ces quelques misérables points pour obtenir la mention qui m’est due.

 

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Saint Martin

Depuis la sixième jusqu’à la terminale, j’ai fait toutes mes études à Pontoise, dans une école catholique modestement baptisée Saint Martin de France. Il faut dire que cet établissement, dont l’organisation est calquée sur celle des célèbres collèges anglais, est fréquenté depuis environ un siècle par les rejetons de la plus haute bourgeoisie française, ce qui en fait une école très élitiste. Pas forcément pour ce qui est du niveau scolaire de ses élèves, mais en tout cas du point de vue de leur origine sociale. Je ne suis pas Rothschild, vous connaissez tous cette expression. Et bien moi, un Rothschild, j’en avais un dans ma classe. Un vrai. Pas franchement désagréable, d’ailleurs. Pas vraiment bon élève non plus. Plutôt discret. On croit souvent que les riches nous méprisent. C’est faux. Ce sont les nouveaux riches qui nous prennent de haut. Ceux qui n’ont pas assez d’argent, et pas depuis assez longtemps, pour avoir oublié d’où ils viennent, qui savent qu’au moindre faux pas ils pourraient bien y retourner, et qui en conséquence tiennent à se distinguer de ceux qui sont toujours dans une relative indigence. Les vrais riches, eux, ne méprisent pas les pauvres. Ils les ignorent, tout simplement, n’en connaissant pas le mode d’emploi, sauf à les faire travailler dans l’usine de papa.

Le samedi midi, à l’heure où on nous libérait pour une permission de courte durée, et où je me précipitais vers la gare de Pontoise pour prendre mon train de banlieue, le chauffeur de mon fortuné camarade, une casquette sur la tête, l’attendait en Rolls à la sortie de l’école pour le ramener à Paris. Je rentrais chez moi, dans ce rez-de-chaussée de trois pièces où nous nous entassions à six, les quatre enfants dans la même chambre, chauffés l’hiver par un poêle à bois, sans eau chaude au robinet, sans salle de bains, et avec les toilettes dans la cour. Il rentrait chez lui, je ne sais où, dans un hôtel particulier du seizième arrondissement ou dans un manoir à la campagne. Nous étions dans la même classe, mais nous n’appartenions pas à la même classe. Nous ne vivions pas dans le même monde. En dehors de cette école et de son vaste parc, nos chemins ne se seraient jamais croisés.

Les internes venaient de Paris, ou parfois même de l’étranger. Au mieux, ils ne connaissaient de Pontoise que la gare, où ils prenaient le train qui les ramenait pour le week-end dans les beaux quartiers de Paris. Si j’étais là, avec quelques autres privilégiés de la région, c’était seulement parce que nos parents aussi, en se serrant un peu la ceinture, avaient les moyens de payer pour le moins la demi-pension dans cette école prestigieuse. Mais je n’aurais jamais osé non plus inviter chez moi ces petits bourgeois qui, sans faire partie du Gotha, vivaient néanmoins dans de confortables demeures en accord avec leur statut social de fils de notables. Si en classe je faisais jeu égal avec tous, passé le portail de l’école je redevenais un prolétaire. Mon père m’avait inscrit dans cet établissement, ainsi que mon frère, afin que nous puissions suivre une scolarité très encadrée, qu’il n’aurait pas été lui-même en capacité de superviser, étant pour ainsi dire analphabète. J’aurais dû lui être reconnaissant de me donner la chance de bénéficier de la même éducation que cette élite. Je lui en voulais de la honte que j’éprouvais à ne pas en faire partie. J’étais un passager clandestin sur un paquebot de luxe. Vu comme un nanti par les élèves du lycée public que je croisais aussi à la gare, je me considérais moi-même comme un paria dans l’établissement très chic que j’étais contraint de fréquenter.

Encore aujourd’hui, dans une réception mondaine, j’ai le sentiment que ma vraie place est aux côtés du personnel chargé de passer les petits fours depuis la cuisine, plutôt qu’avec les invités de marque qui s’empiffrent au salon. Je resterai toute ma vie un usurpateur. Je m’appelle Martinez. On m’appelait Martin. Saint Martin est connu pour avoir donné la moitié de son manteau à un pauvre. Après sept ans d’initiation à la charité chrétienne à Saint Martin de France, je ne sais pas ce que mes camarades les plus fortunés ont fait de leur trench-coat Burberry.

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Poussières d’étoiles

Faire que ma première demeure ne soit pas la dernière. Ce fut mon premier rêve. Et c’est sans doute de là que me vient cette passion pour la conquête spatiale et ma profonde aversion pour toute forme de religion. « Homme, souviens-toi que tu es poussière et que tu retourneras à la poussière » dit la Genèse. Alors efforçons-nous au moins de mordre à la fin une autre poussière que celle qui nous a vu naître. Une poussière d’étoiles, si possible. Après une vie dans la boue, que le berceau de l’Humanité ne soit pas aussi son tombeau.

Je suis né dans le lit de mes parents, à l’endroit même où j’avais été conçu. Accoucher à domicile, sans anesthésie bien sûr et avec pour seule assistance le médecin de famille et parfois une voisine, ce n’était pas à l’époque un retour aux sources réservé à quelques bourgeoises en quête de sens à donner à leur pauvre existence. C’était tout simplement la dure réalité de beaucoup de femmes du peuple. Les bourgeoises, elles, accouchaient déjà à l’hôpital. Il est toujours navrant de voir certaines femmes, et certains hommes, considérer comme un acte de liberté le fait de revenir aux servitudes d’antan, mais volontairement cette fois. Désirer la soumission, à la tradition, à la Nature, à un dieu ou à un homme, est-ce vraiment la liberté ?

Je suis né par le siège. En d’autres termes, je suis arrivé au monde en lui montrant mes fesses. Autant dire que pour ma mère, ce ne fut pas la façon la plus facile et la moins douloureuse d’accoucher, encore moins presque seule, chez elle, sans même le soutien d’un mari trop occupé à gagner l’argent du ménage, ou préférant tout simplement s’épargner le spectacle d’une telle boucherie. Oui, les plus infortunées des femmes accouchaient alors dans leur lit. Au besoin, elles avortaient aussi dans leurs propres toilettes. Les faiseuses d’ange ne sortaient pas de la Faculté de Médecine, les toilettes étaient souvent au fond du jardin, et elles ne sentaient pas la rose. J’aurais pu ne pas être le petit dernier. C’est là où il a fini, sans même avoir vu le jour. Je me suis juré de ne pas finir dans ce trou.

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Racines

Je suis né à Auvers-sur-Oise, au milieu des années cinquante, et dès mon plus jeune âge, je me suis juré de tout faire pour ne pas y passer ma vie, et surtout pour ne pas y mourir. Car on peut facilement mourir d’ennui, à Auvers. Ce n’est pas pour rien si Van Gogh, qui en avait déjà vu d’autres, s’y est donné la mort après avoir peint son dernier tableau, intitulé Racines. C’est comme ça, à part les pissenlits peut-être, on prend difficilement racines dans ce village qui impressionna tant les impressionnistes, mais on s’y suicide beaucoup. Mon propre cousin, qui avait à peu près mon âge, s’y est pendu avant d’avoir atteint la quarantaine. Et un ami d’enfance s’y est tiré une balle dans la tête, à la veille de ses quinze ans.

Auvers est ce qu’on appelle un village-rue, s’étirant sur plus de six kilomètres, coincé entre d’un côté les méandres de l’Oise qui déborde presque chaque hiver, et de l’autre une petite falaise qui menace en permanence de s’effondrer, avec au milieu la route nationale et la voie de chemin de fer. Un bled tellement long qu’il se paie le luxe d’avoir non seulement une gare mais aussi une halte ferroviaire, posées à chacune de ses extrémités, et aussi deux écoles. J’ai vécu les douze premières années de ma vie dans une masure au bord de la route, à deux kilomètres environ de la halte et de l’école de Chaponval et à quatre kilomètres du centre du village, qui n’est donc pas situé en son milieu mais à l’un de ses confins.

Auvers est un trait sur la carte. Sa circonférence n’est nulle part, et son centre presque hors les murs. Deux fois par jour, car à l’époque il n’y avait pas de cantine, je faisais à pied l’aller-retour entre chez moi et l’école. Huit kilomètres quotidiennement. Entre deux prisons, pendant le transfert, j’échafaudais mes premiers plans d’évasion, sans avoir encore les moyens de les mettre à exécution. À quatorze ans, alors que je commençais ma scolarité au collège dans la ville d’à côté, nous déménagions pour nous installer juste en face de cette école que je venais de quitter pour toujours. Une autre prison m’attendait pour de nombreuses années, bien mieux gardée. Et un autre trajet, encore plus long que le précédent.

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Échecs aux Rois

Check to the kings –  Jaque Mate –  Xeque-Mate

Une comédie de Jean-Pierre Martinez

8 comédiens
Certains rôles sont indifféremment masculins ou féminins
6H/2F, 5H/3F, 4H/4F, 3H/5F, 2H/6F

La politique s’apparente souvent à une partie d’échecs, excluant toute notion de morale. Que l’on joue avec les blancs ou avec les noirs, il s’agit toujours pour un camp de vaincre l’autre afin qu’il ne reste plus qu’un seul roi. Un jeu absurde, puisqu’avec la défaite de l’adversaire, c’est aussi la partie qui se termine. Et que le seul avenir possible ne saurait être qu’une éventuelle revanche. Tel est le sujet de cette comédie grinçante où roi et reine, et ceux qui intriguent pour les remplacer, n’hésitent pas à sacrifier les pions pour gagner la partie. Une illustration tragi-comique des extravagances auxquelles peuvent s’abandonner ceux qui succombent au virus de la politique…


Ce texte est offert gracieusement à la lecture. Avant toute exploitation publique, professionnelle ou amateur, vous devez obtenir l’autorisation de la SACD.


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Fantasme

Un homme et femme somnolent côte à côte dans ce qui sʼavérera être des fauteuils dʼavion. Lʼhomme sort progressivement de son sommeil. Il sʼétire un peu, bâille, et regarde machinalement autour de lui, avant de marquer sa surprise. Il regarde avec plus dʼattention, et son étonnement se transforme en désarroi. Il regarde par le hublot, ce qui ne le rassure pas du tout. Il fixe son regard sur la passagère assoupie à côté de lui, et qui ronfle. Il ne sait visiblement pas quoi faire. Il pousse discrètement du coude la femme, qui sort elle aussi peu à peu de son sommeil. En ouvrant les yeux, elle sʼaperçoit que son voisin la fixe avec insistance, ce qui bien sûr la met mal à lʼaise.

Homme – Ça va ?

Femme – Euh… oui.

Homme – Vous dormez ?

Femme – Oui… Enfin, jʼessaye…

Homme – Donc vous ne dormez plus, on est bien dʼaccord.

Femme – Mais pourquoi vous me demandez ça ?

Homme – Parce que moi, je me demande si je suis en train de rêver. Enfin ce serait plutôt un cauchemar. Donc si vous vous ne dormez pas, cʼest que moi non plus…

Femme – Quʼest-ce qui vous arrive ?

Homme – Ce qui mʼarrive ? Regardez autour de vous…

Lʼautre, pas très réveillée, regarde autour dʼelle.

Femme – Quoi ? Quʼest-ce qui se passe ?

Homme – Ce qui se passe ? Quand je me suis assoupi, cet avion était plein. Pas un seul siège de vide. Je me réveille, et il nʼy a plus que nous…

Elle regarde à nouveau.

Femme – Vous avez raison.

Homme – Je ne comprends pas…

Femme – On a dû dormir plus longtemps quʼon ne pensait… On est peut-être arrivé à destination. Comme on dormait, on a oublié de descendre. Et les hôtesses nʼont pas osé nous réveiller.

Homme – Oui, cʼest ce que jʼai dʼabord pensé, mais regardez un peu par le hublot.

Elle regarde.

Femme (incrédule) – Non…

Homme – On est toujours en vol !

Femme – Vous croyez que lʼavion aurait pu repartir vers une autre destination, sans que personne ne pense à nous réveiller ?

Homme – Repartir ? À vide ?

Femme – Cʼest vrai, ça ne tient pas debout…

Homme – Non, cʼest bien ça qui mʼinquiète.

Femme – Remarquez, ça arrive que des avions volent sans passager. Quand un avion tombe en panne, par exemple, on en envoie un autre pour aller chercher les passagers en rade.

Homme – On ne parle pas dʼune rame de métro, avec deux passagers qui oublient de descendre au terminus. On est dans un avion, tout de même. Pour le moins, ils passent un coup de balai avant de repartir, non ? Ils nous auraient vus.

Femme – Cʼest vrai… Tout ça est très bizarre… Alors quʼest-ce quʼon fait ?

Homme – Je vais aller voir.

Femme – Où ça ?

Homme – Si je trouve une hôtesse ! Pour lui demander…

Il se lève. Lʼautre est de plus en plus inquiète.

Femme – Vous allez me laisser toute seule ?

Homme – Il faut bien que jʼaille voir sʼil y a quelquʼun derrière le rideau…

Femme – Le rideau ?

Homme – Le rideau qui sépare la cabine, des toilettes et du cockpit !

Femme – Ah, oui… Bon, je vous attends…

Homme – Oui, ça je ne suis pas trop inquiet là-dessus… Encore que…

Femme – Quoi ?

Homme – Plus de trois cents passagers ont déjà disparu.

Femme – Merci ça me rassure beaucoup…

Homme – Jʼy vais.

Il sʼéloigne vers le rideau du fond, le soulève, et disparaît derrière. Lʼautre est de plus en plus angoissée. Elle regarde autour dʼelle, paniquée. Elle sort un cachet de son sac et lʼavale. Puis elle en reprend un deuxième. Lʼhomme revient.

Femme – Alors, quʼest-ce quʼelle a dit ?

Homme – Qui ça ?

Femme – Lʼhôtesse.

Homme – Il nʼy a personne.

Femme – Personne ? Comment ça personne ? Il y a forcément une hôtesse.

Homme – Il nʼy a pas dʼhôtesse et pas de steward non plus. Personne.

Moment de stupeur.

Femme – Si lʼavion voyage à vide, ils nʼont pas besoin de lʼéquipage complet. Il nʼy a peut-être à bord que le pilote et le copilote.

Homme – Oui, cʼest ce que je me suis dit aussi…

Femme – Et…?

Homme – La porte de la cabine de pilotage était entrouverte. Jʼai frappé et comme personne ne répondait, je suis entré…

Femme – Et alors…?

Homme – Vous voulez vraiment savoir ?

Femme – Si cʼest ce à quoi je pense, je finirai tôt ou tard par mʼen apercevoir.

Homme – Il nʼy a personne dans la cabine de pilotage non plus.

Autre moment de stupeur.

Femme – Vous avez raison, ça doit être un cauchemar… On va se réveiller et…

Homme – Je me suis déjà pincé trois fois…

Femme – Ce nʼest pas une blague au moins ?

Homme – Un blague ?

Femme – Une caméra cachée, quelque chose dans le genre…

Homme – Si cʼest une caméra cachée, elle est vraiment très bien cachée. Et lʼéquipage aussi. Vous savez, il nʼy a pas beaucoup dʼendroit où se planquer dans un avion.

Femme – Oh mon Dieu, mais alors… on est entrés dans la quatrième dimension ?

Homme – Jʼaimerais pouvoir vous rassurer, mais malheureusement… je nʼai vraiment aucune idée de ce qui nous arrive… Ou alors on est mort.

Femme – Pardon ?

Homme – Lʼavion sʼest crashé pendant quʼon dormait, et on est déjà dans lʼau-delà.

Femme – Dʼaccord… Donc vous nʼavez rien trouvé dʼautre pour me rassurer que de me dire quʼon est peut-être déjà morts…

Homme – Je suis tout aussi inquiet que vous, vous savez.

Femme – Dʼun autre côté, cʼest vrai. Si on est déjà mort, on ne risque plus de mourir.

Homme – Vous croyez que quand on est mort, on se retrouve seul dans un avion sans pilote et sans destination connue ? Et la seule chose dont on soit sûr cʼest quʼon va se crasher quand on aura brûlé tout le kérosène…

Femme – Dans ce cas, ça ressemblerait beaucoup à la vie, non ?

Homme – Et puis on nʼest pas complètement seuls, puisqu’on est deux.

Femme – Mais quʼest-ce qui a bien pu se passer ? Ils nʼont pas pu tous sauter en parachute.

Homme – Et pourquoi ils auraient fait ça ?

Femme – Vous êtes vraiment sûr quʼil nʼy a personne.

Homme – Allez voir si vous voulez, mais on nʼescamote pas trois cents passagers et tout un équipage comme ça.

Femme – Alors quʼest-ce quʼon fait ?

Homme – Que voulez-vous quʼon fasse ? Vous savez piloter un Airbus, vous ?

Femme – Jʼai déjà du mal avec ma Twingo.

Homme – À part attendre quʼon soit à court de kérosène…

Femme – Combien de temps on peut tenir, à votre avis ?

Homme – On est déjà partis depuis pas mal de temps. Et ce nʼest pas un long courrier. Je dirais une heure maximum.

Silence pesant.

Femme – Je ne sais pas comment vous dire ça mais…

Homme – Oui ?

Femme – Non, vraiment, cʼest un peu embarrassant…

Homme – Allez-y toujours, si vous pensez à la même chose que moi…

Femme – Ça me donne envie de…

Homme – Moi aussi… (Moment dʼembarras) Mais quand vous dites… Vous voulez dire avec moi, éventuellement ?

Femme – Je nʼai pas tellement le choix, non…? Et puis jʼai toujours rêvé de faire ça avec un inconnu dans les toilettes dʼun avion.

Homme – Remarquez, les toilettes… ça ne sʼimpose pas forcément. On est les seuls dans cet avion.

Femme – Oui, mais moi, dans mon rêve, ça se passe dans les toilettes dʼun avion.

Homme – Votre rêve ? Parce que vous pensez quʼon est en train de rêver ?

Femme – Vous je ne sais pas, mais moi… Cʼest vrai que je fais ce rêve très souvent.

Homme – Dans le doute… Cʼest le moment ou jamais de le réaliser, non ?

Femme – Alors on y va ?

Homme – Allons-y.

Ils se lève tous les deux.

Femme – Vous allez voir quʼon va se réveiller…

Homme – Pourquoi vous dites ça ?

Femme – Dans mon rêve, quand jʼarrive devant la porte des toilettes, elle est fermée… Et cʼest à ce moment-là que je me réveille.

Homme – Il nʼy a plus quʼà espérer que cette fois, elle soit ouverte.

Femme – Vous avez vérifié ?

Homme – Quoi ?

Femme – Tout à lʼheure, vous êtes allé voir sʼil y avait quelquʼun de lʼautre côté du rideau. Vous avez vérifié les toilettes ?

Homme – Non… Vous pensez que cʼest là où pourraient se cacher les trois cents passagers et lʼensemble de lʼéquipage ?

Femme – Je ne sais plus quoi penser… Mais avouez que si les toilettes étaient fermées de lʼintérieur… ce ne serait pas très rassurant.

Homme – Sauf si cʼest le pilote…

Femme – Et peut-être une hôtesse avec lui…

Homme – On nʼa pas le choix, il faut aller voir…

Ils disparaissent derrière le rideau du fond.

Noir

Lumière.

Même situation quʼau début. Lʼhomme se réveille, il est un peu déboussolé, mais ne cède pas à la panique. Elle se réveille à son tour.

Femme – Ça va ?

Homme – Oui.

Femme – Je crois quʼon sʼest endormis devant la télé. Quʼest-ce quʼon regardait, déjà ?

Homme – Je ne sais plus… Un film. Ça se passait dans un avion.

Femme – Jʼai fait un drôle de rêve.

Homme – Oui, moi aussi.

Femme – Cʼétait à la fois très angoissant et…

Homme – Et…?

Femme – On ferait mieux dʼaller se coucher, non ?

Homme – Tu me raconteras ton rêve ?

Femme – Oui…

Ils sortent.

Noir

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Uchronie

Un homme et une femme sont assis côte à côte. Il regarde distraitement son portable. Elle lit un livre avec un air très concentré. Elle tourne la dernière page, et met le livre de côté, songeuse. Elle reste un instant perdue dans ses pensées.

Femme – Tu savais ? Christophe Colomb nʼa jamais su quʼil avait découvert lʼAmérique ?

Homme – Comment ça…?

Femme – Jusquʼà la date de sa mort, quatorze ans après avoir posé le pied en Amérique, et après quatre voyages là-bas, il nʼavait toujours pas compris quʼil sʼagissait un nouveau continent. Il croyait avoir seulement découvert une nouvelle route maritime pour aller aux Indes…

Homme – Ah oui…

Silence.

Femme – Cʼest dingue, si on y pense…

Homme – Penser à quoi ?

Femme – À quoi ressemblerait le monde aujourdʼhui si Christophe Colomb nʼavait pas découvert lʼAmérique…

Homme – Quoi ?

Femme – Imagine… La reine dʼEspagne refuse de financer cette expédition hasardeuse, comme ont refusé avant elle le roi du Portugal et celui dʼAngleterre.

Homme – Oui…

Femme – Ou alors il fait naufrage, tout simplement.

Homme – Et donc…?

Femme – Donc il ne découvre pas lʼAmérique ! Et on continue à sʼignorer comme ça jusquʼà aujourdʼhui, les Amérindiens dʼun côté de lʼAtlantique et les Européens de lʼautre.

Homme – Euh… ouais.

Femme – Non mais tu vois un peu les conséquences ?

Homme – Quelles conséquences ?

Femme – Je ne sais pas moi… Pas de Coca dans le frigo, pas de séries américaines à la télé, pas de Mac Do au coin de la rue…

Homme – Ah oui…

Femme – Et de lʼautre côté, pareil. Les civilisations précolombiennes continuent de prospérer. Lʼîle de Manhattan est couverte de pyramides à la place de gratte-ciels.

Homme – Les pyramides, ce nʼest pas plutôt au Mexique ?

Femme – Oui, bon… de tipis, si tu préfères.

Homme – Non, mais si Colomb nʼavait pas découvert lʼAmérique en 1492, quelquʼun dʼautre lʼaurait fait un peu plus tard, non ?

Femme – Beaucoup plus tard, peut-être. En attendant, les Indiens dʼAmérique accèdent à la modernité. Ils se mettent à construire des bateaux, eux aussi et… ce nʼest pas fini…

Homme – Quoi ?

Femme – Cʼest eux qui traversent lʼAtlantique et qui découvrent lʼEurope. Cʼest eux qui nous colonisent. Ils déciment une bonne partie de la population et ils parquent les autres dans des réserves…

Homme – Ah ouais…

Femme – Le Président de la République est aztèque, le premier ministre est inca et ses ministres mayas. La langue officielle de la France est le Quechua.

Homme – Dis donc, tu en connais un rayon.

Femme – Je viens de lire un bouquin là-dessus… Tu imagines la situation dans laquelle on serait ?

Homme – Jʼessaie…

Moment de réflexion intense.

Femme – Et cʼest la même chose pour les Africains…

Homme – Les Africains ?

Femme – Imagine quʼils se soient développés un peu plus vite que nous. Pas dʼesclavage. Ou alors cʼest nous les esclaves. Cʼest eux qui viennent nous coloniser. Le Président est black. La moitié de ses ministres maghrébins. Pareil pour les flics. Cʼest nous qui habitons dans des HLM en banlieue, et cʼest eux qui nous demandent nos papiers à tous les coins de rues sous prétexte quʼon a le teint blafard.

Elle a lʼair passablement exaltée. Il la regarde un peu inquiet.

Homme – Tu es sûre que ça va…

Elle semble revenir à la réalité, et désireuse de se reprendre.

Femme – Tu as raison, je ne sais pas ce qui mʼa pris.

Homme – On va plutôt remettre la télé…

Femme – Oui, ce sera mieux.

Il la rassure dʼun sourire. Il prend une télécommande, la pointe vers la salle et appuie sur un bouton.

Noir

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