Un personnage est assis à une table. Un autre arrive, avec des lunettes noires, et s’adresse à lui.
Un – Les sanglots longs des violons de l’automne…
Deux – Bercent mon cœur d’une langueur monotone.
Un – Ça ira. Mais ce n’est pas bercent, c’est blessent.
Deux – Pardon ?
Un – Blessent mon cœur d’une langueur monotone.
Deux – Ah oui…
Un – Asseyez-vous.
L’autre s’assied.
Deux – En même temps, c’est un peu con comme mot de passe.
Un – Et pourquoi ça ?
Deux – Tout le monde connaît la deuxième partie.
Un – Pas vous, apparemment…
Deux – Désolé, je ne savais pas que les tueurs à gages étaient aussi pointilleux en ce qui concerne la poésie de Baudelaire.
Un – C’est de Verlaine.
Deux – D’accord…
Un – Je vous écoute.
Deux – Je voudrais faire disparaître quelqu’un.
Un – Oui, en général, c’est pour ça qu’on m’appelle… Comment se nomme cette personne ?
Deux – Choupette.
Un – Choupette ?
Deux – C’est une chienne.
Un – Ça, ça ne me regarde pas. Mais si on pouvait éviter les propos sexistes. Je ne supporte pas.
Deux – Non, je veux dire que… c’est vraiment une chienne.
Un – Une chienne ? Vous voulez dire un animal ?
Deux – Oui. Une chienne. La femelle du chien.
L’autre se lève pour partir.
Un – Désolé, mais nous avons une certaine éthique dans notre métier. Nous ne tuons jamais les animaux.
Deux – Attendez… Je vous propose le double.
L’autre, intrigué, se rassied.
Un – Pourquoi vous voulez la tuer, d’abord, cette pauvre bête.
Deux – Si vous la connaissiez, vous ne diriez pas cette pauvre bête, croyez-moi.
Un – Racontez-moi ça…
Deux – C’était la chienne de ma femme.
Un – C’était ?
Deux – Elle est morte.
Un – La chienne ?
Deux – Ma femme !
Un – Désolé.
Deux – Ne le soyez pas… C’est moi qui l’ai tuée.
Un – Et… pourquoi, si je peux me permettre ?
Deux – En fait… c’était plutôt un accident.
Un – Un homicide involontaire, vous voulez dire ?
Deux – Disons plutôt… un acte manqué.
Un – Je vois.
Deux – On se promenait au bord d’une falaise tous les trois et…
Un – Tous les trois ?
Deux – Avec Choupette.
Un – Ah, oui…
Deux – Je l’ai un peu bousculée, accidentellement, elle a glissé, et elle s’est écrasée en bas.
Un – Et vous n’avez pas été inquiété par la police.
Deux – Par la police, non. Mais Choupette a tout vu. Et depuis…
Un – Quoi ?
Deux – Elle me regarde.
Un – Elle vous regarde ?
Deux – Avec un air accusateur.
Un – D’accord.
Deux – Vous connaissez cet épisode de la Bible. L’œil était dans la tombe et regardait Caïn.
Un – Ça me dit vaguement quelque chose. Même si dans mon métier, vous savez, la Bible, ce n’est pas mon livre de chevet.
Deux – Eh bien moi c’est Choupette. Toute la journée, elle garde les yeux fixés sur moi. C’est devenu insupportable.
Un – Je comprends.
Deux – Je ne suis pas sûr que vous pouvez comprendre. Si ça continue, je finirai par faire une bêtise.
Un – Vous pourriez vous en débarrasser vous-même. Vous avez bien tué votre femme.
Deux – Oui, mais j’ai peur.
Un – Peur ?
Deux – Il y a quelque chose de surnaturel, là-dedans, je vous assure. Ce n’est pas seulement une bête. C’est…
Un – Quoi ?
Deux – Ce regard… Le regard de Choupette… C’est celui de ma femme.
Un temps.
Un – Vous avez réussi à me foutre les jetons, à moi aussi. Et pourtant, avec le métier que je fais, j’en ai vu d’autres, je vous le garantis…
Deux – Débarrassez-moi de Choupette, je vous en supplie.
Un – Je suis vraiment désolé, mais là… Je ne fais pas dans la réincarnation.
Deux – Mais qu’est-ce que je vais devenir ?
Un – Je ne sais pas, moi… Un chien ?
Il se lève et s’en va. L’autre reste silencieux un instant.
Deux – Un chien… Ouaf… Ouaf, ouaf…
Noir