Comme une porte de prison

Deux personnages. Le deuxième est en train de boucler une valise.

Un – Alors ça y est, c’est le grand jour ?

Deux – Oui… L’heure de la libération a sonné.

Un – Quarante ans…

Deux – Presque perpète.

Un – Ce n’est pas humain. Quel que soit son crime, personne ne mérite ça.

Deux – Et moi, en plus, je suis innocent.

Un – On dit tous ça…

Deux – Il te reste combien de temps à tirer, toi ?

Un – Vingt-cinq ans, sept mois et trois jours.

Deux – Tu n’as pas oublié les années bissextiles ?

Un – Je déteste les années bissextiles…

Deux – Maintenant, moi, je vais les aimer un peu plus.

Un – Et qu’est-ce que tu vas faire de ta liberté ?

Deux – Je ne sais pas trop. J’ai perdu l’habitude. Depuis le temps.

Un – Tu ne vas pas faire une connerie, au moins ?

Deux – Quelle connerie ?

Un – Le genre de conneries qui te ramènerait ici.

Deux – Non, rassure-toi.

Un – Tu ne nous oublieras pas  ?

Deux – Mais non, bien sûr.

Un – Pour ce qui est de venir nous rendre visite, je ne t’en demande pas tant.

Deux – Tu as raison. Ça nous ferait du mal à tous les deux.

Un – Tu vas me manquer.

Deux – Moi aussi… Même si j’aurais préféré qu’on se rencontre ailleurs.

Un – C’est à quelle heure exactement, la levée d’écrou  ?

Deux – À 17 heures.

Un – On vient te chercher, ou bien…

Deux – Non. Personne ne vient me chercher. Je prends mes petites affaires, et je pars en métro tout seul. Comme un grand.

Un – Tant qu’on a la santé…

Deux – Oui…

Un – Quarante ans, et tout ça tient dans cette vieille valoche. Tu te rends compte ?

Deux – Oui… Je suis arrivé ici sans aucun bagage. Et je repars avec la même petite valise.

Un – Tu es sûr que tu n’as rien oublié  ?

Deux – Je te laisse la machine à café…

Un – C’est gentil.

Deux – Moi, le café, maintenant, c’est au bistrot du coin que je le prendrai.

Un – Tu as de la chance…

Deux – Malheureusement, je le prendrai sûrement tout seul. Depuis le temps, tu penses bien. Je ne connais plus personne.

Un – Tu es sûr qu’il n’a pas fermé, le bistrot du coin  ?

Deux – Tu crois  ?

Un – Je ne sais pas… Ils ferment tous, les uns après les autres.

Deux – Quand j’étais gamin, ce café, c’était la maison des jeunes. On se retrouvait tous autour du babyfoot… Le patron n’avait pas son BAFA, mais quand on lui manquait de respect, il savait quand même distribuer quelques baffes.

Un – Si on n’avait pas fait autant de conneries quand on était jeunes, on n’aurait pas fini là…

Deux – C’est vrai… On serait devenus banquier ou avocat.

Un – Enfin, il est trop tard… Les jeux sont faits.

Deux – Et rien ne va plus.

Un – Le directeur n’a pas demandé à te voir ?

Deux – Pour quoi faire  ? Organiser un pot de départ ?

Un – Tu as raison. Mieux vaut se barrer sans dire au revoir.

Deux – C’est sûr… Pour ce qui est de le revoir, je préférerais éviter.

Un – Allez, je crois que cette fois, c’est l’heure.

Deux – Quand faut y aller, faut y aller.

Ils s’étreignent avec émotion.

Un – Bon ben alors… Profite bien de ta retraite, mon vieux !

Deux – Je vais essayer…

Le deuxième sort avec sa valise. Le premier reste là.

Un – Putain… Encore vingt-cinq ans à tirer.

Noir

Des valises sous les yeux