Crash Zone

Crash Zone (english) –  Crash Zone (español) –  Crash Zone (portugués)ZÓNA PÁDU (Czech)

Une comédie de Jean-Pierre Martinez

3 hommes ou 2H/1F ou 1H/2F ou 3  femmes

Ils ont rendez-vous sur une zone de crash pour rendre hommage à leur frère disparu. Mais que s’est-il passé vraiment ? Et qui sont-ils exactement ?


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Crash Zone

Ils ont rendez-vous sur une zone de crash pour rendre hommage à leur frère disparu. Mais que s’est-il passé vraiment ? Et qui sont-ils exactement ?

Trois personnages de sexes indifférents
(dans cette version un homme et deux femmes) 

Dom

Fred

Yan

PREMIER TABLEAU
La scène est vide. Bruit du vent.
Dom arrive. Il n’a pas l’air de savoir très bien où il est.
Le bruit diminue jusqu’au silence. Fred arrive à son tour.
Fred – Ah tu es là ?
Dom – Oui.
Fred – Je croyais t’avoir perdu… (Ils regardent un peu autour d’eux.) Alors ça y est ? On est arrivés ?
Dom – Oui.
Fred – Bon…
Nouveau bruit de vent.
Dom – Il ne fait pas très chaud.
Fred – Non…
Fred s’approche du bord de la scène.
Dom – Fais gaffe, je crois qu’on est juste au bord du gouffre.
Fred – Du gouffre ?
Dom – Je veux dire… de la falaise.
Fred fait encore un pas prudemment et regarde en direction des spectateurs.
Fred – Ah d’accord… Ah oui, c’est… C’est haut.
Dom le rejoint.
Dom – Oui… On ne voit même pas en bas…
Bruit du vent. Ils regardent un moment devant eux en silence.
Dom – Je me demande un peu ce qu’on fout là, quand même…
Fred – C’est ici qu’il a disparu. Il paraît…
Dom – Ici ?
Fred – À peu près…
Dom – Ce qui est sûr, c’est que ce n’est pas ici qu’on va le retrouver.
Fred – Non…
Bruit d’avion dans le ciel.
Dom – Mais quand tu dis ici…?
Fred – L’appareil a explosé en vol. À une altitude assez élevée, apparemment. On a retrouvé des débris dans un couloir de deux kilomètres de large et huit kilomètres de long environ.
Dom – Jusqu’ici, donc.
Fred – Après la falaise, c’est… On ne sait pas.
Dom – D’accord, donc, ce n’est pas… exactement ici.
Fred – Il n’a pas sauté en parachute. Il s’est désintégré en plein ciel. Alors, évidemment…
Dom – Deux kilomètres de large, sur six de long…
Fred – Huit.
Dom – Ça fait seize kilomètres carré.
Fred – Plus ou moins…
Dom – Donc, on parle plutôt de… C’est dans ce coin-là qu’il a été vaporisé, quoi…
Fred – Voilà.
Dom – Enfin, je veux dire… qu’il s’est volatilisé.
Fred – On n’a retrouvé aucun reste de son corps dans la zone d’épandage.
Dom – Tu veux dire… la zone de crash.
Fred – Rien qui soit visible à l’œil nu, et qui puisse être identifié par une analyse ADN, en tout cas.
Bruit d’avion de chasse genre Stuka en piqué et bombardement.
Dom – Mais qu’est-ce qu’il pouvait bien foutre dans cet avion ?
Fred – Je ne sais pas… Dieu est partout…
Dom – Pardon ?
Fred – Non, je veux dire… C’est le destin. Il était au mauvais endroit au mauvais moment, c’est tout.
Dom – C’est vrai qu’il était un peu comme Dieu, finalement… Jamais au bon endroit au bon moment… Et surtout pas au moment où on a besoin de lui…
Fred – On aurait peut-être dû apporter des fleurs ou… Je ne sais pas moi… Une couronne.
Dom – Oui… Il faudra qu’on y pense, la prochaine fois.
Fred – La prochaine fois ? Tu veux dire… la prochaine fois qu’on viendra ici lui rendre hommage ?
Dom – Ben… Oui. Pas la prochaine fois qu’il s’écrasera en avion, si ?
Fred – Non.
Dom – Enfin, c’était une façon de parler. On ne va pas se taper un pèlerinage à Brest tous les ans, non plus.
Fred – Non, évidemment.
Dom – C’est notre frère, on vient lui dire un dernier adieu, c’est normal. Mais bon… Ce n’est pas le soldat inconnu non plus. Il n’est pas mort au front. Et moi, je ne suis pas très porté sur les commémorations…
Fred – Non… Non, moi non plus… Sans compter que ce n’est pas la porte à côté…
Bruit de hall d’aéroport.
Dom – Un vol Paris-Brest… Faut avouer que c’est un peu ridicule… Pourquoi aller à Brest en avion ?
Fred – Surtout lui, qui ne prenait jamais l’avion…
Dom – Et puis qu’est-ce qu’il pouvait bien aller faire à Brest ?
Fred – On ne le saura jamais, probablement…
Un temps.
Dom – Et… on est vraiment sûr qu’il était dans cet avion, au moins ?
Fred – Oui, quand même…
Dom – Comment on peut en être aussi sûr ? On n’a retrouvé aucune trace de lui dans la zone de crash.
Fred – On n’a retrouvé aucune trace de lui ailleurs non plus…
Dom – Il faut dire qu’en règle générale, ce n’était pas quelqu’un qui laissait beaucoup de traces de son passage derrière lui…
Fred – C’est vrai qu’il était plutôt du genre distrait… Je veux dire discret…
Dom – On pourrait même dire qu’il était du genre effacé… C’est pour ça qu’une mort aussi dramatique…
Fred – Ça ne lui ressemble pas. Pourtant, son nom figurait sur la liste des passagers… Il n’y a aucun doute là-dessus.
Dom – Il aurait pu rater son avion au dernier moment.
Fred – Ça en revanche, ce n’était pas du tout son style.
Dom – C’est vrai que c’était un homme plutôt ponctuel.
Fred – Oui… Limite maniaque…
Dom – Le genre à mettre son réveil à sonner à minuit pour ne pas louper le changement d’heure au printemps.
Fred – Non, cet avion, il n’a pas pu le rater. Malheureusement… Et puis sinon, on aurait déjà eu des nouvelles de lui.
Un temps.
Dom – Bon, et alors ? Qu’est-ce qu’on est supposés faire ?
Fred – Je ne sais pas… On est juste là pour… lui rendre un dernier hommage.
Dom – D’accord…
Fred – Maman avait l’air d’y tenir.
Dom – Dommage que finalement, elle ne soit pas là.
Fred – Elle ne se sentait pas bien… Il faut la comprendre…
Dom – Oui… Pour elle, évidemment… c’est un choc.
Fred – C’était son fils, malgré tout.
Dom – Mais puisqu’elle a renoncé à ce voyage, on aurait pu annuler…
Fred – C’est moi qui avais pris les billets. C’était des billets non échangeables et non remboursables.
Dom – D’accord… Donc… si on est là, c’est pour ne pas laisser perdre les billets.
Fred – Voilà.
Dom – Et le billet de maman ?
Fred – Je l’ai refilé à… Yan.
Dom – Non ? Yan est là aussi ?
Fred – Après tout, elle fait partie de la famille.
Dom – Si tu le dis… Mais… on ne l’a pas vue dans le train. Si ?
Fred – C’était un billet d’avion… Maman tenait absolument à refaire le même trajet que lui… Pour se rendre compte…
Dom – Se rendre compte de quoi ?
Fred – Je ne sais pas…
Dom – Je vois… Comme ces gens qui refont les douze stations du chemin de croix, en short et en tongs, avec un petit encas et une boisson fraîche… Pour se rendre compte…
Fred – Oui…
Dom – Ou le chemin de Saint-Jacques par petits bouts chaque année, et en chambres d’hôtes tous les soirs.
Fred – Mmm.
Dom – Donc, finalement, c’est Yan qui a hérité de son Paris-Brest…
Fred – Je ne sais pas ce qui s’est passé… Elle aurait dû arriver avant nous.
Dom – Et donc… elle voyageait sur la même compagnie ? Je veux dire, la compagnie de merde dont l’avion s’est crashé ici ?
Fred – Aéro Low Cost… Oui…
Dom – Bon…
Fred – Si son avion s’écrase aussi, j’espère que pour elle, au moins, on retrouvera quelques morceaux.
Dom – Pourvu qu’ils ne soient pas trop gros, et que quelqu’un ne les prenne pas sur la tronche…
Yan arrive, dans une tenue peu appropriée pour le dernier hommage à un disparu. Elle porte un petit carton de pâtisserie.
Yan – Ah, vous êtes déjà là ?
Fred – Oui… D’ailleurs, on commençait à s’inquiéter un peu que tu ne sois pas encore arrivée.
Dom – Tu as fait bon voyage ?
Yan – Tu sais… Paris-Brest… Ils n’ont même pas le temps de nous servir un repas chaud dans l’avion… (Montrant le paquet) J’ai pris ça dans une pâtisserie en passant…
Dom – Ah oui…
Yan – Alors c’est ici ?
Fred – Il paraît.
Yan regarde autour d’elle, et fait quelques pas vers la salle.
Fred – Attention… Ne t’approche pas trop près.
Dom – Ce serait con que tu t’écrases en bas d’une falaise, en voulant rendre hommage à la victime d’un crash aérien.
Yan – Je voulais apporter des fleurs, mais dans l’avion… Et après, il n’y avait pas de fleuriste.
Fred – Mais heureusement, il y avait une pâtisserie…
Un instant de recueillement.
Yan – Évidemment, vous n’avez rien retrouvé ?
Fred – On n’a pas vraiment cherché.
Dom – On n’est pas venus pour ça, si ?
Yan – En fait, je commence à me demander pourquoi on est venus.
Fred – Pour lui rendre un dernier hommage, non ?
Yan – D’accord…
Dom – Et comment on fait ça ?
Yan – C’est dans ces moments-là que la religion est d’un certain secours. (Les deux autres la regardent étonnés.) Pour ce qui est des rites, je veux dire…
Dom – Oui, parce que là… Je nous vois mal réciter une petite prière.
Fred – Surtout qu’on en connaît aucune.
Yan – Quelqu’un a une autre idée ?
Dom – Je ne sais pas moi… Une minute de silence ?
Yan – OK…
Ils gardent le silence pendant quelque temps. Fred regarde sa montre.
Fred – Je commence à avoir la dalle, moi, pas vous ? (Regardant le paquet) Alors tu nous as apporté des gâteaux ?
Yan – Je n’en ai pris qu’un seul, mais bon… On peut partager.
Elle ouvre le paquet.
Fred – Qu’est-ce que c’est ?
Yan – Un Paris-Brest.
Fred – Ah oui, c’est… C’est tout à fait de circonstance…
Dom – Je ne sais pas avec quoi on va pouvoir couper ça.
Yan – Ne vous inquiétez pas, j’ai toujours un couteau sur moi…
Elle sort un couteau de sa poche et les deux autres lui lancent un regard un peu inquiet.
Yan – Je le coupe en quatre ?
Fred – Pourquoi en quatre ? On n’est plus que trois, non ?
Yan – Bien sûr, l’habitude…
Fred – Eh oui, il va falloir s’y faire.
Yan coupe le gâteau en trois.
Yan – Eh bien voilà… Ce sera… une sorte de communion républicaine.
Fred – Heureusement, un Paris-Brest, même coupé en trois, ça cale un peu mieux qu’une hostie.
Ils prennent chacun un tiers du gâteau et commencent à mastiquer.
Yan – C’est vrai qu’on aurait pu le couper en quatre, mais bon…
Fred (la bouche pleine) – C’est déjà pas très gros…
Dom – Tu veux dire… une offrande à l’esprit du disparu, c’est ça ?
Yan – C’est un rite qui se pratique dans pas mal de religions… La part de Dieu…
Dom – Ou la part du diable.
Fred – J’espère qu’elle ne va pas nous rester sur l’estomac, mais tant pis. C’était ça ou l’hypoglycémie.
Bruit de pluie.
Yan – Il a bien plu, quand même.
Dom – On est en Bretagne.
Fred – Je ne sais pas… Ça ne ressemble pas trop à la Bretagne, non ?
Yan – Comment ça.
Fred – Enfin, je veux dire… ça pourrait être n’importe où. Ça ne ressemble à rien, quoi.
Dom – Quand même… Il y a des falaises…
Yan – Oui, mais je ne vois pas la mer. Vous la voyez, vous, la mer ?
Dom – Non.
Yan – Il fait très sombre. Et la falaise a l’air très haute.
Dom – Oui, ça foutrait presqu’un peu les jetons.
Yan – Je me demande s’ils ont eu le temps de voir la mer, avant de…
Fred – Avant de se crasher.
Yan – On ne saura jamais…
Fred – Mais toi qui as pris le même avion… On voyait la mer, ou pas ?
Yan – Je ne sais pas… Je… Je me suis endormie…
Fred – D’accord… On lui offre un pèlerinage en avion, et elle, elle roupille.
Dom – Nous qui comptions sur toi pour nous raconter ce qu’avaient pu être les derniers instants de notre cher disparu…
Fred – Comment veux-tu qu’on fasse notre deuil, maintenant ?
Dom – Elle nous a quand même dit que dans l’avion, ils ne servaient pas de plats chauds.
Fred – Et en plus il sera mort le ventre vide.
Un temps.
Yan – La pluie s’est arrêtée, on dirait.
Dom – Oui. Ça s’éclaircit un peu.
Fred – Il va y avoir un arc-en-ciel.
Yan – Il paraît que le corps humain est constitué principalement d’eau.
Dom – Et alors ?
Yan – C’est peut-être lui.
Fred – Qui ?
Yan – L’arc-en-ciel ! (Les deux autres la regardent, ne comprenant pas) Puisqu’il a été vaporisé dans l’atmosphère pendant le crash… Un arc-en-ciel, c’est le spectre de la lumière qui se révèle à nos yeux à travers des gouttes d’eau…
Ils regardent tous les trois à nouveau l’arc-en-ciel.
Fred – Comme une apparition miraculeuse, tu veux dire ?
Yan – Pourquoi pas ?
Fred – C’est un peu comme si on l’avait retrouvé, alors.
Dom – Oui, enfin… À ce compte là, la pluie qu’on vient de se prendre sur la tronche c’était lui aussi.
Fred – On n’aura qu’à dire ça à maman. Pour l’arc-en-ciel… Ça lui fera plaisir.
Yan – C’est vrai qu’elle est très croyante.
Dom – Et c’est un beau symbole.
Yan – L’Arche de l’alliance.
Dom – La famille enfin réunie…
Un temps.
Fred – On pourrait peut-être faire une photo ?
Dom – Tu crois ?
Yan – Ça fera un souvenir.
Dom – OK…
Fred – On n’a qu’à faire un selfie.
Ils se positionnent tous les trois dos aux spectateurs pour faire un selfie.
Dom – Il faut sourire ou pas ?
Yan – Je ne sais pas.
Dom – On ne va pas faire semblant de pleurer, non plus.
Fred – OK, alors… Ouistiti !
Dom prend la photo.

DEUXIÈME TABLEAU

Dom – Bon, ben… On va pouvoir y aller.
Yan – Je viens à peine d’arriver !
Fred – On peut rester encore un peu.
Yan – Ça nous aidera à…
Fred – Faire notre deuil…
Yan – C’est pour ça qu’on est venus, non ?
Dom – OK… (Dom regarde la photo sur son écran.) On ne voit que l’arc-en-ciel… Je ne sais pas pourquoi, mais bon… Ça ira comme ça.
Fred – Fais voir… (Dom lui montre l’écran.) Ah oui… On croirait le logo de…
Yan – Du mouvement LGBT…
Fred – Je pensais plutôt à une publicité pour une compagnie d’assurance…
Dom – Ou une compagnie aérienne…
Yan – Aéro Low Cost, par exemple…
Un temps.
Fred (regardant autour d’elle) – Je ne connaissais pas la Bretagne. Et vous ?
Dom – Si quand même.
Yan – Il faudra qu’on revienne. En été…
Fred – On n’est pas en été ?
Yan – Ah oui, peut-être… C’est à cause du temps…
Fred – D’ailleurs, il s’est remis à pleuvoir.
Yan – Oui. L’arc-en-ciel a disparu.
Dom – C’est un signe, non ?
Yan – Le signe de quoi ?
Dom – Qu’on va pouvoir y aller. L’hologramme miraculeux a disparu. Ça va bien comme ça, non ?
Yan – Je ne sais pas…
Fred – Moi c’est bon, j’ai fait mon deuil, pas vous ?
Dom – OK. Allons-y.
Yan ouvre un parapluie.
Fred – Tu as même pensé à amener un parachute… Je veux dire un parapluie.
Dom – Qu’est-ce qu’on ferait sans toi.
Les deux autres se placent sous le parapluie, de part et d’autre de Yan.
Yan – Au moins, ça nous aura permis de passer un moment ensemble.
Fred – Oui… Finalement, cette douloureuse expérience nous aura rapprochés.
Dom – Ça fait combien de temps qu’on ne s’était pas vus, déjà ?
Yan – Je ne sais pas… Longtemps…
Ils s’apprêtent à partir.
Dom – Attends, la dernière fois, c’était… Je ne sais plus…
Fred – C’est par où, au fait ?
Ils hésitent un instant.
Dom – Par là, je crois…
Fred – Tu es sûr ?
Yan – On aurait dû semer des petits cailloux en venant…
Dom – On va essayer par là, on verra bien.
Ils s’apprêtent à sortir, quand Yan aperçoit par terre un objet qu’elle ramasse.
Dom – Qu’est-ce que c’est ? Un caillou ?
Yan – Un stylo bille.
Fred – Eh ben… Tu ne seras pas venue pour rien…
Yan examine le stylo.
Dom – Qu’est-ce qu’il y a ?
Yan – C’est un stylo promotionnel.
Fred – Et alors ?
Yan (lui tendant le stylo) – Tiens, regarde…
Fred prend le stylo et l’examine à son tour.
Fred – Crédit Agricole…
Yan – C’est dingue… Il travaillait dans une banque, justement…
Fred – Oui… Au Crédit Agricole, je crois bien… Alors ça voudrait dire que…
Dom – Non, mais attendez… Des milliers de personnes travaillent au Crédit Agricole ! Sans parler de ses millions de clients !
Yan – Oui… Mais là, on est sur la zone de crash…
Dom – Une zone de seize kilomètres carré ! Les experts de la police n’ont retrouvé aucune trace de lui, mais nous on aurait retrouvé son Bic ?
Yan – Pourquoi pas ? Les miracles, ça existe, non ?
Dom – Ah bon ? Moi qui pensais que ça n’existait pas, justement…
Fred – Sans parler de miracle… Même dans une botte de foin, il arrive qu’on retrouve une aiguille.
Dom – Personnellement, je n’ai jamais retrouvé aucune aiguille dans une botte de foin. Remarquez, je n’ai jamais cherché non plus…
Fred – Tu as raison… Je crois qu’on commence à délirer. Ça doit être la fièvre. On a dû attraper froid. Avec cette pluie…
Yan reprend le stylo et l’examine à nouveau.
Yan – C’est l’adresse d’une agence du Crédit Agricole à Paris, dans le quinzième arrondissement.
Fred – Il habitait dans le quinzième ?
Yan – En tout cas, il habitait Paris. Et ici on est en Bretagne.
Dom – Mouais…
Yan – Il a peut-être laissé un message…
Fred – Un message…?
Yan – S’il avait son stylo à la main au moment où l’appareil est parti en piqué… Il a peut-être eu le temps d’écrire un message d’adieu. En sentant venir la fin…
Dom – Bien sûr… Il a peut-être lancé une bouteille à la mer, aussi. Par le hublot de l’avion.
Yan – Il n’empêche que ce stylo n’est pas arrivé ici tout seul…
Dom – En sentant venir la fin, aujourd’hui, on envoie un SMS à ses proches ! On ne sort pas un crayon et du papier pour écrire son testament…
Yan – Enfin, vous savez bien qu’il n’avait pas de portable !
Fred – Ah bon… Il n’avait pas de portable ? Non, je ne savais pas…
Yan – La dernière fois qu’il m’a appelée, c’était d’une cabine téléphonique. On a été coupés… Je n’ai même pas pu lui dire adieu.
Dom – Pourquoi tu lui aurais adieu ? Tu ne savais pas qu’il allait mourir !
Fred – De toute façon, dans les avions, l’utilisation du portable est interdite. Pour ne pas brouiller les communications du pilote avec la tour de contrôle.
Yan – Va savoir… C’est peut-être en essayant de laisser un message d’adieu qu’il a provoqué cette catastrophe aérienne…
Dom – Ah oui, c’est… C’est d’une logique implacable. Provoquer sa propre mort en envoyant un message d’adieu…
Fred – Ce qu’elle veut dire, c’est que… ça aurait pu précipiter la chute de l’appareil.
Dom – Mais vous venez dire qu’il n’avait pas de portable !
Yan – Peut-être qu’il venait d’en acheter un finalement.
Fred – C’est vrai qu’aujourd’hui, il n’y a plus beaucoup de cabines téléphoniques.
Dom – Je sais que ce type avait plutôt la scoumoune, et qu’il portait la poisse à tous ceux qui l’approchaient, mais bon… De là à provoquer un crash aérien en passant son premier coup de fil avec son premier portable flambant neuf.
Fred – C’est vrai que perso, si j’avais pu faire autrement, c’est quelqu’un avec qui j’aurais évité de prendre l’avion un vendredi 13.
Dom – Ouais. Sûr que s’il avait vécu à l’époque, on aurait retrouvé son nom sur la liste des passagers du Titanic.
Yan – Et alors, qu’est-ce qu’on fait ?
Fred – On pourrait jeter un coup d’œil, vite fait…
Dom – Un coup d’œil ? Sur quoi ?
Yan – Voir si on retrouve aussi le papier.
Dom – C’est une blague ?
Fred – Maintenant qu’on est là… Qu’est-ce qu’on risque ?
Yan et Fred se mettent à chercher. Sous le regard navré de Dom.
Yan – Il commence à faire nuit. On ne voit pas grand chose…
Fred (à Dom) – Tant qu’à faire, aide-nous, ça ira plus vite !
Dom – Non mais je rêve…
Il fait mine de chercher un peu.
Yan – Tu as regardé par là ?
Fred – Je vais le faire…
Yan – Je vais chercher de l’autre côté. Dom, tu n’as qu’à prendre ce coin-là.
Fred – Si le stylo est tombé ici, le papier n’est peut-être pas très loin.
Dom – Sauf qu’un papier, ça vole. Beaucoup mieux qu’un stylo. Beaucoup mieux qu’un avion de Aéro Low Cost, en tout cas…
Fred – C’est vrai que ce n’est pas très vendeur comme nom, pour une compagnie aérienne.
Dom – Ah oui, et pourquoi ça ?
Fred – Aéro Low Cost !
Yan – Ah oui… Je n’avais pas compris.
Dom – Moi, je n’ai toujours pas compris…
Fred – Je ne sais pas si quelqu’un leur a déjà dit.
Yan – En tout cas, ça ne leur a pas porté bonheur…
Le regard de Fred est attiré par quelque chose. Elle se baisse et ramasse un papier, qu’elle lit.
Dom – Qu’est-ce que c’est ?
Yan – Non… C’est ça ?
Dom – Quoi, ça ?
Yan – Son testament ! Je veux dire… sa lettre d’adieu…
Fred – Je ne sais pas… Il y a quelques mots griffonnés… Ce n’est pas signé.
Yan – Il n’a peut-être pas eu le temps.
Dom – Mais… c’est son écriture ?
Fred – Tu la connais, toi, son écriture ?
Yan – Non.
Dom – Ce n’était pas le genre à écrire très souvent.
Fred – En fait, même de son vivant déjà, c’était plutôt le genre à faire le mort.
Dom – Mais qu’est-ce que ça dit ?
Fred (lisant) – « Ce petit mot pour te dire que je ne rentrerai pas ce soir ».
Dom – C’est tout ?
Fred – C’est tout.
Yan – Et ce n’est pas signé ?
Fred – Non.
Dom – Mais ça s’adresse à qui ?
Fred – Va savoir…
Yan – À sa femme, peut-être.
Dom – Il était marié ?
Fred – Pas à ma connaissance.
Yan – Il était peut-être homo…
Les deux autres la regardent avec étonnement.
Fred – Pourquoi tu dis ça ?
Yan – Je ne sais pas… Ça m’est venu comme ça… Comme il n’était pas marié.
Fred – Je te signale que maintenant, on peut être homo et marié.
Yan – Tu as raison. Je ne sais pas pourquoi j’ai dit ça.
Fred – Oui… Je me demande si on le connaissait si bien que ça, en fait.
Dom – Non, tu crois ?
Fred – Comment savoir si ce petit mot est de lui ou pas…?
Yan – Fais voir…
Elle prend le papier que lui tend Fred, sort le stylo et fait un trait dessus.
Yan – L’encre est de la même couleur que celle du stylo.
Dom – Quelle couleur ?
Yan – Bleu.
Fred – Ça veut dire que ce mot a été écrit avec ce stylo, tu crois ?
Dom – C’est un peu mince, comme preuve, non ? Un stylo sur deux écrit bleu !
Yan retourne le papier.
Yan – C’est écrit au dos d’un flyer publicitaire…
Dom – Et c’est de la pub pour quoi ? Pour le Crédit Agricole ?
Yan – Un marabout africain… Neutralisation du mauvais sort, retour de la chance, succès en amour, réussite professionnelle, bonheur du couple et de la famille…
Fred – S’il voyait vraiment un marabout, ça ne lui a pas réussi.
Dom – Si j’étais lui, je me ferais rembourser.
Yan – « Ce petit mot pour te dire que je ne rentrerai pas ce soir »… Tout de même, ça ressemble bien à un message d’adieu, non ?
Dom – Ça peut aussi être un message laissé sur la table de la cuisine par un mari pour dire à sa femme qu’il est retenu en province par son boulot.
Fred – Ou d’une femme à son mari pour l’informer qu’elle vient de le plaquer.
Yan – Ici ? En pleine cambrousse ?
Dom – Je te le répète : les petits papiers, ça vole… parfois.
Yan – Alors qu’est-ce qu’on fait ?
Dom – Comment ça, qu’est-ce qu’on fait ?
Yan – Même si ce mot n’est pas écrit de sa main à lui, c’est qu’il a été écrit par un autre passager. Il faudrait essayer de savoir lequel.
Dom – Pour quoi faire ?
Yan – Pour le remettre à son destinataire, tiens !
Dom – Non mais tu nous vois faire une analyse graphologique pour savoir laquelle des victimes de ce crash aérien a bien pu écrire ce message, et à destination de qui ?
Yan – Évidemment, ce n’est pas nous qui ferons les analyses. Mais on peut remettre ce document aux experts de la police scientifique.
Dom – Bien sûr… Tout ça pour que finalement, dans six mois ou un an, une veuve ou un orphelin reçoive ce dernier message de son cher disparu : « Ce petit mot pour te dire que je ne rentrerai pas ce soir » ? Je pense que depuis le temps, ils commencent à s’en douter un peu, non ?
Fred – Oui, remarque, ce n’est pas faux…
Dom – Mais évidemment, enfin !
Yan – Alors qu’est-ce qu’on en fait, de ce papier ?
Fred – On n’a qu’à le remettre là où on l’a trouvé, et puis c’est tout.
Yan – Bon… (Elle remet le papier par terre.) C’était là ?
Fred – Je ne sais plus… Un peu plus loin, peut-être…
Dom – Ça a vraiment une importance ?
Fred – Comme ça rien n’aura bougé… D’une certaine façon… on est dans un sanctuaire, ici, non ?
Yan – C’est vrai… C’est un lieu habité par tous les fantômes qui le hantent…
Fred – Les fantômes de tous ces passagers qui ne se connaissaient pas entre eux. Et qui sont morts ensemble. Au même moment.
Yan – Vous ne sentez pas leur présence ?
Fred – Si… Un peu…
Dom – Oui, si tu veux…
Yan pose le papier avec délicatesse et reste un instant figée dans un moment de recueillement.
Yan – Je vais quand même garder le stylo.
Fred – Tu as raison, ça peut toujours servir…
Dom – Surtout si tu reviens en avion. On ne sait jamais, avec la loi des séries… Tu as du papier, aussi ? J’en ai, si tu veux…
Yan range le stylo.
Fred – On va pouvoir y aller, alors.
Dom – C’est ça, allons-y…

TROISIÈME TABLEAU
Yan hésite encore.
Yan – Excusez-moi, mais…
Dom – Qu’est-ce qu’il y a encore ?
Yan – Je vous demande juste une minute.
Dom – Il est à quelle heure, ce putain de train ? On va finir par le rater, si ça continue.
Fred – Oui… Il fait déjà nuit.
Yan – Non mais rassurez-vous, ça ne prendra qu’une seconde.
Fred – D’accord… On t’écoute.
Yan – C’est à propos de ce que j’ai dit tout à l’heure…
Fred – Quoi ? Qu’est-ce que tu as dit ?
Yan – Quand j’ai dit… qu’il était peut-être homo.
Dom – Et alors ? Tu as de nouvelles informations là-dessus aussi ?
Fred – Remarque, maintenant qu’il est mort… Ça relativise beaucoup l’importance de son orientation sexuelle, non ?
Yan – En fait… J’ai de bonnes raisons de penser qu’il n’était pas… Enfin qu’il était…
Dom – Homo ?
Fred – Bon sang, mais c’est bien sûr… Mais oui, l’arc-en-ciel ! Quand on disait que c’était un signe…
Dom – Non mais c’est un cauchemar… On ne va pas passer la nuit ici. Sur le coming out posthume d’un type dont les morceaux sont ventilés sur une surface de seize kilomètres carré !
Fred – On a le droit de savoir, même après sa mort, qui il était vraiment. C’était notre frère, quand même.
Dom – Bon, alors il était homo, notre cher frère, oui ou merde ?
Yan – Ce que je voulais dire, justement, c’est que j’ai de bonne raisons de penser que ce n’était pas notre frère.
Blanc.
Dom – Oh putain… On ne va jamais s’en sortir…
Fred – Pas notre frère ? Tu veux dire… qu’il aurait été adopté, ou quelque chose comme ça.
Yan – Même pas.
Fred – Comment ça, même pas ?
Yan – Il avait à peu près le même âge que nous. Un peu plus vieux, peut-être. On a toujours pensé que c’était notre frère aîné. Mais bon… On ne lui a jamais demandé…
Fred – C’est vrai que… je n’aurais jamais eu l’idée de lui poser la question.
Dom – Surtout qu’il n’était pas du genre bavard.
Yan – Non… J’avoue qu’il m’est même arrivé de me demander s’il n’était pas muet…
Dom – Donc, à votre avis, ce type qu’on a toujours vu à la maison, ce n’était pas notre frère ?
Fred – Il faut reconnaître que ça n’a jamais été clairement dit.
Dom – Là je vous avoue que ça me la coupe… En effet… Ça n’a jamais été clairement dit…
Fred – Mais alors si ce n’était pas notre frère, c’était qui ?
Yan – Attention, je n’ai pas dit que j’étais sûre.
Fred – Tu as dit que tu avais de bonnes raisons de le penser.
Dom – Oui, et c’est quoi, ces bonnes raisons ?
Yan – Eh bien… déjà, pour commencer, il ne nous ressemblait pas beaucoup.
Fred – On ne peut pas dire que tous les trois, on se ressemble beaucoup… Et pourtant, on est frère et sœurs.
Yan – Oui, ce n’est pas faux.
Dom – Remarquez… Allez savoir… On n’est peut-être pas frère et sœurs, finalement…
Yan – Tu crois ?
Dom – Mais non, je déconne… Quoique… Ça n’a jamais été clairement dit non plus.
Fred – C’est vrai…
Dom – Non mais vous ne croyez pas qu’on va un peu trop loin, là ?
Fred – Oui… Ça commence même à me foutre un peu les jetons, pas vous ?
Yan – Si…
Fred – Mais quand tu as dit « pour commencer, il ne nous ressemblait pas beaucoup »… Tu as d’autres raisons de penser qu’il pourrait ne pas être notre frère.
Yan – Ben… Son prénom, par exemple…
Fred – Son prénom…? C’est vrai que… Comment il s’appelait, déjà ?
Dom – Loïc.
Yan – C’est ça. J’ai toujours eu du mal avec ce prénom. Encore aujourd’hui, je ne suis pas sûre de savoir comment ça s’écrit.
Dom – Loïc ? Ça s’écrit comme ça se prononce, non ?
Yan – Oui… Mais justement… Est-ce qu’on met les deux points sur le i ou pas ? Parce que sinon, ça ne se prononce pas Loïc. C’est logique…
Fred – Ça… (À Dom) Tu mettrais un tréma, toi, ou pas ?
Dom – Je ne sais pas… Je vous avoue que je ne m’étais jamais posé la question… Et comme je n’avais aucune raison d’écrire son nom…
Fred – Ben oui, on n’avait pas beaucoup l’occasion de lui écrire. Il était toujours là…
Yan – Et même pour ce qui est de la prononciation… On ne l’appelait pas souvent non plus.
Dom – C’est vrai… Pourquoi on l’aurait appelé ?
Fred – Et puis quand on l’appelait, en général, il ne répondait pas.
Dom – Il m’est même arrivé de me demander s’il n’était pas sourd.
Yan – Loïc…
Fred – C’est un prénom breton.
Dom – Ah bon ?
Fred – Ben oui ! C’est même une marque de cidre, je crois.
Dom – C’est curieux… J’ai toujours pensé que c’était polonais.
Yan – Pourquoi, polonais ?
Dom – Je ne sais pas… Quand il y a un hic à la fin…
Yan – Tu t’appelles bien Dominique, et tu n’es pas polonais, si ?
Dom – Non. Pas à ma connaissance…
Fred – En tout cas, breton ou polonais, ce n’est pas un prénom français… Je veux dire pas comme les nôtres. Dominique ou Frédérique…
Dom – Tu t’appelles Frédérique ?
Fred – Évidemment ! Tu ne savais pas ?
Dom – Non…
Yan – Moi non plus… On t’a toujours appelée Fred.
Fred – Fred, c’est un diminutif. Pour Frédérique. Comme Yan pour Yannick.
Yan – Je m’appelle Yannick ?
Fred – Il me semble, non ? Enfin c’est ce que j’ai toujours cru… Pas toi, Dom ?
Dom – Oui, peut-être…
Fred – Mais lui, c’était le seul à ne pas avoir de diminutif. Ça aussi, c’est curieux, non ?
Dom – Un diminutif de Loïc ? Qu’est-ce que ça pourrait bien être ?
Fred – Lo ?
Dom – Lo ? Non, mais là, ça n’est plus un diminutif. C’est… une onomatopée.
Yan – En tout cas, il n’y a pas de cidre en Pologne. Lui, il avait un prénom breton. Et on serait en droit de se demander pourquoi.
Dom – De là à ce qu’il ne soit pas notre frère…
Fred – On pourra toujours demander à maman en revenant.
Dom – Ouais… Même si ce n’est pas le genre de questions faciles à poser à sa mère…
Yan – Je voulais faire une analyse ADN, mais il est mort avant.
Dom – Une analyse ADN ? Sans lui demander la permission, tu veux dire ?
Fred – C’est toujours possible de trouver un morceau de… Aujourd’hui, ce n’est pas compliqué.
Yan – Oui, mais maintenant, ça va être plus difficile. Seize kilomètres carré, et pas un seul morceau visible à l’œil nu…
Fred – Loïc… Ça expliquerait peut-être le Paris-Brest…
Dom – Comment ça ?
Yan – Si c’est un prénom breton ! Il avait peut-être encore des liens avec la Bretagne…
Dom – D’accord… Et il venait ici en pèlerinage, lui aussi… À la recherche de ses racines. Maintenant que tu me le dis, je l’ai souvent vu manger des crêpes et boire du cidre.
Yan – C’est vrai ?
Dom – Mais non, je plaisante… Vous voyez bien qu’on est en plein délire, là.
Yan – Tout de même… Tout ça est très bizarre…
Fred – Quoi ? Qu’est-ce qui est bizarre ?
Yan – Pour commencer… Pourquoi maman n’est pas venue, par exemple ?
Dom – Fred a dit qu’elle ne se sentait pas bien.
Yan – C’était peut-être un prétexte pour ne pas venir.
Dom – C’est ça… Et puis… peut-être que ce n’est pas notre mère aussi.
Yan – Je n’ai pas dit ça…
Fred – Tout à l’heure, on en était à se demander si on était vraiment frère et sœurs. Si on n’est pas frère et sœurs, c’est que maman n’est pas notre mère non plus.
Dom – Ce serait la mère de qui alors ?
Yan – La mère de Loïc ?
Dom – Eh ben voilà ! En fait, le véritable enfant de la famille, c’est lui. Et les faux frère et sœurs, c’est nous.
Fred – Mais alors qu’est-ce qu’on foutrait là, nous ? Je veux dire, pourquoi on aurait vécu dans cette famille pendant toutes ces années ? Si on n’est pas de la famille, justement…
Dom – Va savoir…
Yan – Peut-être qu’on était là en nourrice.
Dom – C’est ça… Nos parents nous ont déposés là, ils ne sont jamais venus nous chercher. Et celle qu’on appelait maman nous a gardés. Par charité chrétienne.
Fred – Et elle n’a pas osé nous dire qu’on n’était pas ses enfants.
Yan – C’est vrai qu’elle ne nous a jamais clairement dit qu’on était ses enfants.
Dom – Ben voilà ! Et comme son fils légitime était sourd-muet, il ne pouvait pas dire le contraire non plus.
Fred – Ça expliquerait beaucoup de choses…
Yan – Oui, tout est beaucoup clair, maintenant…
Dom – Tu trouves ?
Un temps.
Yan – Il y a encore un détail qui me turlupine, quand même.
Dom – Sans blague ?
Yan – Ça voudrait dire que nos parents à nous, ils seraient morts tous en même temps ?
Fred – Comment ça ?
Yan – Si on était en nourrice, et qu’elle nous a adoptés parce que nos parents sont morts. C’est que nos parents à nous, ils sont tous morts tous en même temps. Puisqu’on n’est pas frère et sœurs.
Fred – Ah oui… Dans un accident, alors.
Yan – Ils étaient peut-être dans le même avion…
Dom – Quel avion ?
Yan – Je ne sais pas… Celui qui s’est crashé ici ?
Dom – Ici ?
Fred – Mais ce crash, c’était il y a combien de temps, exactement ?
Dom – Exactement, je ne sais pas. Et j’avoue que je commence à m’y perdre un peu. Vous ne voulez pas qu’on reste frère et sœurs, plutôt ?
Fred – Tu as raison… Il ne faut pas exagérer. On est bien frère et sœurs, c’est évident…
Dom – En tout cas, ce serait beaucoup plus simple pour tout le monde…
Un temps.
Yan – À moins que…
Dom – Quoi encore ?
Yan – Et si c’était notre père, plutôt ?
Fred – Qui ?
Yan – Loïc !
Dom – Ça y est, c’est reparti.
Fred – Il était un peu jeune pour être notre père, non ?
Yan – Jeune ? Ça dépend… À quel âge ?
Fred – Et puis on ne l’a jamais vu avec… Je veux dire, il ne dormait pas dans la même chambre que notre mère.
Dom – Oui, ça nous aurait frappés, quand même. Que notre frère dorme dans la même chambre et dans le même lit que maman.
Fred – En fait, je serais incapable de savoir dans quelle chambre il dormait.
Yan – Oui… Ou dans quel bol il prenait son petit déjeuner.
Fred – En tout cas, je n’ai jamais vu à la maison un bol avec marqué Loïc dessus.
Yan – Sinon, on saurait comment ça s’écrit.
Dom – En somme… on serait bien incapables de dire s’il existait vraiment.
Consternation générale.
Fred – Loïc…
Yan – Notre père…
Dom – Notre père qui êtes aux cieux…
Fred – Après avoir disparu sans laisser de traces dans un crash aérien.
Yan – Avant d’avoir pu nous donner la vie.
Dom – Avant ?
Yan – S’il est mort avant d’avoir pu nous engendrer… ou s’il n’a jamais existé, ça veut dire qu’on n’est pas ses enfants.
Dom – Ça veut surtout qu’on n’existe pas non plus…
Yan – Tu as raison… C’est Loïc… Je veux dire, c’est logique…
Un temps.
Dom – Alors si je vous suis bien… nous serions les enfants que notre mère n’a jamais eus avec un type qui n’existait pas.
Fred – C’est vrai qu’elle non plus, elle ne nous adressait pas beaucoup la parole.
Yan – Non… Et puis il faut bien reconnaître que là où elle habite, il n’y a qu’une chambre, non ? 
Dom – Oui… Une seule chambre… La sienne.
Fred – Maman a toujours habité un studio.
Dom – Bientôt vous allez me dire que notre mère était vierge…
Fred – Ou bonne sœur…
Yan – C’est vrai que ce studio, ça pourrait être la cellule d’un couvent ?
Dom – C’est ça… Elle est entrée au couvent parce que Dieu le Père s’est crashé en mer avant l’immaculée contraception…
Ils restent tous un instant stupéfaits.

QUATRIÈME TABLEAU

Dom – Je vais refaire une photo.
Fred – Une photo de famille ? À quoi bon ? Si on n’est même pas frère et sœurs…
Dom – Pour savoir si on existe vraiment ! Tout à l’heure, on n’était pas sur la photo.
Fred – Je ne sais pas si j’ai envie de savoir…
Dom recule du côté des coulisses, pour prendre du champ.
Dom – Je vais vous prendre toutes les deux pour être sûr… Rapprochez-vous un peu…
Fred et Yan se rapprochent l’une de l’autre, un peu gênées.
Fred – Fais attention… Reste dans la lumière. Parce que par là-bas…
Dom recule encore, jusqu’à disparaître. Moment de flottement. Changement de lumière.
Fred – Je crois me souvenir, maintenant.
Yan – Ce n’était pas un accident.
Fred – Ce n’était pas un attentat non plus.
Yan – C’était…
Fred – Une sorte de suicide.
Yan – C’est ça. Un suicide collectif.
Fred – Enfin, ce n’était pas vraiment un suicide.
Yan – Plutôt un meurtre.
Fred – C’est ça, une sorte… d’Holocauste.
Yan – Le pilote de l’avion les a tous précipités au fond de l’abîme avec lui.
Fred – Ils n’auraient jamais dû monter dans cet avion. Ils étaient au mauvais endroit, au mauvais moment.
Yan – Mais comment savoir ?
Fred – Quand on monte dans un avion, on ne choisit pas le pilote.
Yan – Non.
Fred – On fait une confiance aveugle à quelqu’un qu’on ne connaît pas.
Yan – Et on remet notre vie entre ses mains.
Fred – Comme des enfants qui s’en remettent à leurs parents. Parce qu’ils n’ont pas le choix.
Yan – Des enfants, oui… mais des adultes. On a toujours le choix, non ?
Fred – Remettre sa vie entre les mains d’un fou.
Dom – C’est une folie.
Yan – On devrait toujours savoir en quelle compagnie on voyage, et qui est aux commandes.
Fred – On ne devrait jamais pouvoir dire après : je ne savais pas que notre avion était piloté par le diable en personne.
Yan – Seul maître à bord avant Dieu. Et qu’après nous avoir promis le ciel, il nous précipiterait en enfer.
Fred – Ils auraient dû refuser d’embarquer dans cet avion…
Yan – Ils sont tous morts.
Fred – Et nous ne sommes jamais nés.
Yan – C’est pourquoi on ne retrouvera jamais aucune trace de nous.
Fred – On a juste été effacés.
Yan – Comme les autres.
Fred – Et nous aussi on ne va pas tarder à disparaître.
Yan – Mais on est où pour l’instant ?
Fred – Je ne sais pas…
Yan – Ça ressemble à une prison…
Fred – Une prison à ciel ouvert, alors…
Yan – Ou un cimetière.
Fred – Un cimetière dont les tombes seraient vides.
Yan – Une scène de crime. Un crime de masse. La masse de tous ceux qui n’existeront jamais.
Fred – Une scène de théâtre.
Yan – Le seul lieu où ces esprits sans corps peuvent se manifester malgré tout, l’espace d’un instant.
Fred – Le temps d’une représentation.
Yan – Le temps d’un arc-en-ciel.
Un temps.
Fred – On n’était pas trois, tout à l’heure ?
Yan – Tout à l’heure ?
Fred – Dominique ! Tu ne te souviens pas ? On l’appelait Dom.
Yan – Ah oui, peut-être.
Fred – Il est parti par là… Je vais aller voir.
Elle va voir du côté de la coulisse. Et revient.
Yan – Alors ?
Fred – Rien. C’est le bord de la falaise.
Yan – Là aussi ? (Yan fait le tour de la scène.) En fait, on n’est pas au bord du gouffre… On est cernés par le vide.
Fred – On est au milieu de nulle part.
Yan – On est comme sur une île entourée par le néant.
Fred – Ne t’approche pas trop du bord !
Yan – Je ne m’approche pas… C’est le bord qui se rapproche…
La lumière se met à baisser.
Fred – Il fait de plus en plus noir.
Yan (au public) – Quelqu’un aurait un cierge ?
Fred sort une bougie de son sac.
Fred – Tu veux dire une bougie ?
Yan – Oui… Une bougie, si tu préfères.
Fred – J’en ai toujours une sur moi au cas où. Mais je n’ai pas de feu…
Yan – Ça sert à quoi d’avoir toujours une bougie quand on n’a pas de feu ?
Fred – Tu as du feu ?
Yan sort un briquet et allume la bougie. Noir progressif. La scène n’est plus éclairée que par la bougie. Elles attendent.
Fred – On dirait une vente aux enchères… À la bougie…
Yan – Si la bougie s’éteint avant qu’on vienne nous sauver, on n’existera jamais.
Fred (au public) – Alors attachez vos ceintures !
Yan – Y a-t-il un pilote dans la salle ?
Fred – Un auteur ? Un metteur en scène ?
Yan – Un régisseur, au moins ?
La bougie brûle un instant.
Fred – Personne, vraiment ?
Yan – Pas de regret ?
Fred – Pas de remords ?
Yan – Alors nous ne serons les enfants de personne.
Fred – En aucun lieu. Et en aucun cas.
Yan – Avant que la bougie s’éteigne d’elle-même, il ne nous reste plus que la liberté de décider… quand retourner au néant.
Elles échangent un regard, et soufflent ensemble la bougie.
Noir.

L’auteur

Né en 1955 à Auvers-sur-Oise, Jean-Pierre Martinez monte d’abord sur les planches comme batteur dans divers groupes de rock, avant de devenir sémiologue publicitaire. Il est ensuite scénariste pour la télévision et revient à la scène en tant que dramaturge. Il a écrit une centaine de scénarios pour le petit écran et une soixantaine de comédies pour le théâtre dont certaines sont déjà des classiques (Vendredi 13 ou Strip Poker). Il est aujourd’hui l’un des auteurs contemporains les plus joués en France et dans les pays francophones. Par ailleurs, plusieurs de ses pièces, traduites en espagnol et en anglais, sont régulièrement à l’affiche aux États-Unis et en Amérique Latine.

Pour les amateurs ou les professionnels à la recherche d’un texte à monter, Jean-Pierre Martinez a fait le choix d’offrir ses pièces en téléchargement gratuit sur son site La Comédiathèque (comediatheque.net). Toute représentation publique reste cependant soumise à autorisation auprès de la SACD.

Pour ceux qui souhaitent seulement lire ces œuvres ou qui préfèrent travailler le texte à partir d’un format livre traditionnel, une édition papier payante peut être commandée sur le site The Book Edition à un prix équivalent au coût de photocopie de ce fichier.

Pièces de théâtre du même auteur

Apéro tragique à Beaucon-les-deux-Châteaux, Au bout du rouleau, Avis de passage, Bed and breakfast, Bienvenue à bord, Le Bistrot du Hasard, Le Bocal, Brèves de trottoirs, Brèves du temps perdu, Bureaux et dépendances, Café des sports, Cartes sur table, Come back, Le Comptoir, Les Copains d’avant… et leurs copines, Le Coucou, Coup de foudre à Casteljarnac, Crise et châtiment, De toutes les couleurs, Des beaux-parents presque parfaits, Dessous de table, Diagnostic réservé, Du pastaga dans le Champagne, Elle et lui, monologue interactif, Erreur des pompes funèbres en votre faveur, Eurostar, Flagrant délire, Gay friendly, Le Gendre idéal, Happy hour, Héritages à tous les étages, L’Hôpital était presque parfait, Hors-jeux interdits, Il était une fois dans le web, Le Joker, Ménage à trois, Même pas mort, Miracle au couvent de Sainte Marie-Jeanne, Les Monoblogues, Mortelle Saint-Sylvestre, Morts de rire, Les Naufragés du Costa Mucho, Nos pires amis, Photo de famille, Le Pire village de France, Le Plus beau village de France, Préhistoires grotesques, Primeurs, Quatre étoiles, Réveillon au poste, Revers de décors, Sans fleur ni couronne, Sens interdit – sans interdit, Série blanche et humour noir, Sketchs en série, Spéciale dédicace, Strip poker, Sur un plateau, Les Touristes, Un boulevard sans issue, Un cercueil pour deux, Un mariage sur deux, Un os dans les dahlias, Une soirée d’enfer, Vendredi 13, Y a-t-il un pilote dans la salle ?

Toutes les pièces de Jean-Pierre Martinez sont librement téléchargeables
sur son site :
www.comediatheque.net

 

Ce texte est protégé par les lois relatives au droit de propriété intellectuelle.
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Paris – Mai 2017
© La Comédi@thèque – ISBN 978-2-37705-093-2
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