Dangereuse liaison
« Je suis la maîtresse de votre mari… ». Chantal considéra un instant la jolie blonde qui, en guise de présentations, venait de lui asséner ces mots tombant comme un couperet. Il lui fallut quelques secondes pour en saisir tout le sens.
La veille au soir, le mari de Chantal, Jérôme, Maître de Conférence à La Sorbonne, l’avait appelé une fois de plus en fin d’après-midi pour lui annoncer qu’il rentrerait tard. Il devait travailler en bibliothèque pour terminer enfin la rédaction de son prochain livre. Un ouvrage de référence sur Cholderlos de Laclos, l’auteur des Liaisons Dangereuses, que son éditeur lui réclamait depuis des mois. Mais peu après avoir raccroché, Chantal avait reçu un autre coup de fil, bien plus inhabituel. La jeune femme, qui disait s’appeler Sandra, lui avait seulement dit qu’elle devait la voir de toute urgence. Et qu’elle ne devait pas en parler à son mari. Sa voix était grave. Cela semblait important. Chantal, sans plus d’explications, avait accepté un rendez-vous dans un salon de thé, en face de Beaubourg.
Le lendemain matin, Jérôme partait pour trois jours à Rome, consulter des archives concernant les derniers jours de Laclos à Tarente, et rencontrer des collègues. Elle l’avait quitté sans rien lui dire de ce mystérieux coup de fil.
Bien sûr, à l’approche de leur vingt-cinquième anniversaire de mariage, le couple qu’elle formait avec Jérôme n’avait plus la fougue de la jeunesse. Mais Chantal, malgré un sinistre pressentiment, était loin de soupçonner ce que Sandra venait de lui apprendre. Certes, il y avait peut-être eu de la part de Jérôme, avec le difficile passage de la quarantaine, quelques accrocs dans le contrat. Mais elle n’en avait jamais rien su. Ou bien elle avait préféré l’ignorer. Et depuis, elle le pensait définitivement assagi. Cette fois, cependant, les quelques mots définitifs que venait de lâcher Sandra ne lui laissaient guère le choix.
Avec le recul, évidemment, le comportement de Jérôme au cours des derniers mois aurait dû l’alerter. Il rentrait de plus en plus tard. De plus en plus souvent. En prenant de moins en moins la peine d’inventer des excuses originales. Les longues soirées passées seul à la bibliothèque du Centre Georges Pompidou, où il était injoignable puisqu’il devait couper son portable, était un alibi commode pour couvrir une liaison. Quant à ce prétendu bouquin sur lequel Jérôme était supposé travailler, il pouvait en faire traîner la rédaction indéfiniment.
Mais alors pourquoi ce rendez-vous…? « Qu’est-ce que vous voulez ? » demanda Chantal d’une voix blanche. Sandra ne répondit pas tout de suite. Elle semblait hésiter. Peut-être regrettait-elle déjà sa démarche. Mais il était trop tard pour reculer. « Je suis enceinte » lâcha-t-elle enfin. Avant d’ajouter presque aussitôt, comme si cela rendait la chose moins grave, « Jérôme ne le sait pas ».
Revenue de sa première surprise, Chantal comprenait de moins en moins. « Et c’est pour me donner la primeur de cette heureuse nouvelle que vous vouliez faire ma connaissance ? » tenta-t-elle d’ironiser, même si elle n’avait pas vraiment le cœur à rire. Sandra releva la tête et la fixa dans les yeux. A l’évidence, passée la première gêne, elle avait décidé de faire front. « Je veux garder l’enfant, mais je vous laisse le père ». Le père… Ce mot, associé à Jérôme, sonnait douloureusement aux oreilles de Chantal. Ils n’avaient pas pu avoir d’enfants ensemble. Elle se savait stérile. Mais elle n’avait jamais senti que cela puisse constituer pour Jérôme une frustration. Pas au point, en tout cas, de vouloir refaire sa vie avec une autre. Aujourd’hui, elle ne savait plus très bien qui était son mari, ce qu’il pensait ou ce qu’il ressentait vraiment. Ne lui mentait-il pas depuis des mois ?
« Je sais que Jérôme vous quittera s’il apprend que je porte un enfant de lui. Il me l’a dit. Mais ce n’est pas ce que je souhaite. Je suis prête à le quitter, mais il me faut de l’argent… ». La poitrine de Chantal se serra. Elle avait du mal à respirer. « Vous voulez que je vous paie pour récupérer mon mari ? C’est un chantage ? ». Sandra la regarda avec un air embarrassé, et Chantal eu presque pitié d’elle. Elle n’avait pas vraiment le profil d’un maître chanteur. Quel âge pouvait-elle avoir ? Vingt ans ? Peut-être même pas… « Je suis encore étudiante » continua-t-elle. « Je n’ai pas de revenus pour l’instant. Ma famille, je préfère ne pas en parler… Je ne veux pas briser votre couple. J’aime Jérôme mais… Contrairement à lui, je ne pense pas que ça puisse marcher très longtemps entre nous… Alors autant rompre tout de suite, avant qu’il n’apprenne que je suis enceinte. Car je suis décidée à garder cet enfant. Et pour ça, il me faut de quoi voir venir, jusqu’à la naissance du bébé. Après je trouverai du travail. Avec un peu d’argent devant moi, je pourrais repartir tout de suite à Lyon… au lieu d’aller retrouver Jérôme à Rome, comme prévu ».
Chantal se sentait soudain très fatiguée. Elle avait envie d’en finir. « Combien ? » demanda-t-elle. « Dix mille » lâcha Sandra, avant de préciser. « Dix mille euros ». Chantal sentait les larmes lui monter aux yeux, mais elle les retint, par fierté. Dix mille euros… Voilà donc à combien était estimé son couple à l’argus du mariage, avec vingt-cinq années au compteur. Chantal savait qu’elle devait prendre une décision, et que cette décision engagerait le restant de sa vie. Mais elle n’en pouvait plus. « Je vous retrouve après-demain ici » murmura-t-elle en se levant. Avant de partir, sans être vraiment sûre de ce qu’elle disait, elle ajouta dans un souffle : « Je vous donnerai l’argent ».
Dans la rue, elle laissa éclater ses larmes.
Les deux jours qui suivirent furent pour elle un véritable calvaire. Plus l’heure de son rendez-vous approchait, moins elle savait ce qu’elle devait faire. Bien sûr, elle en voulait à Jérôme de l’avoir trahie. Elle l’aurait sûrement étranglé si seulement il avait été là. Mais il était à Rome, à attendre l’arrivée de sa maîtresse, qui ne viendrait pas. Après avoir retourné le problème dans sa tête pendant toute une nuit, elle prit sa décision et, le lendemain matin, elle se rendit à la banque pour retirer en liquide les dix mille euros déposés sur un compte en prévision du remplacement prochain de leur vieille auto. Elle ne savait pas encore quelle attitude elle adopterait à l’égard de Jérôme après que sa maîtresse l’aurait quitté pour le prix d’une voiture bas de gamme, mais elle était au moins sûre d’une chose. Si elle devait se séparer de son mari, avant de demander le divorce, elle se vengerait en lui montrant, preuves à l’appui, à combien sa lolita évaluait l’amour qu’elle lui portait. Sans parler, bien sûr, de l’enfant qu’elle attendait, dont il ne serait jamais le père.
Alors qu’elle revenait de la banque avec la petite pochette contenant les cinquante billets de deux cents euros, elle entendit le téléphone sonner. Etait-ce Sandra qui, ayant changé d’avis, l’appelait depuis Rome pour lui annoncer que, finalement, elle voulait faire sa vie avec le père de son enfant ?
L’appel venait bien de Rome. Mais c’était Jérôme. Il téléphonait de l’aéroport pour lui annoncer qu’il revenait finalement un jour plus tôt. Cela ne surprit pas vraiment Chantal. Puisque sa maîtresse lui avait fait faux bond, il n’avait plus aucune raison de rester là-bas. Cependant, l’idée même de le revoir dans cet appartement qu’ils avaient partagé pendant tant d’années lui paraissait insupportable. Suivant son instinct, elle lui proposa de la rejoindre au salon de thé où elle avait rendez-vous avec Sandra. Feignant un ton enjoué, elle annonça à Jérôme qu’elle avait une surprise pour lui. Renfrogné, Jérôme accepta devant son insistance. Mais il ne semblait pas être d’humeur à apprécier les surprises…
Quelques heures plus tard, Chantal rejoignait Sandra en face de Beaubourg. La jeune fille l’attendait déjà. Elle paraissait nerveuse. Et cette fois, Chantal, résignée, se sentait plus calme. Ce soir, sa vie serait brisée. Mais pour l’instant, elle tenait sa revanche. Il lui fallait seulement retenir Sandra jusqu’à l’arrivée de Jérôme, qui ne devait plus tarder.
« J’ai l’argent » dit-elle. « Mais j’exige des garanties. Je ne veux pas que mon mari puisse me reprocher d’avoir organisé moi-même cette sinistre transaction. Qu’il pense que c’est moi qui ait eu l’idée de vous payer pour que vous le quittiez… ». C’était au tour de Sandra d’être sur la défensive. « Qu’est-ce que vous voulez ? ». Chantal la fixa droit dans les yeux, savourant la détresse qu’elle pouvait lire dans son regard. « Une lettre. Une lettre de votre main, expliquant les raisons et les circonstances de votre départ. Que mon mari sache exactement à quoi s’en tenir. ». Chantal poussa vers la jeune fille la feuille blanche et le crayon qu’elle avait préparés. Sandra parut hésiter. Puis elle se décida. Pendant qu’elle griffonnait à regret quelques lignes, Chantal aperçut son mari entrer dans le salon de thé et la chercher du regard. Jérôme aperçut enfin la table où était installée sa femme, tandis que Sandra, de dos, signait rageusement la lettre qu’elle venait de rédiger. Le timing était parfait. Chantal prit la feuille et tendit à Sandra la pochette contenant les dix mille euros. La jeune fille s’en saisit, la fourra dans son sac, et se leva pour partir au moment même où Jérôme avançait vers la table. Quand Sandra reconnut Jérôme, elle paniqua. Elle lança un regard furieux vers Chantal, comprenant qu’elle l’avait trahie et, sans un mot pour elle et sans un regard vers Jérôme, se précipita vers la porte.
Jérôme jeta un coup d’œil surpris vers la jeune fille qui venait de le bousculer en partant de manière si précipitée. Il paraissait de mauvaise humeur. « C’est qui cette folle ? » demanda-t-il à Chantal en guise de bonjour. Le visage de Chantal se figea et elle ne parvint pas à articuler un mot. D’ailleurs, visiblement préoccupé par des soucis plus importantes, Jérôme ne semblait pas attendre de réponse. « J’ai eu un de ces mal à trouver un taxi… Tout va de travers, en ce moment. En arrivant à Rome, je me suis rendu compte que j’avais perdu mon agenda et mon répertoire. Je les ai sûrement oubliés à la bibliothèque… Du coup, je n’avais l’adresse d’aucun des interlocuteurs que je devais voir à Rome. C’est pour ça que je suis rentré plus tôt… ».
Après s’être débarrassé de ses bagages, avoir ôté son imperméable et s’être installé à la table, Jérôme leva enfin les yeux vers sa femme. « Et toi ? C’est quoi, cette bonne nouvelle que tu voulais m’annoncer ? Tu as acheté la nouvelle voiture, et tu me ramènes à la maison avec c’est ça ? ».
Comme pétrifiée, Chantal ne répondit pas. Le regard dans le vague, elle fixait la porte du salon de thé, par laquelle venait de disparaître l’inconnue. Avec leurs dix mille euros en liquide…