Le gros lot

Le gros lot

« C’est elle ou moi! » lança rageusement Caroline à son mari. Depuis quelques temps déjà, la jeune femme ne supportait plus la présence sous son toit de Marguerite, la mère de Fabien. La vieille dame avait emménagé provisoirement chez son fils et sa belle-fille à la mort de son époux. Impossible pour elle, désormais, de gravir seule, avec un sac de courses, les cinq étages du petit immeuble sans ascenseur dans lequel elle avait, pendant plus de trente ans, coulé des jours heureux.

Il avait d’abord été prévu de reloger la mère de Fabien dans un appartement plus fonctionnel. Mais le modeste produit de la vente du deux pièces avait tout juste couvert les frais médicaux mal remboursés entraînés par la longue hospitalisation du défunt mari de Marguerite. Et puis l’état de santé de la vieille dame s’était vite dégradé. Elle ne pouvait plus vivre de manière indépendante. Et le provisoire avait pris des allures de définitif…

Jusqu’à ce matin-là où, excédée, Caroline avait posé à Julien cet ultimatum. « Ou bien tu mets ta mère dans une maison de retraite, ou bien c’est moi qui m’en vais ». Julien comprenait la révolte de sa femme. Leurs enfants, déjà grands, avaient quitté le nid familial. Mais Caroline était encore jeune. A présent, elle avait envie de sortir. De voyager. De profiter un peu de la vie, dans la mesure de leurs modestes moyens, bien sûr. Or, depuis que la mère de Julien s’était installée chez eux, la vie du couple était complètement bouleversée. Ne pouvant se permettre d’employer quelqu’un à demeure pour s’occuper de Marguerite, Julien et Caroline étaient astreints à se relayer pour ne pas la laisser seule trop longtemps. Finis les projets de vacances à la mer. Terminées les sorties improvisées au cinéma. Adieu les dîners en tête-à-tête. Même à la maison… « Je lui parlerai ce soir, c’est promis », dit Julien résigné avant d’enfiler son imperméable pour partir au travail.

Marguerite, de son côté, essayait de se faire la plus discrète possible. Mais elle se rendait bien compte que son intrusion dans l’intimité du couple était difficile à supporter pour sa belle-fille. Elle tenta donc de faire bonne figure lorsque Julien, mal à l’aise, aborda avec elle, le soir même, la possibilité de la placer dans une maison de retraite. Vu le faible montant de la pension que percevait sa mère, il ne pouvait pas lui promettre une résidence de grand luxe. Mais il ferait de son mieux pour trouver quelque chose de bien… Le cœur déjà fragile de Marguerite se serra. Pourtant, elle ne laissa rien paraître de son désarroi. « Ne t’inquiète pas, Julien. Je comprends très bien. Je ne peux pas continuer à être une charge pour vous plus longtemps. Dès que tu auras trouvé, je partirai. ».

Julien s’apprêtait à quitter la pièce lorsque sa mère l’interpella une dernière fois. « Tu n’as pas oublié ma grille de loto ? » demanda-t-elle d’une voix douce. « Non, rassure-toi » répondit Julien en lui tendant le reçu. « Tu joues toujours ton numéro de Sécurité Sociale? » ajouta-t-il avec un sourire amusé. « Toujours! » dit la vieille dame. « Avec ce numéro-là, je suis sûre de gagner le gros lot un jour ou l’autre… ».

Une fois la porte refermée, Marguerite laissa libre cours à son désespoir. Evidemment, ils viendraient la voir, là-bas… Mais pour elle, cet exil serait le début de la fin. Son horizon était déjà pratiquement réduit aux quatre murs de sa chambre, d’où elle évitait de sortir pour ne pas trop déranger. Le seul plaisir qui lui restait, c’était la grille de loto qu’elle demandait à son fils de lui valider deux fois par semaine. Elle soupira en pensant au ticket que venait de lui remettre son fils. Ah, si seulement elle décrochait le gros lot! Alors, elle ne serait plus une charge pour personne. Bien sûr, à son âge, elle n’espérait pas pour autant commencer une nouvelle vie. Mais elle aurait au moins la satisfaction de partir en laissant à son fils autre chose que des tracas…

C’est Caroline qui, le lendemain matin, découvrit le corps sans vie de Marguerite, affalée dans son fauteuil devant la télévision encore allumée. Le médecin conclut à une crise cardiaque. Rien d’étonnant pour une dame de cet âge. Mais Julien ne pouvait s’empêcher de culpabiliser. Sa discussion de la veille avec sa mère n’avait-elle pas précipité sa fin? Caroline s’efforça de rassurer son mari. « Marguerite avait déjà eu quelques alertes. Et après tout, n’était-ce pas la meilleure solution… Elle est partie paisiblement, en regardant la télé. Elle n’a probablement pas souffert ».

On enterra Marguerite quelques jours plus tard. Julien eu un pincement au cœur en disant un ultime adieu à sa mère avant qu’on referme le cercueil. Elle portait la même robe que lorsqu’il l’avait vue vivante pour la dernière fois…

Quelques jours plus tard, en ouvrant le journal local, Caroline aperçut en première page un article qui attira son attention. « Le ticket gagnant de la super-cagnote du loto a été validé dans un petit village du Val de Marne. L’heureux élu ne s’est pas encore manifesté ». Caroline tendit le journal à son mari. « Regarde, c’est chez nous! » s’exclama-t-elle très excitée. « Et si c’était ta mère? ». « Marguerite? » s’exclama Julien incrédule. « Elle, elle a une bonne raison de ne pas se manifester… » répliqua Caroline. Julien prit le journal et jeta un coup d’œil à la combinaison gagnante. « C’est facile à vérifier » déclara-t-il. « Elle jouait toujours son numéro de Sécurité Sociale ».

Julien prit le journal et monta jusqu’à la chambre de Marguerite, dont les papiers n’avaient pas encore été rangés. Il ne tarda pas à tomber sur une feuille de soin et compara les numéros.

Quelques secondes plus tard, il redescendait les escaliers quatre à quatre. « C’est elle! » s’écria-t-il. « Elle a gagné ! ». Caroline n’en croyait pas ses oreilles. « C’est peut-être même ça qui l’a tuée » reprit Julien. Caroline lui lança un regard interrogateur. « La télé! » expliqua Julien. « C’est sans doute en regardant les résultats du loto qu’elle a eu une attaque! ».

Restait à retrouver le reçu que Julien avait remis à sa mère quelques jours plus tôt. Le couple fouilla la chambre de Marguerite, puis toute la maison de fond en comble. Le billet gagnant restait introuvable…

Caroline finit par interroger son mari. « Essaie de te souvenir… Lorsque tu lui as donné le ticket, qu’est-ce qu’elle en a fait ? ». Julien fit un effort de mémoire pour reconstituer la scène. « Eh bien… Je lui ai tendu le reçu, comme d’habitude, et… elle l’a fourré machinalement dans la poche de sa robe ». « Sa robe? Quelle robe? » s’exclama Caroline impatiemment. « La bleue! » lâcha Julien d’une voix atone. « Sa dernière robe encore à peu près mettable » ajouta-t-il en comprenant soudain où se trouvait le billet gagnant de la super-cagnote du loto. Le visage de caroline se décomposa. « Celle avec laquelle on l’a enterrée… » conclut-elle anéantie.