Arrêté d’expulsion

Arrêté d’expulsion

Simon en a gros sur le cœur. Demain, il doit être exproprié du joli pavillon avec jardin dans lequel il espérait finir ses jours. La mairie veut libérer le site pour y installer… une décharge municipale. Il existe bien un projet concurrent : la construction, à l’autre bout de la commune, d’une usine de cogénération. Brûler les déchets pour produire l’eau chaude nécessaire au chauffage urbain, et alimenter la ville en électricité, c’est plus écologique. Mais cela nécessite hélas, au départ, un investissement plus important. Un investissement que le maire n’est pas prêt à consentir aujourd’hui…

Jusqu’au dernier moment, Simon a essayé tous les recours pour tenter d’éviter cette expulsion. Mais que peut un vieil homme seul face à une administration omnipotente, s’abritant derrière les lois qu’elle a elle-même édictées ? Pourtant, Simon n’arrive pas à se résoudre à partir. Depuis sa fenêtre, dans le jardin, il aperçoit la frêle silhouette de Caroline, qui fait sa petite promenade quotidienne. C’est une vieille dame, elle aussi. Quel âge a-t-elle, au juste ? Quatre-vingts dix ans ? Quatre-vingt-quinze ? Elle est peut-être même centenaire…

Lorsque Simon a hérité de cette maison, il y a une vingtaine d’années, Caroline l’habitait déjà. Elle faisait partie des meubles, en quelque sorte, et les parents de Simon, avant de mourir, lui ont fait promettre de ne pas la mettre à la rue. Au départ, bien sûr, en vieux célibataire, il n’était pas très enthousiasmé par cette cohabitation. Et puis, peu à peu, il s’est habitué à la présence discrète de Caroline. Vingt ans de vie commune, de joies et de peines partagées, ça créée des liens ! Et maintenant, elle aussi devrait quitter cette maison ? Son plus sûr refuge à l’abri de la menace des hommes et de cette civilisation moderne dont elle ne connaît rien ? Elle ne s’en remettrait pas. Pas à son âge…

Étreint par l’émotion, Simon est allé rejoindre Caroline dans le jardin. Contre tout espoir, il cherche encore une solution. Il lui suffirait de pouvoir retarder l’expulsion de quelques jours ! Dans une semaine, on sera en hiver, et il ne serait plus expulsable avant le printemps. D’ici là, il est certain que les gens de la mairie préféreraient choisir le projet concurrent. Des élections se profilent, et ils sont pressés d’en finir, car les écologistes commencent à se mobiliser contre l’installation d’une décharge aux portes de la commune…

Simon vient de surprendre le regard en coin de Caroline. Même si elle ne dit rien, ses yeux semblent le supplier de faire quelque chose pour empêcher cette catastrophe annoncée. Il la regarde à son tour, les larmes aux yeux. Visiblement, sa fidèle compagne aimerait lui être d’un secours quelconque. Mais comment cette pauvre vieille Caroline, si chétive et ridée, pourrait-elle l’aider à arrêter les gendarmes qui, dès demain matin, viendront les expulser manu militari de leur maison ?

Simon ne peut s’empêcher de sourire en imaginant cette confrontation puis, soudain, son visage se fige. En regardant Caroline, une idée saugrenue vient de lui traverser l’esprit. Non, ce serait trop beau ! Mais cela mérite pour le moins d’être vérifié…

Plantant là sa vieille amie, sans plus d’explication, Simon se précipite dans son bureau pour allumer son ordinateur et se connecter à Internet. La page d’accueil du moteur de recherche met un temps infini à s’afficher. Décidément, il faudrait vraiment qu’il s’offre le haut débit pour Noël… Fiévreusement, Simon tape quelques mots clefs et attend à nouveau que les résultats de sa recherche apparaissent sur l’écran. 3.827 réponses ! Au moins, la littérature sur le sujet est abondante ! Mais il va falloir prendre le temps de trier, d’explorer tous les liens pour parvenir à trouver l’information qu’il cherche, et confirmer ainsi la validité de son plan d’attaque…

Au petit matin, c’est le soleil qui, pointant à travers les persiennes, réveille Simon assoupi sur son clavier. Il a passé la nuit entière à surfer sur le Web. Qu’importe ! Cela en valait la peine !

Caroline, elle, dort encore, mais la cloche de la porte du jardin la tire à son tour du sommeil. Écartant les rideaux, Simon jette un regard par la fenêtre et aperçoit, derrière les deux képis, trois camionnettes bleues. La gendarmerie s’est déplacée en force ! Craignent-ils que Simon et Caroline se soient préparés à un siège pour éviter cette expulsion ? A moins que les camionnettes ne soient tout simplement destinées à embarquer les meubles de la maison, avec ses occupants…

Quoi qu’il en soit, c’est avec un air pacifique mais d’un pas assuré que Simon s’avance vers les gendarmes pour les recevoir. De son train de sénateur, Caroline lui emboîte le pas courageusement, pour le soutenir.

« Messieurs les représentants de la force publique, l’administration ne saurait violer un règlement qu’elle a elle-même édicté » assène Simon aux gendarmes. « Ma compagne Caroline, ici présente, fait l’objet d’une protection très stricte. La loi stipule expressément qu’on ne saurait la chasser de chez elle sans une autorisation écrite spécifique ». Simon tend aux gendarmes ébahis le texte de loi qu’il a découvert sur Internet, et fraîchement imprimé. « Une autorisation qui prendra pour le moins quelques semaines à obtenir » poursuit-il. « Si vous l’obtenez… ».

Examinant tour à tour le texte de loi et Caroline, qui les observent d’un air hautain, les gendarmes se concertent à voix basse, visiblement très embarrassés. « Eh, oui, c’est étrange, mais c’est comme ça » conclut Simon triomphant, sachant qu’il a gagné la partie. « Dans ce pays, il est plus facile d’expulser de sa maison un vieil homme… qu’une tortue faisant partie d’une espèce protégée ! ».