La cellule d’une prison, occupée par deux personnages. Le premier est immobile. Le deuxième fait les cent pas.
Un – Tu peux arrêter de tourner comme un lion en cage.
L’autre s’arrête.
Deux – C’est ce qu’on est, non ? Des lions en cage…
Un – En cage, oui. Mais des lions…
Deux – Tu as raison. Ils ont fait de nous des moutons.
Un – Et on ne sait même pas quand on nous enverra à l’abattoir…
Deux – On le saura bien assez tôt.
Un – Ça fait des semaines qu’on nous a condamnés à mort. Pourquoi on n’a pas encore été exécutés ?
Deux – Oui… On se le demande…
Un – Tu crois qu’on a encore une chance d’être graciés ?
Deux – Si j’étais toi, je ne me ferais pas trop d’illusions.
Un – Et quand bien même on serait graciés. Si c’est pour passer le restant de nos jours enfermés dans cette cage.
Deux – C’est sûr…
Un – Autant en finir le plus vite possible. Alors qu’est-ce qu’ils attendent ?
Un temps.
Deux – Un client.
Un – Pardon ?
Deux – Ils attendent un client.
Un – Comment ça, un client ?
Deux – Tu n’es vraiment pas au courant ?
Un – Au courant de quoi ?
Deux – Le gouvernement vend les organes des condamnés à mort à des clients étrangers qui ont besoin d’une greffe.
Un – Ce n’est pas vrai…?
Deux – Comme la transplantation doit se faire dans les heures qui suivent le décès, ils attendent que le receveur soit arrivé sur place pour exécuter le donneur.
Un – Je ne te crois pas…
Deux – C’est pourtant la vérité.
Un temps.
Un – Mais c’est monstrueux…
Deux – Oui.
Un – Et il y a des gens qui acceptent de payer pour ça…
Deux – J’imagine que la plupart préfèrent ne pas savoir d’où viennent les organes qu’on va leur greffer. Pourtant, ça devrait les alerter, qu’on leur fixe une date précise pour la transplantation des semaines à l’avance.
Un – Et tout ça pour que le gouvernement s’en mette plein les poches.
Deux – Le marché est énorme.
Un – Et c’est beaucoup plus pratique, j’imagine. Plutôt que d’attendre qu’un pauvre type meurt par hasard dans un accident de voiture.
Deux – En espérant qu’il ait le bon profil, que ses organes ne soient pas trop endommagés… et qu’il ait accepté auparavant de les donner gratuitement.
Un temps.
Un – Après tout… si notre mort peut sauver la vie de quelqu’un d’autre. Qu’est-ce que ça change ?
Deux – Ça change que les condamnations à mort ont été multipliées par dix dans les cinq dernières années.
Un – Non ?
Deux – Au début, ils se contentaient de prélever les organes des condamnés à mort. Maintenant, ils condamnent à mort pour prélever les organes. Toi et moi, on n’aurait peut-être jamais été condamnés à la peine capitale si nos organes n’intéressaient personne.
Un – Tu crois ?
Deux – Qu’est-ce que tu as fait pour mériter la mort ?
Un – J’ai tué l’amant de ma femme.
Deux – Un crime passionnel… Il y a encore quelques années, avec un bon avocat, tu ne serais pas resté plus de trois ans en prison.
Un – C’est vrai… Et toi ?
Deux – Moi…?
Un – Pourquoi tu es là ?
Deux – Je suis sorti de chez moi sans mon masque…
Un – Tu as raison… Il y a encore quelques années, pour ça, on t’aurait seulement tabassé…
Deux – C’est devenu un business. Très lucratif… On nous considère comme des cochons. Et dans le cochon, tout est bon. Quand ils en auront fini avec nous, il n’y aura presque plus rien à enterrer.
Un – Alors dans un sens, on continuera à vivre. Par petits morceaux. Éparpillé, façon puzzle…
Deux – Oui… Tout sera recyclé en pièces détachées.
Un – Tout, sauf notre âme.
Deux – Même notre âme, je pense qu’ils l’ont déjà revendue au diable. Ou à un milliardaire américain.
Un – Un milliardaire ?
Deux – Au départ, nos organes servaient à sauver des vies. On les greffait à des enfants, parfois. Atteints d’une malformation cardiaque, par exemple. Au moins, on pouvait se dire que notre mort servait à quelque chose.
Un – Et maintenant ?
Deux – Maintenant, la plupart des clients sont des gens très riches. On leur vend des packages, comprenant le billet d’avion, l’opération, et la convalescence dans une résidence de luxe au bord de la mer.
Un – Mais ils sont malades, quand même ?
Deux – Pas toujours… Mais la plupart sont des vieux. Ils viennent ici pour trouver la jeunesse éternelle. La seule chose que leur argent ne pouvait pas acheter…
Un – Jusqu’à maintenant.
Deux – Au fur et à mesure que leurs organes vieillissent et deviennent défaillants, ils se font greffer un cœur, un rein, des poumons, des yeux…
Un – Des yeux ?
Deux – Tout ce qui est susceptible de tomber en panne et d’être remplacé
Un – Comme des pièces de rechange sur une voiture de collection.
Deux – J’imagine que bientôt, on leur proposera un échange standard. Ils repartiront tous les dix ans avec un corps tout neuf, dans lequel on aura seulement transplanté leur âme.
Un – S’il en ont une.
Deux – Alors disons leurs affects, leurs connaissances, leurs souvenirs…
Un – Comme on transfère ses données personnelles sur un nouvel ordinateur quand on a décidé de remplacer l’ancien, par précaution, avant qu’il ne nous plante sans préavis.
Deux – Et c’est leurs cadavres qu’on enterrera sous la plaque portant notre nom au cimetière de la prison.
Un – Moi qui avais peur d’aller en enfer pour le crime que j’ai commis… Je me rends compte que j’y suis déjà.
Deux – Oui… À quoi bon se demander s’il pourrait y avoir un au-delà. Le paradis et l’enfer existent déjà sur cette Terre. Le paradis pour certains, et l’enfer pour tous les autres.
Un – Comment est-ce qu’on a pu en arriver là ?
Deux – Peu à peu, j’imagine. Petite concession après petite démission.
Un – Sans qu’on s’en rende compte.
Deux – Les monstres qui nous gouvernent ont été engendrés par Big Brother et Big Data… dans un laboratoire pharmaceutique.
Un – Qu’est-ce qu’on peut encore faire ?
Deux – Rien. On peut juste attendre. Qu’on vienne nous chercher.
Le premier se fige à nouveau. Le deuxième se remet à faire les cent pas. Silence. On entend un bruit de clef tournant dans une serrure. Ils échangent un regard inquiet.
Un – Ce n’est pas l’heure de la soupe…
Deux – Alors c’est que le moment est venu.
Ils se serrent la main.
Un – Adieu, l’ami.
Deux – On se reverra peut-être dans une autre vie.
Un – Mais on ne se reconnaîtra pas.
Deux – Seuls nos yeux se verront.
Un – Mais ils appartiendront à d’autres que nous.