Quand je la quitte, quelques heures après, c’est une nouvelle année qui commence. Une nouvelle vie peut-être. C’est moi qui lui donne mon numéro. Je lui laisse prendre seule la décision de nous revoir ou pas. Je la laisse me choisir. Elle m’appellera, et nous nous reverrons. Tout est simple avec elle, et tout semble évident. Mais c’est maintenant à moi de décider. Choisir une femme entre toutes les femmes. Accepter d’être choisi par elle. Je sais que si je m’engage sur cette route, il n’y aura pas de retour en arrière, et que je laisserai pour toujours de côté toutes les autres routes. J’ai conscience d’être à un carrefour de ma vie. Prendre le bon chemin, en évitant les impasses. Ma chance est là et si je la laisse passer, il n’y en aura peut-être jamais d’autre.
J’ai quatorze ans de plus qu’elle, j’habite dans un studio en location, je n’ai pour tout meuble qu’une malle en osier, et toutes mes affaires tiennent dans les deux sacs que j’ai emportés aux États-Unis avant de les rapporter en France : un sac de vêtements et un sac de livres. Je ne travaille pas vraiment. Je ne suis même plus étudiant. Je prends des cours de théâtre. Elle termine ses études à Science Po, dans quelques mois elle aura un vrai boulot en CDI. Je n’ai pas vraiment le profil du mari idéal. Mais elle a confiance en moi, et cela me donne des ailes.
Je tombe sur une petite annonce dans Télérama, moi qui ne fais jamais les annonces et surtout pas pour trouver du boulot. Les Éditions Harlequin cherchent des traducteurs de l’anglais au français pour leurs romans à l’eau de rose. Je passe la sélection, et ma candidature est retenue. Je traduirai une douzaine de ces romans de gare. C’est davantage un travail d’adaptation que de traduction. Il faut réduire la pagination d’au moins un tiers, et se conformer au goût français. C’est un apprentissage et surtout, c’est la première fois de ma vie que je gagne un peu d’argent en écrivant. Je me dis que c’est possible.
Quelques mois plus tard, je revois une fille que j’ai rencontrée en fac d’anglais. Depuis, elle a fait la Fémis, et elle vient d’être engagée par une maison de production pour diriger l’écriture d’une série pour la jeunesse, Extrême Limite. Elle me propose de m’essayer à l’écriture de scénario. Comme je n’ai jamais fait ça de ma vie, j’accepte aussitôt. De toute façon, il n’y a alors aucune école d’écriture de scénario en France. Pour une fois, je suis tout aussi légitime que n’importe qui d’autre. L’expérience semble concluante. Me voilà scénariste pour la télévision. J’enchaîne sur l’écriture d’autres séries pour la jeunesse, toujours au format 26 minutes. D’autres maisons de production me sollicitent. Pour du dessin animé, aussi. Je commence à gagner vraiment ma vie en écrivant.
C’est le temps des projets. J’ai presque quarante ans, mais je n’ai jamais vécu en couple avec personne. Malgré notre différence d’âge, nous vivons ensemble nos premières fois. Maison, mariage, enfant. Tout ce que je n’ai pas fait jusque là, je le fais en deux ans.
J’apprends alors qu’une école de scénario vient d’être créée à Paris, le Conservatoire Européen d’Écriture Audiovisuelle. Trop tard pour passer le concours d’entrée pour cette première année. Je serai de la deuxième promo. J’y apprends le métier que je pratique déjà. Comme à mon habitude. Et j’y noue des contacts à la fois professionnels et amicaux. J’ai pour maîtres les créateurs de toutes les grandes séries françaises de la télévision de l’époque : Navarro, L’Instit, Julie Lescaut, Docteur Sylvestre…
Un camarade et ami vient d’être engagé sur la direction d’écriture d’une nouvelle série, Avocats et Associés, et il me propose d’intégrer le pool de scénaristes. J’entre dans la cour des grands : le format 52 minutes pour adultes et le prime time. Je gagne maintenant en écrivant plus d’argent que je n’en ai jamais gagné en tant que salarié ou free-lance.
La société de conseil qui m’employait régulièrement comme sémiologue publicitaire vient d’être revendue et n’a plus besoin de mes services. C’est l’occasion pour moi d’arrêter complètement ce métier dont j’ai fait le tour pour me consacrer uniquement à l’écriture. À nouveau les projets s’enchaînent. Mais l’univers de la télévision, comme celui de Dallas, est impitoyable. Nous sommes les mercenaires d’une armée mexicaine dont les innombrables généraux sont le plus souvent incompétents. C’est encore trop de contraintes pour moi. Je veux être totalement libre, et je sais donc que je ne travaillerai pas tout ma vie pour la télévision.
Je commence à écrire des pièces de théâtre. Après avoir vainement essayé de les faire éditer, je décide de créer mon propre site et de les proposer en téléchargement libre. C’est le début d’internet. Je me précipite dans cet espace de liberté en m’adressant directement aux compagnies, sans passer par les éditeurs. Et ça marche. Les premiers montages arrivent. Cela m’encourage à continuer.
La fin d’Avocats et Associés me décide à arrêter la télévision. Je continue encore un an à enseigner l’écriture de scénario dans l’école qui m’a formé. Mais je me consacre désormais uniquement au théâtre. Je traduis mes pièces en espagnol, d’autres se chargent de les traduire en portugais, en anglais, en allemand et en bien d’autres langues. Grâce à internet, mes textes circulent dans le monde entier.
Me voilà auteur de théâtre, internationalement reconnu. Je n’ai plus de comptes à rendre à personne. Je vis de mon écriture et, au jour le jour, j’écris ma vie…
Finalement, c’est mon père qui avait raison. Je n’étais bon à rien. Enfin presque. Dès mon plus jeune âge, j’avais rêvé d’être écrivain. Il m’aura fallu plus de quarante ans pour admettre que j’étais définitivement inapte à tout autre travail que celui d’écrire, quelques années de plus pour m’autoriser à en faire mon métier, et deux ou trois encore pour constater que je pouvais en vivre.
La vie est un voyage. Ce qui nous définira à la fin, c’est notre parcours. Les routes que nous avons prises, et surtout celles que nous avons refusé de prendre. Bientôt la mer effacera sur le sable les traces que nous laissons derrière nous, comme des lignes sur un manuscrit. À ceux qui viendront après, léguons seulement l’envie de cheminer librement.