Ici ou là

J’aime bien venir ici… On est à l’ombre. Il n’y a aucun bruit. En général, il n’y a pas grand monde. Et quand on y croise quelqu’un par hasard, on n’a pas besoin de faire la conversation. Et ce silence… À la campagne, il y a les oiseaux. Et les avions. Les aéroports, c’est toujours en dehors des villes, au milieu des champs, et pour aller d’une ville à l’autre, les avions sont bien obligés de survoler la campagne. Les avions c’est encore plus bruyants que les oiseaux. Sans parler des chasseurs. Pas les chasseurs de perdreaux. Ceux-là, au moins, c’est saisonnier. Je veux dire, les avions de chasse. Les chasseurs bombardiers. Pour eux, la chasse est ouverte toute l’année. Ce n’est pas au dessus de Paris, qu’ils font leurs acrobaties, hein ? Où alors juste une fois par an, pour le quatorze juillet, au dessus des Champs Élysées. Le restant de l’année, les parisiens, on leur fout la paix. Non, le reste du temps, c’est au dessus des champs de blé qu’ils s’entraînent, les chasseurs. Au milieu des corbeaux. Pour la prochaine guerre. Ben oui, la guerre, ça se fait plutôt à la campagne, hein ? C’est une activité de plein air. Déjà, il y a plus de place pour manœuvrer. Et puis la guerre, c’est comme le camping, ça fait quand même moins de saletés à la campagne. Verdun, c’est une toute petite ville, avec beaucoup de champs autour. Et un terrain de camping. La guerre, en pleine nature, ça ne laisse presque pas de traces. La Croix Rouge ramasse les morts, et les enterre au champ d’honneur. Il y pousse des croix blanches. Bien alignées, ça fait très propre, sur du gazon anglais. La guerre à la campagne, il n’y a presque pas de dégâts. Très vite, ça n’est plus qu’un mauvais souvenir. Et puis ça devient un vague souvenir. Après une bonne campagne militaire, les champs de bataille sont labourés. Il n’y a plus qu’à replanter derrière. Eventuellement, on rappelle l’aviation juste avant la moisson pour larguer de l’insecticide sur les derniers parasites, ou des bombes à eau sur les feux de maquis. Non, remettre un peu d’ordre dans le paysage, c’est tout de même beaucoup plus facile que d’avoir à reconstruire à chaque fois à l’identique les villes qu’on vient de raser. D’ailleurs, vous avez remarqué ? Quand une ville est rasée, pendant une guerre, s’il y a un seul bâtiment qui reste debout, c’est une église. On appelle ça un miracle. Moi, je veux bien. Mais c’est le seul truc qui ne sert à rien. On ferait mieux de bombarder seulement les lieux de cultes, en dehors des offices. Ça ferait moins de victimes. Ou se contenter de faire la guerre en rase campagne. Non, la nature, c’est beaucoup moins paisible que le croient les gens des villes. Alors moi, pour trouver un peu de sérénité, je préfère venir ici. Prêcher pour ma chapelle. Ici… Vous vous rendez compte ? C’est dingue, non ? C’est ici, à cet endroit exact, que nous a conduit, à cet instant précis, toute la vie qu’on a vécu jusqu’à aujourd’hui. Notre parcours du combattant. Tous les trains qu’on a pris, et ceux qu’on a ratés. Toutes les morts qui nous ont frôlés, et tous les risques qu’on n’a pas pris. Toutes les femmes qu’on n’a pas eues, et celles qui nous ont quittés. Dix ans, vingt, quarante, quatre-vingts ans… Tout ça pour en arriver là. À bout de souffle. Notre curriculum vitae. Une vie à courir. On peut bien prendre le temps de s’asseoir pour y penser cinq minutes. Dans une heure on sera déjà loin, ailleurs. De nouveau en mouvement. Repris dans le tourbillon. Le siphon de la vie qui nous entraîne irrémédiablement vers le fond de la piscine avec l’eau de vidange. Le temps passe. On n’y peut rien. Il nous passe au travers du corps quand bien même, de guerre lasse, on déciderait de rester immobile, les bras croisés, à essayer la résistance passive. Alors on passe sa vie à se déplacer d’un point à un autre, pour passer le temps. À voyager, parfois. Mais le plus souvent à faire les cent pas. À aller et venir. Ici ou là. À faire des allers retours. À tourner en rond. Imaginez qu’on puisse revoir d’un coup à la fin de sa vie tous les déplacements qu’on a effectués ici bas depuis qu’on est né. Comme sur la pellicule de ces films en accéléré. Voilà ce que nous sommes. La somme de nos déplacements en pointillés. De nos routes et de nos déroutes. De nos parallèles qui jamais ne se rencontrent. Cette arabesque lumineuse que l’on dessine avec son propre souffle du point de départ, jusqu’au point d’arrivée. Nulle part. Jusqu’à ce que la lumière s’éteigne. J’aime bien venir ici, apprivoiser l’obscurité.

Comme un poisson dans l’air