Jugement dernier

Dans un lit, un homme s’éveille. Une femme arrive en blouse blanche.

Femme – Bonjour Monsieur.

Homme – Bonjour Docteur.

Femme – Cette fois, je ne vous demande pas si ça va. C’est le genre de question qu’on pose machinalement, avant de se rendre compte qu’on n’aurait pas dû.

Homme – Vous n’auriez pas vu un notaire sortir de cette chambre avec un testament signé à l’encre invisible ?

Femme – Mon cher Monsieur, je crois qu’au stade où nous en sommes… Je veux dire, au stade terminal où vous en êtes… Il est inutile de se voiler la face, n’est-ce pas ?

Homme – Dois-je comprendre que vous n’avez toujours pas de bonnes nouvelles à m’annoncer ?

Femme – Vous nous devez encore pas mal d’argent. Je vous dois au moins la vérité. C’était, comme on dit, l’opération de la dernière chance. Hélas l’opération n’a pas marché. J’en suis vraiment désolée.

Homme – Ça ne m’étonne pas. Je n’ai jamais eu de chance…

Femme – N’ayez aucun regret. Dans notre jargon, quand on parle d’opération de la dernière chance, on veut dire une opération qui n’a aucune chance de réussir.

Homme – Je comprends.

Femme – Le coup de l’opération de la dernière chance, c’est juste un truc de médecin pour faire patienter la famille, et le patient lui-même, en attendant l’issue fatale.

Homme – Oui, je crois avoir compris l’idée générale…

Femme – Vous en connaissez beaucoup, vous, des malades qui s’en sont sortis après l’opération de la dernière chance ?

Homme – Non, je l’avoue…

Femme – Et voilà… Et comme on ne peut pas croire que tous les malades soient malchanceux à ce point…

Homme – Donc, je suis condamné.

Femme – Je n’emploierais pas des termes aussi brutaux, mais… Oui, cher Monsieur, l’heure est venue de faire le bilan de votre vie… et de régler vos comptes avec la société. À commencer par celle qui est actionnaire majoritaire dans cet hôpital….

Homme – Je vous remercie pour votre franchise, Docteur Ionesco.

Femme – Malheureusement, je vais devoir vous demander de cesser de m’appeler Docteur.

Homme – Ah oui ?

Femme – Après avoir réexaminé mes diplômes, et le taux de mortalité dans mon service de chirurgie, la direction de cet hôpital a jugé préférable de me réaffecter à la comptabilité.

Homme – Je comprends, mais alors… que venez vous faire ici, au juste.

Femme – Eh bien… Quand je parlais de solde de tout compte, ce n’était pas une métaphore… Je viens pour la petite note, cher Monsieur… Vous allez nous quitter, certes, mais vous ne pensez tout de même pas qu’on va vous laisser partir sans payer ? Et ce n’est pas avec votre mutuelle… On ne vous a jamais conseillé de prendre une sur-complémentaire ?

Homme – Et si je n’ai pas les moyens de payer ?

Femme – Cela pourrait nuire gravement au salut de votre âme. Vous savez, maintenant… notre Service de Recouvrement est d’une redoutable efficacité.

Homme – Plus que votre Service de Chirurgie, en tout cas.

Femme – Disons que… les Roumains que nous employons dans cet hôpital sont beaucoup plus efficaces dans le domaine du recouvrement de créance que dans celui la chirurgie du cerveau… Et nos actionnaires ont désormais des connexions très haut placées.

Homme – Vous voulez dire… là-haut ?

Femme – Que voulez-vous ? Les fonds souverains qui nous gouvernent étaient déjà gérés par des morts-vivants. Ils ont commencé à racheter les maisons de retraite, les hôpitaux, les églises, les cimetières… Assez logiquement, ils ont fini par prendre des participations au paradis et en enfer.

Homme – Et donc ?

Femme – Donc c’est à vous de choisir… Mais sachez que les mauvais payeurs sont très mal vus au paradis.

Même pas Mort