La mer

Un homme est assis à une table de café, il paraît au moins la cinquantaine et porte des vêtements démodés. Une valise désuète est posée à ses pieds. Il regarde fixement devant lui, en direction de la salle. Une serveuse, la trentaine, arrive et nettoie une autre table. Elle essaie dʼattirer son attention, sans oser le déranger. Lʼhomme ne prête pas attention à elle. Elle finit par sʼapprocher.

FemmeExcusez-moi, mais… je termine mon service dans cinq minutes. Je vais devoir vous encaisser.

Lʼhomme lʼaperçoit enfin et revient à la réalité.

HommeJe… Je vais y aller, bien sûr.

FemmeAh non, mais vous pouvez rester ! On est ouvert jusquʼà minuit. Cʼest juste que… Il faut que je fasse ma caisse.

HommeJe comprends.

Il sort de sa poche un billet quʼil pose sur la table. La femme regarde le billet avec curiosité.

FemmePardon, mais… On est passé à lʼeuro il y a déjà plus de vingt ans, vous savez…

Lʼhomme regarde le billet, prenant conscience de son erreur.

HommeJe suis vraiment désolé…

Il reprend le billet et en sort un autre quʼil pose sur la table.

FemmeVous nʼavez pas plus petit…

HommeCʼest tout ce que jʼai sur moi.

FemmePas de problème, je vous ramène la monnaie tout de suite.

HommeNe vous dérangez pas… Gardez le tout.

FemmeCʼest un billet de cinquante euros.

HommeAh oui…

FemmeEt votre café, cʼest deux euros.

Il regarde à nouveau fixement devant lui.

HommeÇa fait combien de temps que je suis assis à cette table ?

FemmeJe dirais… sept ou huit heures. Vous étiez mon premier client quand jʼai commencé mon service à midi.

HommeEt vous ne mʼavez rien dit.

FemmeVous dire quoi ?

HommeDe renouveler ma consommation, par exemple… Ou de partir.

FemmeCe nʼest pas le genre de la maison. Vous prenez un café, vous pouvez rester là jusquʼà la fermeture si vous voulez.

HommeGardez la monnaie, je vous en prie.

FemmeBon… Merci… Il y a déjà quelque temps que je fais ce métier… Cʼest le plus gros pourboire quʼon ne mʼait jamais donné. Surtout pour un simple café.

HommeÇa me fait plaisir, je vous assure.

FemmeJe nʼai pas osé vous déranger avant, vous aviez lʼair tellement… perdu dans vos pensées. Vous êtes en vacances ?

HommeJʼai lʼair dʼêtre en vacances ?

FemmeJe ne sais pas… Je disais ça… à cause de la valise.

HommeAh oui… La valise.

FemmeVous cherchez un hôtel ?

HommeNon.

FemmeBon, eh bien… À une autre fois, peut-être…

HommePeut-être.

Il se replonge dans sa contemplation. Elle sʼapprête à partir mais se ravise.

FemmeJe ne voudrais pas être indiscrète mais… quʼest-ce que vous regardez comme ça fixement, depuis huit heures dʼaffilée. Je ne suis même pas sûre de vous avoir vu cligner des yeux…

HommeJe regarde la mer.

FemmeLa mer ?

HommeLa mer, à lʼendroit précis où elle rejoint lʼhorizon.

FemmeDʼaccord.

HommeVous ne regardez jamais la mer ?

FemmeNon… Enfin… jamais aussi longtemps en tout cas. Jamais comme ça. Et puis… je nʼai pas beaucoup le temps.

HommeCʼest dommage… Je veux dire… que vous nʼayez pas le temps.

FemmeLa mer, ici, je la vois huit heures par jour toute lʼannée… Pour moi, ça me rappellerait plutôt le boulot… Le week-end, jʼessaie de regarder autre chose.

HommeEt quʼest-ce que vous regardez, le week-end ?

FemmeJe ne sais pas… La télé…

HommeBien sûr.

Elle semble un peu gênée.

FemmeNon, mais il mʼarrive aussi de regarder autre chose que la télé… Pas forcément la mer mais… Je ne sais pas, moi… Quand je suis en vacances… la montagne, par exemple.

HommeAh oui… La montagne…

FemmeDonc, vous, cʼest la mer.

HommeOui.

FemmeEt… pourquoi la mer ?

Un temps.

HommeTout vient de la mer, non ?

FemmeTout ?

HommeIl y a des millions dʼannées, cʼest de la mer que sont sortis les premiers vertébrés, dont certains allaient devenir des hommes.

FemmeAh oui…

HommeDes hommes qui allaient coloniser toutes les terres émergées, jusquʼà conduire la planète au bord de lʼapocalypse.

FemmeBien sûr…

HommeTout vient de la mer. Le meilleur comme le pire.

FemmeRemarquez, vous nʼavez pas tort. Avant de venir sʼasseoir à cette terrasse, la plupart de mes clients sortent de lʼeau. Et je peux vous dire que là aussi, cʼest le meilleur comme le pire.

HommeJe ne suis pas sûr moi-même de faire partie du meilleur.

FemmeVu le pourboire que vous mʼavez laissé, croyez-moi, jʼai vu pire.

HommeMais vous ne savez pas dʼoù vient cet argent.

FemmeCʼest important ?

HommePour certains, oui.

FemmePour moi, cinquante euros, cʼest cinquante euros.

HommeVraiment ?

FemmeOui… enfin je crois.

HommeEt si cet argent, je ne lʼavais pas gagné honnêtement ?

FemmeVotre argent vaut bien celui dʼun autre. Si dans le commerce on nʼacceptait que lʼargent gagné honnêtement, on ne ferait pas un gros chiffre dʼaffaires…

HommeTout lʼargent que je possède aujourdʼhui, je lʼai volé.

FemmeVolé ?

HommeUn braquage, qui a mal tourné malheureusement. Un homme est mort. Un policier. Il avait une femme, et deux enfants…

FemmeCʼest vous qui lʼavez tué ?

HommeNon. Mais ça ne change rien. En tout cas, pour les juges, ça nʼa rien changé.

FemmeVous avez payé votre dette à la société, comme on dit.

HommeJʼai donné trente ans de ma vie pour ce meurtre que je nʼavais pas commis. Et jʼai gardé cet argent qui nʼétait pas à moi. Jʼespérais pouvoir racheter toutes ces années perdues.

FemmeCertains donnent quarante ans de leur vie pour sʼacheter une retraite, vous savez.

Un temps.

HommePendant toutes ces années, je nʼai jamais vu plus loin que les quatre murs de ma cellule… Vous avez quel âge ?

FemmeTrente ans…

HommeOn mʼa libéré ce matin… Je suis allé déterrer mon butin que jʼavais planqué dans un cimetière. Les billets étaient comme neufs. Lʼargent, ça ne vieillit pas.

FemmeEt après ?

HommeJʼai pris un train pour aller voir la mer.

FemmeJe comprends mieux pourquoi vous la regardiez comme ça.

HommeComme un homme qui nʼa pas vu une femme depuis des années, et quand il en revoit une enfin, il peut seulement la regarder. En ayant perdu tout désir de la posséder.

FemmeMais vous êtes libre, maintenant.

HommePour la liberté, cʼest pareil. Quand on en a été privé trop longtemps, et quʼon vous la rend tout dʼun coup, vous ne savez plus quoi en faire.

FemmeVous ne vous êtes même pas baigné.

HommeJe ne suis pas sûr de savoir encore nager.

FemmeJe suis vraiment désolée.

HommeCroyez-moi, donner sa vie pour une valise pleine de billets, cʼest trop cher payé. Je ne vaux plus rien, et cet argent nʼa plus aucune valeur…

FemmeVous voulez dire que… cette valise est pleine de billets ?

Un temps.

HommeJe regarderai la mer en face jusquʼà la tombée de la nuit. Jusquʼà ce que le ciel à lʼhorizon se confonde avec elle.

FemmeEt ensuite ?

HommeNous venons tous de la mer. Ce soir jʼy retourne.

Lʼhomme se lève pour partir. Elle le regarde sʼéloigner, ne sachant pas quoi dire pour le retenir. Puis elle aperçoit la valise.

FemmeMonsieur ! Vous oubliez votre valise !

HommeJe vous la laisse. Mais souvenez-vous. Lʼargent ne vaut rien quand cʼest soi-même quʼon veut racheter.

Il part. Elle regarde la valise, hésite et finit par lʼouvrir. Elle en sort une liasse de billets.

FemmeDes francs…

Noir

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