Elle est là un gobelet de café à la main. Il arrive, avec également un gobelet de café. Ils échangent un vague sourire en guise de salutations et sirotent leur café en silence.
Elle – Toujours aussi dégueulasse, ce café.
Lui – Oui… Mais aujourd’hui, pour moi, il a un goût particulier.
Elle – Ah oui…?
Lui – C’est la dernière fois que j’en bois.
Elle – La dernière fois…?
Lui – C’est ma dernière journée. Ce soir, je serai à la retraite.
Elle – Vous m’avez fait peur… Je pensais qu’après avoir fini votre gobelet, vous alliez sauter par la fenêtre pour protester contre la qualité du café dans cette boîte de merde. Remarquez, ça les aurait peut-être convaincus de changer la machine.
Lui – Désolé, je crains que cette machine ne soit encore là demain.
Elle – Je serai condamnée à reboire cet infâme jus de chaussettes. Et je n’aurai même plus le plaisir de votre conversation enjouée.
Lui – C’est la première fois qu’on se croise. Ne me dites pas que c’est votre première journée ici.
Elle – Je travaille dans l’autre partie du bâtiment, pour vos anciens concurrents. On a supprimé la machine à café, pour faire des économies…
Lui – Je vois…
Elle – Rassurez-vous, c’était exactement la même machine, et le café était tout aussi imbuvable.
Lui – Ça doit être un monopole. Comme pour les machines à sous…
Elle – Ça ne va pas vous manquer de vous lever tous les jours à six heures, de passer une heure dans les transports pour venir ici, de vous emmerder pendant huit heures à faire un boulot qui ne sert à rien, et de repartir le soir en vous disant que ça recommence le lendemain ?
Lui – Ça ne va pas être facile. J’essayerai de m’y faire… Mais dites-moi, je commence à douter de ma raison. Ça fait trente ans que je travaille ici, et je n’avais jamais remarqué qu’il y avait un couloir à cet endroit.
Elle – Le couloir a toujours été là, mais la porte d’accès était condamnée.
Lui – Ah oui, c’est vrai. Il y avait une porte… Je pensais que c’était une porte de placard.
Elle – On a rouvert la porte pour que les gens qui travaillent de l’autre côté puissent venir prendre le café ici. Comme on n’a plus de machine…
Lui – Je vois… Donc, ce couloir, il mène à…
Elle – Au placard dans lequel on a installé mon bureau. Entre autres… Je suis contrôleur de gestion. C’est moi qui audite la boîte d’à côté.
Lui – D’accord… Alors vous travaillez pour…
Elle – Votre nouveau patron. Enfin jusqu’à ce soir. On a racheté votre boîte il y deux mois.
Lui – Alors c’est à vous que je dois ce départ en retraite anticipée ?
Elle – Vous ne m’en voulez pas trop, j’espère…
Lui – Pensez-vous… Je devrais plutôt vous dire merci.
Elle – Ne me remerciez pas je vous en prie… On n’a pas fait ça pour abréger vos souffrances, vous savez. C’est juste une compression de personnel après une fusion-acquisition. On a commencé par supprimer une machine à café sur deux. Et puis on a fait pareil avec les salariés…
Lui – Je vois… Et vous ? Qu’est-ce qui vous pousse à vous lever le matin ?
Elle – Je ne sais pas… C’est vrai que ce café est absolument dégueulasse, mais je me demande s’il n’est pas un peu addictif, finalement. Méfiez-vous, demain matin, vous pourriez être manque. Allez, bonne retraite…
Lui – Merci…
Il la regarde partir.
Noir