Le premier, qui peut être un malade ou une personne âgée, est en bord de scène, comme s’il était prêt à sauter. Il porte une valise. Le deuxième, qui peut être un curé ou un infirmier, lui tient la main, tout en le poussant doucement en avant.
Deux – Alors, prêt pour le grand saut ?
Un – Oui, enfin…
Deux – Si vous n’êtes pas encore prêt, vous me le dites.
Un – Si, si. Je suis prêt, mais…
Deux – Non parce que sinon… On a le temps, quand même… On n’est pas aux pièces.
Un – Combien de temps ?
Deux – Combien ? Je ne sais pas, moi… On a bien cinq minutes…
Un – Cinq minutes ?
Deux – On a le temps, mais… on n’a pas toute la vie, non plus.
Un – Mettez-vous à ma place.
Deux – Je préfère autant pas, non. Mais vous verrez, vous ne sentirez rien. Et après vous vous sentirez beaucoup mieux…
Un – Je verrai ?
Deux – Pardon ?
Un – Vous avez dit « vous verrez ».
Deux – Ah, oui… Euh, non, c’est vrai, vous ne verrez probablement rien non plus…
Un – Alors pourquoi vous dites « vous verrez » ?
Deux – C’est juste une façon de parler ! Vous savez, ce n’est pas évident de décrire… Enfin d’expliquer…
Un – En fait, vous n’en savez rien.
Deux – Non…
Le premier hésite toujours à sauter.
Un – Vous croyez qu’il y a quelque chose au fond ? (L’autre affiche un air dubitatif) Vous croyez qu’il y a un fond…?
Deux – Vous pensez qu’il pourrait ne pas y avoir de fond ?
Un – Alors c’est vous qui me posez des questions, maintenant ? Je croyais que vous étiez là pour me rassurer… me donner toutes les explications nécessaires.
Deux – Oui, mais… Vous n’avez pas tort. En réalité, je n’en sais pas plus que vous. Et dans un sens, vous saurez avant moi…
Un – Mais je ne pourrai pas remonter pour vous le dire.
Deux – En même temps… Je ne suis pas sûr de vouloir le savoir avant…
Un – Un puits sans fond…
Deux – C’est possible ?
Un – D’après Newton et sa loi de la gravitation universelle, l’univers passe son temps à se casser la gueule sur lui-même. L’existence est une chute permanente. Un effondrement perpétuel. Nous passons notre vie à tomber. Je tombe donc je suis…
Deux – Naître est un saut dans l’inconnu.
Un – Un saut dans le vide, en tout cas…
Deux – Les chats ont bien sept vies, paraît-il. Et ils finissent toujours par retomber sur leurs pattes.
Un – Quel rapport ?
Deux – Aucun… Mais quand il faut y aller…
Un – Vous voulez sauter à ma place ?
Deux – Un jour ou l’autre, je devrais bien m’y résoudre moi aussi. Mais enfin… je ne suis pas pressé…
Un – La philosophie en général et la religion en particulier ne devraient pas être une alternative obscurantiste à la science, mais une façon de la devancer par des intuitions à vérifier ou à invalider. Les croyants devraient être des éclaireurs. Pas ceux qui éteignent les lumières en partant.
Deux – C’est vrai… Vous êtes prêt, maintenant ?
Un – D’ailleurs, à l’origine, chez les Grecs, il n’y avait pas de frontière entre science et philosophie. Les philosophes étaient aussi mathématiciens. Ou l’inverse.
Deux – Tiens donc… Je l’ignorais…
Un – « Que nul n’entre ici s’il n’est géomètre ». C’était inscrit au fronton de l’Académie.
Deux – L’Académie Française ?
Un – L’école fondée par Platon !
Deux – Ah oui…
Un – C’est après que tout ça s’est cassé la gueule.
Deux – La loi de la gravitation, sans doute. Vous y allez tout seul, ou vous préférez que je vous pousse ?
Un – J’y vais, j’y vais… J’ai l’impression que je me prépare pour sauter en parachute.
Deux – Oui… Mais vous n’avez pas de parachute…
Un – Ou pour sauter à l’élastique.
Deux – Mais il n’y a pas d’élastique.
Un – Ou de sauter du tabouret pour me pendre.
Deux – Mais il n’y a pas de corde non plus. Vous allez juste sauter et vous écraser en bas.
Un – Dans ce cas, je préfère autant qu’il n’y ait pas de fond. Pourquoi je dois absolument sauter, au fait ?
Deux – Vous vous souvenez, quand vous étiez enfant, et que vous arriviez en haut du toboggan après avoir monté la dernière marche du petit escalier ?
Un – Et alors ?
Deux – Quand on est arrivé en haut, il faut y aller. Pour laisser la place à ceux qui poussent derrière.
Un – D’accord… Vous croyez qu’il y a un escalier pour remonter ?
Deux – Ça mon vieux… C’est là où finit la science… et où commence la croyance.
Il pousse l’autre du bord du gouffre, représenté par le bord de scène, dans le vide.
Noir