Le sauveur

Un personnage est assis à une table, devant une carafe et un verre. Il a lair insouciant. Il ouvre un journal. Un autre arrive, un pistolet à la main, en prenant soin de ne pas se faire remarquer. Il mâche un chewing-gum. Lautre le voit dautant moins quil a son journal devant les yeux. Lhomme au pistolet le vise, toujours en mâchant son chewing-gum. Il sapprête à tirer quand il avale de travers et se met à tousser. Il sétrangle et sétouffe. Lautre pose son journal, laperçoit, et vient à son secours. Il lui tape dans le dos.

Un – Ça va aller ?

Lhomme au pistolet ne répond pas, et continue de sétrangler. Lautre lui fait la manœuvre de Heimlich, cest-à-dire quil se positionne derrière lui et exerce des pressions successives sur son thorax. Lhomme au pistolet finit par cracher son chewing-gum, et reprend peu à peu son souffle.

Un – Ça va mieux ?

Deux – J’ai avalé mon chewing-gum de travers.

Un – Bon, l’important c’est que ça va mieux.

Deux – Si vous n’aviez pas été là… (Il tousse encore un peu.) Et que vous n’aviez pas eu le bon geste.

Un – C’est la manœuvre de Heimlich. C’est ce qu’il faut faire dans ces cas-là, il paraît. Enfin, j’ai vu ça à la télé. Cest la première fois que je fais ça. Ça a lair de marcher.

Deux – En tout cas, vous m’avez sauvé la vie.

Un – N’exagérons rien.

Deux – Si, si…

Un – Vous voulez boire quelque chose, pour vous remettre ?

Deux – Je vais essayer de ne pas avaler de travers…

Lautre lui sert un verre de la carafe. Lhomme qui tient toujours son pistolet dans la main droite, saisit le verre avec la gauche et boit avidement.

Deux – Ça fait du bien.

Un – Tant mieux, tant mieux… (Un temps) Mais si je peux me permettre… qu’est-ce que vous faites avec un pistolet à la main ?

Deux – Ah, oui, le pistolet… Je…

Un – Vous veniez pour… braquer ce bistrot ?

Deux – C’est-à-dire que…

Un – Un petit bistrot de quartier, comme ça… Je ne suis pas sûr qu’il y ait grand chose dans la caisse… Risquer de finir en prison pour quelques dizaines d’euros…

Deux – Bien sûr…

Un – Si vous êtes provisoirement dans le besoin, je peux vous aider.

Deux – Vous feriez ça ? Enfin, je veux dire… Non, je ne peux pas accepter mais…

Un – Mais quoi ? C’est de bon cœur, vous savez…

Un temps.

Deux – En fait je suis tueur à gages. Je venais pour vous tuer.

Un – Tiens donc… Et pourquoi ça ?

Deux – Ça n’a rien de personnel, je vous assure… C’est mon métier, c’est tout.

Un – Je comprends…

Deux – Oui… Mais maintenant que vous m’avez sauvé la vie… Ça me pose un problème, évidemment…

Un – Je suis vraiment désolé de vous causer des problèmes… Je n’aurais peut-être pas dû…

Deux – Si, si, mais… (Un temps) Vous êtes un gentil, vous, hein ?

Un – Quand je peux faire quelque chose pour aider mon prochain…

Deux – Pourquoi est-ce qu’on peut bien vouloir tuer quelqu’un comme vous ?

Un – Je comptais un peu sur vous pour me le dire.

Deux – Nos clients ne nous donnent pas toujours leurs mobiles. Ce qui leur importe, c’est le résultat… Et pour nous, ce qui compte, c’est d’être payé. Parfois il vaut mieux ne pas savoir, d’ailleurs.

Un – Ça ne doit pas être un métier facile.

Deux – Vous êtes tellement gentil… Je comprends qu’à la longue, ça puisse en agacer certains… Mais de là à vous mettre un contrat sur la tête…

Un – Je ne voudrais pas vous causer des ennuis. Faites ce que vous avez à faire…

Deux (agacé) – Ben oui, mais maintenant que vous m’avez sauvé la vie !

Un – Je suis désolé.

Deux – Répétez encore une fois que vous êtes désolé et je vous en mets une.

Un – Pardon, je suis vraiment… Et maintenant, qu’est-ce qu’on fait ?

Deux – Je ne sais pas… Il faut que je réfléchisse… Un contrat, c’est un contrat…

Il pose son pistolet sur la table, et commence à se masser le bras droit.

Un – Ça va ?

Deux – Oui, mais je ne sais pas ce que j’ai… Depuis ce matin, j’ai un peu mal au bras…

Un – Comment ça, mal au bras ?

Deux – Comme… un engourdissement.

Un – Vous n’avez pas de problèmes d’érection ?

Deux – D’érection ?

Un – Pardon, je voulais dire d’élocution ?

Deux – Pas plus que d’habitude.

Un – Des troubles de la vision ?

Deux – Maintenant que vous me le dites, c’est vrai que je vois un peu trouble depuis quelques temps…

Un – Il ne faut pas rigoler avec ça. Vous êtes peut-être en train de faire un AVC.

Deux – Un AVC ?

Un – Un accident vasculaire cérébral. Les symptômes correspondent. J’espère que ce n’est pas ça, mais il ne faut pas prendre de risque. J’appelle le 15…

Deux – Vous êtes sûr ?

Un – Les AVC sont une des premières causes de mortalité en France. Et les premières heures sont décisives. Si c’est pris à temps, vous pouvez vous en sortir sans aucune séquelle. (Il compose le 15.) J’ai un message d’attente… Ça va aller ?

Deux – Ça va… Je suis venu pour vous tuer, et depuis cinq minutes, c’est la deuxième fois que vous me sauvez la vie…

Un – Ah… (Il fixe quelque chose sous la table.) Jamais deux sans trois… Ne bougez surtout pas…

Il donne un coup de talon sous la table, se baisse et ramasse un serpent quil exhibe sous le nez de lautre.

Deux – Qu’est-ce que c’est que ça ?

Un – Une vipère. En ville, c’est très rare. Mais elle aurait pu vous tuer…

Lautre est totalement abasourdi.

Deux – Je ne sais pas quoi vous dire…

Un – Ne me remerciez pas, c’est bien normal.

Deux – Je n’ai pas du tout envie de vous remercier… En revanche, moi je commence à avoir sérieusement envie de vous tuer…

Lautre a enfin quelquun au bout du fil.

Un – Excusez-moi un instant… Allô le SAMU ?

Noir