L’effondré

Une femme est là. Un homme arrive.

Femme – Bonjour, comment ça va ?

Homme – Vous voulez vraiment savoir comment ça va ?

Femme – Oui, bien sûr… Enfin, non, je disais ça par politesse, mais… Pourquoi, quʼest-ce qui ne va pas ?

Homme – Quʼest-ce qui ne va pas ? Les jeux sont faits, chère Madame. Rien ne va plus. Le processus de lʼeffondrement global est déjà enclenché.

Femme – Lʼeffondrement ? Lʼeffondrement de quoi ?

Homme – Notre propre effondrement ! Lʼeffondrement de notre civilisation ! Si on peut appeler ça une civilisation…

Femme – Ah oui… Notre civilisation… Vous mʼavez fait peur. Jʼai cru que vous parliez de votre toit. Ou du mien.

Homme – Mais cʼest exactement ça ! La maison brûle, et le toit va nous tomber sur la tête.

Femme – Dʼaccord… Mais à part ça, ça va ?

Homme – Vous trouvez que tout va bien, vous ?

Femme – Jʼai toujours mes problèmes dʼallergie, mais bon… Ce nʼest pas la fin du monde.

Homme – Eh bien si, justement. Cʼest la fin du monde !

Femme – Vous avez des problèmes dʼallergie, vous aussi ?

Homme – Oui. Je suis allergique à cette société, qui creuse sa tombe avec ses propres dents, en engloutissant jour après jour toutes les ressources de la planète.

Femme – Bien sûr…

Homme – Vous avez entendu parler de la déforestation ?

Femme – La déflorestation ? Quʼest-ce que vous voulez…? Il faut bien se faire déflorer un jour. Moi, quand ça mʼest arrivé, jʼavais quinze ans. Cʼétait avec un ami de ma mère et… Mais enfin pourquoi vous me parlez de ça ?

Homme – Les forêts ! Je vous parle des forêts. Ou ce quʼil en reste. La déforestation ! Vous êtes au courant, tout de même ?

Femme – Oui, enfin… Vite fait…

Homme – Chaque seconde qui passe, la forêt amazonienne perd en surface lʼéquivalent dʼun terrain de football.

Femme – Ah oui… Ça fait beaucoup de terrains de foot.

Homme – Soixante par minute. Trois mille six cents par heure. 31 536 000 par an.

Femme – Eh ben… On nʼa pas fini de voir du foot à la télé. Moi, cʼest pour ça que jʼai résilié mon abonnement à Canal Plus. Il nʼy a que du foot. Vous aimez le foot, vous ?

Homme – Je déteste le foot.

Femme – Enfin, lʼAmazonie, cʼest loin. Et puis les Brésiliens, le foot, cʼest leur grande passion, non ?

Homme – LʼAmazonie, chère Madame, cʼest le poumon de notre planète. Quand la forêt amazonienne tousse, cʼest le monde entier qui sʼenrhume.

Femme – Mes poumons, à moi, ils sont allergiques aux pollens dʼarbres. Alors sʼil pouvait y en avoir un peu moins sur Terre, des arbres, je respirerais sûrement déjà mieux. Jʼai demandé à ma voisine dʼélaguer un peu ses platanes, mais elle ne veut rien savoir. Que voulez vous que je fasse ? Si cʼétait une chienne qui aboyait trop fort, je pourrais toujours lui lancer une boulette de viande à lʼarsenic. Mais un arbre… Quʼest-ce quʼon peut bien faire contre un arbre ? Je ne peux pas lʼempoisonner. Je veux dire lʼarbre, pas ma voisine. Encore que… Je pourrais lui offrir une pomme empoisonnée… Jʼai un pommier, dans mon jardin.

Homme – Et le réchauffement climatique, vous en avez entendu parler ?

Femme – Cʼest vrai que depuis quelques années, on a de très belles arrière-saisons. Lʼan passé, je nʼai remis le chauffage en marche quʼau mois dʼoctobre. Au prix où est le fioul, ça fait quand même des économies…

Homme – Et le travail des enfants ?

Femme – Ah oui, alors ça, le travail des enfants, cʼest un vrai problème. Moi, ça me révolte. Jʼai sept petits-enfants, et malheureusement, je ne suis pas sûre quʼils en trouvent, du travail, quand ils auront fini leurs études.

Homme – Et le bien-être animal ?

Femme – Les gens qui abandonnent leur chat sur une aire dʼautoroute au moment des vacances, on devrait les castrer. Bon, moi jʼai fait castrer le mien, mais ça sʼest fait à la clinique vétérinaire. Vous nʼavez pas idée de ce que ça coûte, ces petites bêtes-là. Dʼailleurs, jʼai pris une mutuelle…

Homme – Je vous parle des abattoirs, Madame !

Femme – Les abattoirs… Vous avez raison… Jʼai vu un reportage là-dessus à la télé la semaine dernière. Quand on voit ces pauvres gens qui travaillent à la chaîne là-dedans toute la journée. Couverts de sang. Pour un salaire de misère. Franchement, je les plains. Enfin, si on veut manger un bon steak de temps en temps… Moi je dis que les abattoirs, cʼest comme les hôpitaux. On devrait considérer ça comme un service public. Ces gens-là ne sont pas assez payés. On ne trouve plus personne pour travailler dans les abattoirs… Avec le chômage quʼil y a en France. Vous travailleriez dans un abattoir, vous, même si cʼétait bien payé ?

Homme – Ce que je suis en train de vous expliquer, chère Madame, cʼest que nous allons tous mourir…

Femme – Et je suis bien dʼaccord avec vous ! Cʼest ce que je dis toujours à ma mère, dʼailleurs. Elle a quatre-vingt douze ans, ma mère. On va tous mourir, alors bon. Que ça soit de ça ou dʼautre chose. Ce nʼest pas la peine de se priver. Non parce que ma mère, si on lui interdit son paquet de cigarillos tous les jours, et son petit verre de rhum après chaque repas. Je crois que ça, ça lʼachèverait. Vous fumez vous ?

Homme – Non.

Femme – Vous avez bien raison. Vous ne buvez pas non plus, je suppose.

Homme – Non plus.

Femme – Dans sa maison de retraite, on lʼappelle Fidel.

Homme – Fidèle ?

Femme – Comme Fidel Castro ! À cause des cigares et du rhum. Peut-être un peu à cause de la barbe, aussi… Vous avez une mère, vous ?

Homme – Non.

Femme – Tout le monde a une mère, non ?

Homme – La mienne est morte la semaine dernière, dʼun virus informatique.

Femme – Un virus informatique ?

Homme – Un virus qui a muté depuis un ordinateur australien pour sʼadapter à lʼautruche, et puis qui sʼest transmis à lʼhomme. Surtout ceux qui avaient déjà tendance à faire lʼautruche.

Femme – Je vois. Alors cʼest pour ça que… Je voyais bien que ça nʼavait pas lʼair dʼaller.

Homme – Je suis effondré.

Femme – Désolée, vraiment. Si je peux faire quelque chose pour vous… Mais pour lʼinstant, je vais devoir vous abandonner. Il faut que jʼaille nourrir mon chat. Parce que lui aussi, sʼil nʼa pas son petit steak haché tous les jours. Alors bonne journée !

Homme – Bonne journée à vous, chère Madame.

Noir