Le mystère de la chambre rouge
Au cours de ma carrière, j’en avais pourtant vu de toutes les couleurs. Mais cette affaire apparemment banale m’obsédait. J’étais devant un puzzle dont une seule pièce me manquait encore pour parachever le portrait du coupable.
Tout avait commencé lorsqu’on m’avait appelé pour enquêter sur un vol de bijoux, perpétré dans un hôtel de luxe de l’Ile Saint-Louis, à Paris. La chambre d’une riche cliente avait été visitée pendant la journée, et on lui avait dérobé un collier de perles estimé à plusieurs dizaines de milliers d’euros. À l’évidence, le voleur faisait partie du personnel de l’hôtel, ou de sa clientèle. En effet, il était peu probable qu’un inconnu ait pu s’introduire dans l’enceinte du palace sans être immédiatement repéré. La serrure de la porte de la chambre, par ailleurs, n’avait pas été forcée.
Je commençais par interroger le réceptionniste, témoin essentiel dans cette affaire de larcin, pour ne pas dire suspect numéro un dans la mesure où, gardien de toutes les clefs des chambres, il aurait parfaitement pu pénétrer dans l’une d’elles pour se servir. En outre, il était bien placé pour être au courant des allées et venues des clients, et aurait donc pu agir sans crainte d’être dérangé. L’homme me donna sa version des faits. « Lorsqu’un client quitte momentanément l’hôtel, il laisse sa clef à la réception » m’expliqua-t-il. « Je l’accroche ensuite immédiatement au tableau. ».
J’observais avec curiosité le tableau arc-en-ciel situé derrière le réceptionniste. Prévenant ma question, ce dernier m’en donna l’explication. « Chaque chambre de cet hôtel porte le nom d’une couleur. Il y a la chambre bleue, la chambre jaune, la chambre rose… La clef de chaque chambre est identifiée par un porte-clef de la couleur correspondante. Et chaque porte-clef trouve naturellement sa place sur ce tableau multicolore. C’est dans la chambre rouge que le vol a eu lieu. ». Je hochai la tête d’un air dubitatif. « Vous paraît-il possible qu’un autre client de l’hôtel ait pu… emprunter cette clef à votre insu, et la remettre à sa place après avoir commis son forfait ? ». L’homme hésita avant de me répondre. « Pour la tranquillité de nos hôtes, j’aimerais vous répondre que non. Mais l’honnêteté m’oblige à vous avouer que ce n’est pas à exclure. Il peut m’arriver de m’absenter quelques instants de la réception pour régler un problème quelconque… ». L’homme semblait ne pas avoir encore tout dit. Je l’encourageai donc à poursuivre. « Et l’après-midi où le vol a eu lieu, vous n’avez rien noté de particulier ? ». Il hésita à nouveau avant de lâcher : « Vers seize heures, j’ai quitté la réception à peine une minute pour fumer une cigarette dehors. Puis une autre fois vers dix-sept heures pour passer aux toilettes… Je n’ai rien vu la première fois. Mais la deuxième, lorsque je suis revenu, j’ai remarqué que la clef de la chambre rouge était accrochée à la place de celle de la chambre rose. Je n’y ai pas prêté attention sur le coup, même si je ne commets jamais moi-même ce genre d’erreur. Je l’ai remise à sa place, c’est tout. Mais après ce qui s’est passé… Oui, il est possible que quelqu’un ait emprunté la clef de la chambre rouge dans ce laps de temps… ».
Le vol ayant eu lieu en milieu d’après-midi, cela mettait les femmes de ménage hors de cause, puisqu’elles n’avaient accès aux chambres que jusqu’à quatorze heures. Restait donc à interroger les clients de l’hôtel. En commençant par la locataire de la chambre rouge elle-même. Cette riche veuve ne se fit guère prier pour me donner tous les détails de sa mésaventure. Elle déclara avoir quitté l’hôtel vers quatorze heures trente pour se rendre chez une amie à Neuilly. Elle était alors certaine que son collier se trouvait encore dans son tiroir, puisqu’elle avait hésité à le mettre pour sortir avant d’y renoncer. Je lui fis remarquer qu’il avait été bien imprudent de sa part de ne pas avoir placé un bijou de cette valeur dans le coffre de l’hôtel. Elle en convint, un peu embarrassée. Même si visiblement, l’étendue de sa fortune lui permettait de ne pas faire un drame de la disparition de ce précieux collier, que son assureur lui rembourserait peut-être malgré tout, en dépit de sa négligence.
Il ne me restait plus à présent qu’à interroger tous les autres pensionnaires de l’hôtel, que je reçus un à un dans le confortable salon de cet établissement très sélect. Pour ne pas heurter sa clientèle huppée, le directeur du palace m’avait expressément demandé d’éviter à ses clients l’humiliation d’une convocation inutile au commissariat. À moins, bien sûr, de soupçons très fondés concernant l’un d’entre eux.
Je n’avais plus qu’une dizaine de personnes à voir, et un épais mystère entourait toujours cette affaire. C’est alors que je trouvai enfin la pièce qui me manquait pour compléter le puzzle. En effet, dès que cet homme plutôt élégant s’assit en face de moi dans le profond canapé du lounge, je fus presque certain de tenir le coupable. Quelques questions me suffirent pour confirmer mes doutes, et me convaincre de la nécessité d’emmener immédiatement l’homme au commissariat pour un interrogatoire plus poussé.
Bien m’en pris, car des renseignements plus approfondis sur l’identité du suspect, doublés d’une garde à vue de vingt-quatre heures, me permirent d’obtenir facilement ses aveux.
« Comment avez-vous deviné que c’était moi ? » s’étonna l’escroc. Magnanime, je décidai de satisfaire sa curiosité. « Sur le tableau de la réception, le voleur avait remis la clef de la chambre rouge à la place de celle de la chambre rose. Parce qu’il était pressé, peut-être… Mais peut-être aussi parce qu’il était daltonien ! ». L’homme écarquilla les yeux. « Mais alors, comment avez-vous su que j’étais daltonien ? ». Je ne pus m’empêcher de sourire. « Dès que vous vous êtes assis en face de moi dans le canapé de l’hôtel… et que j’ai aperçu vos chaussettes. Elles ne sont pas de la même couleur ! ».