Noir et blanc

Elle est là. Il arrive, un gros cahier à la main.

Elle – Bonjour, bonjour… Entrez, entrez…

Lui – Merci, merci…

Elle – Vous n’avez pas eu trop de mal pour venir ? Avec ces grèves…

Lui – J’habite juste en face.

Elle – En face ? Vous voulez dire…

Lui – L’immeuble en face.

Elle – D’accord, d’accord… Je ne savais pas que… C’est curieux, j’étais persuadée que cette fenêtre-là, sur le mur d’en face, c’était un trompe-l’œil.

Lui – Un trompe-l’œil ?

Elle – Oui. Que la fenêtre était peinte sur le mur. Je n’ai jamais rien vu bouger derrière cette fenêtre.

Lui – Et pourtant, je suis là, vous voyez…

Elle – Je vois… Et donc, de votre salon, vous voyez tout ce qui se passe ici.

Lui – Absolument tout…

Elle rit nerveusement, comme pour se rassurer.

Elle – Remarquez… qu’est-ce qui pourrait bien se passer d’intéressant dans le bureau d’un agent littéraire ?

Lui – Ça, c’est à vous de me le dire.

Elle – Bien sûr, bien sûr… Alors, ce nouveau roman, ça avance ?

Lui – J’ai presque terminé.

Elle – Très bien, très bien… J’espère que c’est original, parce que vous savez, en ce moment… La rentrée littéraire est de plus en plus encombrée… Des tas de gens qui racontent leur petite vie, et leurs petits malheurs, persuadés que ça va passionner la Terre entière.

Lui – Rassurez-vous, ce n’est pas une autofiction.

Elle – Tant mieux, tant mieux… Non, ce dont on aurait besoin aujourd’hui, c’est d’un nouveau Robbe-Grillet. D’un nouveau Pérec. D’un nouveau Butor. Quelqu’un qui soit encore capable de renouveler les codes du roman classique.

Lui – Vous allez voir. Ça va vous étonner. Et je ne serais pas surpris qu’en sortant d’ici, vous me traitiez de butor.

Elle – Mais bien sûr ! Il faut tout faire péter. Comme en mai 68. On sait que ça ne durera pas, que six mois après on votera pour De Gaulle, et que soixante ans après c’est Cohn-Bendit qui se prendra pour De Gaulle, mais sur le moment, ça soulage…

Lui – C’est drôle que vous disiez « soulage » parce que justement… Vous comprendrez pourquoi quand vous aurez jeté un coup d’œil à mon manuscrit…

Elle – Là… vous commencez à m’intriguer, cher ami. J’ai hâte de voir ça. Vous m’avez apporté quelques bonnes feuilles ?

Lui – J’ai presque terminé. Tenez, si vous voulez y jeter un coup d’œil…

Il lui tend le gros cahier.

Elle – Très bien, très bien… Ah oui, c’est du lourd, on dirait… Ce n’est pas trop long quand même ? Vous savez, maintenant, au-delà de 200 pages… Que voulez-vous ? C’est la génération SMS. Les gens ont perdu l’habitude de tourner les pages…

Elle sort ses lunettes de presbyte.

Lui – Ça fera dans les 900 pages. Mais vous verrez, ça se lit très facilement.

Elle – Bon, bon… Et c’est quoi, le titre ?

LuiLe blanc et le noir.

ElleLe blanc et le noir… Un hommage à Stendhal, peut-être ?

Lui – À Soulages, plutôt… C’est pour ça que tout à l’heure, je vous disais que…

Elle – Soulages ? Tiens donc… J’adore Soulages.

Lui – D’ailleurs, pour le titre, j’avais d’abord pensé à… Les mémoires d’outrenoir.

Elle – Ah oui… Un clin d’œil à Chateaubriand, donc… Mais dites-moi, Stendhal, Chateaubriand… Vous êtes sûr qu’avec tout ça, vous allez vraiment révolutionner l’histoire de la littérature ?

Lui – Vous allez voir, c’est très étonnant.

Elle – Très bien, très bien… alors voyons ça.

Elle ouvre le cahier et commence à regarder. Elle tourne quelques pages.

Lui – Je vous laisse le temps de vous faire une idée…

Elle – Oui… mais dites-moi. Apparemment, vous avez laissé quelques pages blanches au début. Ça commence à quelle page, exactement ?

Lui – C’est déjà commencé.

Elle – Pardon ?

Lui – Ces pages blanches, ça fait partie du roman.

Elle – Je ne suis pas sûre de vous suivre…

Lui – Je vous avais dit que ça vous surprendrait. Alors voilà. J’ai calculé que sur une page de roman, en moyenne, les caractères d’imprimerie, en noir donc, occupent huit pour cent de la surface de la page blanche.

Elle – Huit pour cent ?

Lui – En moyenne. Ça dépend du type de caractères employés par l’imprimeur, évidemment. Pour un caractère plus gros et plus gras, ça peut monter jusqu’à neuf ou même dix pour cent.

Elle – Vraiment…? Et donc…

Lui – Donc, j’ai eu l’idée de séparer le blanc du noir.

Elle – Voyez-vous ça.

Lui – Après, je me suis demandé si je devais mettre le blanc d’abord et ensuite le noir, ou bien l’inverse…

Elle – Ah oui…

Lui – Finalement, j’ai décidé de commencer par le blanc… Pour créer… une attente de la part du lecteur, vous voyez ?

Elle – Je vois, je vois…

Lui – Une sorte de suspense, si vous préférez.

Elle – Je ne suis pas sûre de savoir ce que je préfère… (Tournant les pages) Et donc, toutes les pages sont blanches.

Lui – Pas du tout. Et c’est là où ça devient intéressant. Pour simplifier, je suis parti sur une moyenne de dix pour cent. Donc, systématiquement, après neuf pages blanches vient une page noire.

Elle – Noire ?

Lui – Totalement noire.

Elle – Pourquoi noire ?

Lui – Je savais que ça vous déstabiliserait un peu. Mais c’est ce que vous vouliez, non ? Du nouveau ?

Elle – Oui, enfin…

Lui – Cette page noire, qui vient après neuf pages blanches, rassemble toute l’encre qu’on aurait normalement dû utiliser pour noircir, comme on dit, les neuf pages précédentes, qui en l’occurrence, dans mon roman, resteront vierges. Vous comprenez ?

Elle – Je comprends, je comprends…

Lui – Je vois que ça vous laisse un peu perplexe, c’est normal. Comme tout ce qui est nouveau, ça peut surprendre un peu au début, alors vous me permettrez d’utiliser une métaphore, pour vous aider à mieux appréhender le caractère révolutionnaire de ce roman.

Elle – Une métaphore ?

Lui – Un roman, c’est comme une omelette. Mais des omelettes comme ça, on en a fait le tour. On a beau rajouter des oignons, des pommes de terre, des herbes de Provence… Une omelette, ça reste une omelette. Là, je fais un choix radical, et je reviens aux fondamentaux. Je sépare le blanc du jaune. Ou le blanc du noir, en l’occurrence. D’où le titre…

Elle – Vous vous foutez de moi, c’est ça ?

Lui – Je savais que vous alliez dire ça… Mais non… Pas plus que tous ces peintres qui vous vendent des tableaux complètement blancs ou complètement noirs, en baptisant pompeusement ça monochrome !

Elle – Évidemment…

Lui – Ce premier roman du genre est un geste fondateur. Par la suite, bien sûr, je pourrais en écrire d’autres, dans lesquels le blanc ne sera plus tout à fait blanc, et le noir plus tout à fait noir. Mais attention ! Toujours en respectant cette proportion sacrée de dix pour cent !

Elle – Dix pour cent.

Lui – Les peintres ont bien leur nombre d’or, pourquoi pas nous, les auteurs ? Et la preuve que ce chiffre est sacré, dix pour cent, c’est ce que vous me prenez en tant qu’agent sur tous mes droits d’auteur !

Elle – Et vous croyez vraiment que je vais vous verser une avance pour cette fumisterie ?

Lui – Je vous l’ai dit, j’habite juste en face… et de chez moi, je vois tout ce qui se passe dans ce bureau.

Elle – Tout ?

Lui – Tout. J’ai même des vidéos…

Elle – Je vois… Et… vous voulez combien, pour oublier tout ce que vous avez vu ?

Noir.