Le pot aux roses
Jean et André habitaient, depuis toujours, deux appartements aux balcons mitoyens, situés au sixième et dernier étage d’un immeuble bien tenu d’une banlieue ouvrière du nord de la France. Bien qu’ils aient travaillé tous deux leur vie durant dans la même filature, ils n’avaient jamais vraiment sympathisé. Et leurs relations n’étaient guère plus chaleureuses depuis le départ à la retraite de Jean, quelques années auparavant.
Pour tromper l’ennui, Jean passait plusieurs heures par jour sur son balcon, à prendre soin du rosier que ses collègues lui avait offert lors de son pot d’adieux, à la filature. Il l’arrosait, le taillait, lui prodiguait engrais et insecticide, lui vaporisait de l’eau pour le rafraîchir quand il faisait trop chaud… Et lorsque le rosier, décidément, ne manquait plus de rien, il arrivait même à Jean de lui parler.
Hélas, le résultat de cette attention de tous les instants n’était pas à la hauteur des légitimes espérances de ce paisible retraité. Le rosier restait petit et chétif. Il ne donnait en été qu’une ou deux roses grisâtres, bien vite fanées. Et son propriétaire avait même craint, l’année précédente, qu’il ne passe pas l’hiver. Jean ne savait plus quoi faire pour redonner le goût de vivre à son rosier déprimé, et cette préoccupation, dans le vide de sa pauvre existence oisive, prenait des proportions extravagantes. À tel point que la femme de Jean, ignorant l’origine du mal qui rongeait son époux, craignait pour sa santé.
C’est dans ce contexte morose qu’un beau matin, Jean eut la surprise d’apercevoir, sur le balcon d’à côté, un rosier en pot tout à fait similaire au sien. Il comprit bientôt la signification de cet événement inattendu. À l’évidence, les collègues de la filature, manquant singulièrement d’imagination, avaient offert à André, comme à Jean, le même cadeau de départ à la retraite. Jean, cependant, accueillit l’arrivée de ce rosier concurrent comme une sorte de provocation. Il redoubla donc de soin pour sa propre plante. Pas question que ce rosier nouveau venu ne supplante le sien en taille et en vigueur !
Se rendant compte qu’André, contrairement à lui, négligeait sa fleur, Jean se rassura un peu. Il continua toutefois d’observer discrètement ce qui se passait sur le balcon voisin. Chaque soir, juste avant le dîner, André mettait le nez dehors pendant quelques minutes. Il versait trois gouttes d’un mystérieux liquide dans un verre d’eau, qu’il vidait ensuite dans le pot de son rosier. Puis il rentrait invariablement dans son appartement, pour ne plus reparaître que le lendemain à la même heure.
Ce comportement intriguait évidemment Jean. D’autant que bientôt le rosier d’André, au lieu de dépérir, comme on aurait pu s’y attendre en raison de ce manque de soin, se mit rapidement à s’épanouir. Quelques semaines plus tard, il dépassait déjà celui de Jean en taille et en beauté. Avant d’atteindre l’été suivant une splendeur fantastique. Jean en était malade de jalousie. Il redoubla d’efforts, consulta des livres de jardinage, testa les engrais les plus performants. En vain. Son rosier végétait, tandis que celui du voisin explosait littéralement en un bouquet de roses d’une magnificence presque inquiétante.
Jean ne savait plus quoi faire pour reprendre la main quand un soir, il remarqua qu’André, avant de rentrer dîner, avait oublié près de son rosier le mystérieux flacon. Mourant de curiosité, Jean s’apprêtait déjà à escalader au péril de sa vie la rambarde qui le séparait du balcon voisin. Il lui fallait à tout prix connaître le nom de cet élixir magique ! Jean fut coupé dans son élan par l’épouse d’André, qui venait de surgir dehors. Elle saisit le flacon avant d’observer, intriguée elle aussi, la trace d’humidité laissée dans la terre du pot. Visiblement contrariée, elle rentra ensuite aussitôt dans l’appartement, en emportant bien sûr le flacon avec elle.
Le lendemain midi, alors qu’il revenait d’un magasin spécialisé où il était allé une nouvelle fois en quête de l’engrais miracle, dont le flacon ressemblerait à celui du voisin, Jean aperçut un faire-part posé sur la table de l’entrée. Sa femme lui annonça que le voisin était mort en tombant de son balcon. Accident ou suicide ? La femme de Jean, à demi-mot, penchait plutôt pour cette seconde hypothèse. Ça devait arriver, commenta-t-elle. Depuis son départ en retraite, André était dépressif. Son médecin lui avait prescrit un psychotonique, qu’il devait prendre chaque jour avant le dîner. Mais la femme d’André avait découvert la veille qu’au lieu de prendre ses gouttes, son mari les jetait dans un pot de fleur…
Le soir, mélancolique, Jean constata que le rosier du voisin avait disparu. Faible consolation. Car le sien restait toujours aussi moribond. D’ailleurs, le rosier du voisin n’allait pas tarder à ressurgir. C’est en assistant à l’enterrement d’André, quelques jours plus tard, que Jean l’aperçut, au sommet de sa gloire, trônant sur la tombe du défunt. Le rosier semblait le narguer…
Le lendemain de l’enterrement, la femme de Jean remarqua que son mari ne paraissait pas très en forme. Elle s’inquiéta de sa santé, et il lui annonça qu’il allait prendre rendez-vous chez le docteur.
Quelques jours plus tard, après une consultation chez ce même médecin qui avait déjà soigné son voisin, Jean sortait de la pharmacie du quartier avec sur les lèvres un étrange sourire. Il tenait à la main le précieux flacon…