Je suis né à Auvers-sur-Oise, au milieu des années cinquante, et dès mon plus jeune âge, je me suis juré de tout faire pour ne pas y passer ma vie, et surtout pour ne pas y mourir. Car on peut facilement mourir d’ennui, à Auvers. Ce n’est pas pour rien si Van Gogh, qui en avait déjà vu d’autres, s’y est donné la mort après avoir peint son dernier tableau, intitulé Racines. C’est comme ça, à part les pissenlits peut-être, on prend difficilement racines dans ce village qui impressionna tant les impressionnistes, mais on s’y suicide beaucoup. Mon propre cousin, qui avait à peu près mon âge, s’y est pendu avant d’avoir atteint la quarantaine. Et un ami d’enfance s’y est tiré une balle dans la tête, à la veille de ses quinze ans.
Auvers est ce qu’on appelle un village-rue, s’étirant sur plus de six kilomètres, coincé entre d’un côté les méandres de l’Oise qui déborde presque chaque hiver, et de l’autre une petite falaise qui menace en permanence de s’effondrer, avec au milieu la route nationale et la voie de chemin de fer. Un bled tellement long qu’il se paie le luxe d’avoir non seulement une gare mais aussi une halte ferroviaire, posées à chacune de ses extrémités, et aussi deux écoles. J’ai vécu les douze premières années de ma vie dans une masure au bord de la route, à deux kilomètres environ de la halte et de l’école de Chaponval et à quatre kilomètres du centre du village, qui n’est donc pas situé en son milieu mais à l’un de ses confins.
Auvers est un trait sur la carte. Sa circonférence n’est nulle part, et son centre presque hors les murs. Deux fois par jour, car à l’époque il n’y avait pas de cantine, je faisais à pied l’aller-retour entre chez moi et l’école. Huit kilomètres quotidiennement. Entre deux prisons, pendant le transfert, j’échafaudais mes premiers plans d’évasion, sans avoir encore les moyens de les mettre à exécution. À quatorze ans, alors que je commençais ma scolarité au collège dans la ville d’à côté, nous déménagions pour nous installer juste en face de cette école que je venais de quitter pour toujours. Une autre prison m’attendait pour de nombreuses années, bien mieux gardée. Et un autre trajet, encore plus long que le précédent.