Rester de glace

Deux personnages assis l’un à côté de l’autre. Le deuxième a une valise sur les genoux.

Un – Vous étiez déjà venu ?

Deux – Oui, mais il y a très longtemps. Et vous ?

Un – Non, moi c’est la première fois. Qu’est-ce que vous aviez vu  ?

Deux – Ouh là… Je ne me souviens plus très bien… C’était avec… Comment il s’appelle déjà… C’est un acteur très connu…

Un – Ah oui…

Deux – Il est mort, je crois.

Un – Ah, il est mort  ?

Deux – Je crois.

Un – C’est bien dommage. Et il est mort de quoi  ?

Deux – Oh, vous savez… Il n’était déjà plus très jeune. Et puis il était très malade…

Un – Tout de même, c’est triste pour la famille. Il avait une famille ?

Deux – Oui, j’imagine. Comme tout le monde.

Un – Enfin… Et donc il… il était très connu…

Deux – Ah oui, quand même… On le voyait beaucoup au cinéma. Enfin, après c’était surtout à la télé. Finalement, c’était plutôt au théâtre. Et sur la fin, on ne le voyait plus du tout.

Un – Du tout ?

Deux – Il était un peu tombé dans l’oubli, comme on dit.

Un – Ça arrive, malheureusement.

Deux – Oui, tout le monde l’avait oublié. Même moi, vous voyez.

Un – C’est la vie.

Deux – Oui…

Un – À notre âge, on ne sait même plus si ce sont les gens célèbres qui tombent dans l’oubli, ou si c’est nous qui perdons la mémoire…

Un temps.

Deux – Qu’est-ce que ça veut dire «  en mode avion  » ?

Un – Quoi  ?

Deux – L’ouvreuse, tout à l’heure, elle a dit d’éteindre son téléphone portable, complètement. «  Même en mode avion  ».

Un – Ah oui, c’est vrai.

Deux – Qu’est-ce que ça veut dire ?

Un – Je ne sais pas… Je ne prends jamais l’avion. Et vous ?

Deux – Moi non plus. D’ailleurs, je n’ai pas de téléphone portable.

Un – Moi non plus.

Deux – Comme ça, on ne risque pas d’oublier de l’éteindre.

Un temps.

Un – Et vous êtes venu avec votre valise  ?

Deux – Je ne m’en sépare jamais. Depuis que…

Un – Depuis quoi  ?

Deux – Je l’avais oubliée dans le train. Les démineurs sont venus. Je suis arrivé juste à temps. Ils s’apprêtaient à la faire exploser !

Un – Non ?

Deux – La peur que j’ai eue… Vous imaginez un peu si je la laisse chez moi, que les chiens de leur brigade cinéphile viennent la renifler jusque sur mon palier, et que les démineurs enfoncent la porte pour la faire exploser ?

Un – Vous avez raison, il vaut mieux la garder avec vous… (Un temps) C’est vrai qu’elle a une drôle d’odeur, cette valise…

Deux – Vous trouvez ?

Un – Ça ne devrait pas tarder à commencer, non ?

Deux – Oui, c’est vrai…

Un – Ça fait déjà un moment qu’ils nous ont demandé d’éteindre nos téléphones portables.

Deux – Ou alors, ça a déjà commencé.

Un – Comment ça pourrait avoir déjà commencé  ? Il ne se passe rien.

Deux – Vous savez, avec le théâtre moderne…

Un – Vous croyez que c’est du théâtre moderne  ?

Deux – Je ne sais pas… Comme c’est offert par la mairie…

Un – C’est pour ça que je suis venu, moi aussi. Je ne savais pas que c’était du théâtre moderne.

Deux – Vous croyez qu’il y a un entracte ?

Un – Ça existe encore, les entractes ?

Deux – Je ne sais pas… Ça dépend de la longueur de la pièce, j’imagine.

Un – Vous croyez que c’est une pièce assez longue pour avoir un entracte ?

Deux – En tout cas, ce n’était pas marqué sur le programme.

Un – Ça fait déjà un moment que ça dure, non ?

Deux – En tout cas, ça fait déjà un moment qu’on attend que ça commence.

Un – On ne se serait pas endormi des fois ?

Deux – Tous les deux en même temps ? Je ne crois pas, quand même.

Un – C’est peut-être déjà l’entracte…

Deux – Ou alors c’est déjà fini.

Un – Ça ne peut pas être déjà fini alors que ça n’a pas encore commencé !

Deux – Avec le théâtre moderne, vous savez…

Un – Alors qu’est-ce qu’on fait  ?

Deux – On va attendre encore un peu… Ce serait trop bête…

Un – Vous avez raison.

Un temps.

Deux – Si au moins les ouvreuses nous proposaient des esquimaux.

Un – Ce n’est pas plutôt au cinéma, les esquimaux ?

Deux – Ah, je ne sais pas…

Un – Moi non plus.

Deux – Même au cinéma, de nos jours, je ne suis pas sûr que les ouvreuses proposent encore des esquimaux.

Un – Alors au théâtre, vous pensez bien…

Deux – C’est dommage. Je suis sûr qu’il y aurait plus de monde au théâtre si les ouvreuses proposaient des esquimaux.

Un – Ça… Sûrement…

Deux – On va attendre encore un peu…

Un – Et puis si ça ne commence toujours pas, on ira prendre une glace.

Deux – On va se gêner ! On aurait mieux fait d’y aller directement…

Un – Vous vous rendez compte la glace qu’on aurait pu se payer pour le prix du billet.

Deux – Enfin, c’est offert par la mairie.

Un – Oui… La mairie… Elle aurait mieux fait de nous offrir des glaces…

Deux – Bon, allez, ça va comme ça.

Ils se lèvent.

Un – Allez, on se fait la malle.

Deux – On va aller se taper une paire de glaces.

Un – Une paire ?

Deux – Deux boules !

Un – Ah oui… N’oubliez pas votre valise…

Deux – Vous avez raison… Ils seraient fichus de nous envoyer les démineurs.

Ils sortent.

Noir

Des valises sous les yeux