Scène de crime

Ramirez, inspecteur de police, arrive, suivi par son adjoint Sanchez. Ils jettent un regard autour d’eux.

Ramirez – Vous n’avez touché à rien ?

Sanchez – Non… À quoi j’aurais bien pu toucher ?

Ramirez – C’est vrai que… je n’ai jamais vu une scène de crime aussi… désespérément vide.

Sanchez – Oui…

Ramirez – Pour trouver des indices, ça va être compliqué.

Sanchez – Je ne vois pas ce qu’on pourrait envoyer au labo… à part l’air qu’on respire.

Ramirez – Remarquez, c’est une idée…

Sanchez – Vous voulez que j’envoie un échantillon d’air au labo ?

Ramirez – On ne voit pas l’arme du crime… C’est peut-être une intoxication au gaz.

Sanchez – Seule une autopsie pourrait nous le dire…

Ramirez regarde à nouveau autour de lui.

Ramirez – Une autopsie, d’accord, mais… où sont les cadavres ?

Sanchez cherche aussi du regard.

Sanchez – Apparemment, il n’y a pas de cadavres non plus.

Ramirez – Comment ça, pas de cadavres ? S’il n’y a pas de cadavres, il n’y a pas de crime ! Et s’il n’y a pas de crime, il n’y a pas de scène de crime…

Sanchez – Il doit quand même bien y avoir des victimes. Sinon, on ne serait pas là.

Ramirez – Il y a des victimes, mais il n’y a pas de cadavres ?

Sanchez – Je n’en vois pas…

Ramirez – L’auteur de ce crime aurait fait disparaître les corps… Mais comment ?

Sanchez – J’imagine que nous sommes là pour le découvrir…

Ils jettent à nouveau un regard autour d’eux, puis par terre.

Ramirez – Je ne vois rien.

Sanchez – Ah, je crois que je tiens quelque chose.

Ramirez – Qu’est-ce que c’est ?

Sanchez – Un livre.

Ramirez – Un livre ?

Sanchez (feuilletant le bouquin) – Un livre de théâtre.

Ramirez – À quoi vous voyez que c’est un livre de théâtre.

Sanchez – C’est publié aux Éditions La Comédiathèque.

Ramirez – Vous croyez que ça peut faire avancer notre enquête ?

Sanchez – Allez savoir… (Il continue à lire) C’est troublant… Les personnages là-dedans portent les mêmes noms que nous…

Ramirez – Non ?

Sanchez – L’inspecteur Ramirez et son adjoint Sanchez…

Ramirez – Faites voir… (Il prend le livre et lit quelques pages) Et leur description correspond exactement à celles des victimes sur lesquelles on nous a chargés d’enquêter.

Sanchez – Mais alors… Si on retient cette hypothèse… Nous serions des personnages de théâtre ?

Ramirez – Plus grave que ça : nous serions morts…

Sanchez – Et on nous aurait chargé d’enquêter sur notre propre disparition…?

Ramirez – C’est l’affaire la plus étrange que j’ai eu à traiter au cours de ma longue carrière.

Sanchez – C’est quel genre de pièces ? Comique ? Dramatique ?

Ramirez – Vous savez, moi, le théâtre…

Sanchez – C’est quoi, le titre ?

Ramirez – C’est pas un drame.

Sanchez – Non, je ne dis pas ça, mais… c’est quoi le titre de la pièce ?

Ramirez – C’est pas un drame. C’est le titre de la pièce.

Ils échangent un regard interloqué.

Sanchez – Comment des personnages de théâtre pourraient-ils mourir. Puisqu’ils n’existent pas vraiment.

Ramirez – Tout ça n’est pas banal.

Sanchez – Mourir sur scène, en plus…

Ramirez – Ah parce qu’à votre avis… nous sommes sur une scène de théâtre ?

Sanchez se tourne vers le public.

Sanchez – Regardez tous ces gens, dans le noir… On dirait qu’ils sont venus pour nous voir…

Ramirez – Merde, c’est vrai… C’est qui à votre avis… Des témoins ?

Sanchez – Ils sont peut-être là pour assister à la reconstitution.

Ramirez – C’est dingue… Ne me dites pas qu’en plus, ils ont payé leur place.

Sanchez – Vous n’avez qu’à leur demander.

Ramirez – Vous croyez qu’on peut leur parler ?

Sanchez – Je ne sais pas…

Ramirez – Ça pourrait nous aider pour notre enquête…

Sanchez – Ils ont peut-être vu quelque chose…

Ramirez s’approche d’un spectateur.

Ramirez – Vous avez payé votre place, vous ?

Petite improvisation en fonction de la réponse ou de la non réponse du spectateur.

Sanchez – Et sinon… Vous avez vu quelque chose ?

Ramirez – On va devoir se débrouiller tout seuls, comme d’habitude.

Sanchez – Oui, parce que visiblement, nos personnages n’ont pas laissé un grand souvenir…

Ramirez – C’est hélas le lot du commun des mortels. Ne laisser aucun souvenir après son passage sur terre.

Sanchez – Tout de même… Nous, des personnages de théâtre…

Ramirez – C’est vrai… On aurait pu espérer que ça nous apporte une certaine notoriété…

Sanchez – La pièce était peut-être un navet. Quand c’est un chef d’œuvre, les gens se souviennent des personnages, non ?

Ramirez – Surtout des premiers rôles… Certains personnages deviennent même plus célèbres que leurs auteurs.

Sanchez – Prenez Sherlock Holmes, tout le monde se souvient de lui. Mais qui se souvient du nom de l’auteur de Sherlock Holmes ?

Ramirez – Élémentaire, mon cher Watson. C’est Conan Doyle.

Sanchez – Hélas, vous n’êtes pas Sherlock Holmes.

Ramirez – Ni vous le Docteur Watson.

Sanchez – Sinon, nous aurions déjà résolu cette énigme depuis longtemps.

Ramirez – Que voulez-vous… Nous ne sommes que des personnages secondaires.

Sanchez – Ceux dont personne ne se souvient une fois le rideau baissé… Qui disait que la vie est un songe ?

Ramirez – La vie… Ça paraît long, surtout au début. On commence à dire son texte au premier acte.

Sanchez – On ne se rend pas tout de suite compte que la pièce est écrite d’avance.

Ramirez – Et puis petit à petit, on se souvient des mots en les disant.

Sanchez – Jusqu’à ce qu’on s’en souvienne avant de les avoir dits.

Ramirez – Et quand l’histoire touche à sa fin… On espère seulement ne pas rater sa sortie…

Sanchez – Ça sent un peu le renfermé, ici, non ?

Ramirez – C’est l’odeur du théâtre.

Sanchez – La bonne nouvelle, c’est qu’on a réussi à retrouver les corps.

Ramirez – Oui… Et on dirait qu’ils commencent à sentir.

Sanchez – L’odeur des personnages en décomposition… Ceux de tous navets qui n’ont pas tenu l’affiche.

Sanchez – Les pièces qui n’ont pas su rencontrer leur public, comme on dit…

Ramirez – Celle dans laquelle on a joué ne devait pas être dans l’air du temps… Prélevez un échantillon de l’air ambiant. On l’enverra au labo pour vérification.

Sanchez sort une petite bouteille de sa poche, ouvre le bouchon, attend un instant, puis referme le bouchon et remet la bouteille dans sa poche.

Sanchez – Et voilà. La pièce est finie.

Ramirez – C’est le moment de quitter la scène. Définitivement. Pour nous, c’était la dernière séance…

Sanchez – On n’a qu’à sortir par là.

Ramirez – Dire que tous ces pauvres gens ont payé leur place…

Sanchez – C’est pas un drame.

Ramirez – On aurait dû appeler ça « Autopsie d’un four ».

Sanchez – J’aurais préféré jouer dans un chef d’œuvre… Pour passer à la postérité.

Ramirez – La prochaine fois, peut-être…

Ils sortent.

Noir. Fin.

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