Préhistoires grotesques
Stories and Prehistories – Prehistorias grotescas – Pré-histórias grotescas |
Comédie de Jean-Pierre Martinez
4 hommes et 4 femmes
Dans une possible préhistoire peut-être à venir Sapionces et Nandertals se côtoient en bonne intelligence. Mais deux espèces humaines, n’est-ce pas au moins une de trop ?
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Le mot de l’auteur
Le fait qu’à un moment donné de notre histoire deux espèces d’hommes, Homo Sapiens et Néandertal, aient pu cohabiter m’a toujours beaucoup interrogé. Cela questionne notre conception traditionnelle du statut de l’Homme et la place centrale qu’il s’est attribuée sur Terre et dans l’univers en tant qu’unique espèce intelligente supposée. Cela doit aussi nous faire réfléchir sur notre rapport à toutes les autres espèces vivantes, et sur la notion même d’intelligence : sa nature telle que définie sur mesure par l’Homme lui-même, et son degré mesuré par les scientifiques à l’aide de tests de « quotient intellectuel » conçus par eux et pour eux.
Se considérant comme seul détenteur de cette intelligence qu’il a lui-même défini selon ses propres critères, l’Homme se croit autorisé à traiter toutes les autres espèces animales comme des choses. Pire encore, à certaines périodes les plus sombres de notre histoire (la Shoah ou l’esclavage, notamment), certains hommes ont pu nier à d’autres le statut d’Homme, pour les considérer comme des animaux à exploiter ou pire comme des parasites à éliminer. Et quand l’ex-président Sarkozy affirmait à Dakar devant un public médusé que « l’homme africain n’est pas assez rentré dans l’histoire », n’était-ce pas renvoyer tous les Africains à une proto-humanité préhistorique justifiant ainsi le colonialisme et la France-Afrique ?
Que deux espèces humaines aient pu exister en même temps dans la préhistoire doit nous conduire à relativiser l’image que l’Homme se fait de lui-même comme un élu destiné à dominer le monde en réduisant en esclavage voire en éliminant toutes les autres espèces. Et le fait que cette autre Humanité aujourd’hui disparue subsiste encore en nous dans nos gènes devrait nous inviter à une réflexion sur notre propre identité et sur notre rapport au monde.
Il est statistiquement très peu probable que la vie n’existe que sur Terre dans cet univers presque infini. Il est tout aussi improbable que parmi tous les êtres vivants qui peuplent l’univers certains ne soient pas dotés d’une forme d’intelligence. Si en nous-mêmes cohabitent plusieurs Humanités, comment pourrions nous imaginer être les seuls êtres intelligents au monde ?
TEXTE INTÉGRAL
Préhistoires Grotesques
Personnages :
Ken : Le chef
Rac : Le guerrier
Aki : Le chasseur
Zora : L’artiste
Mika : La cuisinière
Kéa : La bricoleuse
Edouard : Le Nandertal
Jacqueline : La Nandertal
ACTE 1
Kéa, vêtue d’une peau de bête, est en train de faire des trous, à l’aide d’un silex, dans un objet qu’on distingue mal. Mika arrive, habillée dans le même style, l’air frigorifiée. Elle porte un fagot de bois.
Kéa – Il n’a pas l’air de faire chaud dehors.
Mika – Je me demande si on ne va pas vers une nouvelle période glaciaire.
Kéa – Heureusement que ton homme vient de t’offrir un nouveau manteau de fourrure.
Mika – Je vais faire un peu de feu, ça nous réchauffera.
Kéa lui fait un signe de la tête.
Kéa – Tiens, j’ai ramené des silex.
Mika – De toute façon, il faut que je me mette à ma cuisine…
Kéa – Qu’est-ce que tu nous fais de bon pour midi ?
Mika – Aki est parti à la chasse. Je ne sais pas ce qu’il va nous rapporter…
Kéa – Pas du mammouth, j’espère. Je commence à en avoir un peu marre, pas toi ?
Mika – Le problème avec le mammouth, c’est que quand on en tue un, on est bon pour en manger pendant un mois matin, midi et soir…
Kéa – Ils devraient en faire des petits, ce serait plus pratique.
Mika la regarde un peu interloquée.
Mika – Et toi, ça bricole ? Qu’est-ce que tu fabriques ?
Elle montre le crâne sur lequel elle est en train de travailler.
Kéa – C’est le crâne de Mémé. Je vais faire des trous dedans, et comme ça on pourra s’en servir comme passoire…
Mika – Très bien… (Un temps) Mais c’est qui Mémé ?
Kéa – La mère de papa ! Avant qu’elle se fasse renverser par un troupeau d’aurochs, juste en sortant de la grotte.
Mika – Ah, oui, c’est vrai… Je ne me souvenais plus du tout de ça…
Kéa – Comme ça, on se souviendra de Mémé à chaque fois qu’on se servira de la passoire…
Mika – Tu es trop sentimentale, Kéa…
Kéa – Et avec ses dents, je me suis fait un collier, tu as vu ?
Mika – C’est très joli !
Kéa sourit.
Kéa – Et papa, quand il mourra, on le mangera aussi ?
Mika – Pourquoi on ne le mangerait pas ?
Kéa – Je ne sais pas… Ça me dérange un peu qu’on mange les morts. Surtout quand ils sont de la famille…
Mika – C’est la tradition.
Kéa – Tu as raison… Comme ça ils continuent à faire un peu partie de nous.
Mika – Exactement.
Kéa – Quand quelqu’un meurt, on fait un bon repas en évoquant la mémoire du défunt tout en le mastiquant…
Mika – Et puis ce jour là, au moins, on n’a pas à se casser la tête pour savoir ce qu’on va faire à manger…
Kéa – D’après Zora, ce serait aussi un moyen de s’approprier l’âme de nos chers disparus…
Mika – Oui, ça je t’avoue que j’y crois moyen…
Un temps.
Kéa – D’ailleurs, en y réfléchissant, je me demande si on ne l’a pas déjà mangé, papa…
Mika – Ah oui ?
Kéa – Il y a un an ou deux, je crois…
Ken, le chef du clan, arrive alors, habillé comme les autres mais avec une parure en plus, du genre collier ou couvre-chef, signifiant sa fonction.
Ken – Je commence à avoir les crocs, moi. Qu’est-ce qu’on mange ?
Mika – Aki n’est toujours pas revenu de la chasse, Grand Chef…
Ken – Le gibier se fait de plus en plus rare, depuis quelques temps…
Mika – Zora nous avait pourtant promis qu’avec ses peintures au fond de la grotte, ça ferait revenir les mammouths…
Kéa – Et que ça porterait chance à nos chasseurs…
Mika – Pauvre Aki… J’espère qu’il ne lui est rien arrivé…
Kéa – Toi qui disais que j’étais sentimentale…
Mika – Quoi ?
Kéa – Toi aussi tu t’inquiètes pour ton homme quand il tarde à revenir de la chasse… C’est vrai qu’il est à croquer…
Mika – Ne parle pas de malheur, Kéa, je préférerais que ce ne soit pas notre repas de midi…
Ken – Au moins on aurait quelque chose à se mettre sous la dent…
Mika – Bon, ce n’est pas tout ça, mais je ne suis pas en avance, moi…
Mika se baisse pour ramasser son fagot de bois, et le regard de Ken est attiré par sa croupe. Il pose une main sur le postérieur de Mika.
Ken (avec un air entendu) – Je vais t’aider à allumer le feu, Mika, ça m’occupera en attendant…
Mika – Mais Grand Chef… Et Aki ?
Ken – Il est à la chasse, Aki ! Et tu connais le proverbe…
Mika – Non.
Ken – Qui va à la chasse perd sa place !
Mika – Je ne connaissais pas ce proverbe…
Ken – C’est normal, je viens de l’inventer… Même les proverbes, il faut bien que quelqu’un les invente un jour !
Mika – Bon… Alors à tout à l’heure Kéa…
Kéa – C’est ça, va ranimer la flamme…
Ken et Mika sortent. Zora arrive, même look que les autres mais tendance zombie, parée de nombreux grigris.
Kéa (sursautant) – Tu m’as fait peur, Zora… Alors, ça avance ces travaux de peintures ?
Zora – J’ai presque terminé. Vous allez voir, ça va être grandiose !
Kéa – Ça représente quoi ?
Zora – En ce moment, je suis dans ma période animalière. Je peins des scènes de chasse.
Kéa – Tu ferais mieux d’y aller, à la chasse ! Au lieu de barbouiller les parois de la grotte. La peinture, ça ne nourrit pas son homme…
Zora – Vous ne comprendrez jamais rien à l’art rupestre… Je travaille pour la postérité, moi !
Kéa – La postérité… Heureusement qu’on ne va jamais dans cette partie de la caverne. Tu imagines un peu si on recevait du monde ?
Zora – Mais on ne reçoit jamais personne ! C’est bien ça, le problème. Et quand on reçoit quelqu’un pour dîner, en général, c’est lui qui sert de plat de résistance…
Kéa – Oui, ce n’est pas faux.
Zora – Et si on organisait un vernissage ? On pourrait inviter les voisins…
Kéa – Un vernissage ?
Zora – Une petite réception ! Pour montrer mes œuvres…
Kéa – C’est ça… Et pourquoi pas les vendre aussi…
Zora – Ça pourrait prendre de la valeur.
Kéa – Et pour partir avec, les clients devraient emporter toute une paroi de la grotte ! De notre grotte !
Zora – Tu as raison, je me demande si je ne devrais pas changer de support…
Kéa – Tu pourrais peindre sur des crânes ! Au moins tu ne saloperais pas les murs…
Zora – Ah oui, c’est une idée… Je pourrais appeler ça des natures mortes… Il nous reste des crânes ?
Kéa – Il y avait celui de mémé, mais j’en ai fait une passoire…
Aki, le chasseur, arrive en traînant un corps par les pieds.
Kéa – Qu’est-ce que c’est que cette horreur ?
Aki – On va appeler ça un accident de chasse…
Zora et Kéa se penchent sur le corps.
Zora – Ah oui, quand même… Je pourrais récupérer le crâne…
Kéa – Ce n’est pas quelqu’un de chez nous, ça.
Zora – C’est un Nandertal… Le Chef ne va pas être content…
Kéa – Comment tu as fait ça ?
Aki – Je l’ai pris pour un grand singe…
Zora – C’est vrai qu’il y a un air de famille, mais bon…
Kéa – Qu’est-ce qu’elle tient dans la main ?
Aki – C’est un panier de champignons…
Ken revient en remettant un peu d’ordre dans ses vêtements, suivi de près par Mika, un peu ébouriffée.
Ken – Qu’est-ce qui se passe ?
Aki est passablement interloqué par la tenue débraillée de Ken et Mika.
Aki – Je serais en droit de vous poser la même question…
Ken – Oui, mais c’est moi qui ai demandé le premier.
Zora – Il y a un os, Grand Chef…
Kéa – Il a pris un Nandertal pour un singe…
Rac arrive. Il a une allure guerrière et porte à la ceinture une hache.
Rac – Pourquoi, ce n’est pas des singes, les Nandertals ?
Zora – Pas tout à fait quand même…
Ken se penche sur le cadavre.
Ken – Oh non putain, Aki, tu n’as pas fait ça ?
Aki – Ben de loin… Ce n’est pas toujours évident.
Ken – Comme si on n’avait pas assez de soucis comme ça en ce moment.
Rac – Tu as raison, Aki, il faut leur foutre sur la gueule à ces macaques.
Ken – C’est peut-être des macaques, mais ils ne vont pas être contents qu’on ait estourbi un des leurs. C’est humain…
Rac – Mais ce n’est pas des humains !
Ken – Je m’en méfie de ces Nandertals…
Rac – On n’a qu’à les attaquer en premier ! C’est une bande de dégénérés, de toute façon !
Ken l’empoigne par la fourrure et le fusille du regard.
Ken – Tu vas la fermer, oui ? Je n’arrive pas à me concentrer !
Rac – Pardon, Chef…
Ken – On avait réussi à vivre en paix avec eux jusqu’ici. On ne va pas remettre tout ça en question pour un simple accident de chasse…
Aki – En somme, ce n’est qu’un homicide involontaire, non ?
Zora – Et si on leur proposait un arrangement à l’amiable ?
Ken – Un arrangement ?
Rac – Avec ces macaques…
Ken – Bon en attendant, on va becqueter… J’ai une de ces dalles, je n’arrive plus à penser…
Mika – C’est qu’avec tout ça, je n’ai rien préparé à manger, moi… Qu’est-ce qu’on fait ?
Tous les regards se tournent vers le corps sans vie du Nandertal.
Mika – Si vous voulez, je peux vous le faire au barbecue, ça changera…
Kéa – Et puis c’est vite fait.
Ken – Au point où on en est…
Rac – Bien saignant, pour moi. Parce que la dernière fois, c’était carrément carbonisé…
Kéa – À point, s’il te plait.
Zora – Vous pourrez me garder le crâne et les omoplates, quand on aura fini de manger ? (Les autres le regardent) C’est pour faire des fresques portatives.
Noir.
ACTE 2
Ken, Rac, Aki, Mika, Kéa et Zora finissent leur barbecue improvisé. Il ne reste pratiquement plus que les os. Les convives s’essuient la bouche bruyamment d’un revers de manche.
Kéa – Ce n’est pas si mauvais que ça, le Nandertal…
Aki – C’est un peu comme de la volaille, quoi.
Zora – Oui, on dirait de la dinde…
Mika – Le secret, c’est la cuisson. Avec un filet de graisse de mammouth, ça donne une viande très tendre.
Rac – Sinon, ça peut être un peu sec, c’est clair…
Aki – Et avec des champignons, ça se marie très bien.
Zora – Oui, les champignons, on n’y pense jamais.
Ken – J’espère que ce barbecue ne va pas nous rester sur l’estomac…
Un temps.
Kéa – C’est vrai qu’en principe, on n’est pas supposé manger ses voisins.
Rac – Bon, alors qu’est-ce qu’on fait, avec ces macaques, Chef ? On leur rentre dans le lard ?
Ken – Je ne sais pas trop… Ces Nandertals sont un peu dégénérés, c’est vrai, mais ils sont aussi très malins…
Rac – Malins comme des singes…
Aki – Alors qu’est-ce que tu proposes, Grand Chef ?
Ken – Je propose qu’on réunisse le conseil du clan.
Moment de flottement.
Kéa – En même temps, on est déjà tous là, Grand Chef.
Ken – Tous ? Mais où sont les autres ?
Kéa – Les autres ?
Ken – On était plus nombreux que ça avant, non ?
Mika – Les autres, on les a mangés, Chef…
Nouveau flottement.
Ken – Bon… Alors je déclare le conseil ouvert… Zora, tu as consulté les entrailles de ce Nandertal. C’est même toi qui les as mangées. Alors ? Que nous conseillent les Dieux ?
Zora – Les Dieux nous recommandent d’éviter tout conflit de voisinage, Grand Chef. Et d’organiser un grand vernissage de réconciliation…
Rac – Tu parles ! On a bouffé un des leurs ! Pour éviter les conflits de voisinage, c’est plutôt mal barré…
Kéa – Il est vrai que c’est une affaire sérieuse, Chef…
Mika – On ne parle pas d’avoir réveillé les voisins un dimanche aux aurores en tondant la pelouse, ou un truc dans le genre…
Ken – Alors qu’est-ce qu’on fait ?
Zora – On pourrait leur donner quelque chose en compensation.
Rac – Pourquoi pas des dommages et intérêts, aussi ?
Zora – Un tableau de maître, par exemple…
Aki – Quelque chose à manger, plutôt.
Ken – Même si c’est vrai qu’ils ressemblent beaucoup à des singes, ça m’étonnerait qu’ils se contentent de deux ou trois bananes. Il y a mort d’homme, quand même…
Rac – Mais ce n’est pas des hommes !
Ken le foudroie à nouveau du regard et il se tait.
Zora – Non, il faudrait un geste beaucoup plus significatif…
Ken – Un régime de bananes ?
Zora – Je crains que ça ne suffise pas à apaiser leur colère, Grand Chef…
Ken – Un bananier ?
Kéa – Il y a encore des bananiers, par ici ?
Aki – Pas depuis la dernière glaciation.
Rac – Et pourtant, il y a encore des singes…
Un temps pendant lequel ils réfléchissent.
Ken – Au fait, c’était une femelle ou un mâle ?
Rac – C’était une guenon.
Mika – Je m’en doutais, leur viande est toujours plus tendre.
Ken – On pourrait leur donner une de nos femmes en échange ?
Mika – Une femme ?
Aki – Puisque c’est une femelle qu’on leur a bouffée.
Rac – Il ne nous en reste déjà pas tant que ça, des femmes…
Aki – Ça fait à peine une chacun.
Rac – Et encore, si on compte Zora.
Zora – Ils sont cannibales les Nandertals ?
Aki – On n’appartient pas à la même espèce ! Si ils bouffent une de nos femmes, ce n’est pas vraiment du cannibalisme…
Mika – Bon, on ne va pas jouer sur les mots…
Ken – On leur donne une de nos femmes, ils ne sont pas obligés de la manger.
Rac – Ils en feront ce qu’ils voudront.
Mika – Ben voyons…
Aki – Laquelle on leur donnerait ?
Rac – Kéa ?
Aki – Ah non ! C’est la seule qui fait à peu près bien la cuisine !
Zora – Mika ?
Ken – Ah non ! C’est la seule qui fait à peu près bien l’a… (Aki lui lance un regard sévère) C’est la seule qui sait allumer le feu.
Un temps.
Mika – Et pourquoi on ne leur donnerait pas un de nos hommes, plutôt ?
Ken – Un homme ?
Kéa – On leur a mangé une femme. Ça ne veut pas dire qu’on ne peut pas leur donner un homme en échange, au contraire.
Aki – Pourquoi au contraire ?
Mika – Vous avez l’air de penser qu’un homme, ça vaut plus qu’une femme…
Rac – Et alors ?
Kéa – Comme ça ils gagnent au change. Ça devrait les calmer…
Zora – Et puis un homme ou une femme, c’est toujours de la viande.
Ken – C’est vrai que si on leur donnait un homme, ça ferait plus de femmes pour ceux qui restent…
Zora – Ça c’est très masculin, comme point de vue…
Ken – Bon… Un volontaire ?
Silence.
Ken – Aki ?
Mika – C’est le seul qui sait chasser convenablement !
Rac – Tu parles, il confond un singe avec un Nandertal ! C’est vrai, tout ça c’est de sa faute, après tout ! Ce ne serait que justice…
Ken – N’empêche qu’on n’aurait plus rien à becqueter…
Zora – Rac ?
Ken – Au cas où ça tourne au vinaigre avec les Nandertals, on aurait quand même besoin de sa force de dissuasion…
Mika – Et puis c’est le seul qui fasse à peu près bien l’a… la guerre, justement.
Zora – Bon, qu’est-ce qui nous reste comme option ?
Les regards se tournent vers le chef.
Ken – Je vous rappelle que je suis le chef du clan.
Rac – On le saura…
Ken – Pardon ?
Rac – Non, non, rien du tout, Grand Chef…
On entend alors résonner une voix féminine off assez stridente, avec une intonation BCBG.
Jacqueline – Il y a quelqu’un dans cette grotte ? Les Sapionces, vous êtes là ?
Tous les membres du clan se figent.
Ken – On attend quelqu’un pour dîner ?
Kéa – Non…
Aki – Ça doit être eux…
Zora – Qui eux ?
Mika – Les Nandertals !
Rac – Et merde…
Ken se lève, un peu embarrassé, pour accueillir son hôte.
Ken – Oui, oui, on est là ! Entrez, je vous en prie, c’est ouvert…
Jacqueline arrive, habillée dans un style futuriste genre combinaison high-tech.
Jacqueline – Bonjour, bonjour ! Alors comment ça va chez vous, les Sapionces ? Je ne vous réveille pas, au moins ?
Kéa – Pardon pour le désordre… On n’a pas eu le temps de faire le ménage… Si on avait su qu’on allait avoir de la visite…
Jacqueline – C’est moi qui m’excuse de vous interrompre en plein de repas de famille dominical…
Ken – Asseyez-vous je vous en prie… Nous ne sommes pas des sauvages, tout de même…
Jacqueline hésite un instant avant de savoir où s’asseoir, puis prend place.
Mika – Vous avez déjà mangé ?
Kéa lui lance un regard désapprobateur.
Jacqueline – Nous nous apprêtions à pique-niquer, mais je ne voudrais surtout pas vous déranger…
Kéa – Nous sommes vraiment désolés de ce regrettable incident, chère Madame…
Jacqueline – Vous connaissez donc déjà la raison de ma visite ?
Ken – Et nous sommes tout à fait disposés à rechercher ensemble un compromis susceptible de satisfaire les deux parties…
Jacqueline – C’est très aimable de votre part, mais…
Ken – Nous sommes près à nous plier à toutes vos exigences pour préserver les bonnes relations qui ont prévalu jusqu’ici entre nos deux espèces…
Aki – S’il le faut, nous irions même jusqu’à la repentance.
Ken – Nous vous écoutons, vos désirs seront des ordres…
Jacqueline est très impressionnée par cette sollicitude.
Jacqueline – Eh bien… Merci pour votre collaboration, vraiment. Je suis très touchée… Donc, je me promenais dans la forêt avec mon mari. Nous cherchions un coin tranquille pour niquer…
Kéa – Vous voulez sans doute dire pour pique-niquer ?
Jacqueline – Ce n’est pas ce que j’ai dit ? Bref, j’avais envoyé ma belle-mère chercher des champignons pendant que nous mettions le couvert… Et depuis, on ne sait pas du tout où elle est passée.
Blanc parmi les Sapionces.
Ken – Croyez bien, chère Madame, que nous sommes tout à fait contrariés de l’apprendre.
Aki – Même si nous ne sommes bien sûr pour rien dans cette inquiétante disparition.
Zora – Comment pourrions-nous vous obliger ?
Jacqueline – Quelqu’un d’entre vous ne l’aurait pas aperçue, par hasard ?
Ken – Elle ressemblait à quoi, votre belle-mère ?
Jacqueline – Ma foi… à une belle-mère normale.
Ken – Quelqu’un ici aurait-il aperçu la belle-mère de Madame ?
Les autres font mine de ne rien savoir.
Jacqueline – Elle est peut-être tombée dans un trou…
Aki – C’est vrai qu’il y en a beaucoup par ici…
Jacqueline – À moins qu’elle ne se soit fait dévorer par des bêtes sauvages…
Kéa – C’est hélas aussi une possibilité.
Zora – Ou alors, elle aura absorbé par mégarde quelques champignons hallucinogènes, et à l’heure qu’il est, elle est en train de courir comme une folle dans la forêt, à moitié nue, en hurlant que la fin du monde est pour bientôt.
Jacqueline – Vous croyez ? J’avoue que je serais assez curieuse de voir ça…
Rac – Les champignons, c’est très délicat, quand on ne connaît pas.
Jacqueline – En tout cas, ça sent très bon chez vous…
Mika – Oui, on… On a fait un barbecue. Et des champignons, justement.
Aki – Mais comestibles, ceux-là.
Jacqueline – C’est vous qui avez raison… Une vie simple… Une nourriture saine… Parfois, on se demande vraiment ce que la civilisation nous a apporté de si positif que ça, à nous les Nandertals… (Son portable sonne et elle répond) Edouard ? Non, je suis dans la grotte là, avec les Sapionces… Je vais raccrocher, parce que ça passe très mal dans cette caverne… Tu nous rejoins ? D’accord, à tout de suite… (Elle range son portable) Excusez-moi… La première chose que je jetterais si je devais revenir une bête, comme vous, c’est mon téléphone portable…
Ken – Vous êtes sûre que vous ne voulez pas…
Jacqueline – C’est très gentil à vous, je ne peux pas résister… Vous permettez ?
Kéa – Je vous en prie…
Jacqueline prend un morceau de viande et le goûte.
Jacqueline – Absolument délicieux ! On sent un petit goût de gibier. Qu’est-ce que c’est ?
Aki – De la dinde…
Jacqueline – Ah tiens… Je ne savais pas que vous vous étiez mis à l’élevage. Je pensais que vous étiez encore des chasseurs-cueilleurs…
Kéa – C’est de la dinde sauvage.
Aki – Si tu débarrassais la table, Mika…
Mika ramasse les ossements qui traînent et les emmène en coulisses. On entend alors une autre voix, masculine cette fois.
Edouard – Jacqueline, tu es par ici ?
Jacqueline – Oui, chéri, je suis là, avec les Sapionces !
Edouard arrive, habillé dans le même style que sa femme.
Edouard – Ah, je commençais à me demander si tu n’avais pas disparu, toi aussi… Messieurs dames, bon appétit !
Jacqueline lui tend son morceau de viande grillée.
Jacqueline – Ils ont fait un barbecue… C’est absolument divin… Tiens goûte…
Edouard prend une bouchée.
Edouard – Ah oui, c’est… C’est exquis… Mais c’est assez fort quand même… C’est de la viande faisandée ?
Jacqueline – En revanche, pas de trace de ta mère…
Edouard – On va bien finir par la retrouver… (Jetant un regard condescendant sur le décor) C’est vraiment charmant, ici. Très pittoresque, n’est-ce pas, Edouard ?
Jacqueline – Oui, c’est typique… Vous n’avez jamais pensé à ouvrir des chambres d’hôtes ? Je suis sûre que vous feriez un tabac.
Edouard – Passer le week-end dans une grotte. C’est vrai que ça pourrait être très cocasse.
Jacqueline – Et puis ça vous permettrait de gagner un peu d’argent pour accéder au confort moderne ! Vous pourriez vous acheter une télévision !
Edouard – Mais tu sais bien, chérie, que nos amis les Sapionces sont un peu réfractaires à l’évolution…
Jacqueline – C’est vrai que le progrès, ça n’a pas que du bon ! Moi aussi, parfois, j’aimerais vivre à moitié à poils, comme vous. À manger de la viande crue au fond d’une grotte insalubre et à forniquer en famille…
Edouard – Excusez-la, ça doit être le grand air…
Mika – On va peut-être passer au salon…
Zora – Et si je vous montrais mes peintures rupestres ?
Edouard – Vous peignez sur les murs ?
Jacqueline – Mais c’est tout à fait passionnant !
Edouard – Et très tendance.
Rac (en aparté à Ken) – Et si on les bouffait, eux aussi ? J’ai encore une petite faim, moi…
Ken (en aparté de l’autre côté) – On ne peut quand même pas bouffer tous ceux avec qui on a un petit différend de voisinage…
Zora – Suivez le guide…
Kéa – C’est tout au fond de la caverne…
Ils sortent. Noir.
ACTE 3
Les Sapionces et les Nandertals reviennent par petits groupes.
Jacqueline – Non, c’est vraiment très beau… Très… Très coloré, hein Edouard ?
Edouard – Oui, c’est très… C’est de l’art primitif, non ?
Jacqueline – Évidemment, c’est de l’art primitif ! Que veux-tu que ce soit ?
Edouard – C’est très cavernicole, en tout cas.
Zora – C’est vrai, ça vous plaît ?
Jacqueline – Ah, non, vous devriez exposer, je vous assure.
Edouard – Ou bien ouvrir une galerie, ce serait plus pratique. Comme les tableaux sont peints sur des rochers…
Ken – Nous, en tout cas, ça ne nous a pas trop aidé pour la chasse.
Aki – Non, de ce point de vue là, on ne peut pas dire que…
Jacqueline – On vous en aurait bien pris un ou deux pour notre salon, mais on n’a pas pensé à emmener un marteau-piqueur avec nous…
Edouard – On pense rarement à emporter un marteau-piqueur quand on va pique-niquer en forêt, c’est dommage…
Zora – Ah non mais je peins aussi sur des crânes, si vous voulez. Ou des omoplates.
Jacqueline – Vraiment ?
Edouard – Tiens, d’ailleurs, ça me fait penser qu’on n’a toujours pas retrouvé ma mère…
Jacqueline – Ah, oui, c’est vrai, je l’avais presque oubliée celle-là…
Edouard – Tu crois qu’elle aurait pu se perdre en essayant d’aller chercher des champignons dans une de ces cavernes…
Jacqueline – C’est clair que quand on ne connaît pas. C’est immense, hein ?
Edouard – Et dans le noir, en plus.
Jacqueline – On devrait toujours équiper sa belle-mère d’une balise GPS. Histoire d’éviter les mauvaises rencontres…
Edouard – Toutes ces galeries qui serpentent à l’infini…
Jacqueline – C’est long comme un tube digestif…
Edouard – Bon, les primitifs, ce n’est pas qu’on s’ennuie…
Jacqueline – Oui, on ne va pas vous déranger plus longtemps…
Edouard se tourne vers les Sapionces en souriant.
Edouard – Et si on en rapportait quand même un à la maison ?
Jacqueline – Ce sont des fresques, Edouard. C’est fait directement sur les parois de la grotte !
Edouard – Je parlais de ramener un Sapionce ! On le ferait tranquillement ce soir au barbecue dans le jardin. Il faut se rendre à l’évidence, Jacqueline, nous ne sommes vraiment pas faits pour les pique-niques en forêt…
Jacqueline – Tu crois ? Le barbecue, ça fume toujours un peu, tu sais bien. Sans parler des odeurs. Je ne voudrais pas avoir d’ennuis avec les voisins…
Les Sapionces se regardent effarés.
Mika – Vous êtes cannibales, vous aussi ?
Kéa – Nous qui pensions que vous étiez des gens civilisés…
Aki – Ce qui dans notre bouche n’est pas forcément un compliment.
Jacqueline – Enfin, voyons ! Nous ne sommes pas de la même espèce…
Edouard – On ne peut donc pas vraiment parler d’anthropophagie.
Rac – C’est ce que je me tue à leur expliquer.
Edouard – Pour nous, vous n’êtes que de la viande, après tout.
Kéa – Vous avez déjà entendu de la viande parler ?
Zora – Et peindre des fresques grandioses sur les murs ?
Edouard – On ne va sombrer dans le sentimentalisme, non plus.
Jacqueline – Allons, ne faites pas les enfants, soyez raisonnables.
Edouard sort une arme futuriste genre pistolet laser qu’il braque sur les Sapionces.
Edouard – Lequel on prend, chérie ?
Jacqueline désigne Mika.
Jacqueline – Celle-là a l’air bien dodue, non ?
Edouard – Peut-être même un peu grasse… Si tu ne veux pas que ça fume trop, pour les voisins…
Edouard se tourne vers les hommes.
Edouard – Et pourquoi pas un mâle ?
Jacqueline – Ah, oui, pourquoi pas ?
Mika – C’est ce que je leur disais aussi tout à l’heure…
Edouard braque son arme vers Aki.
Aki – Attendez, les Nandertals, je crois qu’il y a un os…
Jacqueline – Un os ?
Mika – Votre belle-mère… Elle ne reviendra jamais avec ses champignons…
Edouard – Maman ?
Jacqueline aperçoit le panier vide.
Jacqueline – Oh mon Dieu, mais c’est le panier en osier de belle-maman !
Aki – C’était un accident…
Mika – Un accident de chasse, plus exactement.
Rac – On l’a confondue avec un macaque.
Jacqueline – C’est triste, mais il fallait bien que ça arrive un jour. Avoue quand même, Edouard, que ta mère ressemblait beaucoup à un macaque…
Edouard – Oh mon Dieu…
Jacqueline – Figurez-vous qu’un jour, on l’a emmenée au zoo, et les gardiens n’ont jamais voulu nous laisser repartir avec elle. Il a fallu qu’on aille voir le directeur ! Et vous êtes sûre qu’elle est bien morte, au moins ?
Ken – Ah ça, tout à fait sûrs, je vous le garantis.
Edouard – Décidément, ces Sapionces sont vraiment des animaux… Et nous qui hésitions presque à en faire un à la broche…
Jacqueline – J’aimais beaucoup ma belle-mère.
Edouard – Je suis absolument effondré…
Jacqueline – Est-ce qu’on peut récupérer la dépouille de la défunte, au moins ?
Kéa – Pour votre barbecue de ce soir…
Edouard – Pour faire notre deuil !
Jacqueline – Nous ne sommes pas des cannibales, enfin ! Je me tue à vous le répéter.
Ken – Bien sûr…
Mika – Seulement, c’est là qu’il y a un os, justement.
Rac – Et même plusieurs…
Edouard – Quoi encore ?
Mika – Pour récupérer le corps, ça ne va pas être évident…
Jacqueline – Et pourquoi ça ?
Rac – On l’a becquetée, la vioque.
Edouard – Vous avez mangé ma mère ?
Rac – Il n’y avait pas grand chose à bouffer autour de l’os, mais bon. Ce n’était pas mauvais.
Mika – Et vous l’avez goûtée aussi.
Edouard – Ah, d’accord…
Jacqueline – Je me disais bien… Elle est un peu dure, cette viande…
Edouard – Si tu pouvais éviter de parler de viande au sujet de ma mère…
Jacqueline – Excuse-moi, Edouard…
Zora – Donc si vous nous mangez, comme on a mangé l’un des vôtres, ce serait un peu de votre propre chair que vous mangeriez…
Kéa – D’ailleurs, vous avez déjà commencé.
Jacqueline – C’est très délicat de votre part de nous le rappeler…
Ken – Là pas de doute, ça ferait de vous des cannibales. Comme nous…
Kéa – Eh oui… Nous sommes un peu de la même espèce, maintenant.
Aki – Par fusion absorption, comme dirait l’autre…
Jacqueline – Il faut bien avouer que c’est un raisonnement qui se tient… Alors qu’est-ce qu’on fait, Edouard ?
Edouard – On n’a qu’à en emporter un quand même… En souvenir.
Jacqueline – Emporter quoi, chéri ?
Edouard – Un sapionce.
Jacqueline – En souvenir de quoi ?
Edouard – En souvenir de ma mère !
Jacqueline – Bien sûr !
Noir.
ACTE 4
Changement de décor. Nous sommes dans le loft des Nandertals. Quelques tableaux d’inspiration préhistorique sur les murs. Edouard et Jacqueline sont installés sur le canapé. Ken et Mika sont couchés à leur pied, comme des animaux de compagnie. Un petit sapin de Noël clignotant trône dans un coin.
Jacqueline – C’était une très bonne idée de ramener ces Sapionces chez nous.
Edouard – Maintenant que ma mère n’est plus là, ça nous fait une compagnie…
Jacqueline – Dieu ait son âme.
Edouard – Ils dorment la plus grande partie de la journée, mais bon…
Jacqueline – Ça aussi c’est un plus par rapport à ta mère…
Edouard jette un regard attendri sur Mika et lui caresse les cheveux.
Edouard – Il ne leur manque que la parole.
Jacqueline – Mais ils parlent, non ?
Edouard – Ah oui, c’est vrai… Avant ils parlaient… Mais ils parlent de moins en moins, tu as remarqué ?
Jacqueline – Ils parlent moins que ta mère, en tout cas, ça c’est sûr.
Edouard – Pourquoi ils dorment toute la journée comme ça ? Peut-être qu’ils s’ennuient…
Jacqueline – C’est sûr que des Sapionces, en appartement, ce n’est pas l’idéal, mais bon…
Edouard – Et encore, heureusement qu’on a pris un couple.
Jacqueline – Tu crois qu’ils peuvent se reproduire en captivité ?
Edouard – Ça m’étonnerait.
Jacqueline – Et pourquoi pas ?
Edouard – J’ai fait castrer le mâle.
Jacqueline – Ah c’est pour ça, je me disais aussi…
Edouard – Quoi ?
Jacqueline – Non, non, rien…
Edouard – Et dire qu’on a failli les manger, tu te souviens ?
Jacqueline – Oui, c’est bête, mais on s’attache…
Edouard – Ça me ferait drôle, maintenant, je crois, si on devait en avoir un dans notre assiette.
Jacqueline – Quelle heure est-il au fait ?
Edouard – Presque dix heures.
Jacqueline – Mon Dieu, déjà ! C’est l’heure de notre repas de réveillon, alors…
Edouard – Ah oui… Sinon, on va encore être en retard pour la messe de minuit…
Jacqueline frappe dans ses mains pour réveiller les Sapionces.
Jacqueline – Allez, allez ! Réveillez-vous les Sapionces. C’est l’heure de la soupe !
Edouard – On mange du potage ?
Jacqueline – C’est une façon de parler, Edouard… Avec eux, j’essaie d’employer des mots simples, qu’ils puissent comprendre.
Ken et Mika s’ébrouent et se lèvent.
Edouard – L’avantage, par rapport à des animaux ordinaires, c’est que ce sont eux qui nous font la cuisine…
Jacqueline – Et si je peux me permettre, bien mieux que ne la faisait ta mère.
Edouard – Ils nous font même la conversation à table… Enfin de moins en moins, mais bon…
Jacqueline – Allez on vous laisse servir le dîner, les Sapionces… Nous on va se pomponner un peu pour le réveillon.
Edouard et Jacqueline sortent. Les deux Sapionces commencent à s’activer pour mettre le couvert et disposer les plats sur la table.
Ken – Je ne me souviens plus, la fourchette, c’est à droite ou à gauche ?
Mika – Ça dépend…
Ken – De quoi ?
Mika – Si la personne est droitière ou gauchère.
Ken – Ils sont droitiers ou gauchers, nos maîtres ?
Mika – Elle est droitière, et lui gaucher, je crois.
Ken dispose les couverts d’une certaine façon.
Mika – Euh, non… Il me semble que c’est l’inverse. C’est lui qui est droitier.
Ken change les couverts de place. Puis son regard tombe sur un des tableaux.
Ken – Tu te souviens quand on vivait avec les autres dans la grotte ?
Mika – De moins en moins…
Ken – Tu ne regrettes pas ?
Mika – Ici au moins c’est chauffé. Le frigo est toujours plein, et la cuisine est toute équipée.
Ken – Mais le grand air me manque quand même un peu, parfois…
Mika – Et nos grands repas de famille… à l’occasion du décès d’un parent.
Ken – Ou d’un accident de chasse.
Mika – Je me demande ce qu’ils sont devenus.
Ken – On n’était déjà plus très nombreux.
Mika – On n’a pas su évoluer, c’est ça notre problème.
Ken – En même temps, regarde les Nandertals. Où ça les a menés, l’évolution ?
Mika – Le problème avec l’évolution, c’est qu’au bout d’un certain temps, ça conduit inexorablement à la décadence…
Ken – C’est clair. Ces Nandertals sont complètement dégénérés ! Hier, la femelle a même essayé de me sauter dessus dans la salle de bains. Alors qu’on n’est pas de la même espèce…
Mika – Ils sont peut-être dégénérés et zoophiles, mais en attendant, c’est nous qui leur servons d’animaux domestiques…
Ken – Je préfère quand même le terme d’animaux de compagnie, c’est moins dégradant…
Mika – S’ils ont besoin d’animaux de compagnie, c’est qu’ils s’ennuient à mourir.
Ken – Nous on ne s’ennuyait jamais, tu te souviens ?
Mika – On avait toujours quelque chose à faire…
Ken – Rien que d’essayer de ne pas mourir de faim, ça nous occupait à plein temps.
Edouard et Jacqueline reviennent, fin prêts pour le réveillon, avec des accessoires de fête genre cotillons.
Jacqueline – Tout est prêt pour la fête ?
Mika – On va pouvoir passer à table !
Edouard – Ça m’a l’air délicieux, tout ça ! Qu’est-ce que c’est ?
Ken – Des champignons.
Jacqueline – Ah, ils ont encore mis la fourchette du mauvais côté.
Jacqueline change les couverts de place.
Edouard – Il faut bien que quelque chose les distingue de notre espèce supérieure…
Ils s’asseyent tous les quatre et commencent à manger pendant un moment en silence. Les deux Nandertals jouent un peu avec leurs cotillons en s’efforçant d’être gais, sous le regard blasé des Sapionces. Mais les Nandertals se lassent très vite.
Edouard – Alors les Sapionces ? Qu’est-ce que vous nous racontez pour nous distraire un peu ?
Mika – Rien.
Jacqueline – Comment ça, rien ?
Ken – On s’emmerde tellement avec vous.
Mika – On a tellement rien à vous dire.
Ken – Si ça continue, on va perdre complètement l’usage de la parole.
Jacqueline – Ils sont drôles, non ?
Edouard – Tordants.
Jacqueline – C’est un peu comme si c’était nos enfants…
Edouard – On pourrait les adopter.
La sonnette de l’entrée retentit.
Jacqueline – Qui ça peut bien être à cette heure-ci ?
Edouard – Ma mère ?
Jacqueline – Elle est morte, ta mère ! C’est eux qui l’ont mangée.
Edouard – Des amis ?
Jacqueline – Ils sont tous morts aussi !
Edouard – C’est vrai…
Jacqueline – Nous sommes les derniers des Nandertals.
Edouard – Le Père Noël ?
Jacqueline – Tu sais bien que le Père Noël n’existe pas.
Edouard – Tu ne devrais pas dire ça devant eux… J’essaie désespérément de leur inculquer quelques éléments de métaphysique.
Jacqueline – Je vais voir…
Elle se lève et va ouvrir la porte.
Jacqueline – Vous ? Quelle divine surprise ! Ce sont les Sapionces, Edouard, qui viennent passer Noël avec nous !
Entre à sa suite le reste des Sapionces : Aki, Rac, Kéa et Zora. Ils apportent des cadeaux, façon rois mages.
Edouard – Qu’est-ce que vous faites là ?
Aki – On cherchait un chapon et une dinde à faire à la broche. On s’est dit qu’on allait en profiter pour passer vous souhaiter un joyeux Noël.
Jacqueline – C’est très gentil de votre part, mais pour les cadeaux, il ne fallait pas…
Edouard – Et nous qui n’avons rien prévu pour vous… Franchement, c’est un peu embarrassant…
Jacqueline – Qu’est-ce que c’est ?
Edouard et Jacqueline ouvrent leurs paquets respectifs.
Edouard – Une hache en pierre taillée !
Jacqueline – Un dinosaure en peluche !
Edouard – Merci, vraiment !
Jacqueline – Ça nous touche beaucoup…
Edouard – Ça me rappelle cette merveilleuse après-midi que nous avions passé en votre compagnie dans cette caverne. (À Zora) Vous faites toujours de la peinture ?
Zora – Vous voulez venir passer Noël avec nous ? Je vous montrerai mes dernières oeuvres !
Edouard – C’est très aimable à vous, mais…
Jacqueline – Pour nous, le retour à l’état sauvage, vous savez… C’est un peu tard…
Mika – Bon, alors on ne va pas vous déranger plus longtemps…
Edouard – Vous pouvez ramener ces deux-là avec vous, si vous voulez… Ils n’ont aucune conversation, de toute façon…
Jacqueline – Vous pourrez les manger pour le Jour de l’An.
Aki – Alors Joyeux Noël !
Edouard – Bonjour chez vous !
Les Sapionces s’en vont. Edouard et Jacqueline restent seuls.
Edouard – Qu’est-ce qu’on fait ? On allume le gaz ?
Jacqueline – Allumons plutôt la télé.
Edouard – Tu as raison, c’est plus sûr…
Il allume la télé.
Jacqueline – Qu’est-ce que c’est ?
Edouard – Un documentaire sur l’extinction des derniers téléspectateurs de France Télévision.
Ils s’effondrent petit à petit sur leur canapé. Ken revient avec Mika, suivis des quatre autres Sapionces.
Mika – Ça doit être les champignons qui ne leur ont pas réussi.
Ken – On ne va pas laisser toute cette nourriture ?
Mika – Ce serait dommage de gâcher…
Noir.
ACTE 5
Un mélange des deux décors précédents. Une grotte façon crèche de Noël avec un sapin dans un coin et une télé dans l’autre. Les Sapionces sont en train de manger.
Ken – Bravo, Mika, c’est vraiment délicieux.
Kéa – Oui, la cuisson est parfaite. D’ailleurs je vais me resservir, tiens…
Rac – Profitez-en bien, parce que ce sont les derniers… L’espèce vient de s’éteindre…
Aki – Eh oui, c’est nous l’espèce supérieure, maintenant.
Zora – De quoi ils sont morts au juste, les Nandertals ?
Mika – Ils sont morts d’ennui… devant la télé.
Ken – Si nous ne parvenons pas à nous affranchir complètement de la théorie de l’évolution, il faudra au moins se méfier de cet appareil diabolique.
Rac – Comptez sur nous, Chef. On fera l’impossible pour continuer à végéter comme on l’a fait jusqu’ici.
Kéa – En tout cas, quel bonheur d’être tous réunis pour fêter Noël en famille. Comme au bon vieux temps…
On entend des braillements de bébé.
Mika – Celui-là, on essaiera de ne pas le manger… Si on veut avoir une chance de perpétuer l’espèce.
Ken – Il ne me ressemble pas du tout, cet enfant… Tu es sûre qu’il est de moi, Mika ?
Mika – Pourquoi ne serait-il pas de toi ?
Ken – Edouard m’a emmené chez le vétérinaire il y a un an en me parlant d’une petite intervention bénigne, et quand je me suis réveillé, je n’avais plus de couilles.
Aki – Cet enfant n’est quand même pas né par l’opération du Saint Esprit…
Kéa – C’est peut-être le fils du Père Noël.
Mika – À moins qu’il ne soit d’Édouard.
Kéa – Je croyais que les Sapionces et les Nandertals n’étaient pas de la même espèce, et qu’ils ne pouvaient pas se croiser…
Mika – Ça doit être une erreur d’aiguillage…
Zora – Ou un miracle !
Nouveaux braillements du bébé.
Ken – Je sens qu’on n’a pas fini de s’emmerder avec ce divin enfant.
Un temps pendant lequel ils continuent à manger en regardant la télé, comme fascinés
Rac – Ils parlent de quoi, à la télé ?
Ken – De la réapparition des dinosaures.
Kéa – La période glaciaire est terminée, alors.
Mika – Oui, ça sent le réchauffement climatique.
Aki – Vous croyez que c’est la fin du monde ?
Kéa – La fin de l’histoire ?
Zora – En tout cas, c’est la fin de cette préhistoire.
Noir.
Ce texte est protégé par les lois relatives au droit de propriété intellectuelle. Toute contrefaçon est passible d’une condamnation allant jusqu’à 300 000 euros et 3 ans de prison
Paris – Décembre 2012
© La Comédi@thèque – ISBN 979-10-90908-44-4
Ouvrage téléchargeable gratuitement.
Préhistoires grotesques Jean-Pierre Martinez théâtre
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