Comédie de Jean-Pierre Martinez
2 hommes – 2 femmes
Deux frères et deux sœurs qui ne se voient plus guère se retrouvent une dernière fois dans la maison de vacances familiale pour la vendre, après le décès de leurs parents. Mais les comptes qu’ils ont à régler ne sont pas seulement financiers…
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TEXTE INTÉGRAL DE LA PIÈCE
Photo de Famille
Personnages : Pierre – Josiane – Jeff – Frédérique
Matin
La salle de séjour d’une maison de vacances, meublée très simplement. Dans le fond, une petite cheminée où ne brûle aucun feu. Pierre, look intellectuel de gauche, arrive de la cuisine avec une casserole d’eau chaude qu’il pose sur la table, à côté d’un pot familial de Nescafé. Pierre explore tous les compartiments d’un meuble à vaisselle. Dans le dernier, il trouve une tasse qu’il pose sur la table. Même manège avec les tiroirs à la recherche d’une petite cuillère. Pierre s’assoit, se sert un café et attaque les quelques Pépitos restant d’un paquet. On entend une sonnerie de portable, off. Pierre sirote son café et termine les biscuits en lisant La Vie Financière. Les gros titres du journal permettent de situer le moment de l’action : Bug de l’An 2000 : les marchés inquiets à l’aube du nouveau millénaire… Un temps. Jeff arrive, en pyjama rayé, l’air pas réveillé et marchant au radar.
Jeff (bâillant) – Déjà habillé ?
Pierre (continuant à lire sa revue) – J’ai horreur de traîner en pyjama. Il y a de l’eau chaude et du Nes…
Sous l’œil étonné de Pierre, Jeff sort une tasse et une petite cuillère du meuble en ouvrant directement les bons compartiment et tiroir, s’assoit et se sert un café. Il prend le paquet de biscuits, plein d’espoir mais, constatant qu’il est vide, le repose la mine défaite.
Jeff – Il n’y a plus de Pépitos…?
Pierre, qui s’est probablement enfilé tout le paquet, n’a même pas l’air d’avoir des remords.
Pierre – Ben non, tu vois…!
Jeff n’a pas l’air content, mais ne dit rien. Pierre en rajoute.
Pierre – Tu me rappelles maman… Quand on lui disait « Il n’y a plus de chocolat ? », elle nous répondait « Évidemment, quand il y en a vous le mangez… ».
Jeff préfère ne pas répondre. Pierre passe à autre chose.
Pierre (soupirant) – Je n’ai pas fermé l’oeil de la nuit. Avec cet orage…
Jeff – Quel orage ?
Pierre (incrédule) – Ne me dis pas que tu n’as rien entendu ! On aurait dit des coups de canons…
Absence de réaction de Jeff, dont Pierre observe le comportement avec un regard d’ethnologue.
Pierre – Tu es toujours un peu somnambule, toi, non ?
Pour toute réponse, Jeff se met à tourner mécaniquement son café.
Pierre – Je me souviens, une fois, on t’avait réveillé à onze heures du soir en te faisant croire que tu n’avais pas entendu le réveil. On t’a laissé prendre ton petit-déjeuner… C’est maman qui t’a rattrapé dehors. Tu partais à l’école en pyjama. Un dimanche du mois d’août…
Jeff commence à siroter son café, sans répondre.
Pierre (revenant au présent) – Je venais à peine de me rendormir, j’ai été réveillé par le camion-poubelle ! Il passe toujours à la même heure… Cinq heures du mat. Quand on avait vingt ans, il ne nous réveillait pas, c’est sûr. On rentrait en même temps que les poubelles…
Jeff – Mmm…
Pierre (étonné) – Alors toi, tu as bien dormi ?
Jeff – Un peu crevé. Ça fait quand même un paquet de kilomètres… quand on est seul à conduire. Pourquoi tu n’as jamais passé ton permis ?
Pierre – Je l’ai passé, mais je l’ai raté.
Jeff – Une fois ! Tu aurais pu insister un peu…
Pierre – Je ne supporte pas les échecs. Je ne devais pas être fait pour conduire, c’est tout. Et puis quand je vois tous ces cons sur la route… Tu as vu hier ? Même toi tu as failli t’énerver ! Prends n’importe quel type, poli, gentil, parfaitement équilibré. Tu lui mets un volant entre les mains, au bout de dix minutes, il insulte tout le monde et il est prêt à se battre avec n’importe qui. Comment tu expliques ça toi ?
Désarçonné par le manque de réaction de son frère, occupé à tourner son café, Pierre se lève et examine les lieux d’un regard circulaire.
Pierre – Rien n’a changé. Il y a au moins quinze ans que je n’étais pas venu ici. Et toi ?
Jeff – Deux ans, avec Catherine et les enfants. Mais jamais en hiver.
Pierre s’approche de la cheminée en soufflant dans ses mains pour les réchauffer.
Pierre – Je comprends pourquoi…
Il s’arrête devant la cheminée sur laquelle trône une grosse boîte d’allumettes, une lampe à acétylène et une photo d’école en noir et blanc colorisée des deux frères en tablier bleu et des deux sœurs en tablier rose.
Pierre – Tu crois qu’elle marche ?
Jeff – On venait toujours au mois d’août… Personne ne s’en est jamais servi…
Pierre – Ça ne veut pas dire qu’elle ne marche pas…
Pierre cherche du regard.
Pierre – On a déjà les allumettes. Il ne manque plus que le bois…
Jeff lui fait signe de laisser tomber. Pierre commence à faire le tour de la pièce, en l’inspectant comme pour un état des lieux.
Pierre – On signe quand, chez le notaire ?
Jeff – À trois heures. Si l’acheteur n’a pas changé d’avis.
Pierre se frotte à nouveau les mains pour les réchauffer.
Pierre – S’il a visité en été, ce n’est pas impossible…
Il jette au passage un regard par la fenêtre.
Pierre – Tu sais qui c’est, ce type ?
Jeff – Quel type ?
Pierre – L’acheteur !
Jeff – Je l’ai eu une fois au téléphone. C’est un parisien. Un kiné, je crois…
Pierre – Il est sympa ?
Jeff – Qu’est-ce que ça change ?
Pierre – Rien…
Un temps.
Pierre (avec une certaine réticence) – Frédérique et Josiane viennent ensemble ?
Jeff – Josiane a pris le train de nuit. Elle devrait arriver ce matin. Frédérique vient de m’appeler de l’aéroport. C’est ça qui m’a réveillé…
Pierre – Elle fera l’aller-retour dans la journée ?
Jeff – Je ne sais pas.
Jeff sirote son café. Pierre, à nouveau devant la cheminée après avoir fait le tour de la pièce, saisit le portrait des quatre enfants.
Pierre – Je ne me souvenais plus de cette photo. Comment elle est arrivée là…?
Jeff – C’est maman qui l’avait apportée, je crois. La dernière fois qu’elle est venue ici avec papa. Juste avant qu’il reparte en Amazonie…
Pierre examine de près la photo avec un sourire mi-ironique mi-amer.
Pierre – C’est drôle, tu as vu ? C’est du noir et blanc colorié au crayon. On faisait ça à l’époque. La photo en couleur, ça devait encore être expérimental.
Jeff – Ça ne nous rajeunit pas…
Pierre – Non. Je me sens comme un vieux film colorisé.
Pierre se concentre cette fois sur le motif et non plus sur le procédé.
Pierre – C’est bizarre de revoir cette photo… Tout est déjà là, non ?
Jeff a du mal à suivre. Il préférerait prendre son café tranquillement et se réveiller en douceur.
Jeff – Là quoi…?
Pierre – Sur cette photo ! On voit déjà ce que chacun de nous allait devenir… Frédérique avec son sourire artificiel. Josiane avec son regard ironique. Toi on dirait que tu t’en fous et moi j’ai un air de chien battu.
Jeff continue de boire son café sans répondre. Apparemment, il est habitué aux réflexions étranges de son frère et n’y prête guère attention.
Pierre – Tu te souviens du moment où elle a été prise?
Jeff – Non.
Pierre – Moi non plus. C’est marrant, je n’ai presque aucun souvenir de mon enfance. D’ailleurs, je n’ai pas beaucoup de photos de moi enfant pour m’aider à me rappeler.
Jeff – À l’époque, on ne prenait pas autant de photos qu’aujourd’hui.
Pierre – C’est vrai, c’est agaçant cette manie qu’on a maintenant de tout photographier. Tu savais que Jérôme avait filmé l’accouchement de Frédérique au caméscope ? Je ne sais pas s’ils se repassent la cassette souvent le samedi soir… Ils auraient dû filmer aussi le moment de l’accouplement et monter l’ensemble en documentaire. Tu vois, genre La Vie des Animaux… J’adore les reportages animaliers. Les commentaires ont toujours un côté rassurant. Edifiant. Du style « c’est quand même bien fait la nature, on n’a rien inventé », « les gros bouffent les petits, mais c’est pour pas qu’il y en ait de trop », « les plus faibles sont condamnés, c’est triste, mais c’est pour préserver la pureté de la race ».
Pierre observe à nouveau la photo.
Pierre – En tout cas, moi j’aurais bien aimé savoir à quoi je ressemblais quand j’étais bébé. Je crois que cette photo est une des plus anciennes que j’ai vues de moi. Je devais déjà avoir au moins cinq ans… (Ironique) Si ça se trouve, les parents m’ont adopté à cet âge-là et ils n’ont jamais osé me le dire. J’ai déjà vu ça dans un téléfilm. Dans ce cas, vous ne seriez pas vraiment mes frère et sœurs…
Un temps.
Jeff – Il me semble qu’un photographe était venu à l’école.
Pierre – On nous avait réunis pour la photo. Tu te rappelles, les classes n’étaient pas encore mixtes. Même à la récré, la cour était divisée en deux par une frontière imaginaire. Les garçons d’un côté en blouse bleue, les filles de l’autre en rose. Avec interdiction absolue de traverser la ligne de démarcation. Sauf pour aller aux toilettes, qui se trouvaient du côté des filles. J’étais amoureux d’une gamine que je ne pouvais voir qu’en passant, en allant pisser. Je devais pisser souvent. Mais je ne lui ai jamais parlé. Je me demande ce qu’elle est devenue. Je ne connais même pas son nom…
Un temps.
Jeff – Ça fait combien de temps que tu n’as pas vu Josiane et Frédérique ?
Pierre repose le portrait.
Pierre – Depuis l’enterrement de maman… Ça me fait drôle de dire ça. Je n’arrive pas à réaliser qu’elle est morte… C’est pas que ça me rende particulièrement triste, hein ? Mais ça me fait drôle… d’être orphelin.
Jeff – Papa n’est pas mort…
Pierre – Ça on n’en sait rien. On ne l’a pas revu depuis des années. Il n’est même pas venu à l’enterrement de sa femme. Tu crois que si des cannibales l’avaient bouffé, ils nous enverraient un faire-part…?
Jeff – Il y a encore des cannibales, en Amazonie ?
Pierre – Y’a des piranhas… Il paraît qu’un banc de piranhas, ça peut bouffer une vache en cinq minutes. Ils ne laissent que les os. Alors papa, t’imagines… Oh, et puis il n’a jamais vraiment été là, de toute façon, non ? Entre nous, sa mort, ça ne fera pas une grosse différence. Comme une formalité, quoi. Tu sais, c’est comme ces gens qui se marient après trente ans de vie commune, pour « officialiser la chose ». Lui, quand il mourra, ce sera pour officialiser sa disparition…
Un temps.
Pierre – J’ai un ami qui a fait quinze ans d’analyse pour essayer de renouer le dialogue avec son père. Quinze ans, tu te rends compte ?
Jeff – Ça a marché ?
Pierre – Ben… Malheureusement, au bout de quinze ans, son père était mort…
Jeff – Oh, il ne faut pas exagérer… On n’est pas des martyrs, non plus. On a eu des parents au moins…
Pierre – Oui… Oui, on trouve toujours plus malheureux que soi, c’est sûr. Mais c’est curieux, ça ne m’a jamais vraiment consolé, ce genre de philosophie. C’est comme de dire à un unijambiste « ne vous plaignez pas, vous pourriez être cul-de-jatte ».
Un temps.
Pierre – Tu sais ce que j’ai appris par l’oncle Alberto, il y a quelques années ?
Jeff – Quoi ?
Pierre – Que c’est lui qui avait choisi mon prénom. Maman venait d’accoucher. Papa devait être trop occupé, comme d’habitude. Alors c’est l’oncle Alberto qui est allé me déclarer à la mairie. Apparemment, on lui avait donné carte blanche pour le nom. Après tout ce n’était qu’un détail.
Jeff – C’était une autre époque…
Pierre – Même à cette époque-là, il y avait des parents qui se déplaçaient jusqu’à la mairie pour donner un prénom à leur enfant.
Jeff – C’est sûr que dans la famille, on a toujours eu un problème avec les noms. Qu’est-ce que je dirais, moi ! Pendant dix ans tout le monde a cru que je m’appelais Christophe. Jusqu’au jour où maman s’est rendu compte, en demandant un extrait de naissance à la mairie, que papa ne m’avait pas déclaré sous ce nom-là.
Pierre – Au moins, il t’a donné un nom. Il t’a même donné son nom à lui…
Jeff – Je ne suis pas sûr d’avoir gagné au change… Jésus, ce n’est pas très facile à porter, comme prénom.
Pierre – En Espagne, c’est très courant…
Jeff – En France, moins. Jésus ! Et dire qu’il ne nous a même pas fait baptiser…
Pierre – Ne te plains pas, il y a bien des Juifs qui s’appellent Judas.
Jeff – Ah bon ?
Pierre – Ou des Allemands qui s’appellent Adolf, si tu veux…
Jeff – De toute façon, on m’a toujours appelé Jeff. Je ne sais pas pourquoi… Tout le monde pense que c’est pour Jean-François.
Silence.
Jeff – Tu viens à la maison pour Noël ?
Pierre (soudain agressif) – Pour quoi faire ? Pour applaudir les discours antisémites et homophobes de mon beauf ?
Jeff – C’est de la provoc…
Pierre – Ecoute, entre Jérôme qui défend les idées du FN en prétendant voter blanc et Frédérique qui vote pour le FN en condamnant ses idées… Couplés, ils font quand même les deux moitiés d’un électeur d’extrême-droite.
Jeff (mollement) – Arrête, le parrain de leur fille est juif…
Pierre – Ah, ça, c’est l’alibi suprême ! On n’est pas raciste, puisqu’on a des amis juifs. Très sympas d’ailleurs. Pour des Juifs… Ils roulent comme nous en Mercedes. Ils vont skier en Autriche et ils ont appelé leur fille Ingrid. Il y a des cons chez les Juifs aussi, hein ! Il y en a même au Front National. Je veux dire, des Juifs. Des juifs cons. Ou des cons juifs, si tu préfères.
Jeff (amusé) – Tu es en forme, toi, ce matin.
Pierre esquisse aussi un sourire, visiblement satisfait de sa diatribe, et se ressert un café. Il aime parler et s’écoute un peu.
Pierre – Il y a des limites, tu ne trouves pas ?
Jeff – C’est sûr que parfois, il pourrait s’abstenir…
Pierre – Alors pourquoi tu n’as rien dit, la dernière fois ?
Jeff – Toi non plus, tu n’as rien dit…
Pierre – Mais moi, je suis parti…
Jeff (se levant) – Partir, c’est pas toujours la solution…
Jeff s’éloigne vers le couloir. Pierre le regarde partir, sidéré. Puis il se remet à lire La Vie Financière. Son téléphone portable sonne.
Pierre – Oui ? (Souriant) Oui… Oui, ça va… Non, il n’y avait pas grand monde sur la route… Non, elles arrivent ce matin… (Faussement détaché) Alors, tu as eu les résultats du labo…? (Déçu) Ce soir…? Non, non, je préfère te rappeler… Je ne suis pas inquiet, mais quand on n’a jamais fait le test…
La porte d’entrée s’ouvre. Le visage de Pierre se fige. Josiane arrive tirant une valise à roulettes, un sourire figé sur les lèvres. Elle porte une tenue extravagante, genre poncho mexicain. Cette folie vestimentaire, cependant, n’est pas due à un anticonformisme assumé, mais plutôt à un souci d’élégance hélas non guidé par un bon goût naturel.
Pierre (embarrassé) – Excuse-moi, il faut que je te laisse. Josiane vient d’arriver… Oui, oui, je leur dirai… quand ça sera le moment… Moi aussi… Je t’embrasse…
Pierre raccroche.
Josiane (fort) – Vous êtes arrivés quand ?
Pierre se lève et lui fait la bise, sans chaleur.
Pierre – Hier soir. Tard…
Josiane gare sa valise dans un coin et jette un regard sur la pièce.
Josiane – Ah cette baraque !
Pierre la regarde, attendant un commentaire qui ne vient pas.
Josiane – On se gèle, hein ? Je ne comprends pas pourquoi les parents n’ont jamais fait installer le chauffage…
Pierre – Peut-être parce qu’on ne venait qu’au mois d’août…
Josiane – Ton frère est là ?
Pierre – C’est aussi le tien, non ? Il est dans sa chambre…
Josiane – C’est vrai que ce n’est pas un lève-tôt…
Pierre – Pourquoi voulais-tu qu’il se lève tôt. On ne signe que cet après-midi…
Josiane – Alors ? Qu’est-ce que tu vas faire de tout cet argent ?
Pierre – Je ne sais pas…
Josiane avise la Vie Financière sur la table.
Josiane – Tu lis la Vie Financière, maintenant?
Pierre – Je fais des opérations de bourse… par internet.
Josiane (impressionnée) – La bourse… C’est pas trop risqué…?
Pierre – C’est comme l’amour… Si tu veux pas qu’on te fasse un enfant dans le dos, faut savoir te retirer à temps.
Josiane – Et ça rapporte ?
Pierre – Pas mal.
Josiane – Il faudra que tu me donnes des conseils, alors. Pour placer mon héritage…
Pierre (ironique) – Oh, ce n’est pas très compliqué, tu sais. Avec un peu de bon sens… Un hiver rigoureux comme celui-là, tu achètes des actions Damart. Juste avant la fête des mères tu les revends et tu achètes des actions Moulinex.
Josiane – Moulinex ? Ce n’est pas en faillite ?
Pierre – Ça c’est à cause des féministes. Maintenant, les enfants n’osent même plus offrir un moulin à légumes ou un fer à repasser pour la fête des mères…
Josiane (sur le ton de la confidence) – À propos, tu es au courant ?
Pierre – Au courant de quoi ?
Josiane – Pour Jésus ! Il va déposer le bilan…
Pierre (exaspéré) – Tu ne peux pas l’appeler Jeff, comme tout le monde ? C’est lui qui te l’a dit ?
Josiane – C’est sa femme. Le pauvre garçon… Je ne sais pas ce qu’il va faire maintenant.
Pierre – Tu n’as qu’à lui demander.
Josiane – À Catherine ?
Pierre – Non à lui ! À ton frère Jeff !
Josiane – Il n’était pas fait pour être patron, ça se voyait !
Pierre – Ah bon ? À quoi ?
Josiane – Tu as vu à quelle heure il se lève ! Moi, en tout cas, je n’ai pas fermé l’œil de la nuit. Il y avait un monde dans ce train ! Evidemment, il a fallu que je tombe sur une tribu de portos avec une ribambelle de gosses. Y’en a un qui avait les oreillons, il a braillé toute la nuit. Le reste de la famille a bouffé de la pastèque et du chorizo jusqu’au lendemain matin pour passer le temps…
Pierre, qui n’arrive pas à s’habituer aux délires xénophobes de sa sœur, contient sa colère et opte pour l’ironie.
Pierre – Ils ne t’en ont pas proposé ?
Josiane – Si ! Mais je n’en ai pas voulu ! Ça empestait dans le compartiment. J’en avais des haut-le-cœur…
Pierre – Je te rappelle que nous on est d’origine espagnole. Ton nom de jeune fille, c’est Fernandez…
Josiane – Oh, mon nom de jeune fille, tu sais ! Ça fait longtemps que je ne suis plus une vraie jeune fille ! Bon, je vais aller me rafraîchir un peu. J’ai l’impression de sentir encore le chorizo.
Elle sort. Pierre referme sa revue et sort à son tour avec la casserole en direction de la cuisine. Jeff arrive, habillé. Il porte un costume assez strict mais sans élégance, genre directeur de PME qui a fait un effort vestimentaire pour un rendez-vous important. Au bout d’un instant, Josiane revient, emmitouflée dans un gros pull, Le Chasseur Français sous le bras. Jeff et Josiane s’embrassent sans chaleur.
Jeff (apercevant la revue de Josiane, étonné) – Tu te mets à la chasse ?
Josiane répond sans aucune gêne, avec un air entendu.
Josiane – Je dirai plutôt en chasse. C’est pour les petites annonces…
Jeff – Les petites annonces…?
Josiane – Les annonces matrimoniales !
Jeff est à la fois surpris et un peu gêné.
Jeff – Et alors ?
Josiane – Oh tu sais, c’est comme pour les voitures.
Jeff – Ah ?
Josiane – Il faut faire des essais comparatifs…
Jeff – Et tu as trouvé le modèle que tu voulais ?
Josiane – Pas encore. Malheureusement, à mon âge, je dois me limiter au marché de l’occasion. Et toi?
Jeff – Quoi, moi ?
Josiane – Comment ça va ta femme ?
Jeff – Ça va.
Josiane – Et les enfants ?
Jeff (froidement) – Tu peux dire mes enfants. Ils portent mon nom maintenant…
Josiane – Oh, ce n’est quand même pas pareil. Tes enfants aussi, c’est un peu de l’occasion…
Silence de Jeff, qui visiblement se retient pour ne pas exploser.
Josiane – Et les affaires ?
Jeff – Ça va…
Josiane (riant) – Avec toi, ça va toujours, hein ?
Jeff (un peu énervé malgré tout) – Je n’ai pas dit que c’était merveilleux. J’ai dit que ça allait…
Josiane – Et Pierre ?
Jeff – Quoi, Pierre ?
Josiane – Son boulot ! J’ai vu un de ses feuilletons à la télé l’autre jour. C’est mon fils qui m’avait dit de regarder. Quelle connerie !
Jeff – C’est pour les jeunes… En tout cas ça paye bien.
Josiane – C’est le principal. J’aurais dû faire ça, moi, au lieu de passer mon CAPES à cinquante ans pour essayer d’alphabétiser tous ces gogols…
Elle se replonge dans la lecture de ses petites annonces. Un temps. Pierre revient avec de l’eau chaude. Pierre, Jeff et Josiane reprennent du café.
Josiane (sourire aux lèvres) – Ah ce Nescafé, c’est vraiment infâme !
Les deux autres, qui n’avaient pas besoin de ce genre d’encouragements pour ingurgiter le breuvage, la regardent avec un air réprobateur. Mais Josiane continue sur sa lancée.
Josiane – Heureusement, le pot est presque vide. Ça doit faire des années qu’il est là. Un grand pot familial comme ça. (Comme si elle faisait un calcul mental) À raison d’une cuillerée par tasse un mois par an en été…
Pierre repousse définitivement sa tasse. La porte s’ouvre. Entre Frédérique, foulard Hermès, bijoux en or et sac Vuitton, look très bcbg.
Frédérique – Bonjour.
Pierre (sans se lever) – Salut.
Josiane et Jeff se lèvent pour embrasser leur sœur.
Jeff – Tu as fait bon voyage?
Pierre – Il y a à peine une heure de vol. C’est pas très éprouvant comme voyage…
Frédérique – Toujours aussi aimable…
Josiane (le pot de Nescafé à la main) – Tu veux un café ?
Frédérique – Merci, j’ai déjeuné dans l’avion.
Josiane – Tu as bien fait.
Jeff – Il reste une chambre pour toi. Mais il faudra peut-être changer les draps.
Frédérique – Ce n’est pas la peine, je repars ce soir…
Josiane – Ah bon ? C’est dommage. Faire autant de kilomètres pour si peu…
Pierre – Oh, ça fera dans les deux cent mille chacun…
Les autres le regardent d’un air interloqué.
Pierre – Frédérique est venue comme nous pour la vente, non ? Elle ne fait pas deux mille bornes dans la journée pour passer quelques heures en famille, au bord de la mer, au mois de décembre…
Frédérique – Parce que tu ne viens pas pour ça, toi ?
Pierre – Si… C’est ce que je viens de dire. On vient tous pour ça.
Josiane – 200.000 francs chacun… (Prise d’un doute, à Jeff) Tu es sûr qu’on la vend assez cher, cette baraque ?
Jeff – Ça faisait déjà un an qu’elle était en vente. Même à ce prix-là, les acheteurs ne se sont pas bousculés. Si ce kiné ne m’avait pas appelé il y a un mois…
Josiane (sur un ton de reproche) – Il aurait peut-être fallu faire un peu de publicité. Je ne sais pas, moi. Passer quelques annonces…
Jeff – Personne ne t’empêchait de le faire. Tiens, dans le Chasseur Français, par exemple…
Josiane – Oui, mais comme c’est toi qui t’en occupais !
Jeff – Qui est-ce qui a décidé que c’était à moi de m’en occuper ? Je n’ai pas que ça à faire, moi non plus. Et je n’étais pas sur place.
Josiane (ne l’écoutant déjà plus) – Ah cette baraque ! Enfin, ce soir on en sera débarrassés.
Josiane reprend une gorgée de son café.
Josiane – Froid, c’est encore plus infâme ! (Regardant les autres avec un air avenant) Vous en revoulez ?
Pierre et Jeff échangent un regard navré.
Jeff – Je vais voir si je trouve des journaux.
Pierre – Je t’accompagne. On en profitera pour prendre un vrai café.
Josiane – Tu me ramènes le Nouvel Obs ? Il sort aujourd’hui.
Regard étonné de Pierre vers sa sœur.
Pierre – Tu lis le Nouvel Observateur, maintenant ?
Josiane (sur un ton entendu) – C’est pour les annonces…
Pierre la regarde sans comprendre, mais n’insiste pas.
Jeff (à Frédérique) – Tu veux qu’on te ramène quelque chose ?
Frédérique – J’ai pris Madame Figaro dans l’avion.
Pierre – Si on trouve L’Humanité Madame, on te le prendra.
Pierre et Jeff sortent.
Frédérique – Il ne s’arrange pas.
Josiane – Jeff ?
Frédérique – Non, Pierre !
Josiane – Oh, il faut le prendre comme il est. Il n’a jamais rien fait comme tout le monde. Tu ne te souviens pas ? Petit déjà, il avait appris à tricoter. Il m’avait même fait une écharpe…
Frédérique ne s’en souvient visiblement pas.
Josiane – Tu ne trouves pas ça bizarre ? On ne l’a jamais vu avec une fille…
Frédérique – Il n’avait peut-être pas envie de nous les présenter…
Frédérique semblant s’en foutre un peu, Josiane change de sujet.
Josiane – Et toi, comment ça va tes enfants ?
Frédérique – Ça va… Charlotte a l’air de se plaire dans son école. J’espère que ça va marcher cette fois, parce que ce n’est pas donné…
Josiane – Ah bon ?
Frédérique – Maintenant, tu sais, si tu n’es pas prête à payer…
Josiane – Combien ?
Frédérique – 5000.
Josiane – Par an ?
Frédérique – Par mois…
Josiane – 5.000 balles par mois ! Ben dis donc ! C’est quasiment ce que je gagne en étant prof au lycée !
Frédérique – Je sais, c’est cher, mais qu’est-ce que tu veux ? Pour avoir quelque chose de bien, il faut y mettre le prix.
Josiane – La fac, c’est gratuit.
Frédérique – Pour aller à la fac, il faut le bac. Mais le bac, ce n’était pas son truc, à Charlotte. Au bout de trois ans, on a compris. Avec elle, il faut que ce soit concret. Et puis franchement, pour se retrouver à l’université avec le tout venant. Maintenant tout le monde va à la fac… Il n’y a plus aucune sélection !
Un temps.
Josiane – Et Maximilien ?
Frédérique – Il est en stage pour trois mois. Par son école de commerce.
Josiane – Ah bon ? Où ça ?
Frédérique – Chez Mac Donald… (Un temps) À Miami.
Josiane – À Miami !
Frédérique – Oui, il a choisi la section internationale.
Josiane – Ça doit encore vous coûter une fortune !
Frédérique – Ça tu peux le dire. Surtout que le stage n’est pas rémunéré. Avec le billet et l’hébergement, ça va chercher dans les 60.000. Enfin, l’école s’occupe de tout. Ils ont un réseau de placement très efficace. Maintenant, pour obtenir un stage… Sans relations…
Josiane – Mais qu’est-ce qu’il fait là-bas ? Il s’occupe du marketing ?
Frédérique – Non, il est à la vente.
Josiane – À la vente…?
Frédérique – Oui, enfin, il sert les clients. La philosophie américaine, dans les affaires, c’est qu’il faut commencer à la base. Pour bien comprendre comment ça se passe.
Josiane (interloquée) – Tu veux dire que tu paies 60.000 francs pour que ton fils serve des hamburgers dans un Mac Do pendant trois mois ?
Frédérique – En Floride ! Tu sais, là-bas, les places sont chères. Ils ne prennent pas n’importe qui. Et puis comme ça, il perfectionnera son anglais. C’est son point faible…
Silence.
Frédérique – Et Bruno, où il en est ?
Josiane – Ben, il est en classe prépa. Ça a l’air de marcher. Il a de très bonnes notes en philo…
Frédérique – La philo, de nos jours… Ça mène nulle part, non ? Qu’est-ce qu’il veut faire après ?
Josiane – Il veut tenter Normale Sup, je crois… Au moins, c’est gratuit ! Il paraît même qu’ils sont payés pour faire leurs études… (Un temps) Cet été, ils vont le reprendre comme magasinier à Auchan. Ce n’est pas très passionnant, mais ça lui fait un peu d’argent de poche. Et puis comme ça, il sait ce qui l’attend s’il rate son agrégation de philo…
Un temps.
Josiane – Il a trouvé une petite copine… Je suis contente qu’il s’en sorte. Ça n’a pas toujours été facile pour lui. Avec mon divorce…
Frédérique – Parfois, il vaut mieux un bon divorce qu’un mauvais mariage…
Josiane – Quand même. Quand ils sont petits, comme ça, ça les marque. On a beau dire, un enfant, ça a besoin de sa mère et de son père.
Frédérique – Mais vous n’arrêtiez pas de vous engueuler avec Gérard ! Je suis venue chez vous trois fois en dix ans. Les trois fois j’ai eu droit à une scène de ménage. Je suppose que c’était pas en mon honneur. Ça ne m’a pas tellement incitée à revenir…
Un temps.
Frédérique – Ce que je n’arrive pas à comprendre, c’est comment un type qui était psychanalyste pouvait s’y prendre aussi mal pour élever son gosse. Vous n’étiez jamais d’accord sur rien, surtout pour l’éducation de Bruno, et vous en discutiez devant lui…
Josiane (plaisantant pour dédramatiser) – Tu connais le proverbe. C’est toujours les cordonniers les plus mal chaussés. D’ailleurs, en ce qui concerne l’éducation des enfants, Freud a dit : « Faites ce que vous voulez, de toute façon ce sera mal ».
Frédérique – Tout de même. On se sent toujours un peu responsable…
Frédérique jette un regard circulaire sur la pièce.
Frédérique – C’est triste de penser que la maison va être vendue. On y a quelques bons souvenirs malgré tout… C’est bizarre. Toute l’année, on s’entassait dans un trois pièces sans salle de bain, avec des parents abrutis de travail qui faisaient la gueule, et un mois par an, on vivait dans une maison confortable, avec des parents presque normaux…
Un temps.
Josiane – Miami Playa… Tu parles d’un nom, pour une baraque qui n’est même pas vraiment au bord de la mer…
Frédérique – Ça devait lui rappeler l’Espagne… Pourquoi il n’y est jamais retourné, au fait ?
Josiane – Ça… Faudra lui demander… Si on le revoit un jour… Au début, je crois que c’était à cause des papiers. Il avait peur qu’on ne le laisse pas revenir en France. Après, il a dû trouver que ça faisait trop loin…
Frédérique – Ouais… C’est sûrement pour ça qu’il a préféré s’installer à Manaus… Je l’aurais bien rachetée cette maison. Mais Jérôme n’était pas d’accord. De toute façon, ce n’était pas le moment…
Josiane – Oh, même à ce prix-là, je ne suis pas sûre que tu aurais fait une bonne affaire…
Silence.
Frédérique – Je ne comprends pas pourquoi Pierre m’en veut comme ça. Je ne lui ai rien fait, pourtant. Ça aussi, ça me fait de la peine. On s’entendait bien avant, non ?
Josiane – Avant quoi ?
Frédérique (désarçonnée) – Je ne sais pas… Avant.
Josiane, qui n’écoute plus, jette à son tour un regard sur la pièce.
Josiane – Il faudra faire un peu de ménage avant de partir. Qu’est-ce qu’il y a comme poussière!
Noir.
Midi
Les quatre rentrent du dehors et enlèvent leurs manteaux.
Josiane (à Jeff) – Eh ben, merci pour ton invitation, Jeff… Alors ? Comment vous avez trouvé le restaurant ?
Frédérique – Le cadre était pas mal…
Josiane – Oui, hein ? C’était vraiment typique. Le patron avait une de ces têtes ! Et puis on a pas mal mangé. Pour le prix…
Jeff – Evidemment, ce n’est pas un restaurant gastronomique. Mais dans le coin, il n’y a pas grand chose.
Josiane – C’est sûr que le poisson ne devait pas être de la dernière marée… C’est incroyable de servir du poisson surgelé, à quelques kilomètres de la mer.
Pierre (agacé) – Ecoute, la prochaine fois, c’est toi qui nous invites, d’accord…? Et tu choisiras le restaurant.
Josiane – J’espère qu’on ne va pas être malades, au moins. Avec les surgelés, on ne sait jamais. Des fois, il y a des ruptures dans la chaîne du froid…
Pierre et Jeff échangent un regard affligé.
Josiane – Je vais voir si j’ai un Alkaseltzer. Je ne me sens pas très bien…
Pierre – C’est ça, vas-y.
Frédérique – Je crois que j’en ai.
Josiane et Frédérique partent en direction des chambres. Un temps.
Pierre – Elle ne s’arrange pas. Il paraît que dans chaque famille, l’aîné est toujours plus fragile, psychologiquement…
Jeff – Elle a toujours été comme ça. Elle ne va plus changer à son âge.
Pierre (pensif) – Elle a quel âge au fait ?
Jeff ne répond pas.
Pierre – Bon, qu’est-ce qu’on fait ce soir ? (Plaisantant) On va en boîte ?
Jeff – Je suis un homme marié. Mais vas-y, toi, si tu veux.
Pierre – En cette saison, tout doit être fermé. Tu te souviens, on passait toutes nos soirées en boîte pendant les vacances. J’étais persuadé que c’était le meilleur endroit pour draguer. Puisque tout le monde venait là pour ça. Ça paraissait logique, statistiquement. Pourtant, je n’ai jamais fait une conquête en boîte. Au lavomatic, dans le métro, chez le dentiste, oui. En boîte jamais…
Un temps.
Pierre – Les filles ne doivent pas trouver ça assez romantique. Pour s’envoyer en l’air un soir avec un inconnu, à la rigueur. Mais pas pour rencontrer l’homme de leur vie. Le genre de mecs qui draguent en boîte comme elles, ça ne doit pas leur inspirer confiance. D’ailleurs, je ne connais aucun couple marié qui se soit rencontré en boîte. Tu en connais, toi ?
Jeff – Oui… J’ai rencontré Catherine en boîte.
Pierre (pris de court) – Bon, je ferais mieux d’aller faire la sieste…
Jeff – Il faut toujours que tu généralises, c’est ça ton problème. Ta vie, ce n’est pas des statistiques. Les statistiques, c’est la vie des autres.
Pierre (étonné) – Tu sais que c’est puissant ce que tu viens de dire ?
Jeff (agacé) – Non, je ne sais pas, évidemment. Quand je sors quelque chose de sensé, c’est par hasard. Je ne le fais pas exprès. Heureusement que tu es là pour me le faire remarquer.
Pierre – Excuse-moi…
Jeff – Ça c’est ton autre problème, Pierre. Tu as un peu trop tendance à prendre les gens pour des cons.
Jeff se lève pour aller prendre une revue et Pierre l’imite. Josiane et Frédérique reviennent elles aussi avec des revues.
Jeff (à Josiane) – Ça va mieux ?
Josiane – J’ai tout vomi.
Pierre (consterné) – Ça va mieux alors…
Josiane – Pas vraiment. J’ai l’impression que cette tranche de thon me pèse encore sur l’estomac…
Frédérique – C’est peut-être une allergie. C’est très courant les allergies au thon frais.
Pierre – Finalement, ça doit être ça. Il était trop frais, ce poisson.
Jeff lit Le Point. Pierre la Vie Financière, Frédérique Madame Figaro. Josiane finit le Chasseur Français avant d’attaquer le Nouvel Obs. Pierre lève la tête de son magazine et regarde, surpris, ceux que lit Josiane.
Pierre – Tu cherches un mari ?
Josiane (riant) – Oh, tu sais, je ne suis pas sûre de trouver. À mon âge…
Pierre (ironique) – En tout cas, entre le Chasseur Français et le Nouvel Obs, tu ratisses large… Tu devrais aussi te faire un site sur internet, comme ça tu couvrirais la planète entière.
Josiane réellement intéressée, lève les yeux de son journal.
Josiane – Tu crois…?
Pierre n’en revient pas que sa sœur le prenne au sérieux.
Pierre – Oui, tu mets ton portrait, avec un message accrocheur. Tu pourrais même retoucher un peu la photo. Maintenant, on fait des trucs extraordinaires avec le numérique…
Josiane – Tu as peut-être raison. Il faudrait que je me mette au multimédia… Mais je ne sais pas si je saurais. Tu t’y connais, toi ?
Avant que Pierre ne puisse répondre, un téléphone portable sonne. Josiane se précipite sur le sien.
Josiane (minaudant) – Ça doit être le mien… Je viens de m’en offrir un pour Noël. (Riant) Il faut bien vivre avec son temps…
Elle prend la communication avec une certaine maladresse. Visiblement, elle n’est pas habituée à ce genre d’appareil.
Josiane (énervée, appuyant violemment sur les touches) – Merde, comment ça marche, déjà…
Pierre la regarde, épaté.
Josiane (avec une amabilité affectée, parlant très fort) – Allô oui… Oui, c’est moi… Oui, bonjour… Oui… Oui, la cinquantaine…
Elle se rend compte que les autres l’entendent malgré eux.
Josiane – Enfin, plus près de cinquante que de soixante… Oui, je suis tombée sur votre annonce par hasard dans le Chasseur Français et… Euh, non, je ne chasse pas. J’ai dû feuilleter ça chez la coiffeuse… Divorcée, c’est ça… Et vous…? (Se figeant) Ah… Et elle est morte de quoi…? (Riant) Si ce n’est pas indiscret, bien sûr… Oh la la… Qu’est-ce qu’elle a dû souffrir… Moi je dis que dans ces cas-là, on devrait les faire piquer…
Les autres la regardent interloqués.
Josiane – Oui, ça a dû vous faire un vide… Non, moi je n’ai pas d’animaux… Seulement un fils… (Riant) Mais ça fait des saletés aussi, vous savez…! Vous aimez les enfants…? Non, je crois que pour ça c’est un peu tard, hein…? À nos âges, il ne serait sûrement pas normal…
Josiane s’éloigne vers les chambres pour être plus tranquille. On n’entend plus la conversation.
Pierre – Pauvre gosse. Vous vous rendez compte ? À dix ans, sa mère en aurait presque soixante-dix !
Frédérique (revendicative) – Ça c’est bien un raisonnement de mec. Les hommes eux, ça ne les dérange pas de quitter leur femme à cinquante ans pour aller repeupler la planète.
Pierre (mi-sérieux, mi-provocateur) – Pour les hommes, ce n’est pas tout à fait pareil…
Frédérique (véhémente) – Ah oui ? Et en quoi ? Je vous rappelle que les femmes vivent plus longtemps. Ça serait logique qu’elles puissent faire des enfants plus tard.
Pierre – La différence c’est qu’en général, les hommes de cinquante ans font des enfants avec des petites jeunes. Ça fait une moyenne. Josiane, elle doit plutôt taper dans les seniors, non ?
Frédérique – Qu’est-ce que vous en savez ?
Jeff, embarrassé, tente en vain de faire comprendre à Pierre qu’il vaudrait mieux changer de sujet.
Pierre – Je ne pense pas qu’il y ait beaucoup de mecs de vingt ans qui passent des annonces dans le Chasseur Français…
Frédérique semble plus affectée que de raison par cette conversation qui, à l’évidence, la touche personnellement.
Frédérique – Vous êtes bien tous les mêmes !
Frédérique s’en va.
Pierre (surpris) – Je ne savais pas qu’elle était aussi féministe ! Qu’est-ce qui lui prend ? Je m’en fous moi, si Josiane veut se taper des petits jeunes.
Jeff – Je crois que le problème, c’est plutôt les hommes de cinquante ans qui trompent leurs femmes avec des filles plus jeunes. Il vaut mieux éviter le sujet…
Pierre, étonné, essaie de comprendre. Josiane et Frédérique reviennent.
Josiane – À quelle heure on a rendez-vous?
Jeff – L’agence a dit 15 heures.
Josiane (pensive) – 800.000 francs… Finalement, ça ne fait vraiment pas très lourd... Surtout divisés par quatre…
Pierre – Oh, ne t’inquiète pas, va. L’un de nous peut encore mourir avant cet après-midi.
Josiane (se tenant la tête) – Ça pourrait bien être moi. Je ne me sens vraiment pas très bien. (Essayant de rire) Vous ne m’auriez pas empoisonnée au moins ?
Josiane tombe en arrêt devant le portrait des quatre enfants posé sur la cheminée.
Josiane – Qu’est-ce qu’on va en faire de cette photo ?
Les autres la regardent sans comprendre.
Josiane – On ne va pas la laisser là quand la maison sera vendue. Qui est-ce qui va la prendre ?
Frédérique – On pourrait la faire retirer…
Josiane – Tu penses que le négatif a disparu depuis longtemps !
Pierre (ironique) – On n’a qu’à la découper en quatre. Chacun repartira avec son portrait. (À Josiane) Tu pourras scanner le tien et le mettre sur ton site internet histoire de racoler quelques pervers…
Josiane (regardant le portrait, sans percevoir l’ironie) – Oh, ce serait dommage de la découper. Une belle photo comme ça.
Pierre – Oui, tu as raison. Sur une cheminée, c’est décoratif…
Josiane – On n’a qu’à la tirer à la courte paille. Tiens, il y a une boîte d’allumettes là.
Les autres paraissent choqués mais pas assez pour s’opposer à cette idée. D’ailleurs, Josiane a déjà saisi la boîte d’allumettes posée sur le rebord de la cheminée à côté de la photo. Elle prend quatre allumettes, en casse trois et se retourne avec les quatre allumettes dépassant de sa main.
Josiane (excitée) – Celui qui a le bout rouge a gagné… Jeff, tu commences.
Jeff obtempère sans enthousiasme. Il tire une allumette sans bout rouge.
Josiane – À toi Frédérique !
Frédérique s’exécute à son tour, partagée entre l’espoir de gagner et le vague sentiment d’une incongruité. Pierre observe la scène consterné. Frédérique tire également une allumette sans bout. Une vague déception s’affiche sur son visage, vite effacée par un sourire forcé.
Josiane (de plus en plus excitée) – Maintenant, Pierre, c’est entre toi et moi.
Pierre se lève avec nonchalance.
Pierre – Il n’y a pas une histoire comme ça dans la Bible. Des malfrats qui jouent le Saint Suaire aux dés ?
Frédérique (ironique) – Je ne savais pas que tu lisais la Bible…
Pierre (sèchement) – C’est de la culture générale.
Pierre tire l’allumette avec le bout rouge. Une déception enfantine s’affiche sur le visage de Josiane, mauvaise joueuse.
Josiane – Zut ! Je n’ai jamais de chance aux jeux, moi !
Pierre sort une cigarette et ostensiblement, l’allume avec son allumette. Il tire une bouffée avec satisfaction. Josiane le regarde.
Josiane – Tu fumes maintenant ?
Pierre – Oui… Oui, ça fait une bonne vingtaine d’années. Tu n’avais pas remarqué ?
Josiane – J’ai lu dans une revue, l’autre jour, que chaque cigarette raccourcissait la vie de dix minutes.
Après un temps, à Pierre.
Josiane – Tu fumes combien de cigarettes par jour, toi ?
Pierre – D’après mes calculs, je devrais déjà être mort depuis six mois. Je ne comprends pas.
Josiane – Et toi, Frédérique ? Tu ne fumes pas ?
Frédérique – De temps en temps. Des light.
Pierre – Frédérique, même si elle fumait des joints, ce serait des light.
Josiane – Oh, tu sais, les light, c’est aussi nocif que les autres, hein ! Peut-être même plus.
Pierre – Je ne sais plus qui comparait la vie à une bouteille de gnaule, ou quelque chose comme ça. Chacun en reçoit une en naissant. Certains en boivent une petite goutte tous les jours pour digérer, d’autres la vident cul sec et se paie une bonne biture.
Frédérique (ironique) – Ce n’est pas La Fontaine, dans La Cigale et La Fourmi…?
Pierre – Les grands thèmes sont universels… Evidemment, on peut aussi être successivement cigale et fourmi. Dans les années 70, toi aussi tu t’habillais en babe, tu ne te rappelles pas ? Tu avais un petit copain aux cheveux longs qui jouait de la guitare. Comment il s’appelait déjà ? Ah oui, Paul ! Il était instit. Tu te souviens ? Tu étais peut-être même un peu de gauche à cette époque-là. Si ça se trouve, tu fumais des joints sans filtres…
Frédérique – Tous les joints ont des filtres.
Pierre – C’était pour voir si tu t’en souvenais… Eh oui, Paul a chanté quelques étés et puis l’hiver d’après tu as épousé l’anesthésiste.
Frédérique – Il s’appelle Jérôme.
Pierre – Carpentier, oui. Frédérique Carpentier, ça sonne quand même mieux que Frédérique Fernandez…
Frédérique – Tu voulais que je garde mon nom de jeune fille ? Je ne revendique pas mes origines espagnoles, si c’est ça que tu veux dire.
Pierre – N’empêche. Tu aurais pu apprendre à tes enfants qu’ils étaient vaguement cousins avec leur femme de ménage portugaise. Ils ont l’air de croire que c’est une race à part, les femmes de ménage.
Frédérique – Tu délires !
Pierre (riant) – Tu te rends compte à quoi tu as échappé ? Papa a bien appelé Jeff Jésus. Il aurait pu t’appeler Mercedes. Je veux dire, ça aurait été con de porter le même nom que la voiture de ton mari.
Josiane a l’air de moins en moins bien, mais dans le feu de la dispute, personne ne fait vraiment attention à elle.
Josiane – Oh la la, ça tourne… J’ai la tête comme une pastèque…
Pierre – Eh oui ! Tu as bien changé depuis les années 70. Je me souviens que l’année du référendum de De Gaulle en 69, tu t’étais engueulée avec papa parce qu’il votait oui. Tu disais que c’était un plébiscite. Tu avais dû apprendre ce mot-là au lycée la veille. Mais ça m’avait épaté. Que tu oses traiter De Gaulle de dictateur devant papa. Je t’avais admirée pour ça…
Frédérique – On ne peut pas rester toute sa vie adolescent. D’ailleurs, on ne peut pas dire que tu sois devenu un marginal, toi non plus. À l’époque tu lisais Rock&Folk. Maintenant tu lis la Vie Financière…
Pierre – Mais je ne vote pas pour le Front National…
Frédérique – Oh, ça va ! Une fois ! C’était un vote de protestation…
Pierre – Tu n’avais qu’à protester en votant pour la Ligue Communiste Révolutionnaire ou pour le Vol Yogique. C’est vrai, pourquoi justement le Front National ? Puisque tu ne partages pas du tout ses idées.
Frédérique – Je n’ai pas à me justifier.
Jeff (pour calmer le jeu) – Bon ben, on va pouvoir y aller…
Pierre (regardant sa montre) – C’est dans une heure !
Jeff – Si c’est pour la passer à s’engueuler…
Josiane (d’une voix faible) – Il a raison. Pour une fois qu’on est tous réunis, tu pourrais faire un effort, Pierre !
Pierre – Eh ben non ! J’en ai marre de faire des efforts, justement. Et puis arrête, hein ! Réunis ! Qu’est-ce qui nous réunit ? On est venus chercher notre chèque. Dans une heure on l’aura. Chacun repartira de son côté et on ne se reverra sûrement plus jamais. Il faut arrêter avec cette hypocrisie !
Jeff – Ça ne sert à rien de s’engueuler.
Pierre – Ecoute, Jeff. Tu es gentil. Mais redescend un peu sur terre! Tu sais ce qu’elles disent de toi, dans ton dos, tes chères sœurs ? Ben que tu es un gentil, justement, mais que tu as coulé la boîte de papa parce que tu n’arrives pas à te lever le matin.
Jeff se fige.
Frédérique (se levant) – Je n’ai jamais dit ça !
Pierre – C’est vrai. C’est comme en politique, tu n’as même pas le courage de tes opinions. Josiane, au moins, elle a le mérite de dire ce qu’elle pense.
Josiane (s’éventant avec le Chasseur Français) – Je ferais peut-être mieux d’aller prendre l’air…
Frédérique – Attends, qui tu es, toi, pour donner des leçons à tout le monde…?
Pierre – Je ne suis peut-être pas grand chose, mais ce que j’ai, je ne me suis pas contenté de dire oui devant monsieur le maire pour l’obtenir.
Frédérique (ébranlée) – Qu’est-ce que tu veux dire exactement ?
Pierre – Tu te crois supérieure à nous parce que tu as du gazon anglais, une cheminée rustique et des poutres apparentes. Mais hormis le fait que je trouve ta vie de nouveau riche complètement affligeante, qu’est-ce que tu as fait pour avoir tout ça ? Epouser un anesthésiste et lui faire deux enfants mal élevés ! La vie, ce n’est pas une anesthésie générale…
Frédérique (se levant pour lui faire face) – Et toi, qu’est-ce que tu as fait de tellement extraordinaire dans ta vie ? Tu te prends pour un écrivain parce que tu as traduit trois romans à l’eau de rose. Pour un scénariste parce que tu as pondu quelques sitcoms débiles.
Pierre – Ce sont tes enfants qui les regardent, ces sitcoms débiles. Et ces romans à l’eau de rose, si tu n’avais pas honte de les acheter, tu les lirais aussi. D’ailleurs, tu n’as pas besoin. Ta vie entière est un Harlequin. Mais tu as remarqué, dans la Série Blanche, l’histoire s’arrête quand la jeune infirmière épouse le riche médecin. Rien sur la vie exaltante des femmes de notable au foyer. Ou alors c’est Madame Bovary…
Frédérique – C’est sûr que toi, tu n’es pas près de te marier… Tu as toujours vécu comme un égoïste. Je me demande quel genre de femme voudrait bien de toi. Tu finiras vieux garçon…
Pierre – Je préfère finir vieux garçon que vieux con.
Frédérique – Ce n’est pas exclusif…
Josiane semble prête à tourner de l’œil, mais personne ne le remarque.
Josiane – J’espère que je ne vais pas me trouver mal… J’ai les oreilles qui bourdonnent…
Pierre – Tu vois, ce que je ne supporte pas, chez toi, ce n’est pas que ton niveau de vie soit surdimensionné par rapport à ton quotient intellectuel, c’est que tu trouves encore le moyen de penser que le SMIC des arabes qui ramassent tes poubelles grève ton budget vacances. Tes vacances au Club Med, avec quelques sorties organisées en dehors du camp pour aller observer les mœurs des autochtones. Sans descendre du quatre-quatre, façon Touari.
Frédérique et Pierre se toisent du regard. Soudain Josiane s’effondre. Les trois autres, interloqués, se tournent enfin vers elle et se précipitent à son chevet.
Frédérique – Josiane ? Ça va ?
Frédérique flanque des gifles de plus en plus fortes sur les joues de sa sœur pour la ranimer. Josiane réagit mais reste plus ou moins inconsciente.
Pierre – Il vaudrait peut-être mieux l’emmener à l’hôpital.
Noir.
Après-midi
Les quatre rentrent. Frédérique donne le bras à Josiane.
Josiane – Oh, ça va maintenant, tu sais.
Jeff – Tu devrais aller t’étendre un peu, non…?
Josiane – Il faut qu’on reparte chez le notaire, là. On doit déjà être en retard. Et vous avez besoin de ma signature.
Jeff – J’ai passé un coup de fil à l’agence pour repousser le rendez-vous. Tu peux aller te reposer.
Josiane – Bon…
Josiane se dirige vers la chambre, accompagnée de Frédérique.
Pierre – Tu crois que c’est notre engueulade de tout à l’heure qui l’a mise dans cet état ? Je savais pas qu’elle était aussi sensible…
Jeff – Je ne comprends pas. Moi aussi j’en ai mangé, du thon, et c’est très bien passé… Frédérique a raison, c’est peut-être une allergie.
Pierre – Je pense que si elle était allergique au thon, à son âge, elle s’en serait déjà rendu compte. Ce n’est pas la première fois de sa vie qu’elle bouffe du thon. Si c’était, je ne sais pas, moi, un steak de panda à l’huile d’eucalyptus, je veux bien. Mais une tranche de thon à la sauce provençale…
Jeff – Qu’est-ce qu’il a dit le médecin ?
Pierre – Je ne sais pas. C’est Frédérique qui était avec elle.
Frédérique revient.
Jeff – Alors ? C’est une allergie ?
Frédérique – Non…
Pierre – Une intoxication alimentaire ?
Frédérique – Ça n’a rien à voir avec ce qu’elle a mangé…
Les deux autres commencent à être un peu intrigués.
Jeff – Je m’en doutais un peu…
Pierre (ironique) – Alors qu’est-ce que c’est ? Les premiers symptômes de la ménopause…?
Frédérique – Josiane a les oreillons… Le médecin lui a donné des antibiotiques…
Jeff (étonné) – Les oreillons ? Ce n’est pas une maladie infantile ?
Pierre (plaisantant) – Et alors ? Vu son âge mental…
Devant le regard réprobateur des deux autres, Pierre essaie de dédramatiser.
Pierre – Bon, ça va… Ce n’est pas la mort.
Frédérique – Non, mais Jérôme dit que quand on attrape des maladies infantiles à l’âge adulte, il peut y avoir des complications.
Jeff – Quel genre de complications ?
Frédérique – Des malformations du fœtus pour les femmes enceintes dans le cas de la rubéole…
Pierre (hilare) – S’il n’y a que ça… Dans le cas de Josiane…
Frédérique (perfide) – Pour les oreillons, une infection des testicules entraînant parfois une stérilité définitive.
Pierre se fige et digère cette information. Silence.
Pierre (à Jeff, faussement détaché) – Tu as eu les oreillons, quand tu étais petit, toi ?
Jeff – Oui… Pas toi ?
Pierre – Je ne sais pas…
Josiane revient. Pierre a un mouvement de recul.
Josiane – Je n’arrive pas à dormir, alors…
Jeff – On est en avance. J’ai dit qu’on serait là-bas vers dix-sept heures.
Le portable de Josiane sonne. Elle répond, parlant toujours très fort, avec la même amabilité affectée que lors du premier coup de fil.
Josiane – Allô oui… Oui, c’est moi… Oui, bonjour… (Changeant de ton, plus naturelle) Ah, excuse-moi, Pascal, je n’avais pas reconnu ta voix. Comment ça va…? (Catastrophée) Ta femme…? Un accident de voiture… Ah, mince… Je suis vraiment désolée… Ah, oui, d’accord… Et elle avait quel âge…? Ah, oui, ça ne fait pas beaucoup… Et elle est vraiment morte…? Ben, oui, s’ils te l’ont dit… Ecoute, l’assurance va te rembourser… À l’Argus… Elle avait combien de kilomètres au compteur ? Ah, quand même… Et ta femme, elle n’a rien ? Bon, ben c’est le principal, hein ? Elle n’était pas en tort, au moins…? Oh, si on ne peut même plus s’arrêter sur la bande d’arrêt d’urgence pour répondre au téléphone…! Il faudrait savoir ce qu’ils veulent… Vendredi ? Oui… Oui, d’accord, Pascal… Au revoir.
Elle raccroche.
Josiane – C’était mon dentiste.
Les autres la regardent, sidérés. Josiane s’en rend compte.
Josiane – Enfin, je dis mon dentiste parce qu’il est dentiste. On fait du théâtre ensemble…
Un moment de stupeur.
Jeff – Tu fais du théâtre avec ton dentiste ?
Josiane – Oui. En amateur, hein… Il monte «Les Femmes Savantes».
Frédérique – Ton dentiste monte les femmes savantes…?
Josiane – Ben oui.
Pierre – Un dentiste qui fait du théâtre… Je pensais que c’était génétiquement impossible. Ça doit être un mutant.
Frédérique – Tu es sûre qu’il est dentiste ?
Pierre – Il ne dirait pas ça pour se vanter, quand même… Enfin, si il ne monte que les femmes savantes, t’as pas de soucis à te faire…
Josiane – C’est pour mes dents de devant que je me fais du souci… Il m’a cimenté tout ça, mais je ne sais pas combien de temps ça va tenir… Qu’est-ce que tu veux… On a tous des dents pourries, dans la famille.
Pierre – Une tare de plus qu’on a héritée de nos parents.
Frédérique – Avec ton héritage, tu pourras te payer des implants. Comme moi…
Josiane – Mammaires ?
Frédérique – Dentaires !
Josiane – Ah… En même temps, je ne sais pas si ça vaut encore le coup… À partir de la soixantaine, tu sais, on s’installe dans le provisoire. Quand on se fait refaire quelque chose, c’est comme pour les voitures. On se dit, bon. Si ça tient encore quelques années, il y aura peut-être une autre pièce qui lâchera avant…
Pierre – C’est marrant, je ne te connaissais pas cette passion pour l’automobile…
Jeff (regardant sa montre) – Bon ben, cette fois, il va vraiment falloir y aller. Josiane, tu es sûre que ça va aller ?
Josiane (se levant, pleine d’énergie) – Mais oui ! Je ne suis pas encore morte, hein ! Pas avant d’avoir touché mon héritage…
Jeff – Tu as le livret de famille des parents ? Le notaire en voulait une photocopie…
Josiane fouille dans son sac, en sort le document et l’exhibe.
Josiane – Il est là !
Pierre (intrigué) – Je peux le voir ?
Josiane semble avoir une hésitation.
Josiane – Pourquoi…?
Les autres la regardent, intrigués aussi par sa réticence.
Pierre – Je ne sais pas, je ne l’ai jamais vu… Je ne suis même pas sûr de connaître le troisième prénom de ma grand-mère paternelle…
Josiane lui tend le livret de famille, et Pierre le feuillette, pendant que les autres se préparent à partir.
Pierre (amusé) – Tiens, je parie que vous savez pas à quelle heure je suis né…? Vous ne vous souvenez déjà pas de la date de mon anniversaire…
Les autres ignorent l’ironie de Pierre. Il continue à feuilleter le livret de famille et son sourire se fige.
Pierre (lisant) – Cinquième enfant…
Pierre, qui ne plaisante plus, se tourne vers les autres, figés eux aussi.
Pierre – Vous saviez qu’on avait été cinq ?
Josiane (après un temps) – Oui…
Frédérique (émue) – Je crois que oui… Je n’étais pas sûre…
Jeff, pas vraiment bouleversé, fouille dans ses poches.
Jeff – Qu’est-ce que j’ai fait de mes clefs, encore…
Pierre – C’est tout l’effet que ça te fait, d’apprendre en même temps que tu as eu une petite sœur et qu’elle est morte…
Jeff cesse de chercher ses clefs de voiture, se rendant compte de la gravité de cette information. Frédérique se penche sur le livret de famille par-dessus l’épaule de Pierre.
Frédérique (lisant) – Emilie. Décédée le… (Elle compte de tête) Elle avait quinze jours…
Pierre (les larmes aux yeux) – C’est long, quinze jours… On a le temps de s’attacher… (À Josiane) Alors toi, tu savais ? Pourquoi tu ne nous as jamais rien dit ?
Josiane (émue aussi) – Maman n’en parlait jamais… Qu’est-ce que ça aurait changé ?
Silence pesant.
Noir.
Soir
Les quatre frères et sœurs entrent dans la pièce, venant du dehors. Ils enlèvent leurs manteaux en silence. Pierre et Frédérique s’asseyent.
Josiane (avec une gaieté affectée) – Bon, ben, ça s’arrose, non ?
Les autres la regardent. On sent une atmosphère lourde. Ils sont partagés entre la satisfaction d’avoir réglé une affaire importante et le sentiment qu’une page de leur vie vient de se tourner. Josiane, qui ne semble pas percevoir ces subtilités, cherche dans un placard.
Josiane – Je crois que j’ai vu une bouteille de mousseux, par là. On ne va pas leur laisser. Il doit être un peu tiède, mais enfin…
Elle sort la bouteille du placard, puis quatre verres.
Frédérique (réticente) – Je crois que je vais m’abstenir. Le mousseux, ça ne me réussit pas trop…
Josiane (ouvrant la bouteille) – Allez, tu vas trinquer avec nous !
Josiane lui sert un verre d’office. Frédérique laisse faire. Josiane distribue les verres.
Pierre (ironique) – À quoi on trinque ?
Jeff (sans gaieté) – À la vente.
Josiane – À nos chèques !
Ils trinquent.
Josiane – Il était mignon, ce kiné… (À Jeff) Il est marié ?
Jeff – Je ne crois pas…
Frédérique – Il avait l’air un peu efféminé, non ?
Josiane – En tout cas, je lui aurais bien demandé de me faire quelques massages… Mais ça aurait été dommage de lui refiler les oreillons. Il paraît que parfois, chez les hommes… Hein Frédérique ?
Pierre (agacé) – Oui, bon, ça va…
Frédérique – En tout cas, il n’était pas très vieux. C’est curieux d’acheter une maison de campagne à cet âge là… (Émue) Ça fait drôle de penser que cette maison est vendue. Qu’on n’y reviendra plus…
Jeff – Oui. C’était sympa, l’été…
Pierre – Ça faisait déjà longtemps qu’on n’y venait plus trop…
Frédérique – En tout cas, ça fait longtemps qu’on n’y était pas venus ensemble…
Josiane – Quatorze ans.
Les autres la regardent, surpris.
Josiane (avec un sourire figé) – La dernière fois qu’on s’est trouvés ici tous les quatre. Ça fait quatorze ans.
Les trois autres restent interloqués de cette précision, témoignant de la part de Josiane d’une sensibilité généralement bien cachée.
Josiane – On avait fêté l’anniversaire de Bruno. Il m’en reparle encore, quand on regarde les photos. On lui avait fait une belle fête… C’était un an avant mon divorce… Moi aussi, à cette époque-là, j’aurais bien aimé vous voir plus souvent.
Les autres se taisent, gênés. Même si Josiane conserve son sourire.
Josiane – Tu repars ce soir, Frédérique ?
Frédérique – Oui, normalement… Enfin, je ne suis pas obligée. J’ai un retour open…
Jeff – Tu peux rester avec nous jusqu’à demain. On te déposera à l’aéroport au passage.
Pierre (ironique) – Enfin, si tu es vraiment pressée, vas-y… Tout le monde sait que tu es très occupée…
Jeff (avec autorité) – Pierre…
Pierre fait un signe pour dire qu’il s’incline.
Frédérique – Bon, d’accord.
Josiane – Voilà, comme ça on passe la soirée ensemble ! En famille…
Silence.
Pierre – Vous voulez aller au resto ? C’est mon jour de bonté, je vous invite. Sur mon chèque…
Frédérique – Quelle générosité…
Pierre fait un effort pour ne pas répondre à la provocation.
Pierre – Bon, pas au restau d’à midi, en tout cas… C’est vrai que c’était assez dégueulasse… Quelle idée d’ouvrir un restaurant dans un endroit pareil…
Josiane – C’est plus sympa de manger ici, non ? Ce sera la dernière fois.
Jeff – Manger quoi ?
Josiane – On va bien trouver. On va vider les placards.
Jeff fouille dans le placard et en sort ce qu’il trouve.
Jeff (façon serveur d’un grand restaurant) – Spaghettis de dix ans d’âge accompagnés d’une petite sauce en boîte limite périmée.
Josiane – Oh, nous aussi on commence à dépasser la date limite de fraîcheur.
Frédérique disparaît dans la cuisine avec les provisions. Josiane lui emboîte le pas. Pierre et Jeff restent seuls. Un temps.
Pierre – Je suis au courant pour l’entreprise… Qu’est-ce que tu vas faire ?
Jeff – Je ne sais pas. Il y a encore beaucoup de choses à régler.
Silence.
Jeff – Alors c’est ce que tu penses, toi aussi. Que j’ai coulé la boîte parce que je n’avais pas la carrure ?
Pierre – Je pense que cette boîte ne pouvait tourner qu’avec quelqu’un qui accepte de s’y consacrer quinze heures par jour. Comme papa. Mais papa, c’était une autre époque. Tu n’avais pas envie de ça, je trouve ça normal. Aucun de nous ne l’aurait fait.
Jeff – Je n’aurais pas dû accepter de prendre la relève.
Pierre – Il fallait bien un bouc émissaire…
Un temps.
Jeff – Je vais peut-être ouvrir un restaurant…
Pierre (interloqué) – Un restaurant ? Mais tu ne sais même pas faire cuire des spaghettis…
Jeff – Pas un restaurant gastronomique. Je pensais plutôt à une pizzeria. Pour faire des pizzas, il n’y a pas besoin de savoir faire la cuisine. Et puis je prendrai du personnel, évidemment.
Pierre (inquiet) – Tu as déjà une idée en tête ?
Jeff (hésitant) – Oui… Le resto où on a mangé à midi. Le propriétaire veut le vendre… C’est pour ça que je vous ai emmenés là-bas. Pour avoir votre avis.
Pierre, embarrassé, ne répond pas.
Jeff – Alors ?
Pierre – Pourquoi ici ?
Jeff – Pourquoi pas ? Catherine et moi, on en avait marre de la région parisienne. Et puis pour les enfants ce sera très bien. Il y a un logement au-dessus. On respirera l’air de la campagne. Maintenant que l’entreprise va fermer… Il faut bien que je me recycle. Qu’est-ce que tu en penses ?
Pierre (gêné) – Ben… Ce n’est pas super bien placé, non ?
Jeff – C’est à côté de la gare.
Pierre – Il n’y a que deux trains par jour.
Jeff – Il y a une terrasse.
Pierre – Oui. Coincée entre la voie ferrée et la route nationale. C’est un peu dommage, à la campagne. Et puis la terrasse, c’est seulement quand il fait beau. Ici, en été, ça va. Mais le reste de l’année, il n’y a pas grand monde, non ? On n’était pas les uns sur les autres, à midi… Pourquoi tu crois qu’il revend, le propriétaire ?
Jeff (déçu par le manque d’enthousiasme de son frère) – Avec des raisonnements comme ça, on ne ferait jamais rien… Il faut faire venir les gens et les fidéliser, c’est sûr. Mais il n’y a aucune pizzeria dans la région. Je suis sûr que ça peut marcher. Ce n’est pas parce qu’on est au bord de la mer qu’on a envie de manger du poisson tous les jours.
Pierre – Des pizzas non plus…
Un temps.
Pierre (de plus en plus inquiet) – Tu t’es déjà engagé sur cette affaire de restaurant ?
Jeff – J’ai signé la promesse… J’ai appris que le resto était à vendre quand je suis venu m’occuper de la maison. Il fallait faire vite. On s’est décidés…
Pierre – Alors maintenant qu’est-ce que tu veux que je te dise. Si tu voulais me demander mon avis, pourquoi tu ne l’as pas fait avant ?
Jeff (s’emportant) – Parce que j’étais sûr que tu critiquerais. Evidemment, toi, tu sais toujours tout. Tout te réussit.
Pierre (soupirant) – Arrête. Il y a plus d’un an que je n’ai rien écrit ou en tout cas rien vendu… Ce n’est pas mon genre de me plaindre, c’est tout. Mais des échecs, j’en ai connus pas mal, crois-moi. Et pas seulement dans le domaine professionnel…
Pierre voit bien que son frère est vexé.
Pierre – Excuse-moi, Jeff. Tu me demandes mon avis, je te le donne. Mais je ne suis pas un spécialiste de la restauration non plus. Je peux me tromper. Je ne demande qu’à me tromper…
La tension retombe.
Pierre – Alors toi aussi tu penses comme Frédérique, que je suis un égoïste et un prétentieux ?
Jeff – Je pense que tu devrais essayer d’être un peu plus indulgent… De comprendre les autres…
Pierre – Je sais. Je n’aurais pas dû parler comme ça à Frédérique, tout à l’heure.
Jeff – Tu as toujours été le poil à gratter de la famille… Mais tu as raison. Ce n’est pas bon non plus de toujours tout accepter sans rien dire.
Pierre – J’aurais seulement voulu qu’on reste un peu plus proches les uns des autres. Un peu plus solidaires.
Jeff – On n’a jamais été très solidaires, tu sais… C’est que tu ne te souviens pas bien… Quand on était gamins, on se faisait les pires vacheries. Une fois, tu nous as même poursuivis dans le jardin avec un marteau… Je n’ai jamais eu aussi peur de ma vie. Je pense toujours à ça quand j’entends la chanson de Claude François…
Pierre le regarde sans comprendre.
Jeff (chantant) – Si j’avais un marteau…
Pierre (continuant) – Je taperai mon père, ma mère, mes frères et mes sœurs. (En chœur avec Jeff) Oh, oh ! Ce serait le bonheur…
Jeff (plus sérieusement) – J’ai toujours voulu te le demander. Si tu m’avais rattrapé ce jour-là, tu m’aurais vraiment fracassé le crâne ?
Pierre feint de réfléchir.
Pierre – Je ne crois pas. Mais j’étais tellement content de vous avoir foutu la trouille. J’étais le petit dernier. Pour une fois que quelqu’un avait peur de moi, c’était grisant. Après Frédérique m’a dit que j’étais fou. Elle avait l’air tellement convaincue que pendant longtemps, je me suis demandé si je ne l’étais pas vraiment. Des fois, je me le demande encore… Tu as raison, on ne s’est jamais très bien entendu tous les quatre. C’est le mythe du bon vieux temps. Finalement rien n’a changé…
Jeff – Ce qui a changé c’est qu’à l’époque, on était bien obligés de se supporter. Après la vente de la maison, rien ne nous oblige plus à le faire. C’est maintenant qu’il va falloir s’entendre. Si on veut que nos enfants aient des oncles et des tantes.
Pierre – Nos enfants… Qu’est-ce qu’il nous reste en commun ?
Jeff – Rien. Rien qu’on ne puisse pas diviser en quatre.
Pierre – Tu regrettes qu’on ait vendu la maison ?
Jeff – De toute façon, c’est trop tard.
Pierre – Ça l’était déjà avant qu’on signe, non ? Je me voyais mal passer mes vacances d’été ici avec Jérôme, à pleurer sur le trou de la Sécu et sur les impôts qui étranglent les professions libérales en France… Ça m’étonne qu’il n’ait jamais fait le rapprochement, d’ailleurs. C’est vrai, si la Sécu est en déficit, c’est bien parce que ces gens-là gagnent trop d’argent, non ?
Soudain la lumière s’éteint.
Jeff – Merde, une panne d’électricité.
Pierre – Il y a des allumettes sur la cheminée.
Jeff – C’est de l’eau qu’il faudrait…
Pierre – Quoi ?
Jeff – Passe-moi la bouteille d’eau qui est sur la table.
Pierre lui passe la bouteille, sans comprendre. Jeff remplit le réservoir de la lampe à carbure posée sur la cheminée, craque une allumette et allume la lampe. Une faible lueur éclaire la pièce.
Pierre – Qu’est-ce que c’est que ça ?
Jeff – Tu te souviens pas ?
Pierre – Non…
Jeff – Il avait plu toute la journée. C’est plutôt rare ici au mois d’août. Papa avait décidé de nous emmener aux escargots. Il nous a traînés dans toutes les quincailleries du coin pour trouver cet engin.
Pierre – Ah oui, la lampe à carbure…
Jeff – Alors qu’on avait deux ou trois lampes de poche à la maison. Je me demande pourquoi il lui fallait une lampe à carbure pour aller aux escargots. Ça devait lui rappeler sa jeunesse.
Pierre – Comment ça marche ?
Jeff – Le carbure, c’est une sorte de charbon. L’eau coule dessus goutte à goutte et ça dégage un gaz qui brûle.
Pierre – Je ne me souvenais pas de ça.
Jeff – Finalement, tu n’es pas venu avec nous. Papa nous a réveillés à quatre heures. Mais ce matin-là, c’est toi qui n’as pas réussi à sortir du lit…
Un temps.
Jeff – On y est allés tous les deux. C’était drôle. Il parlait à voix basse, comme s’il avait peur que les escargots s’enfuient en nous entendant arriver. On en a ramené un plein seau… Le lendemain matin, il y en avait partout dans la maison. On avait oublié de mettre un couvercle sur le seau. Mine de rien, ça fait du chemin un escargot, en une nuit…
Un temps.
Jeff – Je crois que papa était déçu que tu ne sois pas venu avec nous…
La lumière se rallume.
Pierre – Ça n’a pas été long.
Jeff éteint la lampe. Silence. Pierre, embarrassé, change de sujet.
Pierre – Et ta petite famille, comment ça va ?
Jeff – Catherine a commencé une formation d’aide-comptable. Comme ça, elle pourra tenir les comptes au restaurant. Je crois que je ne suis pas trop fait pour ça…
Pierre – Et tes enfants ? Ça fait longtemps que je ne les ai pas vus…
Jeff – Ça va.
Pierre – C’est marrant. Je ne dis pas ça pour te faire plaisir, mais je n’ai jamais vu des enfants aussi bien élevés.
Jeff – C’est parce que tu ne les vois pas souvent…
Pierre (souriant) – C’est toi qui as raison. On devrait pouvoir choisir ses enfants. Et les enfants leurs parents…
Jeff (amusé) – Tu sais que c’est très con, ce que tu viens de dire ?
Pierre – Je sais. C’est parce que je n’ai pas d’enfant. Ça me ferait peur, d’ailleurs, d’en avoir un. Surtout un garçon. Des fois qu’il me ressemble… Je ne suis pas sûr que je saurais vraiment lui dire pourquoi la vie mérite d’être vécue. Finalement, je suis comme papa. Je ne saurais pas dire ça à mon fils…
Jeff – Ça sera peut-être une fille…
Pierre se lève, troublé.
Pierre – Excuse-moi, il faut que je passe un coup de fil.
Pierre sort son téléphone portable et va pour sortir. Comme Jeff se dirige vers les chambres, Pierre reste dans la pièce.
Pierre – C’est moi… Oui, je sais… mais ce n’était pas le moment de leur annoncer ça. Je me suis encore engueulé avec ma sœur… Oh, comme d’habitude, mais là je lui ai sorti tout ce que j’avais en travers de la gorge. Je n’aurais pas dû, mais ça soulage… (Changeant de ton, avec une fausse décontraction) Alors, tu as appelé le labo…? Négatif ! (Soupirant, soulagé) Ouah… je suis quand même plus rassuré ! J’avoue que j’avais une petite appréhension. On a beau ne pas prendre de risques, à cinquante ans, statistiquement, un célibataire comme moi. Même avec la vie monacale que j’ai menée avant de te rencontrer… (À nouveau inquiet) À propos, quand tu seras à la maison, tu pourras regarder, dans mon carnet de santé qui est dans le tiroir du bas de mon bureau, si j’ai déjà eu les oreillons ?
Jeff revient et se réinstalle confortablement dans un fauteuil. Pierre, gêné, s’éloigne vers les chambres pour terminer sa conversation téléphonique. Frédérique arrive de la cuisine, une éponge à la main.
Pierre (s’éloignant) – Non, je t’expliquerai… Non, c’est pas urgent mais…
Pierre disparaît vers les chambres. Frédérique essuie la table. Elle regarde Jeff assis impassiblement pendant qu’elle s’active.
Frédérique (plaisantant) – Ça va, ce n’est pas trop dur.
Jeff (soucieux) – Ça va.
Un temps.
Jeff (cherchant ses mots) – Tu sais, il ne faut pas trop en vouloir à Pierre…
Frédérique (blessée) – Cette fois, il a passé les bornes. Personne ne m’avait jamais parlé comme ça. Tu crois que je peux accepter sans broncher ce qu’il m’a dit tout à l’heure ?
Jeff – Lui aussi, souvent, il a dû supporter pas mal de choses sans rien dire… Et pour être franc, il n’est pas le seul…
Frédérique le regarde, un peu étonnée.
Jeff – Ecoute, Frédérique, moi non plus je n’ai pas apprécié le numéro que nous a fait Jérôme, avec ses blagues de corps de garde, le soir de l’enterrement de maman. On aurait pu en profiter pour se retrouver un peu… en famille. C’était pas un repas de chasse, et ça ne concernait pas directement ton mari. C’était à toi de lui rappeler… (Un temps, avec une colère rentrée) Il aurait dû rester à sa place et la prochaine fois il y restera, ou bien il prendra mon poing sur la gueule.
Frédérique est surprise de cet accès d’autorité inhabituel de la part de Jeff.
Frédérique (troublée) – Excuse-moi… Je sais, il a été odieux. Je lui ai dit, après, je t’assure…
Jeff – Après, c’était trop tard…
Frédérique – De toute façon, ça ne se reproduira pas…
Jeff – Ça c’est sûr, Frédérique. On n’enterre pas deux fois ses parents… (Se levant) Il y a des rendez-vous qu’on ne peut pas se permettre de manquer. On en a raté trop, tous les quatre…
Frédérique (essayant de revenir à la charge) – Mais lui, aussi, tu ne crois pas qu’il pourrait être un peu plus tolérant…?
Jeff – Pour une fois, c’est moi qui vais faire un bon mot. La tolérance, il y a des maisons pour ça… Chez moi, à Noël, si vous venez, je ne veux pas que ce soit le bordel.
Frédérique – D’accord…
Jeff – Je vais mettre une nappe.
Pierre revient de sa chambre. Josiane arrive avec un appareil photos.
Josiane – Et si on faisait une dernière photo de tous les quatre, ici ? J’ai un déclencheur automatique !
Les autres paraissent un peu embarrassés, mais Josiane a déjà posé l’appareil sur la table après avoir réglé le déclencheur. Les quatre prennent place devant la cheminée, dans la même position et avec le même air coincé que sur le portrait d’école. Le flash se déclenche. Ils se séparent. Josiane range son appareil.
Josiane – Je la ferai tirer en quatre exemplaires et je les ferai encadrer… Ça sera votre cadeau de Noël.
Un temps.
Josiane – Bon, je vais mettre à cuire les spaghettis.
Jeff et Frédérique se lèvent aussi.
Jeff – Je vais ouvrir la boîte.
Frédérique – Je mets la table.
Pierre (plaisantant) – Je ne vois vraiment pas ce que je pourrais faire…
Frédérique – Tu peux m’aider à mettre le couvert…
Jeff et Josiane disparaissent dans la cuisine. Frédérique et Pierre mettent la table en silence, puis s’asseyent. Pierre a l’air plutôt gai. Il sifflote.
Frédérique – Tu m’as l’air bien joyeux, tout d’un coup… C’est la vente de la maison ou la perspective de ne plus jamais nous revoir qui te réjouit à ce point-là ?
Pierre – Pour les oreillons, on doit me rappeler, mais je viens d’apprendre que je n’étais pas séropositif…
Frédérique est un peu surprise.
Pierre – J’ai rencontré quelqu’un. On a fait le test…
Frédérique (froidement) – Félicitations… Mais méfie-toi. La vie de couple, c’est le début de l’embourgeoisement. Ce n’est pas ce que tu pensais il n’y a pas si longtemps ?
Pierre – D’accord, excuse-moi pour tout à l’heure. Mais il fallait que ça sorte. Ça doit être la crise de la cinquantaine.
Un temps.
Pierre – Tu sais, moi non plus je ne suis pas vraiment devenu ce que j’aurais rêvé d’être.
Silence.
Frédérique – Tu auras essayé, au moins…
Pierre – Oui. Oui, j’aurais essayé. Mais je n’ai pas réussi. J’aurais peut-être dû persévérer dans l’erreur…
Un temps.
Pierre – Tu sais ce que je te reproche, au fond ?
Frédérique – Ah, parce que ce n’est pas fini ?
Pierre – De ne pas avoir fait la part des choses. Il y a trente ans, on était au moins d’accord sur un point, c’est qu’on ne voulait pas vivre comme nos parents. Mais en voulant faire exactement le contraire, je pense que tu t’es trompée aussi.
Frédérique, retenant ses larmes, regarde la cheminée.
Frédérique – J’ai froid.
Pierre – Dommage qu’il n’y ait pas de bois…
Frédérique – Elle n’a jamais servi. Ce serait dommage de la salir maintenant…
Silence embarrassé.
Pierre – Tu savais que l’entreprise était en liquidation ?
Frédérique – Quelle entreprise ?
Pierre – L’entreprise de papa ! Enfin de Jeff…
Frédérique – Non…
Pierre – Josiane m’a dit ça ce matin. Tu l’aurais su, de toute façon.
Frédérique – Je me doutais bien que ça se terminerait comme ça.
Pierre – C’est sans doute pas plus mal, au fond.
Frédérique – C’est sûr qu’il n’était pas vraiment fait pour les affaires…
Pierre – Surtout les affaires de famille.
Frédérique – Avec l’argent de la maison, ça lui permettra peut-être de redémarrer quelque chose à lui…
Pierre – Oui…
Silence.
Frédérique – Jérôme et moi, on va divorcer…
Pierre (interloqué) – Ah bon…? Pourquoi…?
Frédérique – Oh… Son assistante aussi s’appelle Frédérique. Disons qu’il a tendance à nous confondre… À la clinique, il la prend pour sa femme, en plus jeune. Et à la maison, il me prend pour sa bonne…
Pierre (ne sachant trop quoi dire) – Je suis désolé…
Frédérique (amusée) – Ne me dis pas que ça te fend le cœur de ne plus voir Jérôme…
Pierre (se détendant un peu) – Me fendre le cœur, non. Ce serait exagéré…
Frédérique – Pour moi aussi, je crois que ce n’est pas plus mal. Les enfants sont grands. Je vais pouvoir exister un peu par moi-même.
Pierre – Ah, exister par soi-même ! Méfie-toi, ce n’est pas tous les jours facile. C’est un futur ex-vieux garçon qui te le dit !
Frédérique – Tu sais, la vie à deux, c’est pas toujours rose non plus, tu verras. C’est une future ex-femme au foyer qui te le dit… Mais je ne voudrais pas te décourager. J’espère seulement que toi, au moins, tu ne quitteras pas ta femme pour une plus jeune dans dix ans.
Pierre (amusé) – Ma femme…? De toute façon, dans dix ans j’en aurai presque soixante. Et puis de ce côté-là, aucun risque. J’ai sauté une étape. Je pars directement avec quelqu’un de plus jeune…
Frédérique (intriguée) – Quel âge ?
Pierre – Vingt-huit…
Frédérique – Tu les prends au berceau…
Pierre – Je les prends toujours au même âge. C’est moi qui vieillis…
Frédérique – Ça ne m’empêchera pas de venir à ton mariage. Si tu m’invites…
Pierre – Le mariage, ce n’est sûrement pas pour tout de suite. Mais à mon pacs, peut-être…
Un temps. Ils se regardent. Frédérique, bouleversée, croit comprendre.
Pierre – Tu es la première de la famille à qui j’annonce ça…
Frédérique (très émue) – Pourquoi moi ?
Pierre – Il faut croire que je ne te déteste pas autant que j’en ai l’air. Et puis je me souviens que c’était aussi à moi que tu avais annoncé ton mariage en premier. Ou plutôt tu m’avais dit que Jérôme t’avait demandée en mariage. Tu attendais ma bénédiction pour dire oui. Oh, je savais que ce n’était qu’un jeu. Il n’empêche. J’étais content que tu m’accordes cette marque de confiance. (Un temps, avec un sourire) Comme un con, je t’ai dit que tu pouvais l’épouser ! Si j’avais su… Il faut dire qu’il était plus sympa à cette époque-là.
Frédérique – Oui…
Pierre – Il avait les cheveux longs… Enfin, il avait des cheveux… C’est dingue, la propension qu’ont les choses à dégénérer. Pour moi, au début, vous étiez l’image de la famille idéale.
Frédérique – Tu sais, la famille idéale, je ne suis pas sûre que ça existe…
Josiane revient avec un plat de spaghettis. Jeff la suit avec quelques morceaux de bois dans les bras.
Jeff – Il y avait une vieille chaise dans la cuisine, complètement bouffée par les vers. On va pouvoir faire un peu de feu.
Pierre – Il y a des vieux Harlequin, là, pour allumer.
Josiane – D’ailleurs, je propose qu’on brûle tous les meubles. Pour ce qu’ils valent ! Le déménagement sera plus vite fait !
Jeff allume le feu. Ils regardent tous les flammes, pensifs.
Pierre – Ça me rappelle une image qu’il y avait dans mon livre d’histoire, quand j’étais en primaire. Je ne sais pas pourquoi, ça m’a marqué. Ça représentait Bernard Palissy, un céramiste de la Renaissance, en train de casser ses meubles, chez lui, pour ne pas laisser mourir son four à bois et faire cuire ses émaux. C’était présenté comme un acte héroïque. L’artiste désargenté sacrifiant tout à son art. C’est marrant. Je n’ai presque aucun souvenir de mon enfance. Pourquoi je me souviens de ça ?
Frédérique (regardant brûler les Harlequin dans la cheminée) – Moi ça me rappelle une chanson : les livres au feu, la maîtresse au milieu ! C’est le premier slogan subversif que j’ai appris, à la maternelle. Je pensais que ça se passerait vraiment comme ça à la fin de ma première année d’école. Et puis non… On est simplement rentrés chez nous, et on s’est emmerdés pendant tout l’été.
Pierre – Et toi, Josiane, ça te fait bien penser à quelque chose…
Josiane (regardant brûler les bouquins) – J’avais un prof de français quand j’étais au lycée. Un type sans âge. Pas très vieux mais complètement éteint. J’ai appris qu’en 68, il avait brûlé tous les bouquins de sa bibliothèque, en public. Une sorte d’autodafé, dans une bouffée d’enthousiasme révolutionnaire. Après je ne le voyais plus de la même façon. Je l’observais en cours. Je me demandais ce qui lui restait de ce grain de folie.
Un temps.
Pierre – Jeff ?
Jeff (souriant) – Moi j’ai allumé le feu. Ça ne vous suffit pas ?
Ils regardent encore le feu en silence. Josiane prend un morceau de chaise pour le mettre dans la cheminée. Elle arrête son geste, intriguée, examine le morceau de bois et le soupèse.
Josiane – C’est bizarre. C’est tout léger. On dirait que c’est complètement bouffé de l’intérieur…
Les autres, toujours dans leur rêverie, ne prêtent pas attention à elle.
Josiane – J’ai lu un truc sur les termites, dans le Chasseur Français. Il paraît que c’est terrible. On ne les voit pas. Ça bouffe tout en silence, petit à petit, pendant des années. Tout ce qui est en bois. Jusqu’à la charpente… Et un beau jour, le toit de la baraque vous tombe dessus, sans prévenir.
Les trois autres se regardent, ne sachant pas trop s’il faut rire ou s’inquiéter. Ils regardent le plafond. Jeff prend le morceau de bois et l’examine.
Frédérique – Alors ?
Jeff (dubitatif) – Ce n’est peut-être que des vers. Mais je ne sais pas. Des termites, je n’en ai jamais vues… Ça ressemble à quoi?
Pierre (à Josiane) – Il n’y avait pas une photo, dans ton article ?
Josiane – Je n’ai pas fait attention. Ça vit en communauté, comme les fourmis ou les abeilles.
Pierre – Mais ça ne fait pas de miel…
Josiane examine la chaise sur laquelle elle est assise.
Josiane – Celle-là aussi est déjà bien attaquée.
Les autres lancent un regard inquiet vers leur chaise, comme s’ils avaient soudain peur qu’elle ne s’écroule sous leur poids.
Pierre – Il faudrait peut-être aller jeter un coup d’œil à la charpente dans le grenier.
Jeff (se levant) – Je ne sais pas si on a une échelle.
Pierre se lève à son tour et sort avec Jeff. Josiane et Frédérique les regardent partir, inquiètes.
Frédérique – Mince ! Ce serait la tuile !
Josiane – C’est le cas de le dire. Si on prend le toit sur la tête cette nuit.
Un temps.
Josiane – Heureusement qu’on vient de signer.
Frédérique la regarde, outrée.
Frédérique – Attends ! Si c’est vraiment ça, on ne peut faire comme si on ne savait pas.
Josiane – On ne savait pas quand on a signé…
Frédérique – Ce serait de l’escroquerie ! Et puis on ne peut pas prendre une responsabilité pareille ! Imagine que les nouveaux propriétaires meurent ensevelis sous les décombres. Ils ont peut-être des enfants…
Josiane – Oh, ça c’est leur problème, hein… Quand on achète une maison, on vérifie la charpente…
Un temps.
Josiane – Ou alors on fout le feu avant de partir. L’assurance paiera. Des incendies, il y en a tous les jours…
Frédérique – Le lendemain de la vente de la maison ? Ils trouveront ça bizarre. Il y aura une enquête. Une escroquerie à l’assurance, ça peut coûter cher.
Jeff et Pierre reviennent.
Josiane – Alors ?
Jeff – Difficile à dire. On ne voit pas grand chose. C’est sûr que la charpente est un peu vermoulue, mais elle n’est pas de la première jeunesse, non plus. Il faudrait faire examiner ça par un spécialiste.
Frédérique – Ce serait quand même mieux, non ? On pourrait avoir des ennuis…
Pierre – Je ne sais pas quelle est la législation là-dessus. Mais c’est sûr que l’acheteur pourrait nous attaquer. S’il se rend compte qu’on lui a vendu une baraque minée par les termites. Rien que de refaire la charpente, ça lui coûterait la moitié du prix de la maison.
Josiane – Et nous, si on doit repayer une charpente, ce n’est plus la peine de la vendre, cette baraque.
Pierre (soupirant) – Je me disais bien aussi que c’était trop simple.
Frédérique – Alors qu’est-ce qu’on fait ?
Jeff – On verra demain, mais il vaudrait mieux suspendre la vente en attendant une expertise. On serait plus tranquilles. Si c’est pour se retrouver dans un an avec un procès sur les bras.
Frédérique – Avec dommages et intérêts à la clef…
Josiane – Bonjour l’héritage ! Je me demandais d’où venait toute cette poussière, aussi…
Frédérique (se levant) – Je crois qu’on ferait mieux d’aller se coucher.
Josiane (inquiète) – Vous croyez que c’est bien prudent de dormir ici ? On ferait peut-être mieux d’aller à l’hôtel ?
Pierre – Statistiquement, ça serait bien le diable que cette baraque nous tombe sur la gueule justement cette nuit. Alors qu’on n’y est pas venus ensemble depuis quatorze ans.
Ils s’apprêtent à sortir en direction des chambres.
Jeff (plaisantant) – Essayez quand même de ne pas éternuer trop fort.
Ils rient.
Noir.
Lendemain matin
Frédérique, assise seule dans la salle de séjour, fume une cigarette en finissant son café. Elle est déjà habillée et maquillée. Josiane arrive en chemise de nuit et n’a pas l’air très fraîche. Elle essaie de se déboucher les oreilles avec son petit doigt.
Josiane – J’ai les portugaises ensablées… Je suis sûre que c’est ce petit tos qui m’a refilé les oreillons…
Frédérique (perplexe) – Qui ?
Josiane – Dans le train !
Frédérique préfère ne pas insister.
Josiane – Et puis ça m’a donné soif, ces spaghettis. J’espère que la sauce n’était pas périmée depuis trop longtemps. (Se servant un verre d’eau, et regardant sa sœur) Oh, toi aussi, tu as une sale tête…
Frédérique (froissée) – J’ai mal dormi, c’est tout…
Josiane – Ce n’est pas à cause de ta dispute avec Pierre hier midi ? Tu le connais, il faut toujours qu’il dise tout haut ce que les autres pensent tout bas…
Frédérique la regarde, interloquée, mais préfère ne pas relever. Josiane se sert une tasse de café.
Josiane – Moi non plus je n’ai pas bien dormi. C’est à cause de ces termites. J’ai rêvé qu’elles nous bouffaient nous aussi pendant la nuit. En commençant par la cervelle
Regard perplexe de Frédérique. Josiane trempe les lèvres dans son café et fait la moue en se tenant l’estomac.
Josiane – Ça me donne la nausée, ce café… (Un temps) Je crois que je vais aller vomir…
Josiane sort et croise Pierre qui arrive, pas très réveillé.
Pierre – Ouh la ! T’as pas l’air fraîche, toi non plus.
Frédérique (pincée) – Merci. Josiane vient de me dire la même chose.
Pierre se sert un café.
Pierre – Je parlais pour moi aussi… Passé cinquante ans, quand Cendrillon se couche après minuit… Le lendemain matin, c’est la tête qu’elle a comme une citrouille…
Frédérique – Tu te prends pour Cendrillon…?
Pierre – Vous, les femmes, vous pouvez toujours vous maquiller avant de sortir dans la rue.
Frédérique – Je suis déjà maquillée…
Pierre touille son café.
Pierre – Excuse-moi. C’est l’approche de Noël. Ça me déprime. Faut que je sois désagréable avec tout le monde, je ne sais pas pourquoi. Enfin, je m’en doute un peu…
Silence.
Frédérique – Un jour, papa m’a prise à part dans sa voiture avant d’aller travailler. Je devais avoir cinq ou six ans. Il m’a annoncé que le Père Noël n’existait pas. Comme ça. Je ne lui avais rien demandé. Au début, j’étais plutôt fière. Ça faisait de moi une grande. Mais je n’ai pas tardé à comprendre ce qu’il entendait par là…
Pierre – À chaque fois qu’il voulait nous rappeler à quel point on était naïfs, il nous balançait sur un ton ironique : Tu crois au Père Noël !
Frédérique – Pour me venger, à mon tour, j’ai révélé à la fille de l’institutrice que le Père Noël n’existait pas. Le lendemain matin, sa mère m’a collé deux baffes… Non seulement le Père Noël n’existait pas, mais il fallait que je le garde pour moi !
Pierre – Est-ce qu’on doit toujours pardonner à ses parents… sous prétexte qu’eux aussi ont peut-être eu une enfance malheureuse ?
Frédérique – J’ai cru qu’en devenant mère à mon tour, je deviendrai plus indulgente avec la mienne. Et puis non. Ça m’a juste permis de mesurer toute l’étendue de l’affection qu’ils n’ont pas su nous donner.
Josiane revient, habillée, un sac poubelle à la main.
Josiane – Jeff n’est pas encore prêt ? Décidément, c’est toujours le dernier levé… Bon, je vais jeter le restant des spaghettis, sinon ça va empester. Avec cette sauce, ça sentait déjà pas très bon quand on les a mangés… (Un temps) Et puis j’ai vomi dans le sac, pour pas boucher le lavabo…
Stupéfaction des deux autres. Josiane sort avec le sac poubelle. Jeff arrive à son tour. Comme la veille, il marche au radar. Mais il est habillé et prêt à partir. Il se sert un café.
Frédérique – C’est le moment de dire adieu à cette maison… C’est la dernière fois qu’on y prend le petit-déjeuner ensemble. Comme quand on était petits…
Silence embarrassé.
Frédérique – Rien ne nous empêche de nous revoir quand même…
Pierre – Oui… (Amer) Mais est-ce que ça nous fait vraiment du bien…?
Josiane revient en hâte.
Josiane (sur un ton dramatique) – On nous a volé la poubelle !
Pierre (ironique) – Il y avait quelque chose de précieux, à l’intérieur ?
Jeff, intrigué, sort pour voir.
Josiane – C’est incroyable ! Vous vous rendez compte, on vole même les poubelles maintenant. Et encore, on est à la campagne !
Un temps. Jeff revient.
Jeff – On ne nous l’a pas volée, elle a brûlé. Comme c’est du plastique, il ne reste plus rien. Encore heureux que ça n’ait pas foutu le feu à la maison…
Jeff tourne un regard suspicieux vers Josiane.
Jeff – Tu n’aurais pas mis les cendres de la cheminée dans la poubelle hier soir ?
Frédérique et Pierre se tournent également vers Josiane.
Josiane – Je pensais qu’il n’y avait plus de braises…
Jeff – Il faut croire que ça couvait encore sous la cendre.
Pierre – On ne prévient pas à la police alors…?
Josiane – C’est incroyable que ça s’enflamme comme ça, ces poubelles. C’est dangereux.
Les autres échangent à peine un regard, habitués à la mauvaise foi de Josiane.
Pierre – Il vaudrait peut-être mieux enterrer tout ça dans le jardin, cette fois. Avec les émanations de la sauce bolognaise, le rendu de Josiane et les charbons ardents… Ça pourrait entraîner une réaction chimique imprévisible…
Jeff (ailleurs) – Y’a une pelle dans la cabane à outils.
Tous le regardent.
Jeff (comprenant le message, résigné) – Ok, j’y vais…
Josiane poursuit le cours de ses pensées tortueuses.
Josiane – Il avait un prénom bizarre, ce kiné…
Pierre – William.
Josiane – C’est ça, William… Remarquez, c’est bien un nom de poire… Pour acheter cette baraque en ruine… Je lui aurais bien laissé mon numéro de téléphone, mais… C’est vrai qu’il avait l’air un peu…
Pierre – Un peu quoi…?
Josiane – Tu n’as pas vu que c’était une tapette ?
Frédérique, mal à l’aise, observe la réaction de Pierre, qui se décide à parler.
Pierre – J’ai un truc à vous dire… Autant que je vous le dise maintenant…
Josiane l’écoute. Frédérique lui sourit pour l’encourager.
Pierre – Ce kiné, qui a racheté la maison. William. C’est mon ami…
Frédérique, qui ignorait cet aspect de la question, est aussi surprise que Josiane. D’autant qu’elle s’attendait à un autre genre de coming-out.
Frédérique (à nouveau un peu pincée) – Eh ben, tu as décidé de nous étonner…
Josiane (larguée) – Le kiné pédé, c’était un homme de paille ?
Frédérique – Pourquoi tu as fait ça ? On aurait pu s’arranger si tu voulais la garder, cette maison…
Pierre – Je craignais que ce soit compliqué…
Frédérique (ironique) – C’est sûr que là, c’est beaucoup plus simple.
Josiane – Et puis tu ne fais pas une mauvaise affaire, finalement…
Pierre – La maison est restée en vente pendant plus d’un an. Personne n’en voulait…
Mutisme des autres, perturbés chacun à sa façon par cette révélation.
Pierre – Attendez, je vous rappelle que vous venez de nous vendre une baraque qui est peut-être complètement bouffée par les termites…
Josiane (comprenant de moins en moins) – De vous vendre…? Vous la rachetez ensemble…?
Frédérique vient au secours de Pierre.
Frédérique – C’est son ami… On ne va pas te faire un dessin…
Josiane comprend enfin.
Josiane (amusée) – Ah d’accord ! Je me disais bien aussi…
Frédérique (ironique) – Oui, l’intuition féminine…
Pierre – Vous serez toujours chez vous dans cette maison…
Jeff revient alors du jardin.
Jeff – C’est dingue !
Frédérique – Ça tu peux le dire…
Mais Jeff parle d’autre chose.
Jeff – Regardez ce que vient de trouver en creusant dans le jardin pour enterrer les ordures !
Il exhibe un os.
Josiane – Qu’est-ce que c’est que ça ?
Pierre – Ça ressemble furieusement à un fémur…
Frédérique – Tu veux dire… un ossement humain ?
Pierre (à Jeff) – Y’avait tout le squelette avec ?
Jeff – J’ai pas continué à creuser. Je ne sais pas ce que vous avez foutu dans ce sac poubelle, mais ça sentait pas la rose. J’ai balancé tout ça dans le trou et j’ai rebouché vite fait.
Josiane – On pourrait prévenir la police, mais… Vous vous rendez compte ? Un cadavre enterré dans notre jardin ! On pourrait avoir des ennuis…
Frédérique a l’air un peu embarrassée.
Frédérique – Si c’est vraiment un mort, qui ça pourrait bien être ?
Un temps.
Pierre – C’est peut-être papa…
Les autres le regardent, outrés qu’il puisse plaisanter. Mais Pierre ne plaisante pas.
Pierre – La dernière fois que maman est venue ici, c’était avec lui. Et après, on ne l’a plus jamais revu. Qu’est-ce qui nous dit qu’il est vraiment retourné en Amazonie après…?
Josiane (à Pierre) – Oh, la, la… Heureusement que c’est ton copain homo, qui l’a racheté, cette baraque. Au moins, ça reste dans la famille !
Jeff (largué) – Qui est homo…?
Josiane – Pierre !
Frédérique (plus très sûre de rien) – Sympathisant, en tout cas…
Jeff digère cette information. Pierre reste impassible, soit qu’il ne veut pas démentir, soit qu’il n’a pas entendu cette dernière réplique, absorbé qu’il est dans la contemplation du présumé fémur.
Frédérique – Bon, on ne va pas s’emballer, non plus. Si ça se trouve, c’est un os de vache.
Pierre – Ça ressemble quand même furieusement à un fémur…
Frédérique – Tu t’y connais, en fémur, toi ?
Pierre – Mon copain est kiné… C’est moi qui lui faisais réviser ses examens…
Jeff – Et puis pourquoi on aurait enterré une vache dans notre jardin…?
Josiane – Ou alors le voisin est un serial killer, et il enterre ses victimes chez nous, pour pas se faire repérer…
Pierre – Si on doit repasser des vacances ici, je préférerais encore que maman ait assassiné papa… C’est moins risqué qu’un voisin psychopathe…
Frédérique – Bon, on ne va pas régler ça maintenant… Je propose qu’on foute le camp d’ici. On ramène l’os à Paris et on verra bien.
Tous opinent. Pour penser à autre chose, ils se remettent en mouvement pour les derniers préparatifs en prévision du départ. Chacun va chercher ses bagages. Josiane revient avec un gros sac en plus de la valise qu’elle avait en arrivant.
Pierre (suspicieux) – Tu n’avais pas qu’une valise, en arrivant ?
Josiane – Je ramène quelques souvenirs ! C’est toujours ça que les termites ne boufferont pas…
Jeff (à Pierre) – Tu as fermé le compteur ?
Pierre – Oui… (Après une hésitation) Je vais vérifier.
Pierre disparaît un instant pour vérifier.
Pierre – C’est bon, on peut y aller.
Les quatre frères et sœurs s’apprêtent à quitter la maison, leurs bagages à la main.
Jeff (avec un dernier regard circulaire) – On n’a rien oublié…?
Pierre – Je prends le fémur… Je le montrerai à William…
Jeff – C’est qui William ?
Frédérique – On t’expliquera plus tard…
Josiane – Dire qu’on était venus ici pour régler des problèmes de succession… J’ai l’impression qu’on n’est pas sortis de l’auberge…
Jeff, Frédérique et Josiane sortent. Pierre est le dernier. Son petit sac à la main, il vient prendre le portrait de famille sur la cheminée et le regarde un instant avec un sourire amer.
Pierre – Les souvenirs… Ça prend pas beaucoup de place, mais c’est lourd à porter.
On l’appelle du dehors.
Frédérique (off) – Pierre ?
Jeff (off) – Tu viens ?
Josiane (off) – Qu’est-ce qu’il fait ?
Pierre remet le portrait à sa place.
Pierre – C’est bon, j’arrive ! (Il prend l’os posé sur la table) J’avais oublié le fémur de papa ! (Pour lui-même) Maintenant, la famille est enfin réunie… (Regardant l’os) Enfin c’est un début…
Pierre s’en va.
Noir. Fin.
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Paris – Novembre 2011
© La Comédi@thèque – ISBN 979-10-90908-08-6
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