Tombé du ciel
Depuis près d’un an qu’elles travaillaient ensemble comme vendeuses, dans cette parfumerie de la galerie marchande de l’aéroport de Roissy, Mélanie Dubois et Sandrine Lemoine entretenaient des relations orageuses. Mélanie reprochait à sa collègue de manquer d’ambition, surtout avec les hommes, en se satisfaisant d’avoir pour fiancé un simple bagagiste. Mélanie, pour sa part, visait plus haut. Hélas, le prince charmant tardant à venir se prendre dans ses filets, la belle arriviste restait célibataire depuis des mois…
Sandrine avait bien proposé à Mélanie de lui présenter son frère Jean-Luc. Mais Mélanie avait décliné cette proposition jugée indigne d’elle. Jean-Luc, un copain du fiancé de Sandrine, n’était comme lui qu’un « petit » bagagiste sans avenir… Sandrine, évidemment, n’appréciait guère le mépris que lui dispensait sa collègue à longueur de journée.
Ce jour-là, cependant, le destin semblait enfin sourire à Mélanie… Dès qu’il était entré dans la boutique, elle avait su que c’était lui ! Oui, sanglé dans son uniforme de pilote de ligne, grand, beau et le teint légèrement hâlé, il avait tout du prince qu’elle attendait depuis si longtemps…
Plus miraculeux encore, le coup de foudre paraissait réciproque. Tandis que l’homme lui demandait conseil pour le choix d’un parfum prétendument destiné à sa mère, Mélanie sentit aussitôt qu’elle ne le laissait pas indifférent. Cette fois, elle était certaine que c’était un gros poisson qui mordait à l’hameçon, et mit tout en œuvre pour le ferrer en douceur. Tout en laissant bien sûr à son prince l’illusion d’avoir l’initiative, Mélanie fit si bien que, osant se lancer, celui-ci l’invita à dîner.
Il était près de 20 heures. Le magasin allait fermer. Mélanie hésita un instant. En acceptant d’un inconnu cette invitation impromptue, elle risquait de passer pour une fille facile. D’un autre côté, en le laissant filer, elle pouvait craindre de ne jamais le revoir. Son métier devait le conduire aux quatre coins du monde. Il se passerait peut-être des semaines avant que ses plannings de vols le ramènent à Roissy. Et aurait-il alors encore envie de solliciter le bon vouloir d’une vendeuse qui l’aurait éconduit ?
Un coup d’œil vers Sandrine acheva de convaincre Mélanie. De loin, sa collègue avait observé la scène avec un mélange de curiosité mal dissimulée, de réprobation secrète, et peut-être d’envie… Non, décidément, se dit Mélanie, pas question de perdre une telle occasion !
Ce dîner fut pour elle un enchantement. Ne pouvant s’éloigner de Roissy, d’où il devait repartir au matin vers une destination lointaine, le beau pilote invita Mélanie dans un des restaurants de l’aéroport. Ce n’était certes pas un établissement gastronomique, mais pour Mélanie, un repas avec lui dans un self aurait valu le meilleur des festins. Sous le charme, elle en oubliait presque qu’en acceptant cette invitation, elle avait d’abord pour objectif de trouver un bon parti.
Malgré une légère maladresse due sans doute à sa timidité, son soupirant se montra séducteur. Le repas passa comme un rêve. Le vin était excellent. Et elle en oublia même de lui demander son prénom.
Au moment de se quitter, c’est elle qui lui proposa de prendre un dernier verre au bar de l’hôtel où il avait réservé une chambre en prévision de son départ matinal. Il accepta, bien sûr, mais elle éprouva une petite déception en croyant lire dans son regard l’ombre d’une hésitation. Pour tous deux, cependant, il était déjà impossible de se ressaisir. Le premier baiser qu’ils échangèrent dans un recoin discret du hall acheva d’enflammer leurs sens, et c’est du minibar de la chambre qu’il sortit la bouteille de champagne destinée à célébrer leur rencontre.
Jetant aux orties tous les principes rigoureux qu’elle s’était fixés pour dénicher un mari fortuné, c’est Mélanie qui entraîna son amant vers le lit. Certes, elle s’était toujours promis de ne pas se donner le premier soir. Mais cette fois, c’était différent. Elle était vraiment amoureuse…
A l’évidence, il en avait envie tout autant qu’elle. Mais quelque chose semblait le retenir. Il avait, disait-il quelque chose à lui avouer… Cela ne la surprit qu’à moitié. Ce conte de fée était vraiment trop beau. Il y avait forcément un lézard quelque part. Et puis, toute la soirée, elle avait perçu chez lui une gêne croissante, à mesure que les choses se précisaient entre eux. Etait-il déjà engagé ? Marié ? Condamné par la médecine ? Impuissant, visiblement pas… Elle lui clôt la bouche d’un baiser. Elle préférait ne pas savoir. Pas tout de suite. Et il n’eut pas la force d’insister.
Quand elle se réveilla le lendemain matin, il n’y avait plus personne à côté d’elle dans le lit. Et voilà, se dit-elle le cœur serré. Sans un mot, il était reparti. Retrouver sa femme, probablement. Elle ne le reverrait pas, et ne connaîtrait même jamais son nom. Sandrine aurait beau jeu, tout à l’heure, au magasin, de lui faire la leçon. Mais de cela, maintenant, elle s’en moquait. Quelle que fût l’identité de cet adorable inconnu, elle aurait seulement voulu le tenir une dernière fois dans ses bras…
C’est alors qu’elle entendit dans la salle de bain le crépitement de la douche. Son regard parcourut la pièce et elle aperçut, jeté sur une chaise, l’uniforme de pilote, passablement froissé… Elle en éprouva aussitôt un immense soulagement.
Comme si elle craignait de voir son amant disparaître à nouveau au cas où elle se rendormirait, elle se leva d’un bond pour ouvrir les rideaux. La lumière envahit la chambre. Elle se proposa ensuite de mettre l’uniforme sur un cintre. N’avait-il pas dit qu’il devait repartir le matin même aux commandes de son avion ? Que penseraient ses charmantes hôtesses en le voyant ainsi fripé ?
Mélanie saisit la veste, un peu élimée aux manches, ce qu’elle n’avait pas remarqué la veille au soir dans le feu de l’action. C’est alors que quelque chose tomba de la poche intérieure. Un passeport… Elle avait eu si peur de ne jamais connaître le nom de son beau pilote, qu’elle ne résista pas à la curiosité.
Son sourire se figea tandis que les informations inscrites sur le document lui révélaient la véritable identité de son prince charmant. Jean-Luc Lemoine, le frère de Christelle ! Bagagiste de son état… Au revers de la veste était cousu un écusson : l’enseigne d’une boutique de location de déguisements pour bals costumés.
C’est alors que Jean-Luc sortit de la salle de bain, en tenue d’Adam, un sourire embarrassé sur les lèvres…