Ultime rendez-vous
A l’aube de la cinquantaine, la célèbre actrice Sandra Norman était déjà en passe de devenir un mythe vivant. Pourtant, elle sentait que le déclin de sa carrière, et donc de sa vie, était amorcé. Alexis Orlov, son réalisateur fétiche, qui était aussi son amant, venait de lui préférer, comme vedette de son prochain film, une starlette à peine sortie du conservatoire. Bien sûr, Sandra n’avait plus l’âge de jouer les jeunes premières. Mais elle acceptait mal de se voir désormais cantonnée aux rôles de mères de familles ou d’épouses délaissées. Elle qui n’avait incarné jusqu’alors à l’écran que des femmes fatales et qui, sacrifiant tout à son métier, n’avait même pas pris le temps de faire un enfant. Très déprimée, Sandra s’était mise à boire. Sur son visage, les ravages de l’alcool s’ajoutaient maintenant aux outrages du temps. Alexis, peu à peu, s’éloignait d’elle, supportant de plus en plus mal les sautes d’humeurs de la star, liées à ses excès de boissons. Le moment était-il venu, pour Sandra, de tirer sa révérence ?
Ce soir-là, elle avait donné rendez-vous à son amant dans la suite luxueuse qu’elle occupait au dernier étage d’un palace, lors de ses séjours à Paris. Comme il fallait s’y attendre, la conversation avait vite tourné à la dispute. A l’issue d’une ultime empoignade, elle avait asséné à Alexis, avec la statuette du dernier Oscar qu’il lui avait permis de remporter, un coup d’une telle violence, qu’il s’était effondré sans connaissance sur le lit. Lui aussi avait pas mal bu au cours de la soirée. A présent, il semblait respirer paisiblement. Elle ne s’inquiéta pas outre mesure, et jugea préférable de le laisser dormir…
Dans le miroir du salon, Sandra examina sans indulgence son visage gonflé par les larmes. Elle était méconnaissable. Impossible, dans cet état, de se rendre, comme promis, au gala de soutien organisé par Parents du Monde, l’association d’aide aux orphelins qu’elle patronnait pour se donner bonne conscience. Mais elle ne se sentait pas non plus le courage d’affronter les paparazzis qui, inévitablement, la prendraient en chasse dès sa sortie de l’hôtel pour la traquer sans merci où qu’elle aille.
Rassemblant ce qui lui restait d’énergie, Sandra demanda à Caroline, sa femme de chambre, de s’installer à sa place dans la limousine qui devait la conduire jusqu’au grand théâtre parisien où le gala devait avoir lieu. Caroline avait à peu près la même taille que Sandra. Pour tromper les photographes, elle emprunterait aussi les vêtements ainsi que le chapeau à voilette de la star et, après un petit tour dans Paris, le chauffeur la raccompagnerait chez elle.
Tout se passa comme prévu. Telle une meute de lévriers sur un champ de course anglais, les paparazzis en motos se lancèrent à la poursuite du leurre qu’on leur proposait. Pendant que Sandra s’éclipsait par la porte arrière du palace, où l’attendait le taxi qui devait la conduire à l’aéroport. Destination Venise où, incognito, Sandra avait décidé de noyer son chagrin pendant quelques jours dans les vapeurs du carnaval.
Sandra arriva sans encombre dans la Cité des Doges, où elle descendit dans un hôtel discret sous un nom d’emprunt. Pendant la journée, elle restait terrée dans sa chambre à dormir, à fumer et à boire. La nuit tombée, elle se mêlait à la foule masquée du carnaval de Venise. Enivrée par cette ambiance irréelle, elle reprenait parfois le goût de vivre. Mais à chaque aube, tandis qu’elle longeait en titubant un canal désert pour regagner son hôtel, il lui prenait l’envie de se laisser glisser dans ses eaux noires pour en finir. Elle comprit vite que la fuite n’était pas la solution, et décida de regagner Paris.
Dans l’avion, impossible de mettre la main sur un journal français. Malgré l’heure matinale, elle avala quelques whiskys et s’assoupit. Elle fut réveillée une heure plus tard par la voix de l’hôtesse, qui annonçait la descente vers Orly. Le passager qui était assis à côté d’elle la regardait d’un drôle d’air, sans doute impressionné d’avoir fait le voyage en compagnie de la célèbre Sandra Norman. Et peut-être aussi un peu choqué de la voir ainsi, sans maquillage et déjà passablement alcoolisée, si différente de l’image flatteuse que présentaient d’elle les magazines sur papier glacé.
Après avoir récupéré ses bagages, elle se dirigea vers la sortie. Là encore, elle croisa quelques regards appuyés, qui la décidèrent à faire halte dans les toilettes de l’aéroport pour se refaire une beauté. Elle prit ensuite un taxi pour regagner Paris. Le chauffeur ne se retourna même pas vers elle lorsqu’elle lui annonça la destination de la course. Elle préférait encore cette indifférence à la curiosité malsaine des badauds.
Avant toute chose, elle voulait avoir une dernière explication avec Alexis. On ne quittait pas Sandra Norman. Pas question de voir son amant la délaisser peu à peu. Elle prendrait l’initiative de rompre. Alexis occupait un vaste loft rénové dans le 20ème arrondissement. Avenue de la République, le taxi se trouva pris dans un embouteillage, et elle décida de continuer à pied. Cela lui permettrait de se dégriser un peu, et de peaufiner son discours de rupture…
Il y avait foule devant le Père-Lachaise. Le tout Paris semblait s’être donné rendez-vous là. Tous les CRS de la capitale également. Deux d’entre eux l’aperçurent et échangèrent quelques mots à voix basse, comme pour s’assurer que c’était bien elle avant de l’interpeller. Soudain envahie d’un sinistre pressentiment, Sandra se fondit dans la foule pour leur échapper… Un horrible doute lui traversait l’esprit. Et si c’était Alexis qu’on enterrait ? Aurait-il succombé au formidable coup qu’elle lui avait porté à la tempe ?
Cette tragique hypothèse trouva un début de vérification lorsque, passant devant un kiosque, le regard de Sandra tomba sur la Une d’un magazine. Une photo d’Alexis, en sa compagnie, au temps où le récit de leurs amours orageuses nourrissaient la presse à scandale… Elle acheta la revue et alla se réfugier dans l’arrière salle obscure d’un café pour pouvoir la lire à l’abri des regards indiscrets. Les gros titres parlaient, en effet, d’un drame…
Elle en apprit tous les détails en parcourant l’article : la limousine accidentée, le chauffeur dans le coma, la passagère carbonisée… Tous les journaux présentaient Sandra Norman comme morte, et annonçaient ses funérailles pour le matin même !