Urgence

Elle est là. Il arrive.

Lui – Excusez-moi, vous faites partie de…

Elle – Non.

Lui – D’accord, alors vous aussi, vous…

Elle – Oui.

Lui – Et vous attendez depuis longtemps ?

Elle – Longtemps ?

Lui – Non parce que je suis mort il y a déjà plus d’une heure et… j’attends toujours.

Elle – Qu’est-ce que vous attendez, exactement ?

Lui – Je ne sais pas… Qu’on s’occupe de moi.

Elle – Qu’on s’occupe de vous ?

Lui – J’étais allé aux urgences, parce que je ne me sentais pas bien… J’ai attendu cinq heures avant que quelqu’un s’intéresse à moi. Je me demande pourquoi on appelle ça les urgences. Si on m’avait pris tout de suite… C’est sans doute pour ça que j’en suis là d’ailleurs…

Elle – Sans doute.

Lui – J’ai l’impression d’avoir passé toute ma vie à attendre. On dit qu’on passe un tiers de sa vie à dormir, je crois que j’ai passé au moins un tiers de la mienne à attendre. Attendre le bus, attendre ma femme, attendre que ce soit l’heure, attendre que ce soit le moment, attendre qu’on veuille bien me recevoir, attendre chez le médecin, chez le dentiste, chez le coiffeur, attendre les vacances, attendre la retraite…

Elle – Si vous n’aimez pas attendre, ici, ça ne va pas vous aider.

Lui – Parce que vous pensez que ça va durer longtemps ?

Elle – L’éternité.

Lui – L’éternité ? Vous voulez dire… pour toujours ?

Elle – Quand on est mort, c’est pour toujours, non ?

Lui – Alors on va attendre comme ça jusqu’à…

Elle – Je vous conseille surtout d’arrêter d’attendre… et de rayer de votre vocabulaire tous les mots ayant un rapport avec le temps. Comme hier, aujourd’hui, demain… Ou depuis que et jusqu’à quand. Ou pendant combien de temps… Et surtout, surtout, d’oublier le mot urgence.

Lui – Je vois ce que vous voulez dire, mais… il va bien se passer quelque chose un jour ou l’autre, non ?

Elle – Non.

Lui – Bon… alors qu’est-ce qu’on fait ?

Elle – Rien. On ne fait rien. Qu’est-ce qu’on pourrait bien faire ? On est morts !

Lui – Je ne sais pas… Alors il ne va rien se passer, et on ne peut vraiment rien faire ?

Elle – Si. Il y a une seule chose que vous pouvez faire ici.

Lui – Ah oui ? Quoi donc ?

Elle – Faire le mort.

Il la regarde perplexe.

Lui – Bon...

Elle – Qu’est-ce que vous imaginiez ? La vie éternelle ?

Lui – J’espérais au moins échapper à la mort éternelle… Alors c’est ça l’au-delà ? Il n’y a rien après ?

Elle – On ne sait pas. Quand on aura perdu toute notion du temps… Quand on aura tout oublié… jusqu’à ne plus savoir qui on a été, on sera recyclé, peut-être. Notre âme en décomposition deviendra le compost sur lequel d’autres graines un jour repousseront. Mais pour l’instant… Je veux dire pour toujours en ce qui nous concerne… il faut faire le deuil de nous-mêmes.

Lui – D’accord… (Un temps) Donc il y a quand même un petit espoir de s’en sortir ?

Elle lui lance un regard perplexe.

Noir

Brèves du temps qui passe