Auto-stop

Vous allez où ? Vous ne savez pas…? Bon, ben… Montez, je vous emmène. Vous n’avez que ça comme bagages ? Vous avez raison. Quand on ne sait pas où on va, pas la peine de se charger. Moi, j’ai juste un petit sac. Une brosse à dents. Des chaussettes de rechange. Un maillot de bain, au cas où… Oubliez pas d’attacher votre ceinture, il y a des contrôles, parfois. Moi non plus, d’ailleurs, je ne sais pas très bien où je vais. J’ai pris quelques jours. Je vais essayer de trouver un endroit calme, pour faire le point. J’ai une vague idée de roman… Avec les ordinateurs portables, maintenant, c’est pratique. On peut écrire où on veut. Même chez soi. J’ai aussi internet, là-dessus ! Quand je quitte la maison, j’emmène la boîte aux lettres. C’est pas mal, ce coin, non ? Dommage qu’ils annoncent un temps pourri. J’aime bien rouler, comme ça. Déjà parti, pas encore arrivé. J’ai l’impression d’exister un peu. Ça doit être pour ça que je ne finis jamais rien. Le nombre de romans que j’ai pu commencer ! Quand j’étais gosse, ce que je préférais, c’était le trajet entre chez moi et l’école. Je faisais durer le plaisir, en allant le plus lentement possible. Mais… on a beau prendre son temps, on finit toujours par arriver quelque part. Il faut absolument que je mette de l’essence, là. Vous me dites si vous voyez une pompe ? Ouais… Quand j’étais gamin, j’étais terrifié par la certitude que j’allais mourir un jour. C’est le destin de tout le monde, hein ? Alors j’ai d’abord tenté de me persuader que je n’étais pas comme tout le monde. Mais très vite, j’ai dû me faire à l’idée que je n’étais pas Jésus Christ. Seul un temps élastique me séparait d’une mort certaine. Peut-être même prématurée ! Non seulement j’étais sûr de mourir, mais je ne savais pas quand. Bref, ça devenait urgent de ralentir pour ne pas mourir de façon précipitée. Qu’est-ce qu’il a à klaxonner comme ça, celui-là ? Double, si tu es tellement pressé ! Je disais quoi ? Oui, donc, faute de pouvoir arrêter le temps, après, j’ai essayé de retenir chaque instant. Pour qu’il s’écoule moins vite, voyez. Avec l’espoir secret qu’un souvenir plus dense finirait par enrayer le sablier. Pour commencer, j’ai choisi un moment, au hasard, et j’ai décidé arbitrairement de le retenir toute ma vie. Et ça a marché ! La première fois… Un moment inoubliable ! Quoique absolument sans intérêt… Je n’ai jamais pu réitérer cet exploit. De toute façon, depuis le temps, j’ai changé de point de vue sur l’existence, hein ? On meurt, bien sûr, mais on ne disparaît jamais complètement. Rien ne se perd, rien ne se crée. Hélas, avec le temps, cette certitude d’un éternel retour me terrorise encore plus que celle d’une fin définitive. Ça ne s’arrêtera donc jamais ? Et qu’est-ce qu’on va devenir quand on sera mort ? C’est vrai, c’est effrayant, la réincarnation, si on y pense. Même si on n’est pas complètement satisfait de sa vie actuelle, rien ne dit qu’une fois ressuscité, on ne va pas se retrouver dans la peau de quelqu’un encore plus malheureux que soi… Il y a tellement de misère, dans le monde. Ça ne vous fout pas les jetons, à vous, cette roulette russe ? Non, on ne sait pas où on va. On ne sait même pas d’où on vient ! Est-ce qu’un papillon se souvient d’avoir été une chenille ? L’homme ne se souvient même pas d’avoir été un singe. Ah, une pompe à essence ! J’ai bien cru qu’on allait tomber en panne sèche. Si vous voulez en profiter pour vous dégourdir les jambes. Ou passer aux toilettes. Prenez votre temps, on n’est pas pressés. On ne sait pas où on va…

Comme un poisson dans l’air