A brief moment of eternity – Un breve instante de eternidad – Um breve instante de eternidade |
Une comédie de Jean-Pierre Martinez
3 hommes ou 2 hommes et 1 femme ou 2 femmes et 1 homme ou 3 femmes
Un chercheur vient de trouver le sérum de la vie éternelle. Conscient des conséquences imprévisibles d’une telle découverte, il est sur le point de renoncer à la rendre public. Mais sa femme, qui rêve de garder pour toujours sa jeunesse, et son amant, qui voudrait vivre à jamais, ne sont pas disposés à un tel sacrifice…
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LIRE LE TEXTE INTÉGRAL DE LA PIÈCE
Un bref instant d’éternité
Pierre, chercheur, vient de trouver le sérum de la vie éternelle. Conscient des conséquences imprévisibles d’une telle découverte, il est sur le point de renoncer à la rendre publique. Mais sa femme, qui rêve de garder pour toujours sa jeunesse, et son amant, qui voudrait vivre à jamais, ne sont pas disposés à un tel sacrifice…
Personnages
Pierre : le mari
Delphine : la femme
Vincent : l’amant
Un salon en partie transformé en laboratoire. Pierre, en blouse blanche, se livre à de mystérieuses expérimentations sur une table couverte d’éprouvettes et autres appareillages scientifiques. Une cage vide avec la porte ouverte trône aussi sur la table. Pierre éternue. Delphine arrive, un imperméable sur le dos.
Delphine – À tes souhaits…
Pierre – Merci. Tu as passé une bonne journée ?
Delphine retire son imperméable.
Delphine – La routine… Tu ne pourrais vraiment pas faire ça ailleurs ?
Pierre – Où ? Mon patron m’a interdit de continuer mes recherches au labo…
Delphine – On se demande pourquoi…
Pierre – Je n’en ai plus pour très longtemps, je t’assure.
Delphine – Je te rappelle qu’on mange, sur cette table. Tu vas finir par nous empoisonner !
Pierre – Je suis sur le point d’aboutir, je le sens.
Delphine – Un vaccin contre le rhume…
Pierre – Tu ne vas pas t’y mettre toi aussi ! Autrefois, tu croyais en moi…
Delphine – L’homme que j’ai épousé voulait révolutionner la médecine moderne.
Pierre – Va savoir… C’est peut-être ce que je suis en train de faire.
Delphine – En découvrant un remède définitif contre le rhume ? Mon pauvre ami… Même si tes recherches aboutissent un jour, tu ne crois pas décrocher le prix Nobel de médecine avec ça ?
Pierre – Ce n’est pas vraiment mon but, mais… pourquoi pas ?
Delphine – Attends, Pierre… On ne parle pas de la malaria ou du sida, là ! Personne n’est jamais mort d’un gros rhume !
Pierre – C’est un virus comme un autre.
Delphine – Oui, mais beaucoup moins dangereux… Il y a des problèmes sanitaires plus graves à traiter, non ?
Pierre éternue à nouveau.
Pierre – Tu dis ça parce que tu n’es jamais enrhumée. Tu dois avoir développé une forme d’immunité. Je me demande si ce n’est pas toi que je devrais prendre comme cobaye.
Delphine – Merci.
Pierre – Enfin, ma chérie, tu es une scientifique, toi aussi !
Delphine – Une scientifique ? Non… Moi, je ne suis que pharmacienne. Tu me le répètes assez souvent. Et pour toi, j’ai l’impression que pharmacienne, c’est à peine au-dessus d’épicière.
Pierre – Tu sais très bien que quand on fait de la recherche, on ne sait jamais vraiment sur quoi ça va déboucher. Un vaccin contre le rhume, ce serait peut-être une étape vers d’autres découvertes plus importantes.
Delphine – En tout cas, pour ce qui est du rhume, les pharmaciens ne te diraient pas merci.
Pierre – Pourquoi ça ? Ce serait vous qui le vendriez, ce vaccin, après tout !
Delphine – Bien sûr… Et pour chaque vaccin vendu, ce serait un client de perdu pour la vie.
Pierre – Les gens feraient des économies ! Ils se porteraient mieux et ils seraient plus productifs au travail.
Delphine – Oui… Et nous, on verrait notre chiffre d’affaires s’effondrer ! Tu sais ce que ça représente, pour un pharmacien, en hiver, les produits anti-rhume ?
Pierre – Et tu voudrais que je ne vous considère pas un peu comme des épiciers…
Delphine – Oui… Mais c’est avec les revenus de l’épicerie qu’on paie le crédit de la maison…
Delphine sort.
Pierre – Tu vois, Joséphine, on est des incompris tous les deux. Un jour, ils comprendront, tu verras. Ils regretteront de nous avoir traités avec un tel mépris. Mais il sera trop tard… On abandonnera tous ces pauvres mortels à leur triste sort, et nous on sera les rois du monde… (Exalté) Et quand je dis les rois… Je devrais plutôt dire les dieux ! (Revenant à la réalité) Tu ne dis rien, mais tu n’en penses pas moins, pas vrai ? Joséphine ? (Il jette un regard vers la cage) Où est-ce qu’elle est passée, encore… (Il fait le tour de la pièce en appelant à voix basse) Joséphine ? Viens un peu par ici, ma chérie…
Delphine revient, et il s’interrompt, comme pris en faute.
Delphine – Tu m’as appelée ?
Pierre – Non, non, je…
Delphine – Avec qui tu parlais alors ?
Pierre – À personne, je… Je me parlais à moi-même.
Delphine – Ça ne s’arrange pas… Au fait, tu ne vas pas le croire, mais j’ai vu un rat, hier matin, dans la cuisine.
Pierre (mal à l’aise) – Non…?
Delphine – J’ai même pensé à ramener mon revolver de la pharmacie…
Pierre – Tu as un revolver, à la pharmacie ?
Delphine – Mais oui, tu sais bien ! C’est Vincent qui m’avait conseillé d’en acheter un. J’ai déjà été braquée trois fois, tu te souviens ?
Pierre – Ah oui…
Delphine – Malheureusement, je n’arrive plus à remettre la main dessus.
Pierre – Perdre un revolver, ce n’est pas banal… Ce n’est pas le genre de trucs qu’on égare facilement… Ou alors tu te l’es fait braquer aussi…
Delphine – Ça ne me fait pas rire, Pierre. J’ai la phobie des rats, tu le sais bien. Je me demande comment celui-là a pu arriver ici…
Pierre – Oui…
Elle lui lance un regard soupçonneux.
Delphine – C’est bizarre, j’ai l’impression que toi, tu ne te le demandes pas.
Pierre – Si… Si, si, je t’assure…
Delphine – Tu n’as pas même l’air surpris…
Il hésite avant d’avouer.
Pierre – Pardon. C’est Joséphine.
Delphine – Joséphine ?
Pierre – Mon rat de laboratoire. C’est une femelle… Apparemment, elle a réussi à ouvrir toute seule la porte de sa cage. Elle est très intelligente, tu sais…
Delphine – Un rat ? Et tu l’appelles Joséphine ? Attention, Pierre, tu es en train de devenir complètement fou !
Pierre – Je l’ai ramenée du labo… Parfois j’ai l’impression que c’est la seule qui croit encore en moi…
Delphine – On dirait que tu parles d’une collègue… C’est un rat !
Pierre – C’est avec sa grand-mère que j’ai commencé mes recherches, il y a quelques années. Alors c’est vrai que je me suis un peu attaché à la famille.
Delphine – Ah, non ! Pas ça, Pierre. Je n’accepterai pas de vivre avec un rat en liberté chez moi sous prétexte qu’il fait un peu partie de la famille.
Pierre – C’est juste une petite escapade…
Delphine – Tu n’avais qu’à fermer la cage, bon sang ! À clef, si nécessaire ! Je te préviens, Pierre : je ne passerai pas une nuit de plus ici avec un rat en liberté !
Pierre – Ne t’énerve pas. Ce n’est pas si grave.
Delphine – Je m’énerve si je veux, d’abord ! Je suis à bout, je t’assure… Alors maintenant, ta Joséphine… C’est elle ou moi, d’accord ?
Pierre – Quand elle aura faim, elle finira par revenir dans sa cage. Ce n’est pas un animal qui a l’habitude de trouver sa nourriture tout seul. Je vais la retrouver, je t’assure.
Delphine – Oui, eh bien je ne sais pas dans quel état. Parce que faute de revolver, je lui ai mis du blé empoisonné à l’arsenic dans la cuisine, ce matin.
Pierre – De l’arsenic ? Mais c’est barbare ! Pauvre Joséphine… Et puis où est-ce que tu as trouvé de l’arsenic, d’abord ?
Delphine – Je te rappelle que je suis pharmacienne.
Pierre – Le haschich reste interdit en France, mais n’importe quelle femme peut se procurer un revolver, et l’arsenic est en vente libre en pharmacie ?
Delphine – Sur ordonnance, seulement. Mais heureusement, même si je ne suis qu’épicière, j’ai quand même droit à un ordonnancier.
Pierre – J’ai l’impression de vivre avec Madame Bovary.
Delphine – Madame Bovary n’a pas empoisonné son mari. Elle s’est suicidée. Tu confonds avec Thérèse Desqueyroux.
Pierre – Eh ben… Tu as l’air d’en connaître un rayon, sur les empoisonneuses.
Delphine – J’ai toujours préféré Mauriac à Flaubert. En tout cas, si je devais choisir, pour échapper à mon mari, je préférerais l’empoisonner lui plutôt que de m’empoisonner moi-même…
Pierre – C’est rassurant… Mais c’est que j’y tiens beaucoup, moi, à Joséphine.
Delphine – Oui, depuis pas mal de temps déjà, tu fréquentes davantage les rats de laboratoire que ta femme et tes amis.
Pierre – Eux, au moins, ils ne m’ont jamais déçu… Et puis je te signale que c’est sur ce cobaye que j’expérimente mon vaccin… Si tu l’as empoisonné, je vais devoir reprendre toutes mes expériences depuis le début…
Delphine – Je n’aurai pas la patience d’attendre jusqu’à la fin, de toute façon. Il faut te reprendre, Pierre. Je ne serai pas toujours là…
Pierre – Ah bon ?
Delphine – Ce n’est pas exactement ce que j’ai voulu dire, mais…
Pierre – Ne t’inquiète pas, je sais très bien ce que tu voulais dire.
Il sort un instant. Delphine a l’air d’être abattue. Pierre revient avec un bouquet de fleurs qu’il tend à Delphine, très surprise.
Pierre – Pour me faire pardonner de ne pas avoir été à la hauteur ces derniers temps…
Delphine (plus embarrassée que ravie) – Merci, mais…
Pierre – Ce soir, je t’emmène dîner dans notre restaurant favori. Celui où je t’ai demandé ta main, il y a…
Delphine – Non…?
Pierre – Tu n’as pas oublié quel jour nous sommes ?
Delphine – Ah, d’accord…
Pierre – Tu avais oublié notre anniversaire de mariage.
Delphine – Jusqu’à maintenant, c’est plutôt toi qui oubliais ce genre de choses…
Pierre – Eh bien tu vois… Les choses peuvent changer… Même moi, je peux changer…
Delphine (prenant les fleurs) – Merci…
Pierre – J’ai réservé pour neuf heures, ça te va, ou tu veux que j’appelle pour dire qu’on arrivera un peu plus tard ?
Delphine – C’est-à-dire que… j’avais proposé à Vincent de passer prendre un verre.
Pierre – Pour l’apéritif ?
Delphine – On pourra toujours aller dîner ensuite.
Pierre (ironique) – Avec Vincent…?
Delphine préfère ne pas répondre.
Delphine – Je vais mettre les fleurs dans l’eau.
Elle sort. Pierre se remet en quête de son rat.
Pierre – Joséphine ? Viens un peu par ici, ma belle ! Si tu ne veux pas finir comme Madame Bovary… (Il cherche encore pendant un instant dans la pièce, avant de sortir tout en continuant à chercher) Joséphine ?
Delphine revient avec les fleurs dans un vase.
Delphine – Si tu préfères, je peux annuler Vincent…
Elle se rend compte que Pierre n’est pas là, soupire, et tente de trouver une place sur la table pour le vase.
On sonne. Elle pose le vase et va ouvrir. Elle revient avec Vincent, un homme bien habillé et très sûr de lui.
Vincent – Tu lui as parlé ?
Delphine – Non… Ce n’était pas le bon moment.
Vincent – C’est quoi, le bon moment, pour qu’une femme annonce à son mari qu’elle le quitte.
Delphine – C’est notre anniversaire de mariage… J’avais oublié.
Vincent – Je vois…
Delphine – Je ne vais pas lui annoncer que je le quitte pour partir avec son meilleur ami le jour de notre anniversaire de mariage.
Vincent – Ça commence à devenir urgent, non ? Je te rappelle que tu es enceinte…
Delphine – Merci… Ça, je n’avais pas oublié, rassure-toi…
Vincent – Tu es sûre qu’il est de moi, au moins ?
Delphine – C’est très délicat de ta part comme question.
Vincent – Désolé, mais…
Delphine – On n’a jamais réussi à avoir un enfant, avec Pierre. On n’a jamais vraiment cherché à savoir de qui ça venait, d’ailleurs…
Vincent – Eh bien maintenant, vous êtes fixés.
Delphine – Et puis de toute façon, les seules relations un peu intimes qu’il a depuis très longtemps, c’est avec ses rats de laboratoire…
Vincent – Justement, il va bientôt pouvoir s’y consacrer à plein temps, à ses travaux personnels.
Delphine – Qu’est-ce que tu veux dire par là ?
Vincent – Si tu n’es pas décidée à te séparer de lui, moi je le suis. Je le garde depuis des années au labo pour te faire plaisir, mais ce n’est vraiment plus possible.
Delphine – Pas aujourd’hui, Vincent. Pas ce soir, je t’en prie.
Vincent – Le labo ne va pas si bien que ça, figure-toi. Je ne dirige pas une ONG, moi. J’ai des comptes à rendre à nos actionnaires.
Pierre revient. Il s’est changé, sans pour autant être aussi élégant que Vincent.
Pierre – Ah, salut Vincent.
Vincent – Bonsoir Pierre. J’espère que je ne vous dérange pas.
Pierre – Pas du tout. Mais Delphine avait oublié de me dire que tu passais prendre un verre. Elle voulait me faire la surprise, sans doute…
Vincent jette un regard à la table encombrée par le matériel de recherche.
Vincent – Je vois que tu ramènes du travail à la maison…
Pierre – Oui…
Vincent – J’imagine que ce n’est pas sur le nouveau projet que je t’ai confié que tu fais des heures sup.
Pierre préfère esquiver, mais Delphine reprend la balle au bond.
Delphine – Ah oui… Cette nouvelle crème de nuit anti-âge totalement révolutionnaire… Alors, Pierre ? Tu vas trouver un produit miracle pour garantir aux femmes une éternelle jeunesse ?
Pierre – Les cosmétiques et moi, tu sais… Ce n’est pas vraiment ma spécialité…
Delphine – Dommage… Une crème anti-âge, moi, ça pourrait bientôt m’intéresser.
Pierre – Allons, ma chérie. Tu es encore beaucoup trop jeune pour ça.
Vincent – Alors tu n’as pas renoncé à ton fameux vaccin anti-rhume…
Pierre – C’est fou le nombre de gens que ça a l’air de déranger. Pour un projet de recherche aussi anodin. D’après vous en tout cas…
Vincent – Excuse-moi d’être aussi terre à terre… Mais le labo fait une part importante de son chiffre sur les produits de traitement symptomatique du rhume. Ne me demande pas de sauter de joie à la perspective de voir notre chiffre d’affaires s’effondrer. Si encore c’était pour sauver la planète d’une épidémie mortelle.
Pierre – Oui… C’est ce que me dit aussi Delphine.
Vincent – Ce que j’aimerais, c’est que tu t’intéresses un peu plus à la cosmétologie. C’est là-dessus qu’on marge le plus. Les actionnaires sont à cran, en ce moment, Pierre. Il n’est pas non plus impossible qu’on me demande de couper des branches mortes…
Pierre – Ça ressemble à un préavis de licenciement…
Delphine – Bon… on ne va pas non plus passer la soirée à parler boulot.
Vincent – Désolé, Delphine. Alors de quoi on parle ?
Pierre – Non, mais c’est toi qui as raison… J’ai un peu abusé de ton amitié, depuis quelques années. Je ne peux pas te demander de financer des recherches qui apparemment n’intéressent que moi.
Vincent – Tu laisses tomber, alors ?
Pierre – Je me donne jusqu’à la fin du mois. Je voudrais expérimenter un dernier prototype de vaccin. Si ça ne donne rien j’abandonne, et je me consacre uniquement aux produits de beauté. Et à toi, ma chérie. C’est promis.
Delphine – Très bien… Alors on boit un verre, oui ou non ?
Vincent – On est là pour ça, non ?
Pierre – Tu viendras dîner avec nous ? J’ai réservé pour deux, mais je peux les rappeler…
Vincent – Pas ce soir, Pierre. Delphine a raison, je pense que ce n’est pas le bon moment…
Pierre – Alors toi tu t’en souvenais ? Delphine avait oublié, tu te rends compte ?
Vincent – Elle devait avoir autre chose en tête…
Pierre – Ma femme oublie la date de notre mariage, mais mon meilleur ami s’en souvient.
Vincent – J’étais ton témoin, après tout…
Pierre – C’est vrai.
Delphine (mal à l’aise) – Bon, alors qu’est-ce que vous prendrez comme apéritif ?
Noir
Une machine à expresso trône sur la table, à côté du matériel d’expérimentation et de la cage. Pierre, une tasse à la main, vérifie quelques résultats d’expérience. Delphine arrive, et aperçoit la machine à café.
Delphine – Tu as acheté une machine à expresso ?
Pierre – Oui… Il y a la même au labo, mais comme maintenant je travaille aussi à domicile…
Delphine – Je vois… Autant garder ses petites habitudes… (S’approchant de la machine) Elle marche avec des pièces ou avec des jetons ?
Pierre – C’est gratuit. Mais il y a une petite corbeille juste à côté. On met ce qu’on veut. C’est pour racheter des capsules. C’est tellement cher… (Elle lui lance un regard incrédule.) Je plaisante, évidemment…
Delphine – Bon… Et elles sont où, les capsules ?
Pierre – Dans la corbeille, justement.
Delphine – Je vais essayer de ne pas confondre avec une de tes préparations létales.
Pierre – Pour le matin, je te conseille Fortissimo. Ça réveillerait un mort.
Delphine – Merci du conseil.
Elle place la capsule et fait partir la machine.
Pierre – Je ne devrais peut-être pas te le dire, mais j’ai été un peu déçu par le dîner d’hier. (Elle lui lance un regard étonné) Non, mais je ne parle pas de… nous deux. Je parle de ce restaurant italien. C’était meilleur avant, non ?
Delphine – Avant ? Tu veux dire… avant qu’on se marie ?
Pierre – On y est quand même retourné quelques fois après, non ?
Delphine – Ce n’est pas le restaurant qui a changé, Pierre. C’est nous. On était jeunes. On était amoureux.
Pierre – On avait faim…
Delphine – Oui. On n’avait pas besoin de trois apéritifs pour se mettre un peu en appétit.
Pierre – D’ailleurs, on n’avait pas les moyens de se payer trois apéritifs.
Delphine – Ni même un seul.
Pierre (imitant un serveur) – Vous prendrez un apéritif ?
Delphine – Non, merci…
Pierre – Un quart de rouge, s’il vous plaît.
Delphine – Il faut qu’on parle, Pierre.
Pierre – Oui…
Delphine – Je n’ai pas toute la vie, tu sais… Je ne rajeunis pas…
Pierre – Moi non plus…
Delphine – Mais moi je suis une femme… Je ne peux pas attendre, Pierre. Je ne peux plus t’attendre. Et tu vois bien que nous deux…
Pierre – Je n’ai pas vu le blé empoisonné que tu as mis dans la cuisine.
Delphine – C’est que le rat l’a mangé.
Pierre – Pauvre Joséphine.
Delphine – C’est un rat de laboratoire. Pas un animal domestique.
Pierre – Oui, mais je lui avais administré mon sérum.
Delphine – Ton sérum ?
Pierre – Je veux dire mon vaccin.
Delphine – C’est vraiment un vaccin contre le rhume ?
Pierre – Quoi ?
Delphine – Ce que tu cherches. C’est vraiment un vaccin contre le rhume ?
Pierre – Tu sais ce que disait Picasso : « Je ne cherche pas, je trouve. » Parfois on cherche une chose, et on en trouve une autre.
Delphine – Ça marche aussi pour les gens, Pierre. Parfois on cherche quelqu’un… et on trouve quelqu’un d’autre…
Pierre se remet à chercher.
Pierre – Même morte, elle est bien quelque part cette pauvre bête…
Delphine – Je vais me préparer.
Pierre – Tu voulais qu’on parle.
Delphine – Pas maintenant. J’ai l’impression que tu as la tête ailleurs. Quand tu auras fait le deuil de ta Joséphine, peut-être…
Delphine sort.
Pierre – Malheureusement, je crois que je vais devoir trouver un autre cobaye. (Pierre aperçoit quelque chose dans la cage, il se lève et va voir) Non ? Joséphine ! Alors tu es revenue ? Et tu as l’air en pleine forme, ma belle ! C’est incroyable. Tu as survécu au dîner que t’a servi ma charmante épouse hier soir. Tu as de la chance. Le mien m’est un peu resté sur l’estomac. Allez viens, on va se remettre au boulot. Sacrée Joséphine… Je crois que tu n’as pas fini de nous étonner, toi…
Pierre sort en emportant la cage. Delphine revient. Elle finit son café. On sonne. Elle va ouvrir et revient avec Vincent.
Vincent – Alors, ce petit dîner en amoureux…?
Delphine – Je t’en prie, ce n’est vraiment pas le moment.
Vincent – Ce n’était déjà pas le bon moment hier. Ce sera quand le bon moment, exactement ?
Delphine – Je ne sais pas…
Il la prend dans ses bras.
Vincent – Je t’aime, Delphine. Et je n’en peux plus d’attendre.
Delphine – Moi non plus, je t’assure. Mais j’ai toujours détesté les scènes de ménage.
Il l’embrasse. Elle se laisse faire puis se dégage de son étreinte.
Delphine – Tu es fou… Il pourrait nous surprendre…
Vincent – Tant mieux. Ça nous éviterait des explications, non ?
Delphine – Pas comme ça, Vincent. On a quand même été mariés pendant… Je vais lui parler, je te le promets…
Vincent – Quand ?
Delphine – Quand ce sera le moment.
Vincent – Très bien, alors écoute : on va dire que c’est moi qui décide quand c’est le moment, d’accord ?
Delphine – D’accord.
Vincent – Et pour moi, le bon moment, c’est tout de suite. Tu m’aimes, oui ou non ?
Delphine – Bien sûr…
Vincent – Et lui ? Tu l’aimes encore ?
Delphine – Non, je te le jure…
Vincent – Alors si tu ne lui dis pas, c’est moi qui vais m’en charger.
Delphine – Je vais lui dire. Il vaut mieux que ce soit moi.
Vincent – D’accord. Mais tu lui dis maintenant. Je t’attendrai en bas, au café. Tu me rejoins avec ta valise quand tu lui as parlé, et ce soir tu dors à la maison.
Delphine – C’est promis.
Vincent – On viendra chercher le reste de tes affaires après.
Delphine – Tu as raison, il faut en finir.
Vincent – Je comprends que ce n’est pas facile pour toi. C’est une page qui se tourne. Mais pour nous, c’est une nouvelle vie qui commence.
Delphine – Je sais… Maintenant, va-t’en.
Vincent – Et si ça se passe mal, tu m’appelles, et je monte. OK ?
Delphine – OK.
Vincent part. Pierre revient. Il semble très agité.
Pierre (ailleurs) – Ah, tu es là… Je te croyais déjà partie…
Delphine – Cette fois, il faut vraiment que je te parle, Pierre… (Pierre farfouille nerveusement dans ses notes d’expériences.) Tu ne pourras pas toujours te défiler. Tu écoutes ce que je te dis ?
Pierre – Je crois que j’ai trouvé quelque chose.
Delphine – Comment ça, quelque chose ?
Pierre – Je te rappelle que je suis chercheur. Il arrive aussi que les chercheurs trouvent quelque chose. Même moi…
Delphine – Ton vaccin contre le rhume ?
Pierre – Mieux que ça, crois-moi.
Delphine – Contre la grippe, ça existe déjà. Tu es au courant ?
Pierre – Je n’ai jamais cherché un vaccin contre le rhume, Delphine. C’était un prétexte.
Delphine – Un prétexte ?
Pierre – Une couverture, si tu préfères. Pour qu’on me fiche la paix au labo.
Delphine – Tu n’as jamais cherché un vaccin contre le rhume ?
Pierre – Enfin si, au tout début, mais… J’ai vite compris que c’était un moyen pour… Une porte d’entrée sur…
Delphine – Tu pourrais terminer tes phrases ?
Pierre – Ce n’est pas facile à dire, crois-moi.
Delphine – Essaie toujours.
Pierre – La vie est une arnaque, Delphine.
Delphine – Si c’est ça, ta découverte… Ça ne valait vraiment pas la peine de consacrer autant d’années de ta vie à ces recherches…
Pierre – Les cellules contiennent un dispositif d’obsolescence programmée. Comme les machines à laver ou les fours micro-ondes.
Delphine – Tu n’es pas obligé de me parler comme à une débile, non plus. J’ai fait des études de médecine, moi aussi. Avant de devenir épicière…
Pierre – Je me suis servi du virus du rhume pour pénétrer dans les cellules et les réparer.
Delphine – C’est-à-dire ?
Pierre – J’ai trouvé le moyen de neutraliser ce dispositif génétique qui conduit les cellules à leur mort programmée.
Delphine – Tu veux dire que…
Pierre – Je crois que j’ai découvert le sérum de la vie éternelle.
Delphine est sidérée.
Noir
On retrouve Pierre, nerveusement affairé sur son matériel d’expérience, et vérifiant ses notes. Delphine le regarde, passablement agitée. Pierre lève enfin le regard vers elle et se met à faire les cent pas.
Delphine – Et tu es vraiment sûr !
Pierre – C’était le dernier essai dont je vous parlais hier. Sur Joséphine.
Delphine – Joséphine ? C’est qui, Joséphine ?
Pierre – Mon rat, tu sais bien…
Delphine – Ah oui, c’est vrai.
Pierre – Je lui ai administré mon sérum hier matin. Je viens de vérifier les résultats. Il n’y a absolument aucun doute. Le patrimoine génétique de ce rat a été modifié. Son ADN lui permet de vivre éternellement.
Delphine – Malheureusement, à cette heure-ci, il est sûrement déjà mort d’autre chose que de vieillesse. Il a bouffé tout mon blé empoisonné à l’arsenic…
Pierre – Attends… C’est ça qui est encore plus extraordinaire. Joséphine a survécu à cet empoisonnement. Elle est là en train de pédaler dans sa cage, regarde !
Delphine – En plus de vivre éternellement, elle serait aussi protégée contre toutes les causes de mort prématurée ?
Pierre – Oui, c’est une possibilité… En tout cas, on sait déjà qu’elle est résistante à l’arsenic…
Delphine (regardant la cage) – C’est vrai qu’elle a l’air en pleine forme. Pour un rat qui vient de bouffer une dose de poison suffisante pour tuer un homme de quatre-vingt kilos.
Le portable de Delphine sonne. Elle regarde le numéro, mais ne prend pas l’appel.
Pierre – Tu ne réponds pas ? C’est peut-être important…
Delphine – Important ? Tu plaisantes ! Qu’est-ce qui pourrait bien être important après ce que tu viens de me dire ? (Le téléphone continue de sonner.) Excuse-moi, j’envoie juste un SMS, pour être tranquille… (Elle envoie nerveusement un SMS, tandis que Pierre pianote lui aussi sur son portable.) J’ai du mal à réaliser toutes les implications d’une telle découverte…
Pierre – Oui, moi aussi.
Delphine – En tout cas, pour l’instant, il ne faut en parler à personne.
Pierre – Tu es la seule personne à qui j’en ai parlé.
Delphine – Même pas à Vincent ?
Pierre – Pas encore…
Delphine – Et tu es sûr du protocole ? Je veux dire, tu es certain de pouvoir le reproduire ?
Pierre – Oui, je pense… Il ne me reste que très peu de sérum. Ce que m’a laissé Joséphine. Mais en principe, je sais comment en fabriquer.
Delphine – Bien entendu, tu as noté tout ça quelque part ?
Pierre (montrant son crâne) – Tout est là… Je préfère…
Delphine – Ah bon ? Je ne sais pas si c’est très prudent.
Pierre – Pourquoi ça ?
Delphine – Je ne sais pas… Au cas où il t’arrive quelque chose…
Pierre – Justement. Vu l’importance de cette découverte, je me demande si d’être le seul à connaître la formule, ce n’est pas ma meilleure assurance-vie.
Delphine – Je vois… Tu préfères garder la recette secrète… Tu es une sorte de druide Panoramix, alors… Mais donc, tu sais comment en refaire, de ta potion magique ?
Pierre – Évidemment, ça me prendrait un peu de temps mais…
Delphine – Combien ?
Pierre – Je ne sais pas… Deux ou trois semaines… Un peu moins si on me donne les moyens nécessaires. Jusque-là je travaillais dans le salon…
Delphine – Une fois que la nouvelle sera lancée, on ne pourra plus l’arrêter. Elle se répandra comme une traînée de poudre.
Pierre – Quand un labo sort une nouvelle version de vaccin avec des effets secondaires, les gens sont prêts à se battre pour qu’on leur rende l’ancienne formule. Tu imagines ce que ce serait pour un sérum de vie éternelle…
Delphine – Ce serait l’émeute.
Pierre – C’est bien pour ça que je veux prendre le temps d’y réfléchir… Tu te rends compte ? Ça pourrait avoir des conséquences encore plus catastrophiques que celles de la bombe atomique.
Delphine – Tout de même, ce n’est pas exactement la même chose.
Pierre – Laisser les gens vivre éternellement, pour la planète, c’est bien pire que de les faire mourir prématurément, crois-moi.
Delphine – Et il t’en reste quelle quantité, exactement, de ce sérum ?
Pierre – Je ne sais… Pas beaucoup.
Delphine – Mais suffisamment pour le tester sur des êtres humains ?
Pierre – Ce n’est encore qu’un sérum expérimental.
Delphine – Qu’est-ce qu’on risque ? (Hystérique) À part de devenir immortels… Alors ?
Pierre – Pour deux personnes tout au plus.
Delphine – Deux personnes…
Pierre – Franchement, je ne sais pas quoi faire… J’y avais pensé, bien sûr, mais maintenant que c’est là…
Delphine – C’est toi qui as raison… Il ne faut pas se précipiter.
Pierre – D’un autre côté, ça ne va pas être facile de garder secrète une nouvelle pareille pendant très longtemps… Surtout quand j’en aurais parlé à Vincent…
Delphine – Mais tu ne lui as pas encore dit… ?
Pierre – Non.
Delphine – Il y a peut-être une solution d’attente.
Pierre – Quoi ?
Delphine – On reste les deux seuls à tester le produit !
Pierre – Nous deux ?
Delphine – Comme Pierre et Marie Curie pour le radium !
Pierre – Je ne te reconnais plus… Il y a encore une heure tu me disais que je perdais mon temps, que je ferais mieux de travailler sur des crèmes anti-âge, et maintenant tu veux faire le don de ta personne à la science.
Delphine – Tu me disais que tu travaillais sur un vaccin anti-rhume ! Pas sur un sérum de vie éternelle…
Pierre – Ouais, évidemment…
Delphine – Ce serait provisoire, bien sûr… On teste le produit sur nous. Et on voit ensuite. On prend le temps de réfléchir. On aurait tout notre temps. On serait immortels !
Pierre – Je ne sais pas… Même pour nous, il faut réfléchir aux conséquences…
Delphine – Quelles conséquences ?
Pierre – Les conséquences… de vivre pour toujours !
Delphine – Je prends le risque. On verra après.
Pierre – C’est une décision importante. Le processus est sans doute irréversible.
Delphine – Mais enfin, Pierre, on parle de ne jamais mourir et de rester éternellement jeune ! N’importe quelle femme serait prête à tuer pour ça !
Pierre – Oui… C’est bien ce qui m’inquiète…
On sonne.
Delphine – Qui ça peut être ?
Pierre – C’est Vincent.
Delphine – Comment tu le sais ?
Pierre – Je lui ai envoyé un SMS tout à l’heure pour lui demander de passer.
Delphine – Ah bon ? Pourquoi ?
Pierre – C’est mon patron ! C’est lui qui dirige le labo. Même si objectivement, j’ai fait cette découverte à titre privé, je suis sous contrat. D’un point de vue légal, tout ce que je trouve appartient à la boîte.
Delphine – Tu es sûr de ça ?
Pierre – C’est dans mon contrat, j’ai vérifié… (On sonne à nouveau.) Je vais ouvrir. On ne va pas le laisser à la porte… C’est moi qui lui ai dit de venir…
Pierre sort pour aller ouvrir et revient avec Vincent.
Pierre – Tu as fait vite, dis donc. Tu étais dans le coin ?
Vincent – J’étais en bas, au café. Alors, on en est où ?
Pierre – Ce n’est pas très facile à dire. Tu dois te demander pourquoi je t’ai dit de passer comme ça, en urgence…
Vincent – Je m’en doute un peu…
Pierre – Ah bon ? (À Delphine) Tu lui as déjà dit ? Le SMS, c’était ça ?
Delphine – Non… Enfin, si… Je crois que c’est un malentendu…
Vincent – Un malentendu ? Écoute Pierre, on est amis, c’est vrai. Et on travaille ensemble. Après dans la vie, il y a des moments où…
Delphine – Je crois que le plus simple, c’est que tu écoutes ce que Pierre a à te dire.
Vincent – Je suis là pour ça.
Pierre – Tu es sûr que tu ne préfères pas t’asseoir ?
Vincent – Ça va merci…
Delphine – Non parce que je te préviens, c’est du lourd.
Vincent – Bon, si on en finissait avec cette comédie ?
Pierre – Très bien, tu as raison. Alors voilà. Depuis des années, je te raconte que je travaille sur un vaccin anti-rhume.
Vincent – Oui…
Pierre – Et bien c’est faux.
Vincent – Tiens donc…
Pierre – Je travaillais sur un projet beaucoup plus ambitieux, qui vient d’aboutir aujourd’hui.
Vincent – Et qu’est-ce que tu as trouvé, Einstein ? Une lotion pour faire repousser les cheveux ?
Pierre – Un sérum de vie éternelle.
Vincent – C’est une blague ? Alors c’est pour ça que vous m’avez fait venir tous les deux ? Pour vous foutre de ma gueule ?
Pierre – Calme-toi, c’est sérieux, je t’assure.
Vincent – Et toi, tu ne dis rien ?
Delphine – Ce n’est pas une plaisanterie, Vincent.
Pierre – Tu sais que depuis que je fais de la recherche, ça a toujours été mon idée. Travailler sur le processus de sénescence des cellules, pour parvenir à le bloquer en changeant leur code génétique. Et je ne suis pas le seul à travailler là-dessus.
Vincent – Non… Mais personne n’y est encore parvenu.
Pierre – Eh bien moi oui…
Vincent – Toi ? Ici ? Dans ta salle à manger ?
Pierre – Le virus du rhume, c’était juste un cheval de Troie. Je l’ai modifié pour pouvoir entrer dans la cellule, bloquer certains processus et en activer d’autres. J’étais presque arrivé au bout quand tu m’as demandé d’arrêter mes recherches.
Vincent – Pourquoi tu ne m’as rien dit ?
Pierre – Je voulais être sûr que je tenais vraiment quelque chose. Et puis… je voulais prendre le temps de réfléchir. Prendre mes précautions…
Vincent – Tes précautions ?
Pierre – Je voulais protéger ma découverte. La mettre à l’abri. Avant de décider de ce que je voulais en faire. En conscience…
Vincent – En conscience ? Tu me dis que tu as trouvé le sérum de vie éternelle et tu me parles de conscience ?
Delphine – Science sans conscience n’est que ruine de l’âme…
Vincent – Le Pape François ?
Delphine – François Rabelais.
Pierre – Tu comprends que pour l’instant, tout ça doit rester entre nous trois.
Vincent semble commencer à y croire.
Vincent – Ce serait une découverte fantastique pour le labo, c’est sûr…
Delphine – Pour le labo ? Tu plaisantes ! Pas seulement pour le labo, Vincent. On parle de ne jamais mourir là. Mieux encore : de ne jamais vieillir. On ne parle pas de crèmes anti-âge ou ce genre de conneries…
Vincent – Tu as raison… C’est absolument énorme.
Delphine – Bravo, Pierre. Tu as toujours été le meilleur d’entre nous…
Vincent tique un peu.
Vincent – Tu as bien mis le protocole en sûreté, au moins ? Tout est au labo ?
Pierre – Tout est ici…
Vincent – Ici ?
Pierre – Tu m’as interdit de travailler là-dessus au labo !
Vincent – Il faut absolument qu’on fasse une communication sur le sujet, Pierre. Tout de suite. Qu’on dépose un brevet. Parce que si d’autres équipes sont aussi sur le coup.
Un temps.
Delphine – Pierre hésite à rendre publique sa découverte…
Vincent – Il hésite ?
Pierre – Ce truc-là, Vincent, ce n’est pas une simple découverte. Ce n’est pas une simple révolution. Tu te rends compte ? Vivre éternellement ! Ça changerait tout. Tout ! L’économie, la société, la philosophie, la religion…
Delphine – Quand on pense aux réactions qu’il y a eu pour l’immaculée conception in vitro. Vous imaginez un peu quand on va concurrencer l’Église sur la promesse de la vie éternelle.
Vincent – Et cette fois ici-bas, pas dans l’au-delà…
Pierre – Oui… C’est le risque, en effet… Qu’on devienne… des dieux.
Vincent – Moi, ça me va.
Pierre – Ce n’est pas si simple, Vincent. On parle d’une rupture totale de civilisation. Je ne suis pas sûr que le monde y soit prêt.
Vincent – Je comprends… C’est vrai qu’il faut prendre le temps de réfléchir avant de lâcher cette bombe atomique. Mais de là à… Et puis je te rappelle que cette découverte appartient aussi au labo.
Pierre – Je crois que tu ne saisis pas bien les enjeux, mon vieux.
Vincent – Je voulais juste te rappeler le cadre légal.
Pierre – Tu comptes me faire un procès pour récupérer le brevet, c’est ça ?
Vincent – Pourquoi pas ?
Delphine – Vu les lenteurs de la justice, il faudrait au moins être immortels pour espérer assister un jour au jugement.
Pierre – Quand je disais que tout était ici, Vincent, (montrant son crâne) je voulais dire que tout est là.
Vincent – Et si je te foutais mon poing sur la gueule pour t’aider à te rappeler qui a financé toutes tes recherches ?
Delphine – Enfin, calmez-vous ! C’est ridicule !
Pierre – Tu vois ? Ça commence. Je vais réfléchir, et je prendrai une décision en conscience. Mais ce n’est pas par la violence que tu obtiendras de moi le secret de la vie éternelle.
Delphine – Je ne pensais pas entendre un jour une telle phrase dans mon salon…
Vincent – Je vois… Tu es en négociation avec d’autres labos…
Pierre – Il ne s’agit pas de ça, Vincent. C’est un problème moral.
Vincent – Moral ? Depuis quand l’industrie pharmaceutique a quelque chose à voir avec la morale ?
Pierre – De toute façon, je te rassure, si je confie ma découverte à un labo, ce sera le tien.
Vincent – Ne me dis pas que tu envisages sérieusement de renoncer à exploiter cette découverte et à en priver le monde entier ?
Delphine – C’est vrai que ce serait un peu égoïste. Pense à moi, au moins… Enfin à nous…
Pierre – Si vous permettez, j’ai besoin d’un peu de calme pour faire le point…
Il sort.
Vincent – Tu crois vraiment qu’il peut faire ça ?
Delphine – Il y a des scientifiques qui travaillent là-dessus depuis longtemps… La vie éternelle… Personne n’y croyait, mais bon… Après tout… Oui, c’est possible.
Vincent – Ce que je te demandais, c’est si tu crois que cet abruti est assez con pour détruire le résultat de ses recherches ! Tu l’as entendu ! Il a tout dans la tête. Si tout à l’heure il a une crise cardiaque ou s’il se fait renverser par une voiture…
Delphine – C’est un idéaliste. Il l’a toujours été, tu le sais bien. Alors oui, il en est capable…
Vincent – Après tout ce que j’ai fait pour lui.
Delphine – N’exagère pas, tout de même… Tu couches avec sa femme et tu voulais le licencier…
Vincent – Et si on essayait de récupérer discrètement le sérum ? On pourrait le faire analyser…
Delphine – Je ne sais pas ce qu’il en a fait. J’imagine qu’il ne l’a pas laissé traîner. Tu l’as entendu ? Il a dit qu’il avait pris ses précautions…
Vincent – Ah, le fourbe…
Delphine – Et puis il a dit qu’il n’en restait presque pas. À peine pour le tester sur deux personnes.
Vincent – Ce serait suffisant pour nous deux…
Delphine – Oui…
Vincent – À moins qu’il préfère partager avec toi… Vous n’êtes pas en train de me faire un enfant dans le dos, au moins ?
Delphine – Si j’étais toi, j’éviterais d’utiliser ce genre d’expressions.
Vincent – Ah oui, c’est vrai… Excuse-moi…
Delphine – Tu crois que s’il savait pour nous deux, il aurait envie de partager avec nous ?
Vincent – Tu as raison… On ne lui dit rien pour l’instant…
Delphine – Tu vois que ce n’était pas le bon moment.
Vincent – Ça va… N’en rajoute pas, non plus.
Delphine – Alors qu’est-ce qu’on fait ?
Vincent – Il faudrait pouvoir le convaincre. Lui proposer quelque chose. Un deal.
Delphine – Tu sais bien que le pouvoir et l’argent, ça ne l’intéresse pas.
Vincent – Quoi alors ?
Delphine – Et si tu me laissais faire. Je le connais mieux que personne, je suis sa femme. Je t’appelle quand j’ai réussi à le convaincre.
Vincent – Pour vous réconcilier sur l’oreiller, et conclure un petit arrangement sur mon dos ? Pas question, je reste ici.
Pierre revient.
Vincent – Alors ça y est, tu as réfléchi ?
Delphine lui lance un regard noir, pour lui signifier son manque de finesse.
Delphine – En tout cas, je tenais à te dire combien je suis fière de toi. C’est vrai, à certains moments, j’ai douté. Mais au fond, je savais qu’un jour tu nous étonnerais tous.
Elle esquisse un geste d’affection. Cette fois, c’est Vincent qui lui lance un regard noir.
Vincent – Tu te rends compte ? C’est le Nobel assuré ! Sans parler de ce que ça peut nous rapporter… Ce truc-là, c’est le jackpot, mon vieux ! On a touché le gros lot !
Pierre – Je venais juste me faire un café.
Il fait partir la machine expresso.
Vincent – Tiens, c’est marrant, on a exactement la même au labo.
Pierre – Rassure-toi, je ne te l’ai pas volée non plus, ta machine expresso. J’en ai acheté une autre, c’est tout… Avec mon argent à moi… Celui avec lequel j’ai aussi financé mes recherches depuis que tu m’as demandé de ne plus les poursuivre au labo…
Pierre prend sa tasse et repart.
Delphine – Alors là, bravo ! Quelle finesse…
Vincent – Et toi ? Tu peux parler ! Tu serais prête à te prostituer pour obtenir de lui ce que tu veux !
Delphine – Et en plus, tu sais parler aux femmes… Me prostituer ? Je te rappelle que c’est mon mari !
Vincent – Un mari que tu voulais quitter il y a encore quelques heures…
Delphine (exaltée) – N’importe quelle femme ferait n’importe quoi pour rester éternellement jeune…
Vincent – N’importe quoi ? Même à me quitter ?
Delphine (avec un air très inquiétant) – Même à tuer.
Vincent – Tu commences à me faire peur, Delphine. Je te redécouvre, je t’assure…
Elle fait un effort sur elle-même pour se reprendre.
Delphine – Excuse-moi… (Elle a un geste tendre à son égard) Je crois qu’on est en train de devenir fous avec cette histoire…
Vincent – Il y a de quoi.
Delphine – Il faut qu’on se calme et qu’on réfléchisse.
Vincent – Il y en a peut-être assez pour trois, finalement ?
Delphine – Il a dit à peine pour deux. Et puis il s’agit d’un traitement encore expérimental. Qui n’a encore été testé que sur Joséphine.
Vincent – Joséphine ? C’est qui Joséphine ? Ne me dis pas que lui aussi, il a une maîtresse !
Delphine – C’est un rat.
Vincent – Un rat ?
Delphine – Son rat de laboratoire. Il est devenu immortel. J’ai essayé de l’empoisonner à l’arsenic, mais il résiste à tout !
Vincent – Je ne suis pas sûr d’avoir tout compris, mais bon…
Delphine – Je ferais peut-être mieux d’être la seule à le tester, ce sérum, parce que ça peut aussi être dangereux…
Vincent – Alors tu accepterais de servir de cobaye ? Quel courage. Et quelle générosité. Je ne t’ai pas toujours connue aussi engagée au service de la recherche…
Delphine – Il faudrait des années avant une éventuelle autorisation de mise sur le marché. On sera morts avant…
Vincent – Oui… Et puis il est probable que l’État aura son mot à dire. Tu imagines les conséquences si personne ne mourrait plus.
Delphine – On arrive déjà pas à payer les retraites.
Vincent – D’un autre côté, les actifs pourraient travailler éternellement…
Delphine – Tu as raison. Ça risque de ne pas être simple…
Ils réfléchissent un instant en silence.
Vincent – Quelle heure il est ?
Il regarde sa montre.
Delphine – À quoi tu penses ?
Vincent – Tout de suite, là ? Je pense que j’ai la dalle. J’avais commandé un croque-madame au café, mais je n’ai pas eu le temps de le manger…
Delphine – Au moins, tout ça ne te coupe pas l’appétit… Je vais aller faire quelques sandwichs.
Delphine sort. Pierre revient.
Vincent – Delphine est en train de nous préparer des sandwichs…
Pierre – Tu verras, ce n’est pas un cordon bleu, mais elle fait très bien les clubs-sandwichs.
Vincent – Excuse-moi pour tout à l’heure… Je me suis un peu emporté. Mais évidemment, une telle découverte, ça peut vite monter à la tête.
Pierre – Et à part ça, tu n’as rien d’autre à me dire ?
Vincent – Si… En fait si… J’ai quelque chose à te dire… Je voulais t’en parler depuis longtemps, mais…
Pierre – Je t’écoute…
Vincent – J’ai… Enfin, je suis…
Pierre – Oui ?
Vincent – Ce n’est pas facile à dire.
Pierre – Ne t’inquiète pas, je suis déjà au courant.
Vincent – Ah bon ?
Pierre – Tu me prends vraiment pour un con.
Vincent – Je ne suis pas sûr qu’on parle de la même chose.
Pierre – Je ne sais pas. Tu parles de quoi ?
Delphine revient par derrière et ils ne la voient pas.
Vincent – Je suis… Enfin… J’ai un cancer, voilà.
Pierre – Grave ?
Vincent – Ben oui. Tu en connais qui ne sont pas graves, toi ?
Pierre – Je suis vraiment désolé de l’apprendre. Si je peux faire quelque chose pour toi…
Vincent – En fait, d’après les médecins, je n’en ai plus que pour quelques mois…
Pierre – Ah merde…
Vincent – Un an, tout au plus. Alors tu comprends bien que dans l’état où je suis… N’importe quel médicament, même encore expérimental. Au pire, cela ne ferait qu’abréger mes souffrances de quelques semaines.
Pierre – Vraiment ?
Vincent – Tu sais que si on respecte les procédures légales pour ce qui est de l’expérimentation sur des êtres humains, on est partis pour des années.
Pierre – Oui, ce n’est pas faux.
Vincent – Je prends le risque, Pierre.
Pierre – Pour l’amour de la science, donc.
Vincent – Oui, on peut dire ça comme ça. Évidemment, si tu veux le tester avec moi.
Pierre – Merci…
Vincent – Je t’ai toujours soutenu, pas vrai ? Et entre nous, on n’aura pas trop de plusieurs vies pour la développer cette découverte. Tu es un scientifique. Un génie, on peut le dire.
Pierre – Je t’en prie.
Vincent – Mais tu n’es pas un gestionnaire. Tu auras besoin de quelqu’un pour t’épauler… Pour te protéger…
Delphine – Tu ne manques pas d’air !
Ils se retournent et comprennent que Delphine a tout entendu.
Vincent – Ah tu étais là…
Delphine – Ne l’écoute pas, Pierre. Il n’a jamais eu de cancer. Il est en pleine forme, ce salopard. Un véritable étalon.
Vincent – Qu’est-ce que tu en sais, d’abord ? Je pourrais très bien être malade, et ne pas te l’avoir dit.
Delphine – Je ne sais pas… Une intuition. Il paraît que ce sont les meilleurs qui partent en premier. Alors toi, avec ou sans sérum, tu es assuré de vivre encore très longtemps.
Vincent – Espèce de salope.
Pierre – Je te rappelle que tu parles de ma femme, là.
Vincent – Ta femme, oui. Parlons-en. Elle te trompe avec tout ce qui bouge, ta femme.
Delphine – Ah oui ? Et avec qui, par exemple ?
Vincent se rend compte qu’il a parlé trop vite.
Pierre – Oui avec qui ?
Delphine – Eh bien avec ton meilleur ami ! Tu sais ? Celui qui est atteint d’une grave maladie en phase terminale.
Vincent – Espèce de garce !
Pierre – Ça va, je ne vous dérange pas trop ? J’apprends que ma femme me trompe, et en plus je devrais assister à vos scènes de ménage ?
Vincent – Excuse-moi, Pierre. C’était une erreur. Enfin, je veux dire… un accident. C’est elle qui…
Delphine – C’est ça, je t’ai violé. J’ai profité de son état de faiblesse. Avec sa maladie, tu comprends…
Vincent – OK, je ne suis pas malade. Mais je suis volontaire pour un essai thérapeutique. Même si je dois y laisser ma peau…
Delphine – Tu as toujours eu l’esprit de sacrifice…
Vincent – Je t’assure que je voulais rompre. Je n’en pouvais plus de cette situation. J’étais venu pour ça, d’ailleurs. Pour qu’on en parle.
Delphine – Ben voyons…
Vincent – Reconnais que contrairement à elle, moi j’ai toujours cru en toi. Et je t’ai toujours soutenu.
Delphine – Tu parles. Il était venu pour t’annoncer qu’il partait avec ta femme et qu’il te virait du labo.
Pierre – Je suis déçu… Très déçu… Ma femme… Mon meilleur ami…
Delphine – Je t’assure que…
Pierre – Taisez-vous ! Tous les deux.
Vincent – Écoute, Pierre…
Pierre – Sortez. J’ai besoin d’un peu d’air. Laissez-moi respirer.
Les deux autres sortent, un peu penauds. Pierre attend qu’ils soient partis, puis se met à siffloter avec insouciance.
Pierre – Je te l’avais dit, Joséphine. Les gens sont bien pires que les rats… Toi, au moins, je peux te faire confiance. Tu te rends compte que cette garce voulait t’empoisonner ? Heureusement pour toi, j’ai réussi à récupérer ce blé à l’arsenic avant que tu en fasses ton quatre heures. (Il sort un sachet de sa poche et en verse le contenu dans un moulin à café) Je me demande quel goût ça peut avoir l’arsenic, mélangé avec du café équitable…
Il moud les grains de blé avec le café, avant de placer soigneusement le mélange dans une capsule qu’il a vidée auparavant. Il referme avec soin la capsule. Vincent et Delphine reviennent.
Vincent – Excuse-nous, mais… on préfère ne pas te laisser seul.
Delphine – On veut être sûrs que tu ne vas pas faire une bêtise.
Vincent – Un geste désespéré, sur un coup de colère, que tu pourrais regretter.
Pierre – Si j’en venais à commettre un geste désespéré, je ne pense pas que j’aurais l’occasion de le regretter, non ?
Delphine – On pensait plutôt à… la possibilité que tu effaces les traces de cette fantastique découverte.
Pierre – D’accord… Je me disais aussi… Mais après tout puisque vous êtes encore là, finissons en. Je vais vous dire ce que j’ai décidé.
Vincent – Nous t’écoutons, et nous respecterons ta décision, quelle qu’elle soit. N’est-ce pas Delphine ?
Delphine – Tout à fait.
Pierre – Il y a des années que je travaille sur ce projet. J’ai eu le temps de réfléchir aux conséquences que l’immortalité pourrait avoir sur l’humanité.
Delphine – Et… ?
Pierre – Je pense que ce serait un enfer…
Vincent – Un enfer ? Tu exagères.
Pierre – Sans parler des bouleversements économiques et sociaux, qui seraient considérables, il n’y aurait plus aucun renouvellement des générations. Pourquoi faire des enfants quand on vit pour toujours ?
Vincent – Moi, des enfants, je m’en suis très bien passé jusque là. Toi aussi, non ? Alors quel est le problème ?
Pierre – On sera tous condamnés à vivre dans un monde de vieux, enfermés dans des corps de jeunes. Un monde sclérosé, où l’évolution n’aura plus aucune place.
Vincent – L’évolution, ça n’a pas que du bon. Surtout quand on évolue vers le pire.
Pierre – Non. La vie doit rester un cercle. Un cycle, si vous préférez. Pas une ligne droite infinie qui ne saurait conduire nulle part.
Delphine – Ça va te surprendre, Pierre, mais je ne suis pas loin de partager ton avis.
Vincent – Ah bon ?
Delphine – C’est pourquoi je pense qu’il vaut mieux garder cette découverte secrète, et la tester sur nous-mêmes. On aura tout le temps de réfléchir après à ce qu’on veut en faire.
Pierre – Non, Delphine. Vivre pour toujours, ce serait une condamnation à perpétuité. Même pour nous.
Vincent – À ce compte-là, moi je suis d’accord pour prendre perpète.
Pierre – Évidemment, comme ça, ça paraît merveilleux. Mais imaginez un peu ce que ça donnerait quand tous ceux qu’on connaît seront morts.
Delphine – Personnellement, je ne suis pas sûre d’en regretter tant que ça…
Vincent – Je te rejoins là-dessus.
Pierre – La plupart des gens, arrivés à la soixantaine, n’ont presque plus aucune envie. Plus aucune famille. Plus aucun ami.
Delphine – Parle pour toi.
Pierre – À quatre-vingts ans, en général, ils en ont assez de la vie.
Vincent – Pas tous…
Pierre – À cent ans, ils n’attendent plus que la mort qui leur donnera la délivrance. Alors imaginez le degré de lassitude après deux ou trois cents millions d’années.
Delphine – Deux ou trois cents millions ? J’ai l’impression d’avoir gagné au loto… Je m’en contenterais, je t’assure. Même si je devais mourir au bout de ce temps-là dans d’atroces souffrances.
Vincent – Et puis si les gens en ont marre de la vie, c’est parce qu’ils sont vieux et en mauvaise santé.
Delphine – Ton rat, lui, il a même survécu à l’arsenic !
Vincent – Quand on en aura marre, on pourra toujours se suicider !
Pierre – À l’arsenic ?
Silence.
Delphine – Bon, alors qu’est-ce que tu as décidé ?
Pierre – On joue aux apprentis sorciers, là. On touche à des choses qui ne sont pas du ressort des pauvres mortels que nous sommes. Quand l’homme veut égaler les dieux, ça se termine toujours mal. Les Grecs, qui ont inventé la tragédie, l’avaient déjà très bien compris…
Vincent – Et en français, qu’est-ce que ça donne ?
Pierre – Je vais détruire ce sérum, et personne ne l’utilisera. Seule Joséphine sera immortelle sur cette terre. Ceci dit, elle pourrait aussi évoluer. Avec le temps. Allez savoir, vous avez peut-être devant vous la prochaine divinité devant laquelle nos lointains successeurs se prosterneront un jour.
Delphine – Mais tu es complètement dingue !
Pierre – J’ai toujours pensé que ce n’était pas Dieu qui avait créé l’Homme… mais que l’Homme finirait par créer Dieu.
Vincent – Ou alors, il se fout de nous…
Pierre – Vous aviez dit que vous respecteriez ma décision… quelle qu’elle soit.
Delphine – On ne te laissera pas faire ça.
Vincent – Il est où, ce sérum ?
Pierre – Vous ne le trouverez pas. Il est caché dans un endroit où vous ne pourrez jamais le trouver.
Vincent – Que tu dis…
Delphine – Sois raisonnable, Pierre. Si toi tu as fait cette découverte, un jour ou l’autre, quelqu’un d’autre y arrivera.
Vincent – C’est vrai. Tu n’es pas un tel génie, non plus !
Delphine – Alors autant que ce soit toi qui restes dans l’histoire comme celui qui a apporté à l’Homme la vie éternelle. De son vivant.
Vincent – Bon allez, assez plaisanté. Il est où ce sérum ?
Pierre – Tu ne l’auras pas.
Vincent – Ça fait des années que je te paye pour rien. Maintenant, c’est le moment de rembourser…
Delphine – Sois raisonnable, Pierre.
Vincent – On va lui faire la peau. De toute façon, il n’y a pas de sérum pour trois, il l’a dit lui-même.
Delphine – Tu as raison. On va la garder pour nous cette découverte. Ça sert à quoi d’être immortels, si tout le monde l’est aussi ?
Vincent – Tu vas nous dire où elle est, ta potion magique. Et tu vas nous dire comment tu la fabriques.
Il s’avance, menaçant. Pierre sort un revolver. Vincent a un mouvement de recul.
Pierre – Je savais que ça pourrait se terminer comme ça. Je vous ai prévenus. J’ai pris mes précautions.
Delphine – Mais c’est mon revolver !
Vincent – Tu as un revolver, toi ?
Delphine – Celui de la pharmacie. C’est toi qui m’as conseillé d’en acheter un après mon troisième braquage.
Vincent – Ah oui, c’est vrai… mais je ne pensais pas que tu le ferais…
Delphine – Je croyais qu’on me l’avait volé. En fait, je ne me trompais pas.
Pierre – Je l’ai pris quand je suis passé te voir, la semaine dernière, pour déjeuner avec toi.
Delphine – Alors c’était pour ça. Ça m’étonnait, aussi, cette visite surprise. Ça ne te ressemblait pas.
Vincent – Allez, Vincent, ce n’est pas sérieux. Qu’est-ce que tu comptes faire ? Nous tuer tous les deux ?
Pierre – Pas si je peux éviter. Mais s’il faut en passer par là pour que le monde ne bascule pas dans l’apocalypse.
Vincent – Tu te prends pour Jésus-Christ, maintenant ? Lui aussi, il promettait la vie éternelle.
Pierre – Et lui non plus n’a pas tenu ses promesses.
Delphine – Allez, tout le monde va se calmer. Je crois qu’on a un peu perdu l’esprit, tous les trois…
Pierre – Arrête ton baratin. Je sais à quoi m’en tenir maintenant sur ton compte. Ça fait combien de temps que ça dure, entre vous ?
Delphine – Cinq ans.
Vincent – Tu étais vraiment obligée de lui dire ça ?
Delphine – Non mais par intermittence, je t’assure.
Vincent – Fais gaffe quand même, ça part tout seul ces engins-là. Et tu ne dois pas avoir beaucoup l’habitude.
Pierre – Ne t’approche pas, et tout ira bien. D’ailleurs, vous allez sortir d’ici tous les deux. C’est bien ce que vous vous vouliez, non ? Eh bien voilà. Vous voyez, j’ai les idées larges. Je vous rends votre liberté. Je vous laisse partir ensemble. Soyez heureux jusqu’à la fin de vos jours. Vous avez ma bénédiction. Et mon extrême-onction…
Delphine – Ça ne va pas se terminer comme ça, Pierre ?
Pierre – Pourquoi ? Tu as autre chose à me proposer ? Un ménage à trois, peut-être ?
Delphine – Mais tu seras tout seul, mon chéri. Pour toujours.
Pierre – Tu avais déjà oublié notre anniversaire de mariage, et tu voudrais qu’on soit mariés pour l’éternité ?
Delphine – Écoute, il y a quelque chose que je ne t’ai pas dit.
Pierre – Quoi encore ?
Delphine – Je suis enceinte.
Pierre – De moi ?
Delphine – Oui. J’en suis sûre.
Vincent – Super… Tu m’avais pourtant juré que…
Pierre – Alors je vais être papa ?
Surpris, Pierre glisse, trébuche, et laisse tomber le revolver. Vincent le ramasse, et le braque aussitôt sur Pierre.
Vincent – Assez plaisanté. Maintenant, tu vas nous dire où il est, ce sérum.
Pierre – OK… Mais il y a une chose que je ne vous ai pas dite.
Vincent – Quoi encore.
Pierre – J’en ai déjà absorbé une dosette.
Delphine – Une dosette ?
Pierre – Il n’en reste plus qu’une.
Vincent – Enfoiré.
Delphine – Et s’il disait ça pour nous diviser ?
Vincent braque le revolver sur elle.
Vincent – Et bien ce serait réussi…
Delphine – Tu ne vas pas faire, ça, Vincent ! Souviens-toi que je porte ton enfant…
Vincent – Il change de père toutes les cinq minutes, ce gosse. Est-ce que tu sais toi-même de qui il est ? De toute façon, je n’ai jamais eu la fibre paternelle… Alors, il est où ce sérum. C’est quoi cette cachette secrète qu’on ne pourrait jamais trouver ?
Pierre – Les capsules de Nespresso, dans la corbeille.
Vincent – Tu te fous de ma gueule.
Pierre – Non.
Vincent – Je te préviens, même si tu es immortel, tu n’es pas à l’épreuve des balles.
Pierre – Va savoir… Le rat a bien survécu à l’arsenic…
Vincent se rapproche de la corbeille.
Vincent – Laquelle ?
Pierre – Café équitable.
Vincent – Qu’est-ce qui me dit que tu ne mens pas ?
Pierre – Qu’est-ce que tu risques ? Au pire, tu auras bu un bon café, et tu auras fait un geste en faveur des pauvres paysans qui le cultivent en Amérique Centrale.
Vincent met la capsule dans la machine, et la met en route.
Vincent – J’espère pour toi que tu dis vrai…
Pierre – Ça… Tu le sauras dans une cinquantaine d’années.
Le café passe.
Vincent – Je peux te le dire, maintenant. Je t’ai toujours détesté.
Pierre – Dis plutôt que tu as toujours été jaloux de moi. C’est pour ça que tu tenais absolument à avoir Delphine, non ?
Vincent – Toi, le premier de la classe. Toi, l’idéaliste. Oui, c’est comme ça que tu l’as séduite. Mais elle a fini par se lasser de vivre avec un looser.
Pierre – J’ai trouvé le sérum de l’éternelle jeunesse…
Vincent – Oui, mais tu n’as jamais été capable de lui faire un enfant.
Pierre – Va savoir…
Vincent – Voilà, quand le café est passé, il faut le boire…
Vincent s’apprête à boire.
Delphine – Je t’en supplie, laisse m’en un peu ! Tu me disais que tu m’aimais.
Vincent – Ça c’était avant… À moi ce nectar des dieux.
Il pose imprudemment le revolver pour boire la tasse, elle s’en saisit, et le pointe vers lui.
Delphine – Pose cette tasse tout de suite, si tu ne veux pas avoir une vie plus courte que prévue.
Vincent repose prudemment la tasse.
Vincent – D’accord… Mais fais attention avec ça…
Delphine – Éloigne-toi.
Delphine se rapproche de la tasse. Vincent tente une man?uvre pour l’intercepter.
Vincent – Tu ne vas tirer sur le père de ton enfant…
Elle tire à bout portant. Il s’effondre.
Pierre – Qu’est-ce que tu as fait ?
Delphine – Je l’avais prévenu. C’était lui ou moi.
Elle pose le revolver et boit la tasse avec avidité.
Pierre – Et bien voilà. Maintenant nous sommes à nouveau réunis. Jusqu’à ce que la mort nous sépare. Et comme nous sommes immortels…
Delphine – Elle a un goût amer, cette potion.
Pierre – C’est un médicament.
Delphine – C’est efficace au bout de combien de temps ?
Pierre – Une dizaine de minutes.
Delphine – Alors ça y est ? On est éternels tous les deux.
Pierre – Comme notre amour.
Delphine – Je t’aimais vraiment, tu sais… Au début. Avec le temps, j’ai fini par me lasser. Si on avait eu un enfant, peut-être…
Pierre – C’est ballot. Tu ne m’aimes plus, nous voilà mariés pour toujours, et on n’est même pas capable de faire un enfant.
Delphine – Je suis déjà enceinte.
Pierre – Et quand il sera grand, tu lui diras quoi ? Que tu as tué son père ?
Delphine – Je ne suis pas obligée de le garder.
Pierre – D’accord.
Delphine – Et puis on n’est pas obligés de rester ensemble non plus.
Pierre – L’immortalité, ça crée des liens, tu sais. Pourquoi tu crois que les dieux grecs vivaient entre eux sur le Mont Olympe ?
Delphine – Eux aussi, ils faisaient parfois quelques entorses, pour venir se mélanger avec le commun des mortels.
Pierre – Au début, peut-être. Mais dans quelques centaines de millions d’années ? Quand l’homme aura disparu de cette terre en tant qu’espèce. Ou qu’il se sera transformé en autre chose. On ne sera plus que tous les deux de la même engeance. Pour l’éternité.
Delphine – On sera les nouveaux Adam et Ève. Pour toujours…
Pierre – Mais notre paradis pourrait bien être un éternel enfer.
Delphine (grimaçant) – Je ne me sens déjà pas très bien.
Pierre – C’est normal. Il y a toujours des effets secondaires. Et puis c’est un médicament expérimental.
Delphine – Toi tu y as bien survécu, non ?
Pierre – Oui…
Delphine – Tu crois que j’irai en prison pour avoir tué Vincent ?
Pierre – Qu’est-ce que tu risques ? Même condamnée à perpétuité, tu finiras bien par sortir un jour. Les gardiens seront morts avant toi.
Delphine – Tu as raison.
Delphine éternue.
Pierre – À tes souhaits…
Delphine – C’est le premier rhume que j’attrape de ma vie.
Pierre – Ça ne te réussit pas, l’immortalité…
Delphine – Maintenant, tu vas pouvoir te remettre sur ton vaccin anti-rhume.
Pierre – Je n’ai jamais arrêté, Delphine.
Delphine – Quoi ?
Pierre – Tu as vraiment cru à cette histoire d’élixir de jouvence ?
Delphine – Je ne me sens vraiment pas bien.
Pierre – C’est normal. Ce que tu viens d’absorber, c’est l’arsenic que tu destinais à Joséphine.
Delphine – Non…
Pierre – Pour la vie éternelle, c’est râpé. Mais il te reste toujours le repos éternel. Si Dieu te pardonne ton crime.
Delphine – Quoi ?
Pierre – Je n’ai rien découvert du tout, Delphine. Moi aussi je mourrai dans quelques années. Mais ma vengeance a fonctionné au-delà de toutes mes espérances.
Delphine – Alors tu savais pour Vincent et moi ?
Pierre – Tu me prends vraiment pour un imbécile…
Delphine – Tu mourras en prison… Ce sera ma vengeance à moi.
Pierre – Que veux-tu ? La vie est une comédie qui se termine toujours mal.
Delphine – Dis-moi que ce n’est pas vrai… Tu ne m’as pas empoisonnée ! Tu n’as pas empoisonné ta femme ?
Pierre – Tu me trompes depuis cinq ans.
Delphine – Pour toi, en tout cas, ce sera la perpétuité.
Pierre – Pas forcément.
Delphine – Et comment tu comptes t’en tirer ?
Pierre – Je vais te raconter ce qui s’est passé. Ça va te plaire, tu verras, c’est très romantique : elle tire sur son amant et s’empoisonne après.
Delphine – Tu crois les flics assez cons pour gober ça ?
Pierre – C’est ton revolver. Et c’est toi qui as pris à la pharmacie l’arsenic avec lequel tu viens de t’empoisonner.
Delphine – Tu es le diable en personne…
Pierre – À défaut d’être un dieu…
Delphine – Et en plus, tu es un chercheur minable. Finalement, je ne m’étais pas trompée sur ton compte. Tu n’as rien trouvé du tout, même pas un vaccin contre le rhume. Tu es vraiment un looser…
Vincent a un soubresaut d’agonie.
Pierre – Va savoir… Ce labo va avoir besoin d’un nouveau directeur… Lui qui voulait me virer, je vais prendre sa place…
Delphine éternue.
Pierre – À tes souhaits…
Delphine – Merci.
Delphine s’effondre.
Pierre – Et voilà… La messe est dite. Tu vois, Joséphine. Les histoires d’amour finissent souvent très mal. Allez, sois bien sage. Je laisse la porte de la cage ouverte, et il y a des sandwichs dans la cuisine, au cas où ça s’éterniserait un peu. Je vais raconter ce drame passionnel au commissariat. Ça devrait leur suffire. Et puis si par malheur je n’échappe pas à la perpétuité, tu m’accompagneras en prison. Les cages, tu as l’habitude.
Il sort. Vincent fait un mouvement pour se relever. Delphine aussi. Mais ils s’effondrent à nouveau.
Noir
L’auteur
Né en 1955 à Auvers-sur-Oise, Jean-Pierre Martinez monte d’abord sur les planches comme batteur dans divers groupes de rock, avant de devenir sémiologue publicitaire. Il est ensuite scénariste pour la télévision et revient à la scène en tant que dramaturge. Il a écrit une centaine de scénarios pour le petit écran et une soixantaine de comédies pour le théâtre dont certaines sont déjà des classiques (Vendredi 13 ou Strip Poker). Il est aujourd’hui l’un des auteurs contemporains les plus joués en France et dans les pays francophones. Par ailleurs, plusieurs de ses pièces, traduites en espagnol et en anglais, sont régulièrement à l’affiche aux États-Unis et en Amérique Latine.
Pour les amateurs ou les professionnels à la recherche d’un texte à monter, Jean-Pierre Martinez a fait le choix d’offrir ses pièces en téléchargement gratuit sur son site La Comédiathèque (comediatheque.net). Toute représentation publique reste cependant soumise à autorisation auprès de la SACD.
Pour ceux qui souhaitent seulement lire ces ?uvres ou qui préfèrent travailler le texte à partir d’un format livre traditionnel, une édition papier payante peut être commandée sur le site The Book Edition à un prix équivalent au coût de photocopie de ce fichier.
Pièces de théâtre du même auteur
Alban et Ève, Apéro tragique à Beaucon-les-deux-Châteaux, Au bout du rouleau, Avis de passage, Bed and breakfast, Bienvenue à bord, Le Bistrot du Hasard, Le Bocal, Brèves de trottoirs, Brèves du temps perdu, Bureaux et dépendances, Café des sports, Cartes sur table, Come back, Le Comptoir, Les Copains d’avant… et leurs copines, Le Coucou, Coup de foudre à Casteljarnac, Crash Zone, Crise et châtiment, De toutes les couleurs, Des beaux-parents presque parfaits, Dessous de table, Diagnostic réservé, Du pastaga dans le Champagne, Elle et lui, monologue interactif, Erreur des pompes funèbres en votre faveur, Eurostar, Flagrant délire, Gay friendly, Le Gendre idéal, Happy hour, Héritages à tous les étages, L’Hôpital était presque parfait, Hors-jeux interdits, Il était une fois dans le web, Le Joker, Ménage à trois, Même pas mort, Miracle au couvent de Sainte Marie-Jeanne, Les Monoblogues, Mortelle Saint-Sylvestre, Morts de rire, Les Naufragés du Costa Mucho, Nos pires amis, Photo de famille, Le Pire village de France, Le Plus beau village de France, Préhistoires grotesques, Primeurs, Quatre étoiles, Réveillon au poste, Revers de décors, Sans fleur ni couronne, Sens interdit – sans interdit, Série blanche et humour noir, Sketchs en série, Spéciale dédicace, Strip poker, Sur un plateau, Les Touristes, Un boulevard sans issue, Un cercueil pour deux, Un mariage sur deux, Un os dans les dahlias, Un petit meurtre sans conséquence, Une soirée d’enfer, Vendredi 13, Y a-t-il un pilote dans la salle ?
Toutes les pièces de Jean-Pierre Martinez sont librement téléchargeables sur son site :
www.comediatheque.net
Ce texte est protégé par les lois relatives au droit de propriété intellectuelle.
Toute contrefaçon est passible d’une condamnation
allant jusqu’à 300 000 euros et 3 ans de prison.
Paris – Octobre 2017
© La Comédi@thèque – ISBN 978-2-37705-109-0
Ouvrage téléchargeable gratuitement