– Cosas del Azar (español) – Coisas do acaso (português) |
Une comédie de Jean-Pierre Martinez
1 homme / 2 femmes
Au Bistrot du Hasard, Thelma et Louise, en panne de voiture, croisent Paul et le fantôme de Virginie. Drôle d’endroit pour une drôle de rencontre, aux allures de retrouvailles et de règlements de comptes. Car le hasard ne fait pas toujours bien les choses…
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Le Bistrot du Hasard
Au Bistrot du Hasard, Thelma et Louise, en panne de voiture, croisent Paul et le fantôme de Virginie. Drôle d’endroit pour une drôle de rencontre, aux allures de retrouvailles et de règlements de comptes. Car le hasard ne fait pas toujours bien les choses…
Personnages
Louise
Thelma
Un bar au décor assez sommaire. Au centre un comptoir, et devant trois tables avec chacune sa chaise. Au-dessus du comptoir, une enseigne : Le Bar Hasard. Une femme arrive. Ne connaissant visiblement pas l’endroit, elle est en outre étonnée de le trouver désert. Elle fait quelques pas, et toussote pour signaler sa présence.
Louise (timidement) – Il y a quelqu’un ? (Elle fait quelques pas supplémentaires, avant de répéter, plus fort.) Il y a quelqu’un ? Apparemment, il n’y a personne… Voilà que je me mets à parler toute seule, maintenant… (Elle hésite un peu, puis s’assied à l’une des tables, avant de sortir son portable et de regarder l’écran.) Toujours pas de réseau… (Relevant la tête et regardant autour d’elle) C’est quoi, ce trou ? (Elle se dirige vers le comptoir.) Il doit bien y avoir un téléphone, dans ce bistrot… (Elle regarde sur le comptoir, mais ne voit rien, et soupire.) Je prendrais bien un café, au moins… C’est dingue ! N’importe qui pourrait entrer ici et se barrer avec la caisse… (Elle avise une bouteille et trois verres posés sur le comptoir.) Je peux toujours prendre un petit remontant en attendant… (Elle se sert un verre, qu’elle avale cul sec, en manquant de s’étrangler.) Ouah… C’est plutôt le genre agricole… (Ragaillardie, hurlant presque) Il y a quelqu’un ? Ce n’est pas vrai, il y a sûrement un téléphone quelque part…
Elle passe derrière le comptoir et, farfouillant dans les étagères, laisse tomber un portrait dans un cadre. Elle se baisse pour le ramasser, disparaissant ainsi à la vue des spectateurs. Une deuxième femme entre. Ne voyant personne, elle fait le même manège que la première, mais plus énergiquement.
Thelma (hurlant) – Il n’y a personne ? (L’autre femme, surprise, émerge de sous le comptoir avec le portrait à la main, l’air ahurie.) Ah, bonjour ! J’ai cru qu’il n’y avait personne. Je vais prendre un café, s’il vous plaît.
Louise – Ah, non… C’est-à-dire que…
Thelma – Non mais ça ne fait rien, un thé si vous préférez… Vous avez un téléphone ? Il n’y a pas de réseau, chez vous…
Louise – Oui, je sais… Non, mais… C’est un malentendu… Je ne suis pas la patronne…
Thelma – Bon, mais… vous pouvez quand même me servir un café… ou un thé ?
Louise – Je ne suis pas non plus la serveuse… Je suis une cliente, comme vous.
Thelma – D’accord… Et… qu’est-ce que vous faites derrière ce comptoir, alors ?
Louise – Je cherchais un téléphone, justement.
Thelma – Et vous l’avez trouvé ?
Louise – Non…
Thelma – Bon… Et la patronne, elle est où ?
Louise – Aucune idée…
Thelma – Aucune idée ?
Louise – Comment voulez-vous que je le sache ?
Thelma – Je ne sais pas… Vous venez de dire que vous n’étiez pas la patronne. Donc vous savez déjà qu’il y a une patronne.
Louise – Mais pas du tout ! Je voulais simplement dire que la patronne, ce n’était pas moi. Mais je ne sais pas… La patronne… C’est peut-être un patron…
Thelma – Je vois… Donc, en somme, vous n’êtes pas de la maison…
Louise – Voilà…
Thelma – Comme je vous ai vue derrière le comptoir…
Louise – Bon, on ne va pas y passer la nuit, non plus.
Thelma – J’espère… Je suis crevée…
Louise – Oui, moi aussi…
Thelma – Non, je veux dire, je suis crevée… J’ai crevé. Crevé un pneu. Enfin, deux, plus exactement. Sur la nationale, là… Bon, je ne sais pas ce que c’est. Certainement pas une nationale. Une départementale, peut-être. Et encore. Un chemin vicinal, plutôt. Bref, j’ai crevé sur la route. Et figurez-vous que je n’ai qu’une roue de secours.
Louise – Ah, vous aussi ?
Thelma – Ben, oui… On a beau être prudent… En général, personne ne se trimbale avec deux ou trois roues de secours dans son coffre, non ?
Louise – Non, je veux dire, vous aussi, vous êtes en panne ? Parce que moi aussi j’ai crevé.
Thelma – Vous avez crevé un pneu ?
Louise – Trois.
Thelma – Non ? Vous aussi ?
Louise – C’est ce que je me tue à vous dire.
Thelma – Ok… Et vous avez appelé un dépanneur ?
Louise – Ben… Comme vous disiez… Il n’y a pas de réseau ! Et je n’ai pas trouvé de téléphone fixe…
Thelma – Je vois…
Louise – Je ne sais pas ce qu’on va devenir… Encore heureux que vous aussi, vous avez crevé…
Thelma – Vous trouvez ?
Louise – Non, je veux dire… Au moins, je ne suis pas toute seule… Et vous non plus…
Thelma – Bon, restons calmes… Quelqu’un va bien finir par arriver…
Louise – Si vous le dites…
Thelma – C’est un café, non ? Et la porte est ouverte.
Louise – Oui… (Regardant l’enseigne) Le Bar Hasard… Drôle de nom pour un bistrot. Je ne sais pas si c’est très bon signe…
Thelma – Vous savez changer une roue, vous ?
Louise – Oui, quand même… Enfin, je crois… Je ne l’ai jamais fait, mais bon… Ça ne doit pas être très compliqué… Malheureusement, comme vous dites… Quand on n’a qu’une roue de secours, et plusieurs pneus crevés…
Thelma – C’est dingue…
Louise – La loi des séries…
Thelma – Cinq pneus crevés en cinq minutes, ce n’est plus la loi des séries… Et je ne crois pas au hasard…
Louise – Vous voulez dire que…
Thelma – Quelqu’un a dû placer des clous sur la route, ce n’est pas possible autrement… Ou des tessons de bouteilles…
Louise – Mais… pourquoi ?
Thelma – Est-ce que je sais, moi ! Peut-être un garagiste, pour augmenter son chiffre d’affaires…
Louise – Dans ce cas, c’est bizarre qu’il ne soit pas déjà là pour prendre les commandes…
Thelma – Qui ?
Louise – Le garagiste ! Et puis je n’ai vu aucun garage dans le coin, et vous ?
Thelma – Non… D’ailleurs, dans le coin, il n’y a pas grand chose…
Louise – Vous vous souvenez de ce film, L’Auberge rouge, avec Fernandel ?
Thelma – Non… Et je déteste Fernandel.
Louise – Vous voulez que je vous raconte ?
Thelma – Je préfère autant pas, non…
Louise – Mais si ! L’histoire d’une famille de nobles qui tiennent des chambres d’hôtes dans leur château en ruine. Ils sont en cheville avec le garagiste du coin, qui leur envoie des clients en s’arrangeant pour que les voyageurs de passage tombent en panne.
Thelma – C’est Le Diable par la queue.
Louise – Quoi ?
Thelma – Ce film-là ! Ce n’est pas L’Auberge rouge, c’est Le Diable par la queue, avec Yves Montand.
Louise – Ah, oui, peut-être…
Thelma – Remarquez, en ce qui nous concerne, je préfère autant…
Louise – C’est vrai que je ne suis pas très cinéphile… Au fait, je ne me suis pas présentée. (Lui tendant la main) Louise.
Thelma (lui serrant la main) – Thelma.
Louise – Bon… Alors qu’est-ce qu’on fait ?
Thelma – Je ne sais pas… On attend, je suppose… Qu’est-ce qu’on peut faire d’autre ?
Thelma fait le tour de la pièce, et s’arrête devant une porte (qu’on ne voit pas forcément). Elle essaie d’ouvrir.
Thelma – Il y a une porte, mais elle est fermée…
Louise – On pourrait marcher jusqu’au prochain village…
Thelma – Le village le plus proche, je ne sais pas à combien de kilomètres il est… Et avec mes talons…
Louise – Et puis il va bientôt faire nuit…
Thelma regarde autour d’elle.
Thelma – C’est curieux, j’ai un drôle de pressentiment.
Louise – Vous voulez dire… un mauvais pressentiment.
Thelma – J’ai l’impression de connaître déjà cet endroit.
Louise – Ah oui…?
Thelma – De l’avoir connu autrefois, si vous préférez. Il y a très longtemps.
Louise – Vous voulez dire… dans une autre vie ?
Thelma – Du temps où il y avait une patronne, en tout cas.
Louise – Ou un patron…
Thelma s’approche du comptoir.
Thelma (apercevant le portrait) – C’est quoi, cette photo ?
Louise – Un portrait… Je crois que j’ai cassé le verre… Je vais me faire engueuler par la patronne…
Thelma prend le portrait et l’examine.
Thelma – C’est bizarre…
Louise – Ne me dites pas ce portrait vous rappelle aussi quelque chose, parce que ça commence à devenir flippant…
Thelma – Je ne sais pas… Ce n’est pas seulement la photo… C’est un air de déjà vu… Le sentiment d’avoir déjà vécu cette situation…
Louise – Comment ça ?
Thelma – Ça ne vous est jamais arrivé ? L’impression de jouer dans un film que vous avez déjà vu. Sans réussir à vous souvenir de la fin.
Louise – J’espère qu’il finissait bien, votre film…
Thelma – Je ne sais pas…
Louise – Bon ben je vais reboire un coup, moi. (Elle prend la bouteille et se sert un verre.) Vous en voulez ?
Thelma – Qu’est-ce que c’est ?
Louise – Aucune idée. On demandera combien on doit quand la patronne arrivera.
Thelma – Ok.
L’autre lui sert un verre. Elles trinquent.
Louise – Allez… On ne va pas se laisser abattre pour un pneu crevé.
Thelma – Vous avez raison.
Louise – Même si en l’occurrence, à nous deux, ça fait cinq…
Elles vident leurs verres cul sec.
Thelma (avec une grimace) – Qu’est-ce que c’est ?
Louise – Il n’y a rien d’écrit sur la bouteille. Il n’y a même pas d’étiquette…
Thelma – La patronne doit distiller ça dans sa cave avec un alambic clandestin.
Louise – Vous croyez qu’on pourrait avoir des ennuis ?
Thelma – Vous ne croyez pas qu’on en a déjà ? Échouées toutes seules en pleine nuit au Bistrot du Hasard, dans un bled fantôme qui ressemble à Oradour-sur-Glane… Je commence à me demander si j’ai vraiment envie de voir débarquer quelqu’un ici, finalement…
Louise la regarde, perturbée. Paul entre, un sac de voyage à la main. Le temps qu’il ouvre la porte et la referme, on entend un bruit de tonnerre et on voit la lueur d’un éclair.
Louise – On est sauvées ! Voilà le patron…
Thelma semble plus réservée. L’homme avance vers le comptoir, sur ses gardes.
Paul – Bonjour…
Thelma – On commençait à se demander s’il y avait quelqu’un.
Paul – Quelqu’un ?
Louise – Vous n’êtes pas le patron ?
Paul – Non… Je passais par là, et…
Thelma – Ne me dites pas que vous aussi, vous avez crevé ?
Paul – Comment vous le savez ?
Louise – Combien ?
Paul – Combien…?
Louise – Combien de pneus ?
Thelma – Combien de pneus vous avez crevés ?
Paul – Vous n’allez pas le croire…
Louise – Quatre ?
Paul – Quatre.
Thelma – Alors là… Respect…
Paul – Donc vous aussi… vous avez crevé.
Thelma – Ouais…
Paul – Plus d’un pneu, j’imagine, sinon vous auriez déjà changé la roue, comme moi.
Louise – Trois.
Thelma – Deux.
Paul – Ce n’est pas possible… C’est un guet-apens !
Thelma – Oui, c’est ce qu’on disait aussi…
Louise – Au moins, maintenant que vous êtes là, on est un peu plus rassurées.
Paul – Ah oui ?
Louise – Non, je veux dire… avec un homme.
Thelma – Oui… À moins que ce soit lui.
Paul – Moi ?
Louise – Lui, quoi ?
Thelma – Lui qui a semé ces clous sur la route.
Louise – Vous êtes garagiste ?
Paul – Moi ? Pas du tout ! J’ai crevé, je vous dis, comme vous. Pourquoi j’aurais mis des clous sur la route, pour crever mes quatre pneus ?
Thelma – Admettons…
Paul – Merci de votre confiance. Je suis très touché…
Thelma – Excusez-moi, mais il y a tellement de détraqués en liberté…
Paul – C’est vrai que ça ressemble un peu au motel de Psychose, ici, mais bon… Rassurez-vous, je ne garde pas ma mère empaillée à l’étage. (Un temps, pensif) Quoique…
Louise – Quoique quoi ?
Paul – Non, je ne sais pas… Une impression…
Thelma – Ah ! Toi aussi !
Louise – Vous vous connaissez ?
Paul – Non…
Thelma – Enfin, je ne crois pas…
Louise – Non, parce que comme vous venez de le tutoyer…
Thelma – Je vous ai tutoyé ?
Paul – Je ne sais pas…
Louise – En tout cas, si vous êtes de mèche tous les deux et que c’est une blague pour me faire peur, je ne trouve pas ça drôle du tout.
Paul – Malheureusement, les quatre pneus de ma voiture sont crevés. Ça, ce n’est pas une blague. Et mon portable ne passe pas. Il y a un téléphone ici ?
Louise – On a déjà cherché partout, et on n’a rien trouvé.
Paul – Bon, alors qu’est-ce qu’on fait ?
Thelma – On comptait un peu sur vous pour nous le dire…
Paul – Je ne sais pas, moi… Donc, il n’y a personne ?
Louise – Personne… C’est dingue…
Thelma – Il y a une porte, là-bas, mais elle est fermée…
Paul – Ah oui… Tant mieux… Je veux dire tant pis…
Un temps.
Thelma – Vous ne portez pas de chaussures à talons, vous ?
Paul – Non… Pas aujourd’hui… Et alors ?
Thelma – Vous pourriez marcher jusqu’au prochain village. Pour téléphoner à un garagiste.
Paul – Le prochain village…? Oui, je pourrais…
Louise – Mais ?
Paul – Disons que… je préfère ne pas vous laisser toutes les deux seules ici.
Louise – Je vous avoue que ça me rassure. (À Thelma) Pas vous ?
Thelma – Ce qui me rassurerait, c’est de pouvoir repartir de ce trou au plus vite. Parce que si personne ne se décide à aller chercher du secours, on ne sait pas quand tout ça va finir…
Paul – Ni comment…
Louise – Du secours ? Jusqu’à maintenant, on ne parlait que d’un dépanneur. Ça commence à devenir vraiment flippant, cette histoire…
On entend un coup de tonnerre. L’homme s’approche d’une supposée fenêtre.
Paul – Il pleut des cordes, et il fait nuit noire.
Thelma – Ne pas nous laisser toutes seules… Dites plutôt que vous avez la trouille…
Paul – Je n’ai pas envie de sortir sous l’orage en pleine nuit, pour trouver un village qui se trouve peut-être à des kilomètres. J’appelle ça de la prudence…
Thelma – Appelez ça comme vous voulez.
Louise – On ne va pas commencer à se disputer ! Si on veut espérer s’en sortir, il faut qu’on reste unis !
Thelma – Vous avez raison, pardon…
Louise – Ça pourrait être pire… Au moins, on est à l’abri.
Thelma – Oui… Mais si on doit passer la nuit ici… Moi, je n’avais pas prévu.
Louise – Moi non plus. Et même si j’avais un bagage dans le coffre. Avec cette pluie…
Paul – Et je crois qu’il ne faut pas compter sur le room service…
Thelma – Vous, au moins, vous êtes venu avec votre sac. Vous êtes du genre prévoyant…
Paul (faisant le tour de la pièce) – Je n’ai pas l’impression que les patrons habitent ici.
Louise – J’ai aperçu quelques maisons en ruine, mais aucune lumière.
Thelma – Oui, ça ressemble à un village abandonné.
Louise – C’est quand même bizarre, un bistrot ouvert, planté comme ça en rase campagne, au milieu d’un village fantôme.
Paul – Surtout un bistrot sans patron et sans clients.
Louise – Enfin nous, on est là, mais bon… On s’en serait bien passé… Vous voulez un petit verre de ce machin, pour vous remonter ?
Paul – Merci, je préfère ne pas boire d’alcool.
Thelma – Vous avez raison, il vaut mieux que l’un d’entre nous reste lucide. Vous serez notre capitaine de soirée.
Louise – Malheureusement, Monsieur ne pourra pas nous raccompagner chez nous ivres mortes, nos trois véhicules sont hors d’état de marche.
Thelma – J’ai l’impression d’être une naufragée échouée sur une île déserte.
Louise – Oui, des naufragées de la route…
Thelma – Enfin, déserte… Pas tout à fait…
Louise – Vous préféreriez être toute seule ?
Thelma – Non… Mais si quelqu’un avait une idée pour nous sortir de là…
Un temps.
Paul – Vous avez quoi, comme voiture ?
Thelma – Une Twingo rouge, pourquoi ?
Paul – Et vous ?
Louise – Pareil. Enfin, elle est plutôt bleue.
Paul (à Louise) – Et vous dites que vous avez deux pneus crevés. Si on met les deux roues de secours sur la voiture de madame, l’un de nous trois peut repartir avec jusqu’au prochain garage !
Thelma – Oui, ça se tient…
Paul – On se demande même pourquoi vous n’y avez pas pensé avant… Bon, passez-moi les clefs de vos véhicules. Vous êtes garées où ?
Thelma – Attendez, pas si vite… Tout à l’heure, Monsieur ne voulait pas sortir sous la pluie, de peur de se mouiller…
Paul – Oui, mais là on a une chance de ne pas passer la nuit ici.
Louise – Madame a raison. Qu’est-ce qui nous dit que vous n’allez pas repartir d’ici avec nos deux voitures ?
Paul – Déjà parce que cinq de vos huit pneus sont crevés. Et ensuite parce que j’aurais du mal à repartir d’ici en conduisant deux voitures à la fois…
Thelma – Oui, mais une fois que vous aurez fait la réparation ? Et que vous serez parti soit disant pour chercher un dépanneur. Qu’est-ce qui nous dit que vous reviendrez nous chercher ?
Louise – Excusez-nous, mais… Après tout, on ne vous connaît pas. Vous pourriez très bien être un voleur, qui aurait organisé toute cette histoire pour voler une voiture.
Paul – Une Twingo ? Croyez-moi, si j’étais voleur de voiture, j’aurais trouvé quelque chose de plus simple, et j’aurais choisi un modèle plus cher.
Thelma – En même temps, mettre des clous sur la route, c’est comme lancer un filet dans la mer. On ne sait pas si c’est un petit ou un gros poisson qui va mordre à l’hameçon… Enfin, je me comprends…
L’homme, exaspéré, sort un trousseau de clef de sa poche et lui tend.
Paul – Tenez, voilà les clefs de mon 4×4…
Louise – Oui, mais qu’est-ce qui nous prouve que vous avez la voiture qui va avec ? On ne l’a pas vue, cette voiture, nous. Vous l’avez vue, vous ?
Thelma – Non…
Paul – Vous n’avez qu’à venir avec moi ! Changer deux roues sous la pluie. Et faire des kilomètres sur des routes de montagne en pleine nuit avec un inconnu. Tout ça pour trouver un garage fermé, réveiller le garagiste, et user de vos charmes pour obtenir de lui qu’il vienne nous dépanner.
Louise – C’est vrai que vu comme ça…
Paul – Vous êtes du genre méfiantes, toutes les deux, mais bon… Vous n’êtes pas vraiment en position de négocier… Alors on va dire que c’est à prendre ou à laisser, d’accord ?
Thelma prend le trousseau de clefs que lui tend Paul.
Thelma – Ok… Ma voiture est garée juste en face, sur le parking.
Louise – La mienne aussi.
Les deux femmes lui donnent leurs clefs.
Paul – Je reviens vous chercher dès que possible. Avec un dépanneur…
Il sort, en laissant son sac de voyage.
Louise – Je crois qu’on peut lui faire confiance, non ?
Thelma – Est-ce qu’on a vraiment le choix ? (Elle regarde le trousseau de clefs) BMW… Une voiture de dealer…
Louise – Et puis il a laissé son sac… (Elle s’approche du sac). Je me demande ce qu’il peut bien y avoir là-dedans.
Thelma – Je ne sais pas… De la drogue ?
Louise – Vous croyez ?
Thelma – Vous n’avez qu’à regarder !
Louise hésite, et s’apprête à ouvrir le sac, quand l’homme revient.
Paul – Pardon… J’ai oublié ça…
Thelma – Vous ne voulez pas le laisser là ? Pourquoi ?
Paul – Disons que moi aussi, je suis du genre méfiant…
Il sort à nouveau, avec le sac.
Louise – On n’a plus qu’à attendre, alors…
Thelma – Oui… En priant pour que ce salopard revienne vraiment nous chercher.
Louise – On ne saura jamais ce qu’il peut bien transporter dans ce sac.
Thelma – Il a l’air d’y tenir, en tout cas…
Louise – Vous voulez reboire un coup ?
Thelma – Ce ne serait pas très raisonnable… Je ne sais pas ce que c’est, mais ça secoue…
Louise – Moi aussi, j’ai un peu la tête qui tourne. J’espère que ce sadique ne nous a pas droguées…
Thelma – Quoi ?
Louise – Si c’est un coup monté… C’est peut-être lui qui a laissé cette bouteille sur le comptoir avec de la drogue dedans. Pour abuser de nous après…
Thelma – Nous violer toutes les deux, et puis partir ensuite avec nos vieilles Twingo pourries ? Je crois que là aussi, tant qu’à faire, il aurait choisi des modèles plus récents… et plus luxueux.
Louise – Faute de grives, on mange des merles…
Thelma – Ça faisait longtemps que je n’avais pas entendu cette expression… C’est ma tante qui disait toujours ça quand j’étais petite… Je me demande si ce n’était pas vraiment des merles qu’elle nous refilait à bouffer quand elle ne pouvait pas faire autrement que de nous inviter chez elle… Vous avez déjà mangé des merles, vous ?
Louise – Non… Mais si on reste coincées là pendant une semaine, je ne sais pas ce qu’on finira par bouffer.
Un temps.
Louise – On vous attend quelque part, vous ?
Thelma – Non, personne en particulier. Et vous ?
Louise – Moi non plus… Vous vous rendez compte ? Personne ne s’apercevrait de notre disparition…
Thelma – Pas avant plusieurs jours en tout cas.
Louise – Je ne passe jamais par là, d’habitude. J’ai voulu prendre un raccourci. Je ne sais même pas où on est vraiment.
Thelma – Et ce n’est pas avec nos portables qu’on pourrait géolocaliser nos cadavres. Il n’y a pas de réseau…
Louise – Vous êtes rassurante, vous, au moins.
Thelma – Et lui, qu’est-ce qu’il peut bien faire par ici ?
Louise – Je ne sais pas… Et vous ?
Thelma – Quoi, moi ?
Louise – Qu’est-ce que vous faites par ici ?
Thelma – Ici ? Moi non plus, je ne sais pas trop où on est. J’allais à un enterrement, dans un bled perdu. Mon GPS est tombé en panne. Je n’ai jamais trouvé. J’essayais seulement de rentrer chez moi…
Louise – Quelqu’un de la famille ?
Thelma – Une vieille tante dont j’avais presque oublié l’existence. Celle dont je vous parlais tout à l’heure, justement. Je ne sais même plus pourquoi je vais à ces enterrements.
Louise – Quand on reçoit un faire-part, on se sent toujours un peu obligée.
Thelma – Oui… Et comme elle n’avait pas d’héritier direct, elle m’a laissé quelques milliers d’euros. Ce qu’elle avait sur son livret A. Je lui devais bien ça. Enfin, après avoir payé ce putain d’enterrement, je me demande si je ne vais pas en être de ma poche…
Louise – Et vous n’aurez même pas pu y assister…
Thelma – J’imagine que personne ne se sera rendu compte de mon absence… Surtout s’il n’y avait personne d’autre à ses funérailles. C’était le genre Tatie Danielle. Tout le monde la détestait.
Louise – Vous aussi ?
Thelma – Pendant les grandes vacances, mes parents travaillaient. J’aurais pu aller chez elle. Elle habitait à la campagne. Mais elle avait toujours une bonne excuse pour se défiler. Alors mes parents m’envoyaient en colo. Ça, j’en ai bouffé, de la colo… Jusqu’à l’âge de quinze ans. Et vous ?
Louise (pensive) – La colo ?
Thelma – Qu’est-ce que vous veniez faire dans le coin ?
Louise – Ah oui… Vous allez rire, mais j’allais à un enterrement, moi aussi.
Thelma – Oui, c’est marrant, en effet. Ne me dites pas que c’était l’enterrement de ma tante, qu’on est cousines, et que je vais devoir partager son Livret A avec vous…
Louise – Non, c’était l’enterrement de mon mari.
Thelma – Ah… Désolée… Je ne savais pas…
Louise – Non, mais on est séparés depuis plus de dix ans. J’y suis allée par devoir, moi aussi. Enfin, c’est une page qui se tourne.
Thelma – Oui…
Louise – Moi, je ne peux même pas espérer hériter du Livret A de mon mari, le divorce venait à peine d’être prononcé, après des années de procédure.
Thelma – Ce n’est vraiment pas de chance.
Louise – Non… Pourtant, ça m’aurait bien aidé. J’en ai marre de trimer tous les jours, même le dimanche et les jours fériés, pour un salaire de misère.
Thelma – Et qu’est-ce que vous faites comme métier ?
Louise – Je suis aide-soignante.
Thelma – Quel boulot de merde, non ?
Louise – Si… Et vous ?
Thelma – Aide-comptable. Ce n’est pas beaucoup plus marrant, mais c’est moins salissant…
Louise – Vous êtes mariée ?
Thelma – Veuve… Trois fois.
Louise – Pardon…?
Thelma – Mariée trois fois. Veuve trois fois. Il faut croire que pour le mariage, je n’ai pas la main verte.
Louise – Ah, oui, ce n’est pas banal… Je suis vraiment désolée…
Thelma – Croyez-moi, ce n’est pas évident de trouver un candidat pour faire le quatrième…
Louise – Alors si je comprends bien, vous non plus, vous ne nagez pas dans le bonheur…
Thelma – Il y a des gens comme ça, qui ne sont pas faits pour le bonheur…
Louise – Vous devriez peut-être essayer de voir quelqu’un.
Thelma – J’ai vu un analyste pendant cinq ans. Ça m’a coûté un bras.
Louise – Et…?
Thelma – Au bout de cinq ans, j’ai réalisé qu’il n’y avait que mon compte en banque qui se sentait plus léger après chaque séance.
Louise – Alors vous avez arrêté…
Thelma – Oui… Mais avant, je me suis fait un point d’honneur à récupérer ma mise.
Louise – Pardon ?
Thelma – Les psychanalystes, ça palpe tout en liquide, vous savez. C’est tout au black. J’avais vu où ce salopard rangeait ses biftons de cinquante. Le dernier jour, je suis partie avec la caisse pendant qu’il était au téléphone avec sa prochaine victime.
Louise – Et il n’a pas porté plainte ?
Thelma – Non… Il ne devait pas se sentir très net, lui non plus…
Louise – C’est la première fois que j’entends parler de quelqu’un qui braque son propre psychanalyste…
Thelma – Pourtant, c’est absolument sans risque, je vous assure. Je me demande si au bout du compte, je n’ai pas fait un petit bénéfice…
L’homme revient, trempé et l’air pas content.
Louise – Alors ?
Paul – Je n’ai pas trouvé de roue de secours dans la Twingo rouge.
Louise – Il n’y avait pas de roue de secours ?
Paul – Non.
Thelma – Vous ne saviez pas ?
Louise – J’ai acheté cette voiture d’occasion ! Je n’ai pas vérifié s’il y avait une roue de secours.
Paul (lui lançant un regard mauvais) – Je suis trempé jusqu’aux os.
Louise – Ou alors, je ne sais pas, moi… On me l’a volée… Ça arrive, qu’on vole des roues de secours, non ?
Thelma – Mais vous, vous avez bien une roue de secours.
Paul – Oui, mais je n’ai pas une Twingo. Et je doute fort que la roue de secours de mon 4×4 s’adapte sur l’une de vos petites bagnoles de merde.
Louise – Je vous en prie, restez poli !
Thelma – Ce n’est pas parce que monsieur en a une grosse…
Paul – Vous, je vous conseille de la fermer, sinon je pourrais vraiment m’énerver.
Thelma – Ok, je n’ai rien dit…
Louise – On est tous un peu nerveux, c’est normal. Mais on va se calmer, hein ? Tout ça n’est pas si grave.
Paul – Parlez pour vous…
Louise – Quelqu’un finira bien par passer sur cette route. Il verra nos trois véhicules, les pneus crevés, et il préviendra la police.
Paul – La police…
Thelma – Cette idée n’a pas l’air de vous plaire… Vous ne voulez pas avoir affaire à la police ?
Paul – Je n’ai pas l’intention de moisir ici en attendant que quelqu’un arrive, voilà. C’est si difficile que ça à comprendre ? (Il sort son portable et consulte l’écran) Toujours pas de réseau…
Louise – Et alors ? Qu’est-ce que vous nous proposez, maintenant ?
Paul – Moi ? Mais je ne vous propose rien du tout ! Dès qu’il s’arrête de pleuvoir, je me barre d’ici, et je vous laisse vous débrouiller toutes seules, voilà ce que je propose.
Thelma – C’est très galant, merci…
Paul – En attendant, je vais boire un coup, ça va me réchauffer.
Il s’approche du comptoir et se sert un verre qu’il vide cul sec. Avant de se mettre à tousser.
Thelma – Oui, c’est plutôt une boisson d’homme…
Silence. Ils s’asseyent chacun à une table.
Louise – On n’entend plus l’orage… (Elle se dirige vers la fenêtre pour regarder dehors.) On dirait qu’il a cessé de pleuvoir…
Thelma – Vous allez enfin pouvoir nous quitter, en nous abandonnant à notre triste sort…
Mais l’homme ne semble pas pressé de partir.
Louise – Vous avez changé d’avis ?
Paul – Je ne peux pas marcher… Enfin pas très longtemps… et pas très loin.
Louise – Pourquoi ça ?
Thelma – Ne me dites pas que finalement vous portez des talons aiguilles…
Paul – J’ai les pieds plats…
Louise – Les pieds plats ? Je pensais que c’était juste un truc pour se faire réformer, du temps où le service militaire existait encore…
Paul – Malheureusement, il y a des gens qui ont vraiment les pieds plats…
Thelma – Alors finalement, vous êtes condamné à rester avec nous. Pas de chance… (Silence) Si au moins, on avait un jeu de cartes, on pourrait faire une partie.
Louise – Vous voulez que je regarde si j’en trouve un ?
Thelma – Non mais je plaisante… Je n’ai pas du tout envie de jouer aux cartes. Vous avez envie de jouer aux cartes, vous ?
Louise – Non, pas spécialement…
Louise se met à faire les cent pas.
Paul – Vous pouvez arrêter de bouger comme ça, ça me rend nerveux ?
Louise – Pardon… (Elle s’assied à une table, et semble soudain perturbée.) Pourquoi cette table ?
Thelma – D’accord… Alors vous préférez qu’on fasse un café philo… Pourquoi cette table ? Pourquoi cette chaise ? Pourquoi il y a quelque chose plutôt que rien ?
Paul – Où est passée la roue de secours…?
Thelma – Et si ma tante en avait, est-ce que ce serait mon oncle ?
Louise – Non, je veux dire… Il y a trois tables, ici. Je ne sais pas pourquoi je me suis naturellement assise à cette table. J’aurais pu en choisir une autre. Pourquoi celle-là, précisément ?
Paul – Le hasard, j’imagine… Qu’est-ce que ça change ? On ne va pas passer la soirée là-dessus.
Louise – Comme si c’était ma place habituelle…
Thelma – Habituelle ? Pourquoi ? Vous venez souvent ici, vous ?
Louise jette un regard sur l’enseigne du bar.
Louise – Le Bar Hasard… Je suis sûre de connaître cet endroit, moi aussi… Mais comment ? Je n’arrive pas à me souvenir…
Thelma – Ce que je voudrais, moi, c’est pouvoir l’oublier très vite…
Louise – Donc, vous êtes déjà venue ici ?
Thelma – Je ne sais pas…
Louise – Mais vous disiez tout à l’heure que vous aussi…
Thelma – C’est un bar de bord de route… On a tous pu s’y arrêter un jour, il y a très longtemps avec nos parents, sur la route des vacances…
Louise – Les vacances… Ça y est, ça me revient maintenant… Le Bar Hasard ! Je suis venue ici en colonie de vacances !
Thelma – Ah oui…?
Louise – Vous aussi ?
Thelma – Oui, peut-être…
Louise – C’est vous qui tout à l’heure avez parlé de colonie de vacances… Parce que Tatie Danielle ne voulait pas vous prendre chez elle.
Thelma (regardant autour d’elle) – Oui, ça me dit vaguement quelque chose…
Louise – Mais oui ! C’était là !
Thelma – Là quoi ?
Louise – C’est ici que j’ai perdu ma virginité !
Thelma semble sous le choc.
Thelma – Pas possible… Ça me revient maintenant. Moi aussi !
Paul – Ça va, je ne vous dérange pas trop ?
Thelma – La colo ! Elle était là, juste à côté, dans les bois. On s’emmerdait tellement. C’est ici qu’on se donnait rendez-vous, avec les copains.
Louise – Pour pouvoir se bécoter hors de la vue des monos.
Thelma – Ou avec eux, parfois…
Louise – Oui… Et plus, si affinité. Dans la grange, à côté…
Thelma (regardant la table) – C’est incroyable… Il y a encore nos graffitis sur la table…
Louise – Ça ne m’étonne pas que j’ai choisi instinctivement celle-ci. Regardez ! C’est là où il a gravé nos deux noms, avec un Opinel… Louise et Paul !
Thelma – Paul ?
Paul – Paul ?
Louise – Le mono ! C’est avec lui que… Enfin, ma première fois… Je devais avoir quinze ans… Il en avait cinq de plus…
Thelma – Il venait d’avoir son BAFA.
Louise – Mais alors vous aussi, vous… Vous étiez en colo ici ?
Thelma – Je n’ai pas reconnu le village. À l’époque, il était encore un peu habité… Moi aussi, je crois que ce n’est pas par hasard si j’ai choisi cette table… Tenez… Mon nom y est inscrit aussi… avec celui de…
Louise se lève et regarde.
Louise – Paul ?
Thelma – Ce n’était peut-être pas la même année…
Louise – C’était l’été de mon BEPC, à l’époque où ça existait encore… Les autres étaient partis faire une marche de nuit… pour aller voir le feu d’artifice. Ma meilleure amie était consignée pour des raisons de discipline. Moi j’avais prétexté une maladie imaginaire pour rester avec elle. Comment elle s’appelait, déjà ?
Thelma – Thelma.
Louise – Mais bien sûr ! Thelma ! C’était toi ! Je ne t’aurais jamais reconnue.
Thelma – Moi non plus… On a un peu changé, j’imagine. Mais… je ne me souvenais pas non plus qu’on était copines à ce point-là…
Louise – L’amitié c’est comme l’amour, ce n’est pas toujours réciproque…
Thelma – Et Paul, le mono, on l’avait laissé ici pour nous garder. Tu parles… Ça, il s’est bien occupé de nous…
Louise – De toute façon, il était dispensé de marche… parce qu’il avait un truc bizarre.
Thelma – Qu’est-ce que c’était, déjà ? Pas une maladie honteuse, mais un truc dans le genre.
Louise – Il avait les pieds plats…
Thelma – C’est ça !
Les deux femmes se tournent vers l’homme.
Paul – Beaucoup de gens ont les pieds plats. Et je vous assure que je n’ai jamais foutu les pieds ici de ma vie…
Thelma – Encore un hasard, sans doute… Et j’imagine que vous ne vous appelez pas Paul non plus ?
Paul – Non… Et je n’ai pas mon BAFA…
Louise – Et vous vous appelez comment, alors ?
Paul – Si vous permettez, j’attendrai qu’on se connaisse un peu mieux pour faire les présentations.
Louise – Si vous nous avez dépucelées toutes les deux, on peut dire qu’on est déjà assez intimes…
Paul – Je vous dis que je ne suis pas Paul, et que je n’ai jamais dépucelé personne… À ma connaissance… En tout cas, pas ici… Et certainement pas vous !
Louise – Le salaud !
Thelma – Oui… On avait quinze ans et lui vingt. Ça relevait du détournement de mineures.
Louise – Il ne m’a pas violée non plus, mais bon… Il m’avait juré qu’il m’aimait. Que j’étais la seule. Alors vous aussi…?
Thelma – Je crois qu’on peut se tutoyer, non ? Oui, moi aussi, il me disait qu’il n’y avait que moi. Qu’on allait se marier. J’étais jeune. Je l’ai cru.
Louise – En fait je m’en foutais, de ce crétin. Je voulais juste me débarrasser de ça. Devenir une femme.
Thelma – Oui. C’était le soir du feu d’artifice. Tout le monde était parti pour le voir.
Louise – Non ? Ne me dis pas que toi aussi…? Alors nous deux… c’était le même soir !
Thelma – Tu parles d’un feu d’artifice… Un pétard mouillé, oui…
Louise – Oui, c’est vrai… Il pleuvait aussi, ce soir-là…
Thelma – Non, je parle de ma première fois. Avec Paul… Parce qu’il n’y avait pas que les pieds qui étaient plats, chez lui… Je me demande encore comment il a fait pour nous décapsuler toutes les deux coup sur coup.
Paul – Et on dit que les hommes sont vulgaires…
Thelma – Mais c’est vrai qu’il pleuvait cette nuit-là.
Louise – Oui. Je me souviens…
Thelma – Alors c’était la même année… Le même soir…
Paul – Il pleut souvent, le 14 juillet, par ici.
Thelma – Vous avez l’air de bien connaître la région tout d’un coup… Paul…
Louise s’approche du bar et saisit le portrait.
Louise – Je savais bien que cette photo me disait quelque chose… Virginie ! Finalement, c’est pour elle que ce salaud nous a quittées toutes les deux. Tu te souviens ?
Thelma – C’était la fille de la patronne. Alors c’est pour ça que cette photo est là…
Louise – C’est vrai qu’elle était pas mal… Elle doit avoir notre âge, maintenant.
Paul – Si elle avait votre âge à l’époque, c’est probable…
Louise – Oui, elle était beaucoup plus délurée que nous, mais elle se faisait passer pour une première communiante.
Thelma – C’est comme ça qu’elle a réussi à l’embobiner, cet imbécile. Parce qu’il faut reconnaître qu’il n’était pas très futé.
Louise – Pas très futé, mais très motivé.
Thelma – On l’appelait Popol…
Louise – Oui… Justement, à cause de… Lui aussi, il cachait bien son jeu…
Thelma – Je me demande s’il ne s’est pas tapé sa mère, aussi.
Louise – Sa mère ?
Thelma – La mère de Virginie ! La patronne du bistrot.
Louise – Non mais c’était un animal, ce type.
Thelma – Il faut dire que la patronne, elle n’était pas du genre farouche.
Louise – C’est vrai.
Thelma – D’après tous les garçons de la colo, il suffisait de sortir un petit billet.
Louise – Oui… Ils y laissaient tout leur argent de poche, mais ça valait bien les cours d’éducation sexuelle de la prof de sciences nat au collège.
Thelma – Et les travaux pratiques étaient compris dans le forfait.
Elles se marrent, tout en lançant un regard vers Paul, très contrarié. Louise reprend son sérieux.
Louise – Il y avait eu une histoire sordide, cette année-là, non ?
Thelma – Sordide ? Tu veux dire en plus qu’on se soit fait dépuceler toutes les deux dans la même soirée par un satyre aux pieds plats ?
Louise – Quelqu’un avait piqué dans la caisse du bistrot. Tu te souviens ?
Thelma – Oui…
Louise – Comme il n’y avait que nous trois de présents ce soir-là, on avait accusé Paul.
Thelma – Le pauvre…
Louise – Il a juré qu’il n’y était pour rien… Mais il s’est fait renvoyer…
Thelma – Oui…
Louise – Je n’en suis pas très fière, mais c’est vrai que j’étais plutôt contente… Une sorte de vengeance…
Paul – Une vengeance ?
Louise – Il nous avait laissé tomber toutes les deux ! Pour cette garce de Virginie.
Paul – Je vois…
Louise – J’ai dit que je n’étais pas fière. En même temps, je n’y étais pour rien, moi, s’il s’est fait renvoyer alors que ce n’était pas lui.
Thelma – C’était moi.
Louise – Quoi ?
Thelma – C’est moi qui avais piqué le fric, et qui me suis arrangée pour qu’on l’accuse lui…
Paul – Quoi ? (Les deux filles le regardent, intriguées par cette soudaine implication, et il répète, moins fort) Je veux dire… quoi ?
Thelma – Je savais où la patronne rangeait la clef de l’arrière-boutique. C’était tentant.
Louise – Tout de même…
Thelma – En échange de… Il m’avait fait cadeau de son briquet, avec ses initiales gravées dessus. Je l’ai laissé à côté de la caisse, dans le bureau fermé à clef. Je savais que c’était lui qu’on accuserait. Moi aussi, je voulais me venger.
Paul – Mais c’est monstrueux !
Thelma – Qu’est-ce que ça peut te faire, puisque tu n’es pas Paul ?
Paul – Je trouve ça complètement irresponsable, c’est tout.
Louise (à Thelma) – C’est une blague, c’est ça ? Pour essayer de le piéger ? Lui faire dire que Popol, c’est bien lui…
Thelma – Va savoir…
Louise – En tout cas, on n’a jamais retrouvé le fric.
Thelma – Et mes parents ne m’ont jamais renvoyée en colo.
Louise – Moi non plus…
Thelma – Il faut dire que deux ou trois filles sont revenues en cloque, cette année-là.
Louise – La faute à Popol…
Paul semble passablement perturbé.
Paul – Je vais voir dehors s’il pleut encore… et je vais fumer une cigarette.
Il sort. Les deux femmes se regardent.
Louise – Tu crois que c’est lui ?
Thelma – Le mono ? Je ne sais pas… Ce serait quand même un hasard extraordinaire qu’on se retrouve ici tous les trois.
Louise – En même temps… C’est le Bistrot du Hasard…
Thelma – Tout ça à cause de crevaisons en série… Et si ce n’était pas un hasard ?
Louise – Quoi ?
Thelma – Pour les crevaisons, en tout cas. Ça arrive que les flics sèment des trucs pour crever les pneus, quand ils mettent en place des barrages…
Louise – Pourquoi ils auraient mis en place un barrage ?
Thelma – Est-ce que je sais, moi…? Ils recherchent peut-être un terroriste. Ou un gangster.
Louise – Tout de même, il n’a pas une tête de terroriste. Et puis on n’a pas vu de flics.
Thelma – Ils ont peut-être levé le barrage, et ils ont oublié d’enlever les clous.
Louise – Mouais…
Un temps.
Thelma – Il a laissé son sac.
Louise – Ah oui…
Thelma – Cette fois, c’est l’occasion où jamais.
Thelma s’approche du sac et l’ouvre.
Louise – Qu’est-ce qu’il y a dedans ?
Thelma – Tu ne vas pas le croire…
Louise – Quoi ?
Thelma – Du fric.
Louise – Du fric ?
Thelma – Beaucoup de fric.
Louise – Ce n’est pas vrai… Alors finalement, c’est vraiment lui qui a piqué la caisse du bistrot ?
Thelma – C’était il y a trente ans ! Et il n’y avait pas de quoi remplir un sac de billets, crois-moi.
Louise – C’est vrai…
Thelma – Sans compter qu’à l’époque, c’était des francs.
Louise – Alors c’est quoi, tout ce fric ?
Thelma – Il y a des plans, aussi… (Elle sort quelques papiers qu’elle regarde.) Les plans d’un casino.
Louise – Il a besoin d’un plan pour aller faire ses courses chez Casino avec un sac rempli de fric ?
Thelma – Un casino où on joue de l’argent ! Celui qu’il a dévalisé, sûrement…
Louise – Ah merde…
Thelma – Je n’ai jamais vu autant de fric en liquide à la fois. Même chez mon psy…
Louise – Alors c’est vraiment un voleur…
Thelma – À vingt ans, on l’a accusé à tort. Il a peut-être décidé de poursuivre dans le métier. Pour quelque chose, cette fois…
Louise – Qu’est-ce qu’on fait ? On appelle la police ?
Thelma – Je te rappelle qu’on a aucun moyen de communication, sinon on ne serait pas ici.
Louise – Ah oui, c’est vrai…
Thelma – Tu ferais mieux d’aller voir ce qu’il fait…
Louise – Pourquoi ça ?
Thelma – Voir s’il ne prépare pas un mauvais coup.
Louise – Un mauvais coup ? Pourquoi moi ?
Thelma – Moi il me déteste. Essaie de le retenir un peu.
Louise – Pour quoi faire ?
Thelma – Fais ce que je te dis, bon sang ! Au nom de notre amitié… Je te rappelle que j’étais ta meilleure copine.
Louise – Tu ne vas pas en profiter pour lui piquer son fric ?
Thelma – Tu me prends pour qui ?
Louise – Pour quelqu’un qui a braqué son psy.
Thelma – C’est vrai que là aussi, c’est de l’argent volé…
Louise – Est-ce que voler de l’argent volé, c’est encore voler ?
Thelma – Hélas, en termes juridiques, je crois qu’on appelle ça recel…
Louise – J’y vais…
Elle sort. Thelma s’approche du bar, sort des cachets de son sac qu’elle écrase. Et verse la poudre dans un verre. Elle est presque surprise par le retour des deux autres, mais ne se démonte pas.
Thelma – Il pleut toujours ?
Paul – Non…
Thelma – On est partis du mauvais pied, tous les deux. Je suis vraiment désolée.
Paul – Ok… N’en parlons plus…
Thelma – Allez, on va trinquer tous ensemble… À nos retrouvailles…
Louise – C’est dingue, quand même. Toi, ici, avec tes deux ex… Il ne manque plus que la patronne…
Thelma – Et sa fille.
Louise – Tu nous fais pas le coup de la panne au moins ?
Thelma – Histoire de ranimer la flamme de deux vierges inconnues, trente ans après…
Cela ne fait visiblement pas rire le présumé Paul. Thelma remplit trois verres et en donne un à Louise et un autre à Paul.
Paul – C’est vraiment toi qui avais piqué ce fric ?
Thelma – Je te le dirai… seulement si tu me dis que Paul, c’est bien toi.
Paul hésite.
Paul – Ok… C’est moi.
Louise – Ce que c’est que le hasard ! Je crois qu’à ce niveau-là, on peut même parler de destin. Ça file un peu les jetons, non ?
On entend un bruit de feux d’artifice, et on voit des reflets multicolores.
Paul (inquiet) – C’est quoi, ça ?
Thelma – On n’est pas le 14 juillet, aujourd’hui ?
Louise – Encore un hasard…
Thelma – Un vrai feu d’artifice… Une sorte de commémoration, quoi.
Paul – À toi de parler, maintenant, Thelma… C’est comme au poker… J’ai montré mon jeu, à toi de montrer le tien.
Thelma – D’accord… Alors oui, c’est bien moi qui ai piqué la caisse du Bar Hasard.
Louise – Je m’en doutais… Même à l’époque, je m’en doutais…
Thelma – Il n’y avait pas grand chose, d’ailleurs. C’était assez décevant. Comme pour ma première fois avec Paul. Mais bon… Moi aussi, c’était surtout pour me venger…
Paul – Salope !
Louise – Tout ça, c’est le passé, pas vrai ?
Paul – À cause de toi, j’ai été viré de cette colo. Et je n’ai jamais retrouvé de boulot en tant que mono.
Thelma – Quand on est fiché comme délinquant sexuel…
Paul – Si j’ai mal tourné, dans la vie, c’est à cause de toi, espèce de garce.
Thelma – Et oui… On a tous ses petits soucis…
Paul – Je vais t’étrangler…
Il s’approche d’elle en titubant, et manque de s’écrouler, commençant à ressentir les effets du somnifère.
Louise – Oh mon Dieu ! Il a une attaque ! Ça doit être l’émotion…
Paul (s’appuyant sur une table) – Je ne sais pas ce que j’ai… J’ai la tête qui tourne… C’est cette garce qui m’a empoisonné…
Thelma – Il dort, ce sont les somnifères.
Louise – Les somnifères ?
Thelma – Ceux que j’ai mis dans son verre.
Louise – Mais pourquoi tu as fait ça ?
Paul s’écroule sur une chaise, avant de s’endormir la tête sur la table.
Thelma – Il voulait m’étrangler !
Louise – C’est un cauchemar… Ce n’est pas possible… C’est une histoire à dormir debout…
Thelma – Oui, eh bien moi, je ne compte pas dormir ici. Ni allongée, ni debout…
Elle va derrière le bar, se baisse, et exhibe une clef.
Louise – Qu’est-ce que c’est ?
Thelma – La clef de l’arrière-boutique. Elle est toujours planquée à la même place.
Louise – Tu savais où la patronne cachait la clef…
Thelma – Oui.
Louise – Donc c’est bien toi qui as piqué ce fric.
Thelma – Évidemment !
Thelma va vers la porte et l’ouvre la porte.
Louise – Oh mon Dieu, qu’est-ce qu’on va bien pouvoir trouver derrière cette porte ? Les cadavres du passé…
Thelma revient.
Thelma – Tu ne crois pas si bien dire…
Louise – Quoi…?
Thelma – J’ai une bonne et une mauvaise nouvelle.
Louise – Une mauvaise nouvelle ?
Thelma – Il y a une femme, là-dedans. Pendue au téléphone.
Louise – Elle va bien finir par raccrocher. Elle doit être crevée, comme nous.
Thelma – Ça pour être crevée… Elle a l’air vraiment crevée.
Louise – Comment ça ?
Thelma – Quand je dis pendue, c’est au sens propre…
Louise – Non… Tu plaisantes…
Thelma – Tu veux aller vérifier ? Mais je te préviens, ce n’est pas beau à voir. Elle s’est pendue avec le fil du téléphone.
Louise – Oh, non… Mais c’est affreux… Dis-moi que c’est un cauchemar… Que je vais me réveiller…
Thelma – Je n’avais jamais vu un pendu auparavant, mais c’est vrai que c’est horrible.
Louise – Il faut appeler la police !
Thelma – Je me tue à te dire qu’on n’a pas de réseau ! Et pour ce qui est du fixe, il faudrait d’abord la décrocher.
Louise – Ah oui, c’est vrai…
Thelma – Et puis cette histoire commence à devenir un peu compliquée à raconter à la police, non ?
Louise – Tu trouves ?
Thelma – Attends, j’essaie de résumer. Bar Hasard, après des crevaisons en série, je retrouve le mono qui m’a dépucelée il y a trente ans, ainsi que la fille qu’il a aussi dépucelée le même soir. À l’époque, on avait accusé à tort ce mono d’un vol que j’ai moi-même commis pour me venger de son infidélité avec la fille de la patronne, une pute notoire. Ce salaud vient de dévaliser un casino mais on est tous bloqués là parce qu’il a les pieds plats… Je continue ?
Louise – Tu as raison… Moi-même, je m’y perds un peu…
Thelma – Et encore, j’ai simplifié un peu.
Louise – Mais c’est qui ? La fille, là-dedans ?
Thelma – Je ne suis pas sûre, mais je dirais… Virginie.
Louise – Virginie ? La fille de la patronne ?
Thelma – En tout cas, même toute bleue, elle ressemble beaucoup à la fille de la photo.
Louise – Oh mon Dieu. Mais qu’est-ce qu’elle fait là ?
Thelma – Elle a peut-être pris la succession de sa mère.
Louise – Je veux dire… qu’est-ce qu’elle fait là, pendue ?
Thelma – Est-ce que je sais, moi…
Louise – Peut-être qu’elle a décidé de se pendre après que tu as volé la caisse du bistrot…
Thelma – Quoi ?
Louise – Peut-être que suite à ça, le bistrot a fait faillite. Ou que sa mère est morte.
Thelma – Mais c’était il y a 30 ans !
Louise – On ne sait pas… C’est l’effet papillon… De fil en aiguille… Elle n’a jamais revu Popol. Au lieu de partir d’ici, elle a dû reprendre le bistrot et assurer les cours du soir aux boutonneux de la colo pour boucler les fins de mois… C’est peut-être ça qui l’a conduite à ce geste désespéré.
Thelma – Mouais…
Louise – C’est épouvantable !
Thelma – C’est le destin, on n’y peut rien.
Louise – Il faut trouver un moyen de prévenir la police.
Thelma – Si on appelle la police, Paul va se faire arrêter. Pour un vol qu’il a vraiment commis cette fois.
Louise – C’est vrai…
Thelma – Le mieux, c’est de se tirer d’ici…
Louise – Mais comment ?
Thelma – Ça c’est la bonne nouvelle. J’ai trouvé autre chose dans ce placard…
Louise – Quoi ?
Thelma retourne dans la pièce et revient avec une roue.
Thelma – Une roue de secours !
Louise – Non ?
Thelma – Et crois-moi, cette roue, c’est la roue de la fortune !
Louise – Comment ça ?
Thelma – On prend le fric, et on se barre…
Louise – On ne peut pas faire ça…
Thelma – Je te rappelle que ce type est un pédophile. Il a abusé de nous il y a trente ans.
Louise – Oui, enfin…
Thelma – En tout cas, il nous a trompées toutes les deux avec cette garce de Virginie. Tu voulais te venger, oui ou non ?
Louise – Oui, bien sûr, mais…
Thelma – Cette salope s’est pendue, et lui il finira en taule pour un braquage qu’il a vraiment commis. Pendant que nous on profitera de son fric quelque part sous les tropiques. La vie n’a pas été tendre avec nous. Ce sera notre revanche.
Louise – Tu crois ?
Thelma – Tu veux vraiment finir ta vie comme aide-soignante ? Crois-moi, c’est comme pour mon psy, il n’ira pas porter plainte.
Louise – Je ne sais pas… Ce n’est pas très moral, tout ça…
Thelma – Si le destin nous a réunis tous les trois ce soir au Bar Hasard, ce n’est pas pour rien, non ?
Louise – Je ne sais pas pourquoi, mais je te fais confiance. Et puis j’ai quelque chose à t’avouer, moi aussi.
Thelma – Ah oui ?
Louise – Je t’admirais beaucoup, à l’époque.
Thelma – Mais quand tu dis admirer…?
Louise – Tu étais tout ce que je n’étais pas. Tu osais tout…
Thelma – Eh bien tu vois, ça ne m’a pas beaucoup réussi jusque là.
Louise – D’ailleurs, si j’ai couché avec Paul, c’était juste pour faire comme toi. Pour me sentir plus proche de toi.
Thelma – Ah oui…
Louise – Notre heure est venue, Thelma, je le sens ! On va reprendre le fil de cette histoire là où il s’est rompu il y a trente ans.
Elle se rapproche de l’autre, qui a un mouvement de recul.
Thelma – Il y a aussi un téléphone, là-dedans, mais je crois qu’il vaut mieux qu’on se fasse discrètes…
Louise – Après le renvoi de Paul de la colo, peut-être qu’elle est restée toutes ces années près du téléphone, à attendre un coup de fil de lui, qui n’est jamais venu.
Thelma – Sans blague…? Tu aurais dû écrire des romans… pour Harlequin.
Louise – Et de désespoir, elle a fini par se pendre au fil du téléphone…
Thelma – Oui… Ça doit être ça…
Louise – Tout ça à cause de cette erreur judiciaire dont Paul a été victime… à cause de nous…
Thelma – Une erreur judiciaire… Il ne faut pas exagérer. Il n’y a pas eu de procès, non plus.
Louise – Tu es sûre que c’est Virginie ?
Thelma – Je ne sais pas… Elle ressemble beaucoup à sa mère… Surtout maintenant…
Louise – Maintenant qu’elle est pendue au téléphone ?
Thelma – Maintenant qu’elle a trente de plus ! Tu ne crois pas que c’est toujours la jeune fille qui rendait dingue tous les monos quand on était en colo. Et nous ? Tu nous as regardées ? On n’a pas rajeuni non plus, tu sais… Si on veut encore espérer se trouver un gigolo, il va falloir allonger les billets…
Louise – On ne va pas les laisser là tous les deux comme ça…
Thelma – Tu as raison. On n’est pas des monstres, tout de même… (Elle prend une liasse dans le sac, et la pose sur la table où Paul est affalé, endormi) Pour le personnel, comme on dit au casino.
Louise – Il y a un truc que je ne comprends pas…
Thelma – Quoi ?
Louise – Comment est-ce qu’elle pu se pendre et refermer la porte derrière elle en remettant la clef à sa place ?
Thelma – Tu veux qu’on appelle la police pour qu’elle tente d’élucider ce mystère ?
Louise – Tu as raison, ça ne nous regarde pas, après tout…
Thelma – Mais si tu veux mon avis, cette fille ne s’est pas pendue toute seule…
Louise – Et les clous ? Qui les a mis ?
Thelma – Ils sont sûrement complices.
Louise – Bien sûr… Paul et Virginie…
Thelma – Peut-être qu’il a fait croire à un suicide pour garder tout le fric pour lui.
Louise – Et elle, elle savait qu’il passerait par là après le holdup. Et elle a mis les clous pour être sûre qu’il s’arrêterait au retour au lieu de se barrer avec le fric…?
Thelma – Ou alors, c’est le destin.
Louise – Le destin ?
Thelma – Le petit Poucet semait des cailloux pour retrouver son chemin. Peut-être que le destin a semé des clous pour provoquer ces retrouvailles…
Louise – Au Bistrot du Hasard…
Thelma – Je pense qu’on avait rendez-vous là.
Louise – C’est la fatalité.
Thelma – Virginie… Ça me revient, maintenant. Hasard, c’était leur nom de famille, à Virginie et à sa mère.
Louise – Bien sûr… Le Bar Hasard…
Thelma – Comme quoi le hasard ne fait pas toujours bien les choses.
Louise – Tu crois qu’on est responsables ?
Thelma – Responsables de quoi ?
Louise – De son suicide !
Thelma – Je n’en sais rien, et je m’en fous. Allez, on se tire…
Louise – On prend quelle voiture ? La tienne ou la mienne ?
Thelma – Sur la mienne, il n’y a que deux roues à changer.
Louise – Oui… mais la mienne est presque neuve.
Thelma sort une pièce de sa poche, la lance en l’air et la rattrape dans une main en la couvrant avec l’autre.
Thelma – Face la tienne, pile la mienne.
Elle découvre la pièce.
Louise – Allons-y.
Thelma – Prends la roue de secours !
Louise – Ah oui, pardon…
Elles sortent, l’une portant le sac et l’autre la roue de secours.
Noir. Lumière.
Paul se réveille, seul. Il voit la liasse sur la table. Il se rend compte que le sac n’est plus là.
Paul – Les salopes… (Un temps) Elles n’iront pas loin, j’ai saboté les freins de la Twingo. Celle de cette garce de Thelma. Ça descend sec, pour partir d’ici, et le ravin n’est jamais loin de la route… (Il se lève et fait quelques pas d’une démarche incertaine) Reste à savoir sur quelle voiture elles vont remettre les roues de la fortune…
On entend un bruit de crissement de pneus puis d’accident.
Paul – Il y a quand même une justice… (Un temps) Ça ne me dit pas comment je vais pouvoir repartir de là… (Il va jusqu’au comptoir et regarde le portrait) Virginie… C’est fou ce qu’elle ressemble à sa mère, maintenant…
Sonnerie de téléphone provenant de l’arrière-boutique. Il tourne un regard vers la porte.
Paul – La porte ! Elle est ouverte…
Il va jusqu’à la porte. Il s’immobilise sur le seuil. Le téléphone sonne toujours.
Paul – Qu’est-ce que je fais, je décroche ?
Il entre dans l’arrière-boutique. Le téléphone s’arrête de sonner.
Paul – Allô ?
On entend la sirène d’une voiture de police et on voit des reflets de gyrophare.
Noir.
L’auteur
Né en 1955 à Auvers-sur-Oise, Jean-Pierre Martinez monte d’abord sur les planches comme batteur dans divers groupes de rock, avant de devenir sémiologue publicitaire. Il est ensuite scénariste pour la télévision et revient à la scène en tant que dramaturge. Il a écrit une centaine de scénarios pour le petit écran et une soixantaine de comédies pour le théâtre dont certaines sont déjà des classiques (Vendredi 13 ou Strip Poker). Il est aujourd’hui l’un des auteurs contemporains les plus joués en France et dans les pays francophones. Par ailleurs, plusieurs de ses pièces, traduites en espagnol et en anglais, sont régulièrement à l’affiche aux États-Unis et en Amérique Latine.
Pour les amateurs ou les professionnels à la recherche d’un texte à monter, Jean-Pierre Martinez a fait le choix d’offrir ses pièces en téléchargement gratuit sur son site La Comédiathèque (comediatheque.net). Toute représentation publique reste cependant soumise à autorisation auprès de la SACD.
Pour ceux qui souhaitent seulement lire ces œuvres ou qui préfèrent travailler le texte à partir d’un format livre traditionnel, une édition papier payante peut être commandée sur le site The Book Edition à un prix équivalent au coût de photocopie de ce fichier.
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Paris – Avril 2017
© La Comédi@thèque – ISBN 978-2-37705-088-8
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