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NEZASTIŽENÝ ADRESÁT
NAŠI NEJHORŠÍ PŘÁTELÉ
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PEKELNEJ VEČER
DŮM NAŠICH SNŮ
REBELOVÉ
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PEKELNEJ VEČER
DŮM NAŠICH SNŮ
REBELOVÉ
Un personnage est assis à une table. Sur la table une bouteille de champagne dans un seau, et deux coupes. Un autre personnage arrive.
Un – Tu es là depuis longtemps ?
L’autre se lève.
Deux – Cinq minutes. Ça va ?
Ils se font la bise, avant de se rasseoir.
Un – Très bien. Et toi ?
Deux – Ça va.
Un – Du champagne ? En quel honneur ?
Deux – Tu ne devines pas ?
Un – Évidemment… Alors, ça fait quel effet d’avoir un an de plus ?
Deux – Tu y as pensé… C’est gentil.
Un – Mieux que ça… (Il sort une enveloppe de sa poche et lui tend.) Tiens, je ne savais pas quoi t’offrir, alors…. voilà.
L’autre semble un peu sur la défensive.
Deux – Une enveloppe ? Qu’est-ce que c’est ?
Un – Ouvre, tu verras…
Deux – On va trinquer d’abord, pendant qu’il est bien frais.
Il remplit les deux coupes. Ils trinquent.
Un – Allez ! Bon anniversaire !
Deux – Merci ! À la tienne !
Ils boivent.
Un – Alors, tu l’ouvres, cette enveloppe ?
L’autre n’est toujours pas très emballé.
Deux – Ah oui, c’est vrai… Alors là, tu m’intrigues… Qu’est-ce que ça peut bien être ?
Il ouvre l’enveloppe.
Un – Je ne savais pas ce qui te ferait plaisir, alors je me suis dit que ça, au moins, c’était un cadeau original.
Deux – Ne me dis pas que c’est encore un bon pour un saut en parachute ou quelque chose comme ça…
Il sort un papier de l’enveloppe et le regarde.
Un – Alors ?
Deux – Un avoir… chez un tueur à gages.
Un – Je te l’avais dit… c’est original.
Deux (lisant toujours) – Supprimez qui vous voulez…
Un – Il faut juste inscrire le nom du bénéficiaire dans la case vide.
Deux – Le bénéficiaire…?
Un – La personne dont tu rêverais de te débarrasser !
Deux – Ah oui…
Un – Après, pour être sûr qu’il n’y aura pas d’erreur, tu peux aussi mettre l’adresse et joindre une photo.
Deux – D’accord…
Un – Ça te plaît ?
Deux – Ah oui, c’est… C’est vrai que c’est original, comme cadeau.
Un – Et… tu as déjà une idée ?
Deux – Une idée ?
Un – Le nom de la personne que tu vas inscrire dans la case !
Deux – Ah, je… Non, pas encore… Il faudra que je réfléchisse…
Un – Attention, tu n’as droit qu’à un seul nom. Et tu ne pourras jamais recommencer. C’est bien précisé dans le contrat.
Deux – Ah oui…
Un – Après, ça pourrait devenir suspect, tu comprends.
Deux – Bien sûr. Bon ben… Oui, je vais y penser…
Un – Pas trop longtemps, hein ? Tu as vu, c’est valable pendant un an seulement.
Deux – D’accord…
Un – Ils s’engagent à exécuter le contrat dans les six mois qui suivent la remise du formulaire. Satisfait ou remboursé !
Deux – Non, non, c’est… C’est un super cadeau.
Un – Tu as bien une petite idée… Si tu devais supprimer une seule personne sur cette terre…
Deux – J’ai bien un nom qui me vient mais…
Un – Bon, c’est bien spécifié que ça doit être une personne ordinaire, hein ? Pas un président en exercice, un animateur télé ou une célébrité quelconque. Non, quelqu’un de la famille, par exemple. Un ami ou…
Deux – Un ami ?
Un – Un ami qui t’aurait trahi.
Deux – Trahi ?
Un – Un type qui aurait couché avec ta femme, par exemple.
Deux – Tu es en train de me dire que ma femme me trompe ?
Un – Mais pas du tout ! C’est juste un exemple. Ça peut être… Je ne sais pas moi… Ta belle-mère, ton patron, ton percepteur… Ou ta femme, tiens.
Deux – Parce qu’elle me trompe ?
Un – Parce que tu ne la supportes plus ! Tu veux retrouver ta liberté, mais tu n’as pas non plus envie de lui payer une pension alimentaire jusqu’à la fin de ta vie.
Deux – Je m’entends très bien avec ma femme.
Un – Ne me dis pas qu’il n’y a personne dans ton entourage sans qui ta vie serait plus agréable.
Deux – Au point de le tuer ? Non, je ne vois pas…
Un – Ce que tu peux être agaçant, parfois… Je ne sais pas, moi… Quelqu’un qui t’énerves, tout simplement.
L’autre commence à sortir de ses gonds.
Deux – Quelqu’un qui m’énerve… parce qu’il m’offre tous les ans des cadeaux à la con pour mon anniversaire, par exemple ?
Un – Tu trouves que je t’offre toujours des cadeaux à la con ?
Deux – L’année dernière, c’était un bon d’achat pour dix séances d’essai chez un psychanalyste ! Et l’année d’avant, c’était pour organiser ma propre disparition !
Un – D’ailleurs, celui-là, tu ne l’as même pas utilisé.
Un temps.
Deux – Je vais mettre ton nom…
L’autre le regarde griffonner sur le papier, avec un air inquiet.
Un – Non, mais tu peux encore réfléchir un peu… Je te ressers ?
Noir
Une femme assez sophistiquée est assise seule à une table devant un verre de cocktail vide. Un homme arrive.
Lui – Bonjour, je peux vous offrir un verre ?
Elle – Même deux ou trois, si vous voulez.
Lui – Là je ne suis pas sûr d’avoir assez de liquide sur moi.
Elle – Commençons par un, alors. Vous vous appelez comment ?
Lui – Jean-François, mais vous pouvez m’appeler Jeff. Et vous ?
Elle – Mary. Mais vous pouvez m’appeler comme vous voulez.
Lui – Bon… Et qu’est-ce qui vous ferait plaisir, Mary ?
Elle – La même chose. Un Bloody Mary.
Lui – Un cocktail… C’est cher, non ? C’est combien ?
Elle – Je ne sais pas. (Désignant un homme dans la salle) C’est le monsieur là-bas qui me l’a offert.
Lui – Ah oui…
Elle fait un petit signe à l’homme avec un sourire aguicheur, avant de se tourner à nouveau vers son interlocuteur.
Elle – Alors ?
Lui – Ah oui, excusez-moi… (Il fouille dans ses poches.) J’ai tellement l’habitude qu’on me dise non, je ne suis même pas sûr d’avoir assez. J’ai dépensé les quelques pièces qui me restaient pour acheter du poison.
Elle – C’est vrai que vous avez l’air un peu désespéré, mais je ne suis pas sûre que le suicide soit la solution, vous savez.
Lui – Ah, non, mais… Ce n’est pas pour moi.
Elle – Vous voulez empoisonner quelqu’un ?
Lui – Oui, enfin… Non… C’est du poison pour les fourmis.
Elle – Je vois… Je peux prendre un ballon de Côtes du Rhône… si c’est plus dans votre budget.
Lui – En fait, je crois que je n’ai pas du tout d’argent sur moi.
Elle – C’est votre technique pour vous faire offrir un verre ?
Lui – Parfois, ça marche.
Elle – Alors disons que c’est votre jour de chance. Qu’est-ce que vous prenez ?
Lui – La même chose que vous.
Elle – Vous avez des goûts de luxe, pour quelqu’un qui n’a pas les moyens d’offrir un verre à une femme.
Lui – Il m’arrive aussi d’avoir de l’argent, vous savez. Mais dans mon métier, il y a des hauts et des bas.
Elle – Et… c’est quoi, votre métier ?
Lui – Je suis tueur à gages.
Elle – D’accord… Et donc, en ce moment, c’est plutôt la morte saison.
Lui – Voilà.
Elle – Et vous avez tué beaucoup de gens dans votre vie ?
Lui – Un certain nombre.
Elle – Et là, vous êtes sur quelque chose ? À part ces fourmis…
Lui – Vous comprendrez que je ne peux rien vous dire là-dessus.
Elle – Bien sûr… Secret professionnel…
Lui – Désolé.
Elle – Je ne vois pas le garçon…
Lui – Je m’en occupe.
Il se lève.
Elle – Je vais en reprendre un avec vous. Vous direz au garçon de mettre tout ça sur le compte de Monsieur…
Elle lui désigne l’homme dans la salle supposé lui avoir offert un verre. Il s’éloigne en coulisses. Elle en profite pour aguicher un peu l’homme dans la salle. L’autre revient avec deux Bloody Mary, et se rassied.
Lui – Et voilà.
Elle – Alors à votre santé !
Lui – À la vôtre !
Il s’apprête à boire.
Elle – Ah, je crois que vous avez fait une touche.
Lui – Pardon ?
Elle lui montre une femme dans le public.
Elle – Vous n’avez pas remarqué ? Elle n’arrête pas de vous regarder…
Lui – Vous êtes sûre ?
Il regarde la femme dans le public. L’autre en profite pour échanger leurs verres.
Elle – Si ça ne marche pas avec moi, vous pourrez toujours essayer avec elle… Elle a l’air plus dans vos moyens.
Lui – Pourquoi pas…
Elle – Allez, à la santé de votre prochaine victime !
Ils trinquent et boivent.
Lui – Merci pour le cocktail.
Elle – Excusez-moi d’insister mais évidemment, je suis un peu intriguée. C’est la première fois que je rencontre un tueur à gages…
Lui – Quand on rencontre un tueur à gages, vous savez, la première fois est souvent la dernière…
Elle – C’est vrai ! Je n’avais pas pensé à ça.
Il boit à nouveau.
Lui – Qu’est-ce que vous voulez savoir ?
Elle – Si vous deviez tuer une femme, vous vous y prendriez comment ?
Lui – Il y a plusieurs méthodes, mais pour une femme… Il faut savoir rester élégant. Un peu de strychnine dans son verre, peut-être…
Elle sourit.
Elle – Je sais pour qui vous travaillez.
Lui – Ah oui ?
Elle – Et je sais que c’est pour me tuer qu’on vous a engagé.
Lui – Pourquoi est-ce que quelqu’un voudrait vous tuer ?
Elle – Je suis tueuse à gages moi aussi. On m’appelle Bloody Mary.
Lui – Je vois…
Elle – Vous êtes le troisième tueur à gages qu’il m’envoie. J’avoue que les deux autres étaient moins marrants que vous.
Lui – Et… qu’est-ce qu’ils sont devenus ?
Elle – Ils sont morts. Subitement…
Lui – Et vous êtes toujours en vie…
Elle – Comme vous le voyez. Je suis même en pleine forme.
Lui – Plus pour longtemps.
Elle – Qu’est-ce qui vous fait dire ça ?
Lui – J’ai versé de la strychnine dans votre verre.
Elle – J’ai échangé nos verres pendant que vous regardiez cette garce.
Lui – Ah…
Elle – Rassurez-vous, ce sera très rapide.
Il fouille dans ses poches, et en sort deux sachets, qu’il compare.
Lui – Et merde…
Elle – Quoi ?
Lui – Je me suis trompé de sachet. Ce que j’ai mis dans votre verre, enfin dans celui que j’ai bu, ce n’est pas la strychnine. C’est le poison pour les fourmis…
Elle – Alors c’était vrai ? Vous avez aussi un contrat sur une fourmilière ?
Lui – Non, mais j’ai plein de fourmis chez moi, et c’est très désagréable, je vous assure.
Elle – Heureusement pour vous, vous n’êtes pas une fourmi.
Lui – D’ailleurs, même les fourmis, ça n’a pas l’air de leur faire beaucoup d’effet.
Elle – Du coup, vous pouvez peut-être finir votre cocktail empoisonné.
Lui – Je me sens un peu bizarre, quand même.
Elle – Bizarre, vous voulez dire… Encore plus bizarre que d’habitude ?
Lui – Je sens comme… des fourmis dans les bras.
Elle – Des fourmis ?
Lui – Apparemment, c’est assez laxatif, aussi. Désolé, je vais devoir vous laisser.
Elle – Ça a été un plaisir de boire un verre avec vous. À une prochaine fois, peut-être…
Il sourit et part précipitamment.
Noir
Deux personnages sont assis à une table de bistrot, chacun devant un ballon de rouge.
Un – Allez, à la tienne !
Deux – Santé !
Ils prennent une gorgée. Le premier fait la grimace. L’autre a l’air d’apprécier.
Un – Il est vraiment dégueulasse, non ?
Deux – Oui, mais pour moi il a le goût de la liberté.
Un – Pourquoi ? Tu sors de prison ?
Deux – Presque. J’ai mes beaux-parents chez moi pour les vacances. J’ai réussi à m’échapper une heure.
Un – Ah merde.
Deux – J’ai dit que j’allais faire vérifier le niveau d’huile sur la bagnole.
Un – Tu n’as pas une voiture électrique ?
Deux – Si… Tu vois un peu où j’en suis rendu…
Un – Ah ouais…
Deux – Ils ne sont là que depuis deux jours et je ne les supporte déjà plus. Surtout mon beau-père…
Silence.
Un – Tu veux que je t’en débarrasse ?
Deux – Tu veux les prendre chez toi, c’est ça ? Si ma femme est d’accord, je te les refile tout de suite. Je suis prêt à payer, tu sais. J’irais jusqu’au double du tarif en chambre d’hôtes. Parce que ce n’est pas un cadeau, je t’assure.
Un – Non, je voulais dire… les faire disparaître.
Deux – Comment ça, disparaître ? Tu es prestidigitateur ? Malheureusement, quand un prestidigitateur fait disparaître quelqu’un, il finit toujours par réapparaître au bout de quelques minutes. Ça me servirait à quoi ? Et puis tu n’es pas magicien, si ?
Un – Non, bien sûr… Non, moi, ce que je te propose, c’est de les faire disparaître… définitivement.
L’autre reste un instant interdit.
Deux – Très drôle.
Un – Je ne plaisante pas.
Deux – Définitivement…?
Un – Je connais un type qui peut s’en occuper, si tu veux.
Deux – Tu déconnes ?
Un – Pas du tout.
Deux – Un tueur à gages, tu veux dire ?
Un – Il ferait juste ça pour rendre service. Pas gratuitement non plus, évidemment.
Deux – Tu connais des tueurs à gages, toi ?
Un – Non, je ne connais pas… des tueurs à gages. Mais j’en connais un.
Deux – Eh bien moi, je n’en connais aucun, tu vois. Où est-ce que tu l’as connu, ce type ?
Un – En prison.
Deux – En prison ?
Un – On a partagé la même cellule pendant trois ans.
Deux – Tu as fait de la prison, toi ?
Un – Ben ouais.
Deux – Et pour quoi ?
Un – Pourquoi ?
Deux – Pour quel motif on t’a mis en prison ? Qu’est-ce que tu avais fait ?
Un – Tentative de meurtre.
Deux – Tentative ?
Un – J’ai raté mon coup. Je n’étais pas très doué. Mais lui c’est un pro, je t’assure. Il en a déjà refroidi plus d’un, je te le garantis.
Deux – Tu me fais marcher là…
Un – Pas du tout.
Deux – Tu es sérieux ?
Un – Très sérieux.
L’autre digère cette information.
Deux – C’est dingue, ça. À part dans les films, je ne savais pas que ça existait, les tueurs à gages. Alors tu passes commande, comme ça, comme pour une pizza, et…
Un – Oui. Ça s’appelle un contrat.
L’autre réfléchit à nouveau.
Deux – Un contrat… Et ça coûterait combien ? Non mais c’est juste par curiosité, hein ?
Un – Ça dépend…
Deux – Ça dépend de quoi ?
Un – Déjà, c’est pour un seul ou pour les deux ? Comme tu dis que c’est surtout ton beau-père qui…
Deux – Je ne sais pas. Ça ferait combien par personne ?
Un – Il faudrait que je lui demande… Dans les 8500 euros, peut-être.
Deux – Ah oui, c’est assez précis, quand même.
Un – Pour les deux, il te ferait sûrement un prix.
Deux – Combien ?
Un – Pour un couple… dans les quinze mille.
Deux – On parle en TTC, j’imagine.
Un – Si tu n’as pas besoin de facture, tu le paieras en liquide, c’est plus simple.
Deux (pensif) – D’accord…
Un – Tu veux que je lui en parle ?
Deux – Mais non, pas du tout… J’ai dit d’accord comme j’aurais dit… je vois. Je ne suis pas d’accord, évidemment. (Un temps) Même s’il faut reconnaître que c’est assez tentant…
Un – Ouais.
Deux – Et puis c’est risqué, non ? Je veux dire… le crime parfait, ça n’existe pas.
Un – Qu’est-ce qui te fait dire ça ?
Deux – Je ne sais pas… C’est ce qu’on dit.
Un – Par définition, les crimes parfaits ne sont pas classés comme des crimes. Ça passe pour des accidents, des morts naturelles, des suicides… Donc un crime parfait, on ne peut pas savoir si ça existe. C’est pour ça qu’on dit que ça n’existe pas.
Deux – Je vois… Pour ne pas susciter des vocations.
Un – Si ça se trouve, sur cent personnes qui meurent, il y en a dix qui ont été victimes d’un crime parfait, et on ne le sait pas.
Deux – Tu crois ?
Un – En tout cas, des gens qui avaient commis des crimes parfaits, j’en ai connu pas mal.
Deux – Ah oui ? Et où est-ce que tu les as rencontrés ?
Un – En prison.
Deux – S’ils avaient commis des crimes parfaits, qu’est-ce qu’ils foutaient en prison ?
Un – Non, mais ils étaient en prison pour autre chose.
Deux – Ouais… Ce n’est pas très rassurant tout ça. Je crois que je vais réfléchir encore un peu. Et puis quinze mille euros, c’est une somme quand même…
Un temps.
Un – Et ils comptent venir en vacances chez toi tous les ans, tes beaux-parents ?
Deux – Ouais… c’est bien pour ça que je ne te dis pas non tout de suite…
Un – Comme tu veux.
Deux – D’un autre côté, je n’ai pas envie de finir en taule, comme toi.
Un temps.
Un – Sinon, il y a l’enlèvement.
Deux – Un enlèvement ?
Un – C’est moins définitif, mais… si tu te fais pincer, la peine est moins lourde. Et puis l’avantage, c’est que tu peux demander une rançon.
Deux – Une rançon ?
Un – Et avec la rançon, tu peux payer le commanditaire de l’enlèvement. Ça ne te coûte rien. Si tu te débrouilles bien, tu peux même gagner un peu d’argent.
Deux – Une rançon… À qui on pourrait bien demander une rançon ?
Un – Ça je ne sais pas…
Deux – Qui pourrait bien payer une rançon pour faire libérer mon beau-père ? Ma belle-mère peut-être, et encore ce n’est pas sûr. D’ailleurs, elle n’a pas d’argent.
Un – Ils n’ont pas d’autres enfants ?
Deux – Si, il y a mon beau-frère. Et ma belle-sœur. Ils arrivent la semaine prochaine.
Un – Ils passent aussi les vacances chez toi ?
Deux – Ouais, malheureusement.
Un – Ah merde…
Deux – Comme tu dis.
Un temps.
Un – Ne me dis pas que tu veux t’en débarrasser aussi.
Deux – Ça dépend. Pour quatre, ton pote, il me ferait une grosse ristourne ?
Un – Après, il ne faut pas que ce soit trop voyant, non plus. Il y a encore beaucoup de gens dont tu voudrais te débarrasser, comme ça ?
Deux – Mes parents non plus, je ne les supporte pas… Sans parler de mes deux sœurs et de leurs connards de maris.
Un – Ils viennent passer les vacances chez toi, eux aussi ?
Deux – Ah non ! Eux non. Je ne les ai pas invités. Mais ils me cassent les couilles quand même. Et puis quand les vacances seront terminées, il y a mon patron…
Un – Après, mon pote, c’est juste un tueur à gages. Son truc, ce n’est pas les meurtres de masse, comme aux États-Unis.
Deux – Tu as raison, de toute façon, tant qu’il en restera un pour me casser les burnes… Non, je ne vais pas mettre le doigt dans cet engrenage, je n’en finirais plus. Et puis je n’ai pas les moyens…
L’autre se lève.
Un – Dans ce cas, je vais y aller.
Deux – Oui, moi aussi. J’ai du monde qui m’attend à la maison…
Un – Bon ben… Bonnes vacances alors.
Deux – Merci…
Un – Et si tu changes d’avis, tu as mon numéro.
Deux – OK… Tu passes les vacances avec qui, toi ?
Un – Juste avec ma femme.
Deux – Ne me dis pas que les autres…
Un – Si je te le disais… ce ne serait plus le crime parfait.
Il s’en va. L’autre reste un instant pensif, et s’en va à son tour.
Noir
| Killer Sketches – Asesinos de Bromas (español) – Matadores de Piadas |
Tueurs à gages, une profession méconnue, mais d’utilité publique, et un métier d’avenir, surtout en période de crise. À la table d’un bistrot se croisent plusieurs personnages exerçant cette noble fonction, et leurs clients aux mobiles aussi divers que surprenants. Et vous ? Si vous pouviez impunément supprimer une seule personne sur cette Terre, le feriez-vous ? Et sur qui porterait votre choix ?
Jusqu’à 24 personnages (hommes et femmes). – Deux personnages par saynète – Distribution variable
Ce texte est offert gracieusement à la lecture. Avant toute exploitation publique, professionnelle ou amateur, vous devez obtenir l’autorisation de la SACD.
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LIRE LE TEXTE
Deux personnages sont assis à une table de bistrot, chacun devant un ballon de rouge.
Un – Allez, à la tienne !
Deux – Santé !
Ils prennent une gorgée. Le premier fait la grimace. L’autre a l’air d’apprécier.
Un – Il est vraiment dégueulasse, non ?
Deux – Oui, mais pour moi il a le goût de la liberté.
Un – Pourquoi ? Tu sors de prison ?
Deux – Presque. J’ai mes beaux-parents chez moi pour les vacances. J’ai réussi à m’échapper une heure.
Un – Ah merde.
Deux – J’ai dit que j’allais faire vérifier le niveau d’huile sur la bagnole.
Un – Tu n’as pas une voiture électrique ?
Deux – Si… Tu vois un peu où j’en suis rendu…
Un – Ah ouais…
Deux – Ils ne sont là que depuis deux jours et je ne les supporte déjà plus. Surtout mon beau-père…
Silence.
Un – Tu veux que je t’en débarrasse ?
Deux – Tu veux les prendre chez toi, c’est ça ? Si ma femme est d’accord, je te les refile tout de suite. Je suis prêt à payer, tu sais. J’irais jusqu’au double du tarif en chambre d’hôtes. Parce que ce n’est pas un cadeau, je t’assure.
Un – Non, je voulais dire… les faire disparaître.
Deux – Comment ça, disparaître ? Tu es prestidigitateur ? Malheureusement, quand un prestidigitateur fait disparaître quelqu’un, il finit toujours par réapparaître au bout de quelques minutes. Ça me servirait à quoi ? Et puis tu n’es pas magicien, si ?
Un – Non, bien sûr… Non, moi, ce que je te propose, c’est de les faire disparaître… définitivement.
L’autre reste un instant interdit.
Deux – Très drôle.
Un – Je ne plaisante pas.
Deux – Définitivement…?
Un – Je connais un type qui peut s’en occuper, si tu veux.
Deux – Tu déconnes ?
Un – Pas du tout.
Deux – Un tueur à gages, tu veux dire ?
Un – Il ferait juste ça pour rendre service. Pas gratuitement non plus, évidemment.
Deux – Tu connais des tueurs à gages, toi ?
Un – Non, je ne connais pas… des tueurs à gages. Mais j’en connais un.
Deux – Eh bien moi, je n’en connais aucun, tu vois. Où est-ce que tu l’as connu, ce type ?
Un – En prison.
Deux – En prison ?
Un – On a partagé la même cellule pendant trois ans.
Deux – Tu as fait de la prison, toi ?
Un – Ben ouais.
Deux – Et pour quoi ?
Un – Pourquoi ?
Deux – Pour quel motif on t’a mis en prison ? Qu’est-ce que tu avais fait ?
Un – Tentative de meurtre.
Deux – Tentative ?
Un – J’ai raté mon coup. Je n’étais pas très doué. Mais lui c’est un pro, je t’assure. Il en a déjà refroidi plus d’un, je te le garantis.
Deux – Tu me fais marcher là…
Un – Pas du tout.
Deux – Tu es sérieux ?
Un – Très sérieux.
L’autre digère cette information.
Deux – C’est dingue, ça. À part dans les films, je ne savais pas que ça existait, les tueurs à gages. Alors tu passes commande, comme ça, comme pour une pizza, et…
Un – Oui. Ça s’appelle un contrat.
L’autre réfléchit à nouveau.
Deux – Un contrat… Et ça coûterait combien ? Non mais c’est juste par curiosité, hein ?
Un – Ça dépend…
Deux – Ça dépend de quoi ?
Un – Déjà, c’est pour un seul ou pour les deux ? Comme tu dis que c’est surtout ton beau-père qui…
Deux – Je ne sais pas. Ça ferait combien par personne ?
Un – Il faudrait que je lui demande… Dans les 8500 euros, peut-être.
Deux – Ah oui, c’est assez précis, quand même.
Un – Pour les deux, il te ferait sûrement un prix.
Deux – Combien ?
Un – Pour un couple… dans les quinze mille.
Deux – On parle en TTC, j’imagine.
Un – Si tu n’as pas besoin de facture, tu le paieras en liquide, c’est plus simple.
Deux (pensif) – D’accord…
Un – Tu veux que je lui en parle ?
Deux – Mais non, pas du tout… J’ai dit d’accord comme j’aurais dit… je vois. Je ne suis pas d’accord, évidemment. (Un temps) Même s’il faut reconnaître que c’est assez tentant…
Un – Ouais.
Deux – Et puis c’est risqué, non ? Je veux dire… le crime parfait, ça n’existe pas.
Un – Qu’est-ce qui te fait dire ça ?
Deux – Je ne sais pas… C’est ce qu’on dit.
Un – Par définition, les crimes parfaits ne sont pas classés comme des crimes. Ça passe pour des accidents, des morts naturelles, des suicides… Donc un crime parfait, on ne peut pas savoir si ça existe. C’est pour ça qu’on dit que ça n’existe pas.
Deux – Je vois… Pour ne pas susciter des vocations.
Un – Si ça se trouve, sur cent personnes qui meurent, il y en a dix qui ont été victimes d’un crime parfait, et on ne le sait pas.
Deux – Tu crois ?
Un – En tout cas, des gens qui avaient commis des crimes parfaits, j’en ai connu pas mal.
Deux – Ah oui ? Et où est-ce que tu les as rencontrés ?
Un – En prison.
Deux – S’ils avaient commis des crimes parfaits, qu’est-ce qu’ils foutaient en prison ?
Un – Non, mais ils étaient en prison pour autre chose.
Deux – Ouais… Ce n’est pas très rassurant tout ça. Je crois que je vais réfléchir encore un peu. Et puis quinze mille euros, c’est une somme quand même…
Un temps.
Un – Et ils comptent venir en vacances chez toi tous les ans, tes beaux-parents ?
Deux – Ouais… c’est bien pour ça que je ne te dis pas non tout de suite…
Un – Comme tu veux.
Deux – D’un autre côté, je n’ai pas envie de finir en taule, comme toi.
Un temps.
Un – Sinon, il y a l’enlèvement.
Deux – Un enlèvement ?
Un – C’est moins définitif, mais… si tu te fais pincer, la peine est moins lourde. Et puis l’avantage, c’est que tu peux demander une rançon.
Deux – Une rançon ?
Un – Et avec la rançon, tu peux payer le commanditaire de l’enlèvement. Ça ne te coûte rien. Si tu te débrouilles bien, tu peux même gagner un peu d’argent.
Deux – Une rançon… À qui on pourrait bien demander une rançon ?
Un – Ça je ne sais pas…
Deux – Qui pourrait bien payer une rançon pour faire libérer mon beau-père ? Ma belle-mère peut-être, et encore ce n’est pas sûr. D’ailleurs, elle n’a pas d’argent.
Un – Ils n’ont pas d’autres enfants ?
Deux – Si, il y a mon beau-frère. Et ma belle-sœur. Ils arrivent la semaine prochaine.
Un – Ils passent aussi les vacances chez toi ?
Deux – Ouais, malheureusement.
Un – Ah merde…
Deux – Comme tu dis.
Un temps.
Un – Ne me dis pas que tu veux t’en débarrasser aussi.
Deux – Ça dépend. Pour quatre, ton pote, il me ferait une grosse ristourne ?
Un – Après, il ne faut pas que ce soit trop voyant, non plus. Il y a encore beaucoup de gens dont tu voudrais te débarrasser, comme ça ?
Deux – Mes parents non plus, je ne les supporte pas… Sans parler de mes deux sœurs et de leurs connards de maris.
Un – Ils viennent passer les vacances chez toi, eux aussi ?
Deux – Ah non ! Eux non. Je ne les ai pas invités. Mais ils me cassent les couilles quand même. Et puis quand les vacances seront terminées, il y a mon patron…
Un – Après, mon pote, c’est juste un tueur à gages. Son truc, ce n’est pas les meurtres de masse, comme aux États-Unis.
Deux – Tu as raison, de toute façon, tant qu’il en restera un pour me casser les burnes… Non, je ne vais pas mettre le doigt dans cet engrenage, je n’en finirais plus. Et puis je n’ai pas les moyens…
L’autre se lève.
Un – Dans ce cas, je vais y aller.
Deux – Oui, moi aussi. J’ai du monde qui m’attend à la maison…
Un – Bon ben… Bonnes vacances alors.
Deux – Merci…
Un – Et si tu changes d’avis, tu as mon numéro.
Deux – OK… Tu passes les vacances avec qui, toi ?
Un – Juste avec ma femme.
Deux – Ne me dis pas que les autres…
Un – Si je te le disais… ce ne serait plus le crime parfait.
Il s’en va. L’autre reste un instant pensif, et s’en va à son tour.
Noir
Une femme assez sophistiquée est assise seule à une table devant un verre de cocktail vide. Un homme arrive.
Lui – Bonjour, je peux vous offrir un verre ?
Elle – Même deux ou trois, si vous voulez.
Lui – Là je ne suis pas sûr d’avoir assez de liquide sur moi.
Elle – Commençons par un, alors. Vous vous appelez comment ?
Lui – Jean-François, mais vous pouvez m’appeler Jeff. Et vous ?
Elle – Mary. Mais vous pouvez m’appeler comme vous voulez.
Lui – Bon… Et qu’est-ce qui vous ferait plaisir, Mary ?
Elle – La même chose. Un Bloody Mary.
Lui – Un cocktail… C’est cher, non ? C’est combien ?
Elle – Je ne sais pas. (Désignant un homme dans la salle) C’est le monsieur là-bas qui me l’a offert.
Lui – Ah oui…
Elle fait un petit signe à l’homme avec un sourire aguicheur, avant de se tourner à nouveau vers son interlocuteur.
Elle – Alors ?
Lui – Ah oui, excusez-moi… (Il fouille dans ses poches.) J’ai tellement l’habitude qu’on me dise non, je ne suis même pas sûr d’avoir assez. J’ai dépensé les quelques pièces qui me restaient pour acheter du poison.
Elle – C’est vrai que vous avez l’air un peu désespéré, mais je ne suis pas sûre que le suicide soit la solution, vous savez.
Lui – Ah, non, mais… Ce n’est pas pour moi.
Elle – Vous voulez empoisonner quelqu’un ?
Lui – Oui, enfin… Non… C’est du poison pour les fourmis.
Elle – Je vois… Je peux prendre un ballon de Côtes du Rhône… si c’est plus dans votre budget.
Lui – En fait, je crois que je n’ai pas du tout d’argent sur moi.
Elle – C’est votre technique pour vous faire offrir un verre ?
Lui – Parfois, ça marche.
Elle – Alors disons que c’est votre jour de chance. Qu’est-ce que vous prenez ?
Lui – La même chose que vous.
Elle – Vous avez des goûts de luxe, pour quelqu’un qui n’a pas les moyens d’offrir un verre à une femme.
Lui – Il m’arrive aussi d’avoir de l’argent, vous savez. Mais dans mon métier, il y a des hauts et des bas.
Elle – Et… c’est quoi, votre métier ?
Lui – Je suis tueur à gages.
Elle – D’accord… Et donc, en ce moment, c’est plutôt la morte saison.
Lui – Voilà.
Elle – Et vous avez tué beaucoup de gens dans votre vie ?
Lui – Un certain nombre.
Elle – Et là, vous êtes sur quelque chose ? À part ces fourmis…
Lui – Vous comprendrez que je ne peux rien vous dire là-dessus.
Elle – Bien sûr… Secret professionnel…
Lui – Désolé.
Elle – Je ne vois pas le garçon…
Lui – Je m’en occupe.
Il se lève.
Elle – Je vais en reprendre un avec vous. Vous direz au garçon de mettre tout ça sur le compte de Monsieur…
Elle lui désigne l’homme dans la salle supposé lui avoir offert un verre. Il s’éloigne en coulisses. Elle en profite pour aguicher un peu l’homme dans la salle. L’autre revient avec deux Bloody Mary, et se rassied.
Lui – Et voilà.
Elle – Alors à votre santé !
Lui – À la vôtre !
Il s’apprête à boire.
Elle – Ah, je crois que vous avez fait une touche.
Lui – Pardon ?
Elle lui montre une femme dans le public.
Elle – Vous n’avez pas remarqué ? Elle n’arrête pas de vous regarder…
Lui – Vous êtes sûre ?
Il regarde la femme dans le public. L’autre en profite pour échanger leurs verres.
Elle – Si ça ne marche pas avec moi, vous pourrez toujours essayer avec elle… Elle a l’air plus dans vos moyens.
Lui – Pourquoi pas…
Elle – Allez, à la santé de votre prochaine victime !
Ils trinquent et boivent.
Lui – Merci pour le cocktail.
Elle – Excusez-moi d’insister mais évidemment, je suis un peu intriguée. C’est la première fois que je rencontre un tueur à gages…
Lui – Quand on rencontre un tueur à gages, vous savez, la première fois est souvent la dernière…
Elle – C’est vrai ! Je n’avais pas pensé à ça.
Il boit à nouveau.
Lui – Qu’est-ce que vous voulez savoir ?
Elle – Si vous deviez tuer une femme, vous vous y prendriez comment ?
Lui – Il y a plusieurs méthodes, mais pour une femme… Il faut savoir rester élégant. Un peu de strychnine dans son verre, peut-être…
Elle sourit.
Elle – Je sais pour qui vous travaillez.
Lui – Ah oui ?
Elle – Et je sais que c’est pour me tuer qu’on vous a engagé.
Lui – Pourquoi est-ce que quelqu’un voudrait vous tuer ?
Elle – Je suis tueuse à gages moi aussi. On m’appelle Bloody Mary.
Lui – Je vois…
Elle – Vous êtes le troisième tueur à gages qu’il m’envoie. J’avoue que les deux autres étaient moins marrants que vous.
Lui – Et… qu’est-ce qu’ils sont devenus ?
Elle – Ils sont morts. Subitement…
Lui – Et vous êtes toujours en vie…
Elle – Comme vous le voyez. Je suis même en pleine forme.
Lui – Plus pour longtemps.
Elle – Qu’est-ce qui vous fait dire ça ?
Lui – J’ai versé de la strychnine dans votre verre.
Elle – J’ai échangé nos verres pendant que vous regardiez cette garce.
Lui – Ah…
Elle – Rassurez-vous, ce sera très rapide.
Il fouille dans ses poches, et en sort deux sachets, qu’il compare.
Lui – Et merde…
Elle – Quoi ?
Lui – Je me suis trompé de sachet. Ce que j’ai mis dans votre verre, enfin dans celui que j’ai bu, ce n’est pas la strychnine. C’est le poison pour les fourmis…
Elle – Alors c’était vrai ? Vous avez aussi un contrat sur une fourmilière ?
Lui – Non, mais j’ai plein de fourmis chez moi, et c’est très désagréable, je vous assure.
Elle – Heureusement pour vous, vous n’êtes pas une fourmi.
Lui – D’ailleurs, même les fourmis, ça n’a pas l’air de leur faire beaucoup d’effet.
Elle – Du coup, vous pouvez peut-être finir votre cocktail empoisonné.
Lui – Je me sens un peu bizarre, quand même.
Elle – Bizarre, vous voulez dire… Encore plus bizarre que d’habitude ?
Lui – Je sens comme… des fourmis dans les bras.
Elle – Des fourmis ?
Lui – Apparemment, c’est assez laxatif, aussi. Désolé, je vais devoir vous laisser.
Elle – Ça a été un plaisir de boire un verre avec vous. À une prochaine fois, peut-être…
Il sourit et part précipitamment.
Noir
Un personnage est assis à une table. Sur la table une bouteille de champagne dans un seau, et deux coupes. Un autre personnage arrive.
Un – Tu es là depuis longtemps ?
L’autre se lève.
Deux – Cinq minutes. Ça va ?
Ils se font la bise, avant de se rasseoir.
Un – Très bien. Et toi ?
Deux – Ça va.
Un – Du champagne ? En quel honneur ?
Deux – Tu ne devines pas ?
Un – Évidemment… Alors, ça fait quel effet d’avoir un an de plus ?
Deux – Tu y as pensé… C’est gentil.
Un – Mieux que ça… (Il sort une enveloppe de sa poche et lui tend.) Tiens, je ne savais pas quoi t’offrir, alors…. voilà.
L’autre semble un peu sur la défensive.
Deux – Une enveloppe ? Qu’est-ce que c’est ?
Un – Ouvre, tu verras…
Deux – On va trinquer d’abord, pendant qu’il est bien frais.
Il remplit les deux coupes. Ils trinquent.
Un – Allez ! Bon anniversaire !
Deux – Merci ! À la tienne !
Ils boivent.
Un – Alors, tu l’ouvres, cette enveloppe ?
L’autre n’est toujours pas très emballé.
Deux – Ah oui, c’est vrai… Alors là, tu m’intrigues… Qu’est-ce que ça peut bien être ?
Il ouvre l’enveloppe.
Un – Je ne savais pas ce qui te ferait plaisir, alors je me suis dit que ça, au moins, c’était un cadeau original.
Deux – Ne me dis pas que c’est encore un bon pour un saut en parachute ou quelque chose comme ça…
Il sort un papier de l’enveloppe et le regarde.
Un – Alors ?
Deux – Un avoir… chez un tueur à gages.
Un – Je te l’avais dit… c’est original.
Deux (lisant toujours) – Supprimez qui vous voulez…
Un – Il faut juste inscrire le nom du bénéficiaire dans la case vide.
Deux – Le bénéficiaire…?
Un – La personne dont tu rêverais de te débarrasser !
Deux – Ah oui…
Un – Après, pour être sûr qu’il n’y aura pas d’erreur, tu peux aussi mettre l’adresse et joindre une photo.
Deux – D’accord…
Un – Ça te plaît ?
Deux – Ah oui, c’est… C’est vrai que c’est original, comme cadeau.
Un – Et… tu as déjà une idée ?
Deux – Une idée ?
Un – Le nom de la personne que tu vas inscrire dans la case !
Deux – Ah, je… Non, pas encore… Il faudra que je réfléchisse…
Un – Attention, tu n’as droit qu’à un seul nom. Et tu ne pourras jamais recommencer. C’est bien précisé dans le contrat.
Deux – Ah oui…
Un – Après, ça pourrait devenir suspect, tu comprends.
Deux – Bien sûr. Bon ben… Oui, je vais y penser…
Un – Pas trop longtemps, hein ? Tu as vu, c’est valable pendant un an seulement.
Deux – D’accord…
Un – Ils s’engagent à exécuter le contrat dans les six mois qui suivent la remise du formulaire. Satisfait ou remboursé !
Deux – Non, non, c’est… C’est un super cadeau.
Un – Tu as bien une petite idée… Si tu devais supprimer une seule personne sur cette terre…
Deux – J’ai bien un nom qui me vient mais…
Un – Bon, c’est bien spécifié que ça doit être une personne ordinaire, hein ? Pas un président en exercice, un animateur télé ou une célébrité quelconque. Non, quelqu’un de la famille, par exemple. Un ami ou…
Deux – Un ami ?
Un – Un ami qui t’aurait trahi.
Deux – Trahi ?
Un – Un type qui aurait couché avec ta femme, par exemple.
Deux – Tu es en train de me dire que ma femme me trompe ?
Un – Mais pas du tout ! C’est juste un exemple. Ça peut être… Je ne sais pas moi… Ta belle-mère, ton patron, ton percepteur… Ou ta femme, tiens.
Deux – Parce qu’elle me trompe ?
Un – Parce que tu ne la supportes plus ! Tu veux retrouver ta liberté, mais tu n’as pas non plus envie de lui payer une pension alimentaire jusqu’à la fin de ta vie.
Deux – Je m’entends très bien avec ma femme.
Un – Ne me dis pas qu’il n’y a personne dans ton entourage sans qui ta vie serait plus agréable.
Deux – Au point de le tuer ? Non, je ne vois pas…
Un – Ce que tu peux être agaçant, parfois… Je ne sais pas, moi… Quelqu’un qui t’énerves, tout simplement.
L’autre commence à sortir de ses gonds.
Deux – Quelqu’un qui m’énerve… parce qu’il m’offre tous les ans des cadeaux à la con pour mon anniversaire, par exemple ?
Un – Tu trouves que je t’offre toujours des cadeaux à la con ?
Deux – L’année dernière, c’était un bon d’achat pour dix séances d’essai chez un psychanalyste ! Et l’année d’avant, c’était pour organiser ma propre disparition !
Un – D’ailleurs, celui-là, tu ne l’as même pas utilisé.
Un temps.
Deux – Je vais mettre ton nom…
L’autre le regarde griffonner sur le papier, avec un air inquiet.
Un – Non, mais tu peux encore réfléchir un peu… Je te ressers ?
Un personnage prend un verre à une table. Un autre arrive.
Un – Salut. Tu es tout seul ?
Deux – Apparemment, on est les premiers.
Un – Je ne sais pas si on sera très nombreux. Je t’avoue que moi-même, j’ai un peu hésité à venir.
Deux – C’est la première réunion. Peut-être qu’ils n’ont pas réussi à prévenir tout le monde à temps.
Un – J’espère que la police, elle, elle n’a pas été prévenue.
Deux – Remarque tu n’as pas tort… Un Syndicat des Tueurs à Gages… Je ne sais pas si c’est une bonne idée.
Un – C’est vrai qu’ensemble, on serait plus forts pour défendre nos intérêts, mais bon…
Deux – Quels intérêts ?
Un – Harmoniser nos tarifs, par exemple. Pour éviter qu’entre nous, on se livre à une concurrence déloyale en cassant les prix.
Deux – Ouais… Mais il ne faudrait pas non plus qu’on puisse nous accuser d’entente illégale.
Un – Illégale ?
Deux – Tu as raison. De ce côté-là… On travaille déjà dans l’illégalité.
Un – Comme les prostituées.
Deux – Elles, je crois qu’elles ont réussi à obtenir d’être affiliées à la sécu, et de cotiser pour la retraite.
Un – Tu crois qu’un jour, notre métier pourrait être reconnu par l’État ?
Deux – Et pourquoi pas d’utilité publique aussi ? Enfin… Le crime a toujours existé. Il existera toujours.
Un – C’est même le plus vieux métier du monde. Plus vieux que la prostitution.
Deux – C’est vrai. Est-ce que quelqu’un faisait déjà le trottoir quand Caïn a tué Abel ?
Un – Il aurait dû faire appel à un professionnel, ça lui aurait évité pas mal de problème.
Deux – L’assassinat, c’est un métier, alors pourquoi ne pas encadrer notre activité par des lois.
Un – Ouais.. Mais on nous dira que ce n’est pas démocratique. Que seuls les riches ont les moyens de faire tuer ceux qui les emmerdent.
Deux – Sauf si c’est remboursé.
Un – Par la Sécu, tu veux dire ?
Deux – Je ne sais pas…
Un temps.
Un – Et sinon, les affaires, comment ça va ?
Deux – C’est un peu mort, en ce moment.
Un – C’était quoi, ton dernier contrat.
Deux – Une bonne femme qui n’avait pas le courage de se suicider. Elle voulait que je m’en charge.
Un – Du velours. Au moins, personne ne viendra se plaindre.
Deux – Tu parles. Au dernier moment, elle a changé d’avis. Comme elle avait un avoir, elle m’a demandé de tuer son mari à sa place. Maintenant, ça a l’air d’aller mieux… (Un temps) Et toi ?
Un – Je devais supprimer une petite vieille. Le type avait acheté sa maison en viager, et elle était déjà centenaire.
Deux – Pas de bol… Mais c’est dans des cas comme ça où notre profession a vraiment une utilité sociale.
Un – Juste après avoir signé le contrat pour que je l’aide à mourir dans la dignité, elle meurt en sautant à l’élastique.
Deux – Un saut à l’élastique ?
Un – Ses petits-enfants lui avaient offert ça comme cadeau pour ses cent ans.
Deux – Et l’élastique a lâché…
Un – Non. C’est le cœur qui a lâché.
Deux – Ah merde.
Un – Du coup, le client a voulu se faire rembourser.
Deux – Et alors ?
Un – Un contrat, c’est un contrat.
Deux – Après tout elle est morte.
Un – Il n’a rien voulu entendre. Au lieu de tuer la vieille, j’ai dû me débarrasser du client.
Deux – Tuer ses clients, ce n’est jamais bon pour les affaires.
Un – C’est pour ça que dans ces cas-là, un syndicat, pour régler les différends commerciaux…
Un temps. On entend une sirène de police.
Deux – Ah, je crois qu’on ne sera pas tout seuls, finalement…
Noir
Deux personnages sont assis à une table, la mine sombre. Silence.
Un – Et voilà. Encore un de parti.
Deux – Il va nous manquer.
Un – Ce sont les meilleurs qui s’en vont les premiers.
Deux – Oui… (Un temps) Encore que dans son cas, je ne sais pas si on peut vraiment dire qu’il faisait partie des meilleurs…
Un – C’est vrai, mais bon… Un collègue, ça reste un collègue. On fait un métier tellement difficile.
Deux – Et si mal reconnu.
Un – Et puis c’était un garçon attachant, malgré tout.
Deux – Oui.
Un – Je n’ai pas très bien compris. Il est mort comment, exactement ?
Deux – Accident professionnel.
Un – Un accident ?
Deux – Il a avalé par mégarde le poison qu’il destinait à une de ses victimes.
Un – Ah merde… Quel genre de poison ?
Deux – Tu ne vas pas le croire mais d’après ce qu’on m’a dit… du poison pour les fourmis.
Un – Les fourmis ?
Deux – Ouais…
Un temps.
Un – Non, décidément, ce n’était pas le meilleur.
Deux – On peut même dire qu’il ternissait l’image de professionnalisme qu’on souhaiterait voir associée à notre métier.
Un – Oui, il était temps qu’il arrête.
Deux – Combien de fois je lui ai dit de changer d’orientation. Il n’était pas fait pour ça, c’était évident.
Un – Tu n’as pas idée des conneries qu’il a pu faire.
Deux – On m’a raconté qu’un jour, alors qu’il devait assassiner le mari d’une bonne femme, il a empoisonné son amant.
Un – Comment ça s’est terminé ?
Deux – Du coup, on a accusé le cocu d’avoir tué son rival, et on l’a foutu en taule.
Un – Dans un sens, il a quand même réussi à la débarrasser de son mari.
Deux – Oui… mais son amant, lui, il était mort.
Un – Ce type était une honte pour notre métier.
Deux – Je ne sais pas, moi. Il devrait quand même y avoir une petite formation.
Un – Validé par un diplôme.
Deux – Et un Conseil de l’Ordre, pour exclure les moutons noirs.
Un – Enfin, il ne fera plus de mal à personne.
Deux – Non.
Un temps.
Un – C’est vrai qu’il était gentil.
Deux – Gentil, mais con.
Un – Oui…
Ils vident leurs verres.
Noir
Un personnage est assis à une table, devant une carafe et un verre. Il a l’air insouciant. Il ouvre un journal. Un autre arrive, un pistolet à la main, en prenant soin de ne pas se faire remarquer. Il mâche un chewing-gum. L’autre le voit d’autant moins qu’il a son journal devant les yeux. L’homme au pistolet le vise, toujours en mâchant son chewing-gum. Il s’apprête à tirer quand il avale de travers et se met à tousser. Il s’étrangle et s’étouffe. L’autre pose son journal, l’aperçoit, et vient à son secours. Il lui tape dans le dos.
Un – Ça va aller ?
L’homme au pistolet ne répond pas, et continue de s’étrangler. L’autre lui fait la manœuvre de Heimlich, c’est-à-dire qu’il se positionne derrière lui et exerce des pressions successives sur son thorax. L’homme au pistolet finit par cracher son chewing-gum, et reprend peu à peu son souffle.
Un – Ça va mieux ?
Deux – J’ai avalé mon chewing-gum de travers.
Un – Bon, l’important c’est que ça va mieux.
Deux – Si vous n’aviez pas été là… (Il tousse encore un peu.) Et que vous n’aviez pas eu le bon geste.
Un – C’est la manœuvre de Heimlich. C’est ce qu’il faut faire dans ces cas-là, il paraît. Enfin, j’ai vu ça à la télé. C’est la première fois que je fais ça. Ça a l’air de marcher.
Deux – En tout cas, vous m’avez sauvé la vie.
Un – N’exagérons rien.
Deux – Si, si…
Un – Vous voulez boire quelque chose, pour vous remettre ?
Deux – Je vais essayer de ne pas avaler de travers…
L’autre lui sert un verre de la carafe. L’homme qui tient toujours son pistolet dans la main droite, saisit le verre avec la gauche et boit avidement.
Deux – Ça fait du bien.
Un – Tant mieux, tant mieux… (Un temps) Mais si je peux me permettre… qu’est-ce que vous faites avec un pistolet à la main ?
Deux – Ah, oui, le pistolet… Je…
Un – Vous veniez pour… braquer ce bistrot ?
Deux – C’est-à-dire que…
Un – Un petit bistrot de quartier, comme ça… Je ne suis pas sûr qu’il y ait grand chose dans la caisse… Risquer de finir en prison pour quelques dizaines d’euros…
Deux – Bien sûr…
Un – Si vous êtes provisoirement dans le besoin, je peux vous aider.
Deux – Vous feriez ça ? Enfin, je veux dire… Non, je ne peux pas accepter mais…
Un – Mais quoi ? C’est de bon cœur, vous savez…
Un temps.
Deux – En fait je suis tueur à gages. Je venais pour vous tuer.
Un – Tiens donc… Et pourquoi ça ?
Deux – Ça n’a rien de personnel, je vous assure… C’est mon métier, c’est tout.
Un – Je comprends…
Deux – Oui… Mais maintenant que vous m’avez sauvé la vie… Ça me pose un problème, évidemment…
Un – Je suis vraiment désolé de vous causer des problèmes… Je n’aurais peut-être pas dû…
Deux – Si, si, mais… (Un temps) Vous êtes un gentil, vous, hein ?
Un – Quand je peux faire quelque chose pour aider mon prochain…
Deux – Pourquoi est-ce qu’on peut bien vouloir tuer quelqu’un comme vous ?
Un – Je comptais un peu sur vous pour me le dire.
Deux – Nos clients ne nous donnent pas toujours leurs mobiles. Ce qui leur importe, c’est le résultat… Et pour nous, ce qui compte, c’est d’être payé. Parfois il vaut mieux ne pas savoir, d’ailleurs.
Un – Ça ne doit pas être un métier facile.
Deux – Vous êtes tellement gentil… Je comprends qu’à la longue, ça puisse en agacer certains… Mais de là à vous mettre un contrat sur la tête…
Un – Je ne voudrais pas vous causer des ennuis. Faites ce que vous avez à faire…
Deux (agacé) – Ben oui, mais maintenant que vous m’avez sauvé la vie !
Un – Je suis désolé.
Deux – Répétez encore une fois que vous êtes désolé et je vous en mets une.
Un – Pardon, je suis vraiment… Et maintenant, qu’est-ce qu’on fait ?
Deux – Je ne sais pas… Il faut que je réfléchisse… Un contrat, c’est un contrat…
Il pose son pistolet sur la table, et commence à se masser le bras droit.
Un – Ça va ?
Deux – Oui, mais je ne sais pas ce que j’ai… Depuis ce matin, j’ai un peu mal au bras…
Un – Comment ça, mal au bras ?
Deux – Comme… un engourdissement.
Un – Vous n’avez pas de problèmes d’érection ?
Deux – D’érection ?
Un – Pardon, je voulais dire d’élocution ?
Deux – Pas plus que d’habitude.
Un – Des troubles de la vision ?
Deux – Maintenant que vous me le dites, c’est vrai que je vois un peu trouble depuis quelques temps…
Un – Il ne faut pas rigoler avec ça. Vous êtes peut-être en train de faire un AVC.
Deux – Un AVC ?
Un – Un accident vasculaire cérébral. Les symptômes correspondent. J’espère que ce n’est pas ça, mais il ne faut pas prendre de risque. J’appelle le 15…
Deux – Vous êtes sûr ?
Un – Les AVC sont une des premières causes de mortalité en France. Et les premières heures sont décisives. Si c’est pris à temps, vous pouvez vous en sortir sans aucune séquelle. (Il compose le 15.) J’ai un message d’attente… Ça va aller ?
Deux – Ça va… Je suis venu pour vous tuer, et depuis cinq minutes, c’est la deuxième fois que vous me sauvez la vie…
Un – Ah… (Il fixe quelque chose sous la table.) Jamais deux sans trois… Ne bougez surtout pas…
Il donne un coup de talon sous la table, se baisse et ramasse un serpent qu’il exhibe sous le nez de l’autre.
Deux – Qu’est-ce que c’est que ça ?
Un – Une vipère. En ville, c’est très rare. Mais elle aurait pu vous tuer…
L’autre est totalement abasourdi.
Deux – Je ne sais pas quoi vous dire…
Un – Ne me remerciez pas, c’est bien normal.
Deux – Je n’ai pas du tout envie de vous remercier… En revanche, moi je commence à avoir sérieusement envie de vous tuer…
L’autre a enfin quelqu’un au bout du fil.
Un – Excusez-moi un instant… Allô le SAMU ?
Noir
Une table et deux chaises. Un personnage arrive côté jardin, sur le qui-vive. Un autre arrive côté cour, méfiant lui aussi. Ils portent tous les deux des masques sanitaires.
Un – Vous êtes bien Monsieur Martin ?
Deux – Euh… Oui.
L’autre sort un pistolet.
Un – Je suis tueur à gages, et j’ai pour mission de vous éliminer. Désolé…
Son interlocuteur sort également un pistolet.
Deux – Bataille. Je suis tueur à gages moi aussi, et j’ai un contrat sur votre tête.
L’autre, surpris, retire son masque.
Un – Marco ?
Deux (retirant son masque également) – Gégé ?
Un – Il me semblait bien avoir reconnu ta voix.
Ils baissent leurs armes et se font la bise.
Deux – Alors comment ça va ?
Un – Ça va, je suis descendu dans le Sud. J’habite à Marseille, maintenant. Mais je fais parfois quelques extras sur Paris.
Deux – D’accord… Alors c’est pour ça qu’on ne te voit plus beaucoup à Paname. Et le business, à Marseille ? C’est un gros marché, non ?
Un – Oui, il y a pas mal de travail. Mais beaucoup d’amateurisme, aussi. Les gens préfèrent régler ça en famille ou entre amis. C’est rare qu’ils aient recours à un vrai professionnel.
Deux – Résultat des courses, une fois sur deux, ils finissent en prison.
Un – Eh oui… Et toi ?
Deux – Ça peut aller. En ce moment, c’est un peu mort, mais bon…
Un – Les gens comptent sur cette épidémie pour faire le boulot à notre place, sans que ça ne leur coûte rien.
Deux – C’est sûr que le marché des maisons de retraites et des viagers, pour le moment, c’est sinistré.
Un – Eh oui… Pour notre profession aussi, c’est la crise.
Deux – Et nous, on ne reçoit aucune aide de l’État.
Un – Bon, tout ça c’est bien, mais qu’est-ce qu’on fait ?
Deux – Si on commence à se flinguer entre nous, où va-t-on ?
Un – Oui, mais en attendant, un contrat, ça reste un contrat.
Deux – Tu as raison.
Chacun pointe de nouveau son arme en direction de l’autre.
Un – Ravi de t’avoir revu une dernière fois, mon vieux.
Deux – Moi aussi…
Ils appuient ensemble sur la gâchette, et on entend deux déflagrations avec silencieux façon Tontons Flingueurs. Ils s’écroulent ensemble.
Noir
Un personnage est assis à une table devant un verre plein et un autre vide. À côté un seau à champagne avec une bouteille de Blanquette de Limoux. Un autre personnage arrive.
Un – Comment est votre Blanquette de Limoux ?
Deux – Ma blanquette est bonne.
Un – C’est un mot de passe pour cinéphile…
Deux – Le Caire, Nid d’espions, mon préféré. Je vous en sers un peu.
Un – Volontiers.
L’autre le sert. Ils trinquent.
Deux – À notre contrat.
Un – Je n’ai pas encore dit oui. De quoi s’agit-il exactement ?
Deux – De tuer quelqu’un.
Un – Je suis tueur à gages. En général, c’est pour ça qu’on me sollicite. Mais de qui voulez-vous vous débarrasser ?
Deux – De moi-même.
Un – Pardon ?
Deux – Oui, je sais, c’est sans doute inhabituel, mais après tout, pour vous qu’est-ce que ça change ?
Un – Rien, c’est vrai.
Deux – Ça n’a même que des avantages. La victime est consentante, personne ne viendra jamais se plaindre, et donc vous êtes sûr de ne pas être inquiété.
Un – Dans notre métier, on n’est jamais sûr de rien, vous savez. La question, ce serait plutôt… pourquoi ne pas le faire vous-même ?
Deux – Parce que je n’ai pas le courage, tout simplement.
Un – Je comprends. Tuer quelqu’un, c’est une chose. Se tuer soi-même, c’en est une autre. Moi-même si je voulais en finir un jour, je pense que je ferais appel à un collègue.
Deux – Et puis je ne veux pas faire de peine à mes proches, vous comprenez. Un suicide, c’est toujours très lourd à porter pour ceux qui restent. Et pourquoi est-ce que je n’ai rien vu venir ? Et si j’avais su, est-ce que j’aurais pu l’empêcher ?
Un – Bien sûr.
Deux – Un accident, ou même un meurtre, ça passe beaucoup mieux.
Un – Je dois avouer que nous avons de plus en plus de demandes comme la vôtre. Au début, j’avais un peu de mal, et puis… Quand on peut rendre service…
Deux – Je vous assure que vous me rendrez un grand service.
Un – Mais si je peux me permettre… Pourquoi ?
Deux – La lassitude, tout simplement… L’impression que ce que j’avais à faire sur cette terre est déjà derrière moi.
Un – Et si vous changiez d’avis ?
Deux – Hélas. Chaque jour qui passe me conforte dans cette décision.
Un – Quoi qu’il en soit, si vous changiez d’avis, vous avez juste à me passer un SMS.
Deux – D’accord.
Il sort une enveloppe de sa poche et la pousse sur la table vers l’autre.
Deux – Voilà, comme convenu.
Un – Très bien.
Deux – Vous ne recomptez pas ?
Un – Là où vous allez, qu’est-ce vous pourriez bien faire de quelques euros que vous ne m’auriez pas donné ?
Deux – C’est vrai.
Un – Vous avez l’air sympa. Ça me fera de la peine de…
Deux – Moi aussi, vous m’êtes plutôt sympathique. Et tant qu’à faire, je suis content que ce soit vous qui vous vous en occupiez…
Un – Comme je vous l’ai dit, je me donne un mois pour exécuter ce contrat. Donc ça peut-être demain comme le mois prochain. Vous ne saurez ni le jour, ni l’heure, ni l’endroit…
Deux – Et s’il vous arrive quelque chose d’ici là ?
Un – Quelque chose ?
Deux – Si c’est vous qui mourez avant moi.
Un – Il y a peu de chances que ça arrive mais dans ce cas, je crains que vous ne deviez continuer à vivre encore un peu
Deux – Alors prenez bien soin de vous.
L’autre se lève, fait un signe d’adieu, et s’en va. Celui qui reste finit son verre. On entend un crissement de pneus suivi d’un bruit de collision.
Deux – Et merde. Ça fait le troisième cette semaine…
Noir
Deux chaises et une table, avec une carafe et un verre. Un personnage arrive avec un masque sanitaire. Un autre arrive, portant un masque également. Après un moment d’hésitation, le deuxième s’adresse au premier avec un air de conspirateur.
Un – Les cons ça osent tout…
Deux – C’est même à ça qu’on les reconnaît.
Un – Drôle de mot de passe.
Deux – C’est du Audiard.
Un – Qui ça ?
Deux – Michel Audiard, vous ne connaissez pas ?
Un – Non.
Deux – Vous devriez. Surtout avec le métier que vous faites…
Un – Bon. Comme je vous l’ai dit, on paie d’avance.
L’autre lui tend une enveloppe.
Deux – Voilà.
Un – Quel est le nom de la victime ?
Deux – Jean Martin.
Un – Tiens, c’est curieux.
Deux – Quoi donc ?
Un – Non rien… Enfin, si… Je ne devrais pas vous le dire parce que vous n’êtes pas supposé connaître mon nom, mais… C’est un homonyme.
Deux – Un homonyme ?
Un – Je m’appelle aussi Jean Martin. Enfin, c’est un nom très banal…
Deux – Ce n’est pas un homonyme.
Un – Je vous dis que je m’appelle Jean Martin, moi aussi.
Deux – Oui. Et c’est vous qu’il s’agit d’éliminer.
Un – Moi ?
Deux – Oui, vous.
Un – Vous m’engagez pour que je me tue moi-même ?
Deux – Absolument.
Un – Mais pourquoi ?
Deux – Un contrat, c’est un contrat, non ? Et je vous ai payé…
Un – OK.
Deux – Tenez, je fournis même le poison.
Il lui tend un sachet.
Un – Qu’est-ce que c’est que ça ?
Deux – Du poison pour les fourmis.
Un – OK.
Deux – Je compte sur vous ?
Un – Bien sûr…
Il s’en va. L’autre reste un instant interdit. Il s’assied sur la chaise, réfléchit un instant, puis verse le contenu du sachet dans un verre, ajoute de l’eau, mélange et s’apprête à boire. L’autre revient, hilare, sans masque.
Un – Poison d’avril !
Celui qui est assis sort de sa torpeur et le reconnaît.
Deux – T’es vraiment con, Gégé.
Noir
Il est assis à une table, un calepin devant lui. Il a l’air de réfléchir. Elle arrive.
Elle – Ça va ? Tu as l’air bizarre…
Lui – Je réfléchissais.
Elle – Ah… Ça doit être pour ça… (Un temps) Et tu réfléchissais à quoi ?
Lui – Je me demandais si… je n’allais pas écrire mes mémoires.
Elle – Pardon ?
Lui – Mes mémoires…
Elle – Tes mémoires ?
Lui – Ben oui, mes mémoires. L’histoire de ma vie, quoi.
Elle – Tu ne te sens pas bien ?
Lui – Si, ça va très bien, pourquoi ?
Elle – Je ne sais pas… comme tu parles d’écrire tes mémoires.
Lui – Je n’ai pas dit que je voulais écrire mon testament, j’ai dit que je voulais écrire mes mémoires.
Elle – D’accord…
Lui – On peut avoir envie d’écrire ses mémoires sans être à l’article de la mort. Son testament aussi, d’ailleurs.
Elle – Oui, enfin… Tu es encore jeune, pour écrire tes mémoires, non ?
Lui – Quand veux-tu que je les écrive, mes mémoires ? Quand je serai mort ? Ou quand je serai Alzheimer ?
Elle – Tu as l’impression d’avoir des problèmes de mémoire ?
Lui – Je n’ai pas dit que j’avais des problèmes de mémoire ! J’ai dit que je voulais écrire mes mémoires !
Elle – Comme tu me parles d’Alzheimer…
Lui – Ce que je dis, c’est que pour écrire ses mémoires, encore faut-il en avoir, de la mémoire.
Elle – En tout cas, il faut avoir des souvenirs intéressants à raconter.
Lui – Et tu crois que je n’en ai pas ?
Elle – Admettons… Et… tu crois que ça peut intéresser quelqu’un ?
Lui – Merci de tes encouragements…
Elle – Enfin, je veux dire, tu n’es pas le Général De Gaulle, non plus. Tu n’as pas sauvé la France.
Lui – D’accord, je n’ai pas sauvé la France, mais il m’est quand même arrivé quelques trucs.
Elle – Ah oui ? Quand ça ?
Lui – Je ne sais pas… Avant de te rencontrer, peut-être.
Elle – D’accord.
Lui – Après, ça dépend comment c’est raconté, évidemment. Même si ce ne sont que des anecdotes, si c’est bien raconté…
Un temps.
Elle – Et… tu vas parler de moi ?
Lui – Je ne sais pas… Pas forcément.
Elle – Tu vas écrire tes mémoires, et tu ne vas pas parler de moi ?
Lui – Mais si, sûrement, je vais parler de toi.
Elle – Donc tu vas parler de moi.
Lui – Oui.
Elle – Et qu’est-ce que tu vas raconter sur moi ?
Lui – Ça je ne sais pas encore.
Elle – Oui, et bien moi, j’aimerais bien savoir, figure-toi.
Lui – Je n’ai même pas encore commencé à écrire, et tu veux déjà me censurer ?
Elle – C’est ma vie, non ? Et si ce que tu dis de moi, ça ne me convient pas ?
Lui – Dans ce cas, tu n’as qu’à les écrire aussi, tes mémoires ! Comme ça les gens pourront comparer, et ils se feront une opinion par eux-mêmes.
Elle – Quoi ? Parce que tu ne me crois pas capable d’écrire mes mémoires, peut-être ?
Lui – Je n’ai pas dit ça.
Elle – Mais c’est ce que tu insinues. Et ce que tu insinues aussi, c’est que ma vie n’est pas aussi intéressante que la tienne.
Lui – Ta vie ? Mais on vit ensemble depuis des années !
Elle – Oui, mais ce que tu dis, c’est que ce qui t’est arrivé de plus intéressant, c’était avant de me connaître.
Lui – Ouais, peut-être bien.
Elle – Moi aussi, il m’est arrivé des trucs intéressants avant de te rencontrer, tu sais ?
Lui – Ah oui ? Et quoi, par exemple ?
Elle – Là, tout de suite, je ne saurais pas te dire quoi, mais je suis sûre qu’en y repensant…
Lui – C’est ça, oui…
Elle – C’est toi qui veux écrire tes mémoires, tu as eu le temps d’y penser, pas moi.
Lui – Eh ben vas-y… Penses-y. Et si ça te revient, tu me le diras. Moi en attendant, je vais écrire mes mémoires ailleurs, puisqu’ici, il n’y a pas moyen de se concentrer.
Il se lève.
Elle – Se concentrer. Mon pauvre ami… (Elle regarde la feuille qu’il a laissée sur la table et lit.) « Mémoires d’un tueur à gages »… Qu’est-ce que ça veut dire…
Lui – C’est le titre.
Elle – Mais tu n’es pas un tueur à gages.
Lui – Ben si.
Elle – Pendant toutes ces années qu’on a vécu ensemble, tu étais un tueur à gages ?
Lui – Ben oui.
Elle – Je croyais que tu étais plombier.
Lui – C’était une couverture…
Elle – Et il y a encore beaucoup de choses, comme ça, que tu ne m’as pas dites ?
Lui – Tu n’auras qu’à lire mes mémoires…
Elle – C’est ça… Et toi les miennes !
Il sort. Elle s’assied à sa place, sort une feuille et un stylo et commence à réfléchir.
Elle – Alors, par où je vais commencer… Ah oui, tiens, ce n’est pas mal, ça. « Mémoires d’une call-girl »...
Elle se met à écrire.
Noir
Un personnage est assis à une table. Un autre arrive, avec des lunettes noires, et s’adresse à lui.
Un – Les sanglots longs des violons de l’automne…
Deux – Bercent mon cœur d’une langueur monotone.
Un – Ça ira. Mais ce n’est pas bercent, c’est blessent.
Deux – Pardon ?
Un – Blessent mon cœur d’une langueur monotone.
Deux – Ah oui…
Un – Asseyez-vous.
L’autre s’assied.
Deux – En même temps, c’est un peu con comme mot de passe.
Un – Et pourquoi ça ?
Deux – Tout le monde connaît la deuxième partie.
Un – Pas vous, apparemment…
Deux – Désolé, je ne savais pas que les tueurs à gages étaient aussi pointilleux en ce qui concerne la poésie de Baudelaire.
Un – C’est de Verlaine.
Deux – D’accord…
Un – Je vous écoute.
Deux – Je voudrais faire disparaître quelqu’un.
Un – Oui, en général, c’est pour ça qu’on m’appelle… Comment se nomme cette personne ?
Deux – Choupette.
Un – Choupette ?
Deux – C’est une chienne.
Un – Ça, ça ne me regarde pas. Mais si on pouvait éviter les propos sexistes. Je ne supporte pas.
Deux – Non, je veux dire que… c’est vraiment une chienne.
Un – Une chienne ? Vous voulez dire un animal ?
Deux – Oui. Une chienne. La femelle du chien.
L’autre se lève pour partir.
Un – Désolé, mais nous avons une certaine éthique dans notre métier. Nous ne tuons jamais les animaux.
Deux – Attendez… Je vous propose le double.
L’autre, intrigué, se rassied.
Un – Pourquoi vous voulez la tuer, d’abord, cette pauvre bête.
Deux – Si vous la connaissiez, vous ne diriez pas cette pauvre bête, croyez-moi.
Un – Racontez-moi ça…
Deux – C’était la chienne de ma femme.
Un – C’était ?
Deux – Elle est morte.
Un – La chienne ?
Deux – Ma femme !
Un – Désolé.
Deux – Ne le soyez pas… C’est moi qui l’ai tuée.
Un – Et… pourquoi, si je peux me permettre ?
Deux – En fait… c’était plutôt un accident.
Un – Un homicide involontaire, vous voulez dire ?
Deux – Disons plutôt… un acte manqué.
Un – Je vois.
Deux – On se promenait au bord d’une falaise tous les trois et…
Un – Tous les trois ?
Deux – Avec Choupette.
Un – Ah, oui…
Deux – Je l’ai un peu bousculée, accidentellement, elle a glissé, et elle s’est écrasée en bas.
Un – Et vous n’avez pas été inquiété par la police.
Deux – Par la police, non. Mais Choupette a tout vu. Et depuis…
Un – Quoi ?
Deux – Elle me regarde.
Un – Elle vous regarde ?
Deux – Avec un air accusateur.
Un – D’accord.
Deux – Vous connaissez cet épisode de la Bible. L’œil était dans la tombe et regardait Caïn.
Un – Ça me dit vaguement quelque chose. Même si dans mon métier, vous savez, la Bible, ce n’est pas mon livre de chevet.
Deux – Eh bien moi c’est Choupette. Toute la journée, elle garde les yeux fixés sur moi. C’est devenu insupportable.
Un – Je comprends.
Deux – Je ne suis pas sûr que vous pouvez comprendre. Si ça continue, je finirai par faire une bêtise.
Un – Vous pourriez vous en débarrasser vous-même. Vous avez bien tué votre femme.
Deux – Oui, mais j’ai peur.
Un – Peur ?
Deux – Il y a quelque chose de surnaturel, là-dedans, je vous assure. Ce n’est pas seulement une bête. C’est…
Un – Quoi ?
Deux – Ce regard… Le regard de Choupette… C’est celui de ma femme.
Un temps.
Un – Vous avez réussi à me foutre les jetons, à moi aussi. Et pourtant, avec le métier que je fais, j’en ai vu d’autres, je vous le garantis…
Deux – Débarrassez-moi de Choupette, je vous en supplie.
Un – Je suis vraiment désolé, mais là… Je ne fais pas dans la réincarnation.
Deux – Mais qu’est-ce que je vais devenir ?
Un – Je ne sais pas, moi… Un chien ?
Il se lève et s’en va. L’autre reste silencieux un instant.
Deux – Un chien… Ouaf… Ouaf, ouaf…
Noir
Un homme et une femme sont assis à une table face au public, chacun devant une pile de livres, comme pour une séance de dédicace. Le titre du livre de l’homme est Mémoires d’un tueur à gages, celui du livre de la femme Mémoires d’une call-girl.
Lui – Tu aurais pu au moins trouver un autre titre…
Elle – Pourquoi moi ?
Lui – Parce que moi, j’ai vraiment été un tueur à gages !
Elle – Qu’est-ce que tu en sais ? J’ai peut-être été call-girl, moi aussi…
Lui – C’est ça, oui.
Elle – Et puis qu’est-ce qui me prouve que tu as vraiment été un tueur à gages ?
Lui – Quoi qu’il en soit, c’est moi qui ai eu l’idée d’écrire mes mémoires en premier.
Elle – On verra bien lequel de nos deux livres se vend le mieux.
Un temps.
Lui – Pour l’instant, il n’y a pas grand monde.
Silence.
Elle – Tu l’as lu, au moins ?
Lui – Quoi ?
Elle – Mon bouquin !
Lui – Non. Tu ne crois pas que je vais l’acheter, quand même.
Un temps.
Elle – Allez, je t’en fais cadeau.
Lui – Tu parles d’un cadeau. Ça ne se vend pas, de toute façon.
Elle – Tiens, je te fais même une dédicace.
Elle marque quelques mots sur la page de garde et signe. Il prend le livre et lit la dédicace.
Lui – C’est gentil…
Elle – C’est ce que je pense. Et toi ?
Lui – Quoi, moi ?
Elle – Tu me le dédicaces, ton livre ?
Il prend un livre sur la pile et lui fait une dédicace. Il lui tend le livre, et elle l’ouvre.
Elle – C’est gentil aussi…
Lui – Mais moi je ne le pense pas… (Elle se renfrogne.) Mais si, tu es bête !
Chacun se met à lire le livre de l’autre.
Elle – C’est curieux. Après toutes ces années de vie commune, j’ai l’impression qu’on n’a pas vécu la même vie.
Lui – Oui, j’ai exactement la même impression…
Elle – La tienne a l’air passionnante.
Lui – Moins que la tienne.
Elle – En fait, on aura vécu ensemble une vie passionnante… mais pas la même.
Lui – Au moins, on aura des choses à se raconter jusqu’à la fin de nos jours.
Elle – Oui…
Musique.
Noir
Fin
Quand je la quitte, quelques heures après, c’est une nouvelle année qui commence. Une nouvelle vie peut-être. C’est moi qui lui donne mon numéro. Je lui laisse prendre seule la décision de nous revoir ou pas. Je la laisse me choisir. Elle m’appellera, et nous nous reverrons. Tout est simple avec elle, et tout semble évident. Mais c’est maintenant à moi de décider. Choisir une femme entre toutes les femmes. Accepter d’être choisi par elle. Je sais que si je m’engage sur cette route, il n’y aura pas de retour en arrière, et que je laisserai pour toujours de côté toutes les autres routes. J’ai conscience d’être à un carrefour de ma vie. Prendre le bon chemin, en évitant les impasses. Ma chance est là et si je la laisse passer, il n’y en aura peut-être jamais d’autre.
J’ai quatorze ans de plus qu’elle, j’habite dans un studio en location, je n’ai pour tout meuble qu’une malle en osier, et toutes mes affaires tiennent dans les deux sacs que j’ai emportés aux États-Unis avant de les rapporter en France : un sac de vêtements et un sac de livres. Je ne travaille pas vraiment. Je ne suis même plus étudiant. Je prends des cours de théâtre. Elle termine ses études à Science Po, dans quelques mois elle aura un vrai boulot en CDI. Je n’ai pas vraiment le profil du mari idéal. Mais elle a confiance en moi, et cela me donne des ailes.
Je tombe sur une petite annonce dans Télérama, moi qui ne fais jamais les annonces et surtout pas pour trouver du boulot. Les Éditions Harlequin cherchent des traducteurs de l’anglais au français pour leurs romans à l’eau de rose. Je passe la sélection, et ma candidature est retenue. Je traduirai une douzaine de ces romans de gare. C’est davantage un travail d’adaptation que de traduction. Il faut réduire la pagination d’au moins un tiers, et se conformer au goût français. C’est un apprentissage et surtout, c’est la première fois de ma vie que je gagne un peu d’argent en écrivant. Je me dis que c’est possible.
Quelques mois plus tard, je revois une fille que j’ai rencontrée en fac d’anglais. Depuis, elle a fait la Fémis, et elle vient d’être engagée par une maison de production pour diriger l’écriture d’une série pour la jeunesse, Extrême Limite. Elle me propose de m’essayer à l’écriture de scénario. Comme je n’ai jamais fait ça de ma vie, j’accepte aussitôt. De toute façon, il n’y a alors aucune école d’écriture de scénario en France. Pour une fois, je suis tout aussi légitime que n’importe qui d’autre. L’expérience semble concluante. Me voilà scénariste pour la télévision. J’enchaîne sur l’écriture d’autres séries pour la jeunesse, toujours au format 26 minutes. D’autres maisons de production me sollicitent. Pour du dessin animé, aussi. Je commence à gagner vraiment ma vie en écrivant.
C’est le temps des projets. J’ai presque quarante ans, mais je n’ai jamais vécu en couple avec personne. Malgré notre différence d’âge, nous vivons ensemble nos premières fois. Maison, mariage, enfant. Tout ce que je n’ai pas fait jusque là, je le fais en deux ans.
J’apprends alors qu’une école de scénario vient d’être créée à Paris, le Conservatoire Européen d’Écriture Audiovisuelle. Trop tard pour passer le concours d’entrée pour cette première année. Je serai de la deuxième promo. J’y apprends le métier que je pratique déjà. Comme à mon habitude. Et j’y noue des contacts à la fois professionnels et amicaux. J’ai pour maîtres les créateurs de toutes les grandes séries françaises de la télévision de l’époque : Navarro, L’Instit, Julie Lescaut, Docteur Sylvestre…
Un camarade et ami vient d’être engagé sur la direction d’écriture d’une nouvelle série, Avocats et Associés, et il me propose d’intégrer le pool de scénaristes. J’entre dans la cour des grands : le format 52 minutes pour adultes et le prime time. Je gagne maintenant en écrivant plus d’argent que je n’en ai jamais gagné en tant que salarié ou free-lance.
La société de conseil qui m’employait régulièrement comme sémiologue publicitaire vient d’être revendue et n’a plus besoin de mes services. C’est l’occasion pour moi d’arrêter complètement ce métier dont j’ai fait le tour pour me consacrer uniquement à l’écriture. À nouveau les projets s’enchaînent. Mais l’univers de la télévision, comme celui de Dallas, est impitoyable. Nous sommes les mercenaires d’une armée mexicaine dont les innombrables généraux sont le plus souvent incompétents. C’est encore trop de contraintes pour moi. Je veux être totalement libre, et je sais donc que je ne travaillerai pas tout ma vie pour la télévision.
Je commence à écrire des pièces de théâtre. Après avoir vainement essayé de les faire éditer, je décide de créer mon propre site et de les proposer en téléchargement libre. C’est le début d’internet. Je me précipite dans cet espace de liberté en m’adressant directement aux compagnies, sans passer par les éditeurs. Et ça marche. Les premiers montages arrivent. Cela m’encourage à continuer.
La fin d’Avocats et Associés me décide à arrêter la télévision. Je continue encore un an à enseigner l’écriture de scénario dans l’école qui m’a formé. Mais je me consacre désormais uniquement au théâtre. Je traduis mes pièces en espagnol, d’autres se chargent de les traduire en portugais, en anglais, en allemand et en bien d’autres langues. Grâce à internet, mes textes circulent dans le monde entier.
Me voilà auteur de théâtre, internationalement reconnu. Je n’ai plus de comptes à rendre à personne. Je vis de mon écriture et, au jour le jour, j’écris ma vie…
Finalement, c’est mon père qui avait raison. Je n’étais bon à rien. Enfin presque. Dès mon plus jeune âge, j’avais rêvé d’être écrivain. Il m’aura fallu plus de quarante ans pour admettre que j’étais définitivement inapte à tout autre travail que celui d’écrire, quelques années de plus pour m’autoriser à en faire mon métier, et deux ou trois encore pour constater que je pouvais en vivre.
La vie est un voyage. Ce qui nous définira à la fin, c’est notre parcours. Les routes que nous avons prises, et surtout celles que nous avons refusé de prendre. Bientôt la mer effacera sur le sable les traces que nous laissons derrière nous, comme des lignes sur un manuscrit. À ceux qui viendront après, léguons seulement l’envie de cheminer librement.
J’ai dans les trente-cinq ans. Je ne suis pas encore vieux, mais je sens qu’une année de plus à l’université serait l’année de trop. Depuis plus de dix ans, mes conquêtes féminines ont toujours le même âge, autour de vingt-cinq ans. C’est moi qui vieillis. Lors d’un voyage en Espagne, j’ai clairement entendu quelqu’un se demander si la personne qui m’accompagnait était ma copine ou ma fille. Un avertissement à ne pas négliger. Je suis resté dans l’âme un adolescent, et ce qui me pousse à fréquenter encore le monde étudiant plutôt que les gens de mon âge, qui ont déjà un travail et une famille, voire qui sont déjà divorcés, c’est que la jeunesse est le temps de tous les possibles. Choisir un partenaire, choisir un métier, choisir un lieu et une manière de vivre… Passé trente ans, la plupart ont déjà choisi, pour le meilleur ou pour le pire. Et d’une façon ou d’une autre, choisir, c’est restreindre sa liberté.
Cependant, j’ai bien conscience, dans le domaine amoureux en tout cas, de reproduire à l’infini des schémas d’échecs qui me rendront de plus en plus malheureux, sans exclure bientôt le pathétique. Pour tenter d’en sortir, je décide d’entreprendre une analyse. La psychanalyse m’a toujours intéressé. À douze ans, je lisais déjà Freud. Mais entre lire des bouquins à ce sujet allongé sur un divan, et allonger le sujet sur un divan pour l’offrir en lecture, il y a un monde. Ce n’est pas en apprenant le code qu’on sait conduire, ni en apprenant les codes qu’on sait comment se conduire.
L’expérience sera relativement brève, intense et difficile. Elle s’arrêtera le jour où je demanderai à mon analyste si je peux vraiment tout lui dire, et qu’elle me répondra en termes choisis que non. Alors à quoi bon ? Cette expérience, néanmoins, m’a fait progresser. J’ai désormais bien conscience que je m’évertue à tomber amoureux de jeunes femmes qui ne sont visiblement pas faites pour moi, soit qu’elles habitent dans un autre pays voire à l’autre bout du monde, soit qu’elles sont par trop différentes de moi et en aucun point complémentaires, soit qu’elles sont encore plus immatures que moi si c’est possible, soit qu’elles ne m’aiment tout simplement pas et que ce rejet même exacerbe mon désir.
Je ne peux cependant pas me résigner à une relation basée uniquement sur la raison, sachant qu’elle serait aussi sans lendemain, et je veux garder l’espoir d’une rencontre aussi fortuite que romantique, mais cette fois inscrite dans le réel plus que dans le fantasme, et en cela s’ouvrant sur un possible avenir.
La fin de l’année approche. Ce sera aussi ma dernière année à la Sorbonne. À la bibliothèque, je croise une étudiante d’origine allemande que je connais à peine. Je sais juste qu’elle est mariée avec un Égyptien. De façon totalement inattendue, elle m’invite à la soirée de réveillon qu’elle organise dans le modeste deux pièces qu’ils habitent à Paris, du côté de la Bastille. Elle me précise qu’il y aura très peu de monde. Sa sœur. Quelques amis. Ce n’est évidemment pas une proposition galante. Elle est mariée, et de toute façon, ce n’est pas du tout mon genre. J’hésite un instant. Je ne connaîtrai personne. Je risque de m’emmerder. Et en acceptant, je me prive de toute autre possible proposition plus intéressante pour cette soirée de Nouvel An. D’un autre côté, si je refuse, je risque surtout de passer la soirée tout seul, ou de me retrouver dans les habituels traquenards dont j’ai l’habitude en ce genre de circonstances. Et puis cette invitation visiblement désintéressée m’intrigue et me touche. Je ne sais pas très bien si elle m’invite parce qu’elle m’estime ou parce qu’elle a pitié de moi. Quoi qu’il en soit, il y a quelque chose de très bienveillant, chez cette fille. De très sain. De très simple. Comme une évidence. J’accepte. Sans le savoir, j’ai rendez-vous avec mon destin.
Lorsque je sonnerai à sa porte quelques jours plus tard avec une bouteille à la main, ce n’est pas elle qui m’ouvrira. Ni sa sœur. Mais la femme que je cherche sans la trouver depuis toujours. La femme qui sera désormais toutes les femmes, même s’il m’arrivera de me retourner sur quelques autres, en me contentant désormais de les regarder. Je n’aurai finalement pas eu à faire le deuil de ma quête romantique. Elle a moins de vingt-cinq ans, comme toutes les autres, mais désormais c’est ensemble que nous grandirons. Et c’est elle qui, en me ramenant à la réalité, me permettra de réaliser mes rêves au lieu de simplement les rêver.
Et si j’avais décliné cette invitation ? Et si c’était elle qui l’avait déclinée ? Il n’y a pas de hasards, que des rendez-vous. Ce soir là, j’avais rendez-vous avec la femme de ma vie.
À Paris, j’ai retrouvé mon studio de la rue Daguerre, mais je n’ai plus de boulot et donc plus de revenus. Les quelques dollars que je rapporte du Texas pourront me permettre de tenir quelques mois, en vivant très modestement. En revanche, n’ayant pas travaillé en France depuis plus de deux ans, je ne suis plus inscrit à la Sécurité Sociale. Comme j’ai démissionné de mon poste à Ipsos avant de partir en Amérique, je ne peux pas non plus prétendre à des indemnités de chômage et à la couverture sociale qui va avec.
Pour l’administration française, ces deux années aux États-Unis n’existent pas. À moins de redevenir très rapidement salarié, je suis en passe de devenir un marginal. Je vis désormais dans l’angoisse d’un problème de santé imprévu entraînant des frais importants qui ne seraient pas pris en charge.
Du travail, pourtant, je n’en cherche pas dans l’immédiat. À trente-trois ans, toutes expériences cumulées, je n’ai pas travaillé plus de trois ans comme salarié dans un bureau, et jamais très longtemps dans la même entreprise. J’ai bien l’intention de ne plus jamais avoir à le faire et, même si je ne sais pas encore comment, j’y parviendrai. Il me faudra cependant recommencer à gagner ma vie, et je suis prêt à accepter des missions en free-lance comme sémiologue publicitaire, pourvu que je puisse faire ce travail chez moi et qu’on ne me demande pas d’aller pointer tous les matins dans un bureau, de devoir bavarder avec des collègues à la machine à café, d’obéir à un patron et de servir des clients. Je vis le monde de l’entreprise comme un univers carcéral. Aux États-Unis, j’ai fait l’expérience de la liberté, et je n’y renoncerai jamais.
Le retour dans la grisaille et l’anonymat parisien est évidemment un peu déprimant. Ici, je ne connais plus grand monde. Mais me lever chaque matin en sachant que je peux faire de ma journée ce que je veux est un luxe qui n’a pas de prix. J’ai plus que jamais soif d’apprendre et de rencontrer. Et quel meilleur endroit pour cela, encore et toujours, que l’université ?
Même si à mon grand regret, aux États-Unis, je n’ai pas aussi bien appris l’anglais que je l’aurais souhaité, j’ai tout de même fait quelques progrès. J’éprouve le besoin de structurer un peu la connaissance toute pragmatique que j’ai de cette langue, et d’aborder aussi la littérature anglo-saxonne en version originale. Je me réinscris à la Sorbonne pour réitérer en anglais la prouesse que j’ai déjà accomplie quelques années plutôt en espagnol.
Cette fois, j’intègre directement la troisième année et, juste revanche de mon humiliant échec au TOEFL deux ans auparavant, j’obtiendrai en neuf mois une licence avec mention très bien. Évidemment, mon approche des études est très différentes de celle des autres élèves, principalement des filles par ailleurs. Elles sont là pour obtenir un diplôme en se contentant de recracher le jour de l’examen des cours parfois pris sous la dictée. J’assiste seulement aux cours qui m’intéressent, je ne prends aucune note, et je dévore tous les bouquins de la bibliothèque où je suis très assidu.
Pour avoir le temps de remonter la pente, car je pars de très bas, j’ai renoncé au contrôle continu et tout misé sur l’examen final. Quelle jouissance de pouvoir lire tous les chefs d’œuvres de la littérature anglaise et américaine dans la langue où ils ont été écrits ! Comme je n’assiste qu’aux cours les plus passionnants, je ne m’ennuie pas une seule seconde. Pour ce qui est des autres cours, je regarde vaguement le programme, mais je ne demande jamais à mes camarades de me passer leurs notes. Je me contente de lire tout ce qui existe sur le sujet.
Au-delà de ces satisfactions purement intellectuelles, la Sorbonne est aussi le lieu idéal pour rencontrer des filles. J’ai une dizaine d’années de plus qu’elles maintenant. Assez pour que cela se voit, mais pas suffisamment pour risquer de passer dans l’immédiat pour un pervers. Je rencontre beaucoup de monde, et j’ai quelques nouvelles aventures, toujours sans grand lendemain.
Ma licence d’anglais en poche, je ne sais toujours pas quoi faire de ma vie, et comment échapper durablement au salariat. J’ai repris quelques missions en free-lance, mais je ne veux pas réintégrer une entreprise. Pourquoi pas l’enseignement ? Après mon expérience idyllique à l’Université d’Austin, j’ai du mal à m’imaginer devant une classe dans un lycée de banlieue. Ce sera l’agrégation ou rien. Je m’inscris en préparation pour l’agrégation de lettres modernes à la Sorbonne.
Finalement, ce ne sera rien. Je me rends tout de suite compte que cette prépa n’est qu’un effroyable bachotage. Les cours sont désespérément inintéressants. Nos prétendus maîtres à penser sonnent creux. Les aspirants professeurs font déjà allégeance au système en se montrant totalement soumis. On s’efforce de nous prouver combien les génies que nous étudions sont incompréhensibles et inégalables, au lieu de nous encourager à les imiter à notre façon. On en fait des divinités à adorer au lieu d’en faire des modèles à ne pas suivre. C’est pourquoi l’école produit autant de professeurs et si peu d’écrivains. Tant d’esclaves et si peu d’affranchis. Bref, la méthode que j’ai appliquée pour obtenir mes licences d’espagnol et d’anglais ne peut pas fonctionner cette fois. Il faut prendre les cours en note mot pour mot et les apprendre par cœur, même s’il s’agit d’un tissu d’âneries, afin de pouvoir les restituer servilement le jour du concours. Tout cela donne du monde de l’enseignement une image tellement vaine, triste et liberticide. Toute ma vie est une quête de la liberté, et notamment de la liberté de penser. Plutôt crever que d’être professeur, même agrégé, et avoir pour mission d’enseigner à mes élèves la servitude.
Pour aller au bout de ma démarche, je passerai néanmoins les épreuves écrites. Ma meilleure note sera en latin. Un sept sur vingt, je crois, qui correspond à la moyenne générale pour l’admissibilité à l’oral. Dire qu’on m’a fait arrêter le latin en cinquième parce que je n’étais pas assez bon élève, et que j’ai passé le concours sans le Gaffiot auquel nous avions droit, et dans lequel figurait la traduction de deux ou trois phrases de la version sur laquelle nous avions à plancher…
Je ne serai donc pas enseignant. Mais que vais-je bien pouvoir faire de ma vie ? Une idée commence à germer en moi. Faire ce que l’école et la société se sont appliquées à m’interdire depuis mon enfance : écrire ma vie.
Ma deuxième année en tant que lecteur de français à l’Université d’Austin sera aussi la dernière. Bien sûr, il serait tentant de rester. Ici, à court terme, tout est plus facile, plus excitant, plus intense. Après tout ce temps passé dans une ville du Texas qui, malgré tout, est loin d’être aussi mythique que New York ou San Francisco, j’ai toujours l’impression de vivre dans un film dont j’ai la liberté d’écrire le scénario chaque jour.
Mon bref passage à Paris entre ces deux années scolaires aux États-Unis m’a rappelé que dès mon retour en France, je redeviendrai un anonyme dans la foule sur lequel personne ne se retourne, et dont le sort n’intéresse personne. Je peux récupérer mon studio que j’ai sous-loué, mais pendant combien de temps pourrai-je en payer le loyer ? Je n’ai plus de boulot, et même si je le pouvais, je n’ai aucune envie de redevenir chargé d’études à Ipsos ou ailleurs, ce qui pour moi correspondrait à un terrible retour à la case départ.
Ici j’ai un travail agréable qui me laisse beaucoup de temps dans la semaine pour sortir, et encore plus de temps pendant les vacances pour voyager. Mon contrat sera reconduit d’année en année autant que je le souhaiterai, et autant que le Directeur du Département de Français le voudra bien. J’ai encore beaucoup de choses à découvrir. J’ai pour amis toute la communauté française. Et je viens même pour la première fois de nouer une relation amoureuse qui pourrait durer avec une jeune Américaine.
Mais je crains plus que tout l’enlisement. Je suis à nouveau à la croisée des chemins et je dois choisir une route. Si je veux faire ma vie aux États-Unis, je devrai repasser des diplômes dans une université américaine, et de préférence me marier pour obtenir la fameuse Carte Verte. Des études, j’en ai déjà fait beaucoup, et je ne me vois pas tout reprendre à zéro dans une langue qui n’est pas la mienne et que je maîtrise toujours extrêmement mal après ces deux années en vase clos dans un Département où tout le monde parle ma langue maternelle.
La plupart des Français que je vois autour de moi sont de passage, pour un an ou deux maximum. Ceux qui n’ont pas eu le courage de repartir, et qui ont trouvé le moyen de rester, m’apparaissent comme totalement déracinés. S’installer en Espagne ou en Allemagne, c’est juste s’éloigner un peu de la France, où l’on peut revenir en une heure d’avion, en cinq heures de train ou en dix heures de voiture. Faire sa vie aux États-Unis c’est renier son identité pour en prendre une autre. Mais laquelle ? Je ne comprends toujours rien à ce pays.
Dans cette ville universitaire ou plutôt dans cette université faite ville, presque tout le monde a moins de vingt-cinq ans, et les aura toujours. Ce ne seront simplement pas les mêmes. Vieillir ici serait vite pathétique. Cette vie de rêve est par définition déconnectée de toute réalité. Mieux vaut-il vivre un songe agréable ou affronter la dure vérité des choses ? Je n’ai aucun avenir, dans ce pays. Aucun devenir surtout.
Je choisis le retour. Je sais que ça va être difficile et douloureux, mais je suis certain que c’est la bonne décision. Je jouissais en France d’une certaine reconnaissance en tant que sémiologue. Ici, je ne suis que le petit Frenchy de service. Je ne suis qu’un lecteur parmi d’autres. Et si je peux vivre de nombreuses aventures, elles sont sans lendemain. Il faut que j’accomplisse mon destin, et mon destin, ce n’est pas de finir comme un éternel touriste aux États-Unis, avec la perspective de devenir bientôt un touriste dans mon propre pays. Ce séjour au Texas aura été une parenthèse enchantée. Il est temps pour moi de m’inventer un destin.
Je ne me vois pas descendre le Nil sur un de ces bateaux de croisière pour touristes bedonnants, avec restaurant et piscine, et faire escale uniquement pour visiter des ruines avec un guide pendant deux heures, avant de remonter à bord retrouver le buffet à volonté et le jacuzzi à bulles. C’est donc en train que nous entreprenons ce voyage.
En arrivant sur le quai, je regrette un instant mon choix. Dans les premiers wagons que nous apercevons, des têtes dépassent de toutes les fenêtres ouvertes pour chercher un peu d’air, et des grappes de voyageurs s’entassent déjà sur les marchepieds faute de pouvoir pénétrer à l’intérieur des wagons bondés. J’ai beau avoir le goût de l’aventure et le souci de voyager avec les gens du peuple, pas question d’entreprendre un trajet de plusieurs centaines de kilomètres dans ces conditions.
Heureusement, au guichet, voyant que nous étions étrangers, l’employé nous a d’office vendu des billets d’une sorte de première classe, et en remontant le quai, nous finissons par arriver à des wagons raisonnablement pleins, où nous attendent des places numérotées. Rien de particulièrement luxueux, mais un confort tout à fait acceptable. Nos compagnons de voyage, des familles égyptiennes appartenant à la classe moyenne, sont charmants, et nous arrivons sans encombre à Louxor.
Les sites archéologiques ne m’ont jamais vraiment passionné, mais tout de même. Contrairement aux empereurs romains, les pharaons ont eu le bon goût de ne pas envahir toute l’Europe en nous imposant leur culture et leur architecture. En arrivant à Louxor, on a vraiment l’impression d’être ailleurs, et pas de visiter la maison-mère comme à Rome ou à Athènes. Je ne connais l’Égypte que par Les Cigares du Pharaon, et par les nombreux souvenirs que Napoléon a rapportés de là-bas pour décorer Paris. Voir à l’entrée du temple de Louxor, sur la gauche, cet obélisque esseulé, dont le jumeau de droite trône au beau milieu de la Place de la Concorde, donne une certaine idée de ce que peut être le colonialisme, et de la façon dont il est ressenti par ceux qui en sont les victimes.
Nous poursuivons notre voyage jusqu’à Assouan et décidons de pousser jusqu’à Abou Simbel, afin de voir ce fameux temple déplacé par l’UNESCO pour éviter qu’il ne soit englouti par les eaux du barrage construit sur le Nil par Nasser. Le Soudan n’est qu’à quelques kilomètres, et nous entreprenons une ultime excursion aux confins de l’Égypte. Je ne suis jamais allé en Afrique noire, mais je sens qu’elle commence là.
C’est peu dire que nous faisons tache parmi la population locale. Un Soudanais croisé sur un chemin nous invite à prendre le thé chez lui. Par politesse, nous ne pouvons pas refuser. Sa maison est en terre battue avec un toit en paille, remplie d’hommes et de femmes de tous âges et de très jeunes enfants. Les femmes nous servent du thé et des gâteaux. Tous nous sourient sans que nous puissions échanger avec eux un seul mot. Nous comprenons qu’ils veulent nous inviter à manger et pourquoi pas à dormir chez eux. Nous sommes tiraillés entre la volonté de ne pas les froisser, l’embarras de les priver, en acceptant cette invitation, de leurs pauvres moyens de subsistance, et la certitude d’être malades si nous mangeons une seule bouchée de cette nourriture conservée à l’air libre par plus de quarante degrés et couverte de mouches.
Je suis totalement démuni devant cette hospitalité que je ne comprends pas. J’ai honte. Honte de mon dégoût déguisé en scrupule. Honte que des gens si généreux puissent vivre dans une telle indigence pendant que nous vivons dans une telle opulence. C’est par décence que je n’ai pas voulu venir jusqu’ici en avion ou en bateau de croisière. Par décence encore que je m’efforce de vivre dans une frugalité très relative, qui pour eux ne change rien, mais qui me permet d’avoir un peu moins mauvaise conscience.
Nous touchons le fond de cette plongée aux sources de notre civilisation et de notre histoire. Les descendants des pharaons vivent désormais en servitude, nous sommes indirectement leurs seigneurs, et ce sont eux malgré tout qui nous offrent le peu qu’on leur a laissé.
Nous entamons par palier notre remontée à la surface. Impossible cependant de se priver d’un voyage sur le Nil. Puisque je refuse d’embarquer sur un bateau de croisière, il ne reste plus que les felouques. Habituellement, leurs propriétaires les proposent seulement aux touristes pour une promenade d’une heure ou deux. Je négocie avec l’un d’eux pour qu’il nous conduise depuis Assouan jusqu’à Kôm Ombo, à une cinquantaine de kilomètres. Il hésite, car l’aller lui prendra toute la journée et le retour toute la nuit. Nous faisons finalement affaire. Cette traversée sur le Nil en felouque est un enchantement. Ce fleuve majestueux traverse un désert, en ne laissant derrière lui qu’une étroite bande de terres fertiles. Depuis le matin jusqu’au soir nous expérimentons au plus près de l’eau toutes les couleurs que nous offre le soleil. Je comprends pourquoi les Égyptiens ont choisi d’en faire un Dieu, plutôt qu’un type cloué sur deux planches.
La nuit tombe quand la felouque nous dépose sur le rivage, au pied du temple de Kôm Ombo, où il n’y a pas âme qui vive à cette heure tardive. Pendant quelques instants magiques, nous sommes transportés dans l’Égypte de Ramsès II, dans un roman de Pierre Benoît ou dans une bande dessinée d’Hergé. Il nous faudra marcher une heure pour trouver une route, et attendre une heure encore avant de voir passer la première camionnette, dont le chauffeur acceptera très gentiment de nous prendre à son bord pour nous ramener à Louxor où nous pourrons reprendre le train. C’est la fin du voyage. Il restera à jamais gravé dans nos mémoires…