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Obélisque

Je ne me vois pas descendre le Nil sur un de ces bateaux de croisière pour touristes bedonnants, avec restaurant et piscine, et faire escale uniquement pour visiter des ruines avec un guide pendant deux heures, avant de remonter à bord retrouver le buffet à volonté et le jacuzzi à bulles. C’est donc en train que nous entreprenons ce voyage.

En arrivant sur le quai, je regrette un instant mon choix. Dans les premiers wagons que nous apercevons, des têtes dépassent de toutes les fenêtres ouvertes pour chercher un peu d’air, et des grappes de voyageurs s’entassent déjà sur les marchepieds faute de pouvoir pénétrer à l’intérieur des wagons bondés. J’ai beau avoir le goût de l’aventure et le souci de voyager avec les gens du peuple, pas question d’entreprendre un trajet de plusieurs centaines de kilomètres dans ces conditions.

Heureusement, au guichet, voyant que nous étions étrangers, l’employé nous a d’office vendu des billets d’une sorte de première classe, et en remontant le quai, nous finissons par arriver à des wagons raisonnablement pleins, où nous attendent des places numérotées. Rien de particulièrement luxueux, mais un confort tout à fait acceptable. Nos compagnons de voyage, des familles égyptiennes appartenant à la classe moyenne, sont charmants, et nous arrivons sans encombre à Louxor.

Les sites archéologiques ne m’ont jamais vraiment passionné, mais tout de même. Contrairement aux empereurs romains, les pharaons ont eu le bon goût de ne pas envahir toute l’Europe en nous imposant leur culture et leur architecture. En arrivant à Louxor, on a vraiment l’impression d’être ailleurs, et pas de visiter la maison-mère comme à Rome ou à Athènes. Je ne connais l’Égypte que par Les Cigares du Pharaon, et par les nombreux souvenirs que Napoléon a rapportés de là-bas pour décorer Paris. Voir à l’entrée du temple de Louxor, sur la gauche, cet obélisque esseulé, dont le jumeau de droite trône au beau milieu de la Place de la Concorde, donne une certaine idée de ce que peut être le colonialisme, et de la façon dont il est ressenti par ceux qui en sont les victimes.

Nous poursuivons notre voyage jusqu’à Assouan et décidons de pousser jusqu’à Abou Simbel, afin de voir ce fameux temple déplacé par l’UNESCO pour éviter qu’il ne soit englouti par les eaux du barrage construit sur le Nil par Nasser. Le Soudan n’est qu’à quelques kilomètres, et nous entreprenons une ultime excursion aux confins de l’Égypte. Je ne suis jamais allé en Afrique noire, mais je sens qu’elle commence là.

C’est peu dire que nous faisons tache parmi la population locale. Un Soudanais croisé sur un chemin nous invite à prendre le thé chez lui. Par politesse, nous ne pouvons pas refuser. Sa maison est en terre battue avec un toit en paille, remplie d’hommes et de femmes de tous âges et de très jeunes enfants. Les femmes nous servent du thé et des gâteaux. Tous nous sourient sans que nous puissions échanger avec eux un seul mot. Nous comprenons qu’ils veulent nous inviter à manger et pourquoi pas à dormir chez eux. Nous sommes tiraillés entre la volonté de ne pas les froisser, l’embarras de les priver, en acceptant cette invitation, de leurs pauvres moyens de subsistance, et la certitude d’être malades si nous mangeons une seule bouchée de cette nourriture conservée à l’air libre par plus de quarante degrés et couverte de mouches.

Je suis totalement démuni devant cette hospitalité que je ne comprends pas. J’ai honte. Honte de mon dégoût déguisé en scrupule. Honte que des gens si généreux puissent vivre dans une telle indigence pendant que nous vivons dans une telle opulence. C’est par décence que je n’ai pas voulu venir jusqu’ici en avion ou en bateau de croisière. Par décence encore que je m’efforce de vivre dans une frugalité très relative, qui pour eux ne change rien, mais qui me permet d’avoir un peu moins mauvaise conscience.

Nous touchons le fond de cette plongée aux sources de notre civilisation et de notre histoire. Les descendants des pharaons vivent désormais en servitude, nous sommes indirectement leurs seigneurs, et ce sont eux malgré tout qui nous offrent le peu qu’on leur a laissé.

Nous entamons par palier notre remontée à la surface. Impossible cependant de se priver d’un voyage sur le Nil. Puisque je refuse d’embarquer sur un bateau de croisière, il ne reste plus que les felouques. Habituellement, leurs propriétaires les proposent seulement aux touristes pour une promenade d’une heure ou deux. Je négocie avec l’un d’eux pour qu’il nous conduise depuis Assouan jusqu’à Kôm Ombo, à une cinquantaine de kilomètres. Il hésite, car l’aller lui prendra toute la journée et le retour toute la nuit. Nous faisons finalement affaire. Cette traversée sur le Nil en felouque est un enchantement. Ce fleuve majestueux traverse un désert, en ne laissant derrière lui qu’une étroite bande de terres fertiles. Depuis le matin jusqu’au soir nous expérimentons au plus près de l’eau toutes les couleurs que nous offre le soleil. Je comprends pourquoi les Égyptiens ont choisi d’en faire un Dieu, plutôt qu’un type cloué sur deux planches.

La nuit tombe quand la felouque nous dépose sur le rivage, au pied du temple de Kôm Ombo, où il n’y a pas âme qui vive à cette heure tardive. Pendant quelques instants magiques, nous sommes transportés dans l’Égypte de Ramsès II, dans un roman de Pierre Benoît ou dans une bande dessinée d’Hergé. Il nous faudra marcher une heure pour trouver une route, et attendre une heure encore avant de voir passer la première camionnette, dont le chauffeur acceptera très gentiment de nous prendre à son bord pour nous ramener à Louxor où nous pourrons reprendre le train. C’est la fin du voyage. Il restera à jamais gravé dans nos mémoires…

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Oum Kalsoum

Ayant finalement réussi à échapper à cette partie carrée avec un bossu et une sourde-muette, nous quittons le Kosovo pour rejoindre Istamboul, puis Athènes. Avec ce voyage en train et en bus, nous remontons le temps. J’ai quitté le Nouveau Monde quelques semaines plus tôt pour renouer avec la vieille Europe. En quittant Paris, je laisse derrière moi la modernité, et en Yougoslavie, nous traversons un pays au bord de l’éclatement et un monde communiste à bout de souffle qui appartient déjà à l’Histoire. À Istamboul nous sommes aux sources de l’Empire Ottoman, et à Athènes aux sources de la civilisation européenne. Il ne nous reste plus qu’à remonter jusqu’aux sources de la civilisation tout court, en remontant le cours du Nil. Pour ne pas rompre le charme, je préférerais rejoindre l’Égypte depuis Athènes en bateau. Mais il n’y a pas de liaison directe. Je me résigne à prendre l’avion pour le Caire.

Dès l’arrivée à l’aéroport, on prend clairement conscience, à travers tous ses sens, qu’on a changé de continent. Un monde inconnu, excitant mais potentiellement dangereux, s’ouvre devant nous. Il est déjà tard, et bien entendu nous ne savons même pas où nous allons dormir. Je hèle un taxi et je lui demande de nous déposer dans un hôtel en ville. Évidemment, le chauffeur a un cousin qui tient l’hôtel le plus confortable, le mieux situé et le meilleur marché du Caire. Un cousin avec lequel on suppose qu’il est en affaires à la commission.

Il y a de la musique arabe à la radio. Nada, intriguée, me demande si je connais cette chanteuse. Comme je n’en connais qu’une, pour l’impressionner, je lui réponds comme si c’était une évidence et que je me moquais gentiment de son ignorance : mais c’est Oum Kalsoum ! Le Caire nid d’espions ne sortira qu’une vingtaine d’années plus tard, mais je cultive déjà mon style OSS 117. Si elle m’avait posé la même question à propos d’un air d’opéra, je lui aurais répondu la Callas.

J’avais une chance sur deux, et j’ai de la chance. C’est bien la diva égyptienne, et je viens de me faire un copain. Le chauffeur est aux anges. Vous connaissez Oum Kalsoum ? Histoire de pousser encore un peu mon avantage, je lui réponds que bien sûr, tout le monde la connaît et l’admire. Apparemment, tous les Occidentaux qu’il transporte dans son taxi ne la connaissent pas, car nous passons soudain du statut de simples touristes à celui d’amis du peuple égyptien. Du coup, au lieu de nous amener à l’hôtel de son présumé cousin, il nous propose de venir prendre le thé chez lui pour nous présenter toute sa famille et nous montrer sa collection de disques. J’ai bien du mal à décliner le plus poliment possible cette invitation. Il n’y a pas un quart d’heure que nous sommes arrivés en Afrique, on va peut-être attendre un peu avant de sortir des chemins battus pour leur préférer les chemins de traverse.

L’hôtel est correct. Il donne sur un cimetière qui a des allures de bidonville, à moins que ce ne soit l’inverse. J’apprendrai plus tard que les plus pauvres des Égyptiens n’ont pas d’autres choix que de vivre avec les morts. Nous entendons l’appel du muezzine. Oui, décidément, nous sommes ailleurs.

Le lendemain nous visitons Le Caire au pas de charge. Le tourisme, c’est toujours un peu une perte de temps. Moins encore qu’au Kosovo, nous ne passons inaperçus. Surtout Nada. Pour les Égyptiens, sa blondeur et sa blancheur représentent le summum de l’exotisme occidental. Heureusement sa beauté n’est pas de celle qui attire les commentaires grivois. Les femmes comme les hommes se retournent sur nous en gloussant. J’imagine qu’ils nous voient un peu comme des albinos. Cette fois, les freaks, c’est nous. À moins qu’ils nous prennent pour des stars de cinéma, puisque des gens aussi blancs, ils n’en voient que dans les films.

À la banque, pour changer de l’argent, on nous offre le thé. Et on nous invitera même à un mariage à Alexandrie simplement parce que nous passons devant la porte du restaurant à ce moment-là. La sympathie pour les étrangers a cependant ses limites. À Alexandrie, justement, on refusera de nous donner une chambre dans un hôtel un peu à cheval sur les principes de l’Islam parce que nous ne sommes pas mariés.

Après Alexandrie, mon projet est de descendre le Nil aussi loin que possible. Cependant, en regardant la carte pour décider de notre prochaine étape, un nom attire mon regard : Ismaïlia. À quinze ans, je dévorais les romans de Pierre Benoît. Lunegarde et son exotisme de pacotille me reviennent soudain à l’esprit. Nous ferons le détour par Ismaïlia, sur le Canal de Suez. Une ville qui, malgré son nom romanesque, ne présente absolument aucun intérêt, et dont il n’est même pas sûr que Pierre Benoît y ait jamais mis les pieds. Combien de détours aurais-je fait dans ma vie pour comprendre enfin que la fiction dépasse toujours la réalité ?

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Freaks

Dans quatre ans, le Kosovo sera à feu et à sang. Pour l’heure, le voyageur de passage à Prizren ne ressent aucune tension particulière. Loin de l’agitation de l’Ouest, cette grosse ville située à quelques kilomètres de l’Albanie, sans grands attraits touristiques, semble oubliée par cette histoire qui va bientôt la rattraper. Peu de gens dans les rues, presque pas de voitures. Les carrioles à cheval qui circulent dans le centre-ville ne sont pas là pour promener les touristes, mais tout simplement pour permettre aux habitants de se déplacer et de transporter leurs marchandises.

En chemin, notre bossu mentionne malgré tout les conflits inter-communautaires, et dénonce ceux qui les attisent. Nous n’y prêtons guère attention. C’est tellement difficile d’imaginer la guerre en temps de paix. Il nous reçoit chez lui et improvise une petite soirée en notre honneur. Quelques-uns de ses amis nous rejoignent. Malgré son handicap, il paraît jouir d’une certaine influence sur le petit cercle qui l’entoure. Peut-être parce qu’il a un peu plus de moyens qu’eux, et un peu plus d’expérience. Ou parce que c’est le plus malin de la bande.

Arrive une jeune fille plutôt jolie, qu’il nous présente comme sa petite amie. À première vue, ce couple improbable, c’est un peu la Belle et la Bête. Mais nous découvrons aussitôt que la Belle est sourde-muette. Elle est albanaise, elle est très jeune, et elle semble vivre sous la dépendance totale de son protecteur. Quoi qu’il en soit, s’il ne m’est déjà pas facile de communiquer avec les autres sans l’aide de Nada pour assurer la traduction, je ne peux absolument pas échanger avec elle. Seul notre hôte semble comprendre les quelques sons étranges qu’elle émet accompagnés de signes.

La soirée se prolonge. On mange, on boit, on écoute de la musique. Alors que la plupart sont déjà partis, au prétexte de lui montrer je ne sais quoi, le bossu entraîne Nada dans la pièce d’à-côté avec l’Albanaise. Elle revient un instant après, avec un sourire énigmatique. Je l’interroge. Elle m’explique que notre hôte vient de lui proposer une partie carrée avec sa petite amie. Même si j’étais déjà sur mes gardes, je suis évidemment un peu surpris. Et raisonnablement inquiet. Il est plus de minuit, nous n’avons pas d’autre option que de passer la nuit ici. Dans quelle merdier me suis-je encore fourré ? J’ai l’impression d’être dans un film de Fellini ou dans le Freaks de Tod Browning. Il m’est bien sûr arrivé précédemment d’avoir à gérer ce genre de situations délicates, mais là je voyage avec une jeune femme dont je me sens aussi responsable, et qui n’a pas l’air de comprendre que si notre hôte se faisait plus insistant, la situation pourrait vite déraper. L’échangisme, moi, je n’ai rien contre sur le principe. Mais je ne m’imagine pas expérimenter pour la première fois la chose avec le Bossu de Notre-Dame et une Esmeralda probablement mineure et en tout cas sourde-muette. Nous déclinons poliment la proposition. Mais la nuit s’annonce longue…

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Yougoslavie

Je reviens à Rijeka au début de l’été, après avoir découvert l’Amérique. Nada n’a pas bougé de sa ville natale, et elle n’a pas changé. C’est moi qui ai changé. Nos différences sont encore plus évidentes qu’un an auparavant. Elles s’avéreront de plus en plus difficiles à concilier. J’étais déjà un homme de l’Ouest, je reviens en cowboy dans cette charmante petite ville de la toujours communiste Yougoslavie. Pour avoir l’autorisation de dormir avec elle chez ses parents, je dois non seulement avoir l’approbation de son père, mais aussi celle du Parti Communiste. En d’autres termes, je dois indiquer chaque jour à la police locale chez qui je suis hébergé. On préférerait, j’imagine, que j’aille dépenser mes devises à l’hôtel en payant le prix fort réservé aux touristes. À moins qu’on ne me soupçonne d’être un espion chargé de fournir à l’OTAN des renseignements sur les chantiers navals tout proches.

Nada et moi dormons dans le même lit, mais nous ne vivons pas dans le même monde. J’ai dans la tête tous les souvenirs de cette année pendant laquelle j’ai expérimenté tant de choses nouvelles. Sans elle. Qu’à cela ne tienne, je lui ferai découvrir le monde, en tout cas une partie, en le découvrant avec elle. Elle ne connaît pratiquement que la Croatie, et encore. J’ai déjà conscience que ce sera le seul voyage que nous ferons ensemble. Je veux qu’on s’en souvienne tous les deux, pour toujours.

Pour la première fois de ma vie, j’ai devant moi à la fois de l’argent, du temps, et une liberté totale. Elle est prête à me suivre. Reste à convaincre ses parents, qui à juste titre sont un peu inquiets de la voir partir avec un étranger. Mon premier dîner chez eux est mémorable. Ce sont de braves gens et ils se montrent hospitaliers, mais son père, surtout, me regarde avec suspicion. Il a travaillé toute sa vie sur les chantiers navals, il n’a rien connu d’autre que la Yougoslavie de Tito. Alors évidemment, pour lui, je ne suis pas le gendre idéal. Et s’il savait qu’en plus je n’ai pas le projet de devenir son gendre…

Ni le père ni la mère ne parlent un seul mot d’anglais, la conversation est donc difficile. Nada sert un peu d’interprète, mais quoi qu’il en soit, son père est un homme de peu de mots. Il me regarde. Je soutiens son regard. Je le respecte, et je crois que c’est réciproque.

Il faut croire que je ne leur fais pas trop mauvaise impression, car le lendemain, ces parents pourtant très attentifs laissent leur fille partir avec un inconnu pour un long périple qui nous conduira à travers toute la Yougoslavie jusqu’au Sud de l’Europe et au-delà jusqu’aux portes du Soudan. Malgré tout, en nous voyant partir, sa mère écrase une larme, se demandant si elle reverra sa fille un jour. Elle a raison, nous aurions pu ne jamais revenir, car nous entreprenons un voyage hasardeux.

Comme d’habitude, je n’ai défini ni calendrier ni itinéraire, et je ne sais pas jusqu’où nous irons. Chaque matin nous nous lèverons sans savoir où nous dormirons le soir. Faut-il qu’elle m’aime, qu’elle me fasse confiance ou qu’elle soit totalement folle pour me suivre aveuglément dans une telle aventure ? Elle qui depuis son enfance n’a connu que la petite vie bien réglée de toute jeune fille dans un pays communiste relativement prospère comme la Yougoslavie, ne manquant de rien et sachant se passer du superflu.

D’ailleurs, tous les jeunes de son âge paraissent plus ou moins heureux. Ils vivent dans une bulle très protectrice, sans perspective d’avenir mirobolant mais sans crainte du futur. Je me permets d’émettre quelques doutes. C’est très bien, mais que feront-ils quand tout ça va s’effondrer ? Nada ne comprend pas ma question. C’est comme ça. Ça a toujours été comme ça. Et ça ne changera jamais. Deux ans après, ce sera la chute du mur de Berlin, et deux années plus tard la Yougoslavie n’existera plus. Mais pour l’instant, nous allons la traverser une dernière fois.

Ce qu’on appelle encore la Yougoslavie c’est, sur une superficie moindre que celle de l’Italie, un patchwork de cultures européennes et orientales les plus diverses. Parcourir la Yougoslavie, c’est en quelques kilomètres passer de l’Occident à l’Orient, des églises aux mosquées, de la Grèce Antique à l’Empire Ottoman, des stations balnéaires pour Allemands aux campagnes moyenâgeuses, de la Mercedes à la voiture à cheval. C’est donc aussi un voyage dans le temps et dans l’histoire. C’est un territoire d’une incroyable richesse, diversité et complexité, qu’il est beaucoup plus intéressant d’appréhender en voyageant en train ou en bus qu’en se contentant de le survoler en avion pour aller visiter la très touristique Dubrovnik.

De l’italienne Istrie à la grecque Macédoine, en passant par l’austro-hongroise Serbie, nous arrivons finalement au Kosovo qui ressemble à la Turquie, et nous poursuivrons le lendemain jusqu’à la frontière albanaise, à Ohrid d’où l’on peut apercevoir de l’autre côté du lac la mystérieuse Albanie encore stalinienne. Pendant ce périple, Nada découvre avec moi son propre pays, qu’elle ne connaît qu’en partie, et qui dans deux ans ne sera plus le pays de personne. Pour l’heure, nous pensons faire étape à Prizren, où bien entendu nous n’avons réservé aucune chambre.

Dans les rues de la ville, nous croisons un bossu, qui se propose aussitôt d’être notre guide. Il faut dire qu’avec Nada, je ne passe pas inaperçu, surtout au Kosovo. Il paraît que les filles de Rijeka sont réputées pour leur beauté. Enfin, c’est une fille de Rijeka qui me l’a dit, ce jugement est peut-être un peu subjectif. Quoi qu’il en soit, la blondeur cendrée et la silhouette élégante de ma compagne de voyage attirent les regards.

Le bossu nous invite à passer la nuit chez lui, tout en nous racontant qu’il doit partir de bonne heure le lendemain matin pour un tournoi de ping-pong. C’est selon ses dires un champion dans cette discipline. Nada, toujours enthousiaste et souvent un peu naïve, est partante. Je suis un peu sur la défensive, mais j’accepte. J’avais raison de me méfier, car la soirée va prendre une tournure plutôt inhabituelle…

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Troisième semestre

À Austin, l’année universitaire s’achève en mai. Ou plutôt le deuxième semestre, car en réalité, l’université ne ferme jamais tout à fait, et il y a un semestre d’été. Comment douter encore de la grandeur de l’Amérique alors que ces gens arrivent à caser trois semestres dans une année ? Pendant l’été, toutefois, l’université tourne au ralenti. Ce troisième semestre est surtout destiné aux étudiants qui auraient des matières à rattraper, parce qu’ils ont échoué aux examens ou parce qu’ils n’ont pas pu les passer tous par manque de temps. Certains, en effet, doivent travailler pour payer leurs études, et ils profitent de l’été pour compléter leur cursus.

Pour moi, ce mois de mai devrait marquer la fin de mon séjour à Austin. Je n’ai de contrat et de visa que pour un an. Apparemment, pour l’instant, tout le monde semble content de moi. Chaque enseignant a droit une fois par an à une inspection dans sa classe par le professeur américain chargé de l’encadrement des lecteurs. A priori, rien de traumatisant. Nous sommes prévenus à l’avance, et le professeur en question, que nous connaissons tous, est d’une grande bienveillance. Mais tout de même. Jusque là, aucun témoin extérieur n’a jamais assisté à un de mes cours. Et si on se rendait compte tout à coup de mon incompétence ?

Pour ne pas mettre mes étudiants mal à l’aise, et pour ne pas avoir l’air de leur demander la faveur d’un comportement exemplaire, je ne les ai pas prévenus. En arrivant en classe, cependant, et en voyant s’asseoir tout au fond un type en cravate qui pourrait être leur père, et dont je feins d’ignorer l’existence, ils voient bien qu’il se passe quelque chose d’inhabituel. Ils doivent aussi sentir que je suis un peu plus nerveux que d’habitude. Comme ils m’adorent et qu’ils sont extrêmement bien élevés, je les sens tout à coup aussi nerveux que moi. Ils sont encore plus attentifs qu’à l’ordinaire, ils évitent tout bavardage ou toute plaisanterie. Bref ils sont sages comme des images, et s’efforcent de se comporter en élèves-modèles.

Pour montrer qu’elle participe activement au cours, l’une de mes étudiantes se hasarde même à poser une question, en anglais, bien sûr. Cette intervention n’est absolument pas destinée à me mettre en défaut, mais au contraire à me valoriser. Le problème, comme souvent, c’est que je ne comprends rien à la question. Je la fais répéter mais, tétanisé par la présence de mon inspecteur, je ne comprends toujours pas. La fille est tout aussi embarrassée que moi. Elle pensait me rendre service, et me voilà planté là, tel un comédien victime d’un trou de mémoire au beau milieu d’un spectacle.

Elle tente de retirer sa question. Trop tard. Mon inspecteur vient poliment à mon secours en me donnant la traduction afin que je puisse répondre. Mais évidemment, je suis mort de honte. Mes étudiants n’ouvriront plus la bouche jusqu’à la fin du cours. L’inspecteur parti, ils viendront me voir aussitôt pour me demander qui était ce type. La fille s’excuse de m’avoir mis bien involontairement dans l’embarras. Plus tard, l’inspecteur, sans mentionner cet incident, me couvrira d’éloges, surtout pour la qualité exceptionnelle de la relation que j’entretiens avec mes étudiants. S’il savait qu’il m’arrive de fumer des joints avec eux après la classe…

À la fin de chaque semestre, les étudiants, pour leur part, ont le devoir d’évaluer leurs enseignants de façon anonyme, en leur attribuant une note, assortie d’un commentaire libre. Là encore, les propos sont très sympathiques à mon égard, voire tellement dithyrambiques que cela en devient suspect. Je suis donc apprécié à la fois par ma hiérarchie et par mes élèves. Le Directeur du Département constitue déjà son équipe de lecteurs pour la rentrée, et il me propose de rempiler. Je n’ai pas l’impression d’être allé au bout de mon expérience aux États-Unis. J’accepte la proposition.

J’ai presque trois mois de vacances devant moi, et je décide de rentrer en Europe. Non pas que la France me manque vraiment, mais pour garder un minimum de contact avec mes proches, pour ne pas couper tous les ponts avec ma vie d’avant, et assurer mes arrières au cas où.

Et puis quelqu’un m’attend à Rijeka en Croatie. J’ai rencontré Nada deux mois avant de partir aux États-Unis, et elle est venue me voir quelques jours à Paris juste avant mon départ pour Austin. Elle était prête à me suivre jusqu’au bout du monde, mais je ne pouvais pas l’emmener. Cette première traversée de l’Atlantique, c’était pour moi un saut dans l’inconnu, pour ne pas dire un saut dans le vide. Et on ne saute pas dans le vide en tenant quelqu’un par la main.

À Paris, elle ouvrait de grands yeux émerveillés et s’étonnait de tout, mais à l’évidence, cette jeune fille élevée dans la Yougoslavie de Tito, et qui n’avait jamais quitté son pays avant de me connaître, n’était pas armée pour survivre dans le monde capitaliste, sauf à dépendre entièrement de moi. Quant à m’accompagner aux États-Unis… Je ne savais déjà pas comment j’allais me débrouiller tout seul, comment aurais-je pu m’occuper aussi d’une étudiante aux Beaux-Arts de Rijeka, ne parlant pas un mot de français, et dont l’anglais était encore plus mauvais que le mien ? De toute façon, n’ayant pas de contrat de travail, elle n’aurait jamais pu obtenir autre chose qu’un visa de tourisme pour quelques mois.

Et puis pour être parfaitement sincère, je partais en Amérique pour vivre une grande aventure. Et les grandes aventures se vivent rarement en couple. Néanmoins, même si je n’avais pas fait vœu de chasteté, et que des aventures, justement, j’en avais eu plusieurs pendant cette année plutôt intense, je restais fidèle à ma parole. Notre histoire ne pouvait pas finir avant d’avoir vraiment commencé. Et tout simplement j’avais envie de la voir, elle qui incarnait si bien la douceur dans ce monde de brutes. Je décidais de passer ce troisième semestre avec elle. Même si, comme chacun sait, les troisièmes semestres, c’est comme la Quatrième Dimension, ça n’existe qu’aux États-Unis.

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El Chepe

Après le stop et le bus, ne m’étant toujours pas résigné à prendre l’avion, je décide de quitter Chihuahua en train pour rejoindre la côte pacifique la plus proche, à Los Mochis. Comme d’habitude, pour déterminer mon itinéraire, je consulte uniquement la carte, et je ne me réfère à aucun guide, pas même celui du Routard. Par définition, un vrai routard ne saurait laisser un guide lui imposer sa route, c’est à lui seul de faire son chemin en marchant et, comme Don Quichotte, d’inventer des merveilles plutôt que de se contenter d’un réel simplement pittoresque.

Cette fois, le hasard fait cependant bien les choses, car si Los Mochis ne présente pas plus d’intérêt touristique que Chihuahua, je découvre en arrivant à la gare que le train qui relie ces deux villes est un train de légende surnommé El Chepe, d’après les lettres initiales de Chihuahua et du Pacifique. Depuis Chihuahua, située à près de 2500 mètres au-dessus du niveau de l’océan, la ligne ferroviaire plonge comme un long toboggan de 600 kilomètres vers le Pacifique, en passant sur de multiples ponts vertigineux et à travers autant de tunnels aussi obscurs qu’interminables. Bref, El Chepe, c’est un mélange entre le petit train de la mythique publicité Nescafé, qui rendit populaire La Colegiada, et le train fantôme.

À bord se trouvent donc quelques courageux touristes amateurs de sensations fortes et désireux de s’éloigner des sentiers battus. À côté de moi est assis un Canadien, beaucoup plus routard que moi, mais qui a néanmoins le mérite d’être étranger lui aussi, et potentiellement à la recherche de compagnons de route. On discute un peu. Pendant la moitié de l’année, il fait des petits boulots au Canada, et le reste du temps il voyage en Amérique Latine. On décide de prendre une chambre ensemble à Los Mochis, à la fois pour partager les frais et pour limiter les risques. Car cette fois, pas question de descendre dans un hôtel étoilé.

Après mon aventure avec Charles, j’aurais dû réfléchir à deux fois avant d’accepter de partager ma chambre avec un inconnu, mais comme aucune jeune femme dans ce train ne semble disposée à me tenir compagnie, je n’ai pas le choix si je ne veux pas passer une soirée de plus tout seul.

Arrivé à Los Mochis, qui comme prévu ne ressemble à rien, nous prenons une chambre pour deux dans un hôtel à peu près propre, mais de très modeste catégorie. Nous sommes logés au rez-de-chaussée, à côté des cuisines. Ça ne me ravit pas, mais c’est finalement ce qui me sauvera. Car le danger, cette fois, ne viendra pas des ardeurs de mon compagnon de chambrée. Au beau milieu de la nuit, nous sommes réveillés par des cris et nous apercevons de la fumée. À la hâte, nous sortons de la chambre dans la cour et je vois des flammes sortir des étages supérieurs. Au troisième, une femme hurle à la fenêtre, hésitant entre se jeter dans le vide et griller sur place.

Des pompiers ne tardent pas à arriver, mais leur intervention n’est pas franchement décisive. Ils ont à la main un tuyau d’arrosage trop court dont le jet ne parvient même pas jusqu’aux fenêtres du premier. Finalement, deux d’entre eux empruntent l’escalier, et ils redescendent quelques minutes plus tard avec un corps inerte sur une civière. Je ne sais pas si c’est la femme qui hurlait à la fenêtre, si elle a survécu ou pas, et s’il y a d’autres victimes. Quoi qu’il en soit, je commence à me demander si je ne devrais pas lever un peu le pied sur l’aventure si je veux revenir vivant de ce voyage au Mexique.

Je décide de rallier Mexico au plus vite, en espérant que mon ancienne élève de l’École de Sémiotique de Paris voudra bien m’accueillir. Arrivé à Mexico, je l’appelle, et elle m’invite aussitôt à prendre un taxi pour me rendre chez elle où elle propose de m’héberger. Par la vitre du taxi, j’ai le temps d’apercevoir quelques quartiers complètement rasés, nombre de bâtiments en ruines, et d’immenses cathédrales dont les clochers penchent comme la Tour de Pise. Mexico a souffert l’année précédente d’un très sévère tremblement de terre. Décidément, j’ai de la chance.

Beatriz, c’est son nom, habite chez sa tante, qui se trouve occuper un poste très important au Ministère de l’Éducation. Elle n’est pas tout à fait ministre, mais elle a tout de même une équipe d’une vingtaine de personnes sous ses ordres, tous spécialistes en sciences de l’éducation. C’est une femme cultivée et attentionnée, bien que dotée d’un caractère très affirmé et d’une grande autorité. Apparemment, Beatriz m’a présenté comme un des plus proches assistants de Greimas, et donc comme un grand connaisseur de la sémiotique. Passionnée de culture européenne, sa tante me demande aimablement de faire une intervention devant tous les membres de son équipe, afin qu’ils puissent bénéficier des lumières d’un maître venu directement de Paris en passant par le Texas. Je suis son hôte, je ne peux pas refuser.

C’est un chauffeur qui nous emmène le surlendemain au Ministère. Beatriz et sa tante en profitent pour me montrer les fresques de Diego Ribera qui ornent l’intérieur de ce bâtiment monumental, fresques que personne n’a l’occasion de voir à part ceux qui ont le privilège de travailler là. J’arrive dans la salle de conférence. Une vingtaine d’hommes et de femmes sont assis en face de moi, prêts à recevoir ma parole comme les fidèles le Saint-Sacrement. Je n’étais déjà pas très à l’aise pour parler de sémiotique devant quelques étudiants dans le cadre de mon atelier rue Monsieur-le-Prince, voilà que je dois le faire maintenant en espagnol dans un ministère à Mexico. Ils m’écoutent religieusement, me posent quelques questions assez pertinentes, ils m’applaudissent à la fin, et nous repartons. Et dire que si j’avais grillé comme une sardine dans mon hôtel à Los Mochis quelques jours plutôt, ces pauvres gens n’auraient jamais eu le privilège de m’entendre, et seraient morts dans l’ignorance…

Mon voyage se poursuivra encore pendant deux semaines. Ensuite, j’ai prévu pour rentrer à Austin de prendre l’avion. Je me dis que ce sera plus sûr. C’est pourtant à la douane pour revenir aux États-Unis que j’aurai la plus grande frayeur de mon voyage. Quand j’ai franchi par la route la frontière mexicaine depuis le Texas, assis dans la benne d’un pick-up, j’étais apparemment dans une zone franche, la véritable frontière se trouvant beaucoup plus loin. Aucun douanier n’a donc apposé de tampon sur mon passeport. Le douanier texan me fait remarquer avec un air suspicieux qu’il n’y a aucune trace officielle de mon départ du territoire des États-Unis, sur lequel je prétends à présent pénétrer à nouveau. Je ne suis pas sûr de tout comprendre mais en gros, si je ne suis pas parti, comment pourrais-je revenir ?

Je m’appelle Martinez. Au Mexique, personne ne me prenait pour un Mexicain, mais je lis dans son regard qu’il me soupçonne d’être un clandestin. Je me vois déjà refoulé à l’entrée des États-Unis, et renvoyé dans mon pays d’origine, la France, alors que je suis à moins de 300 kilomètres d’Austin. Cela finira par s’arranger, et c’est avec un certain soulagement que je retrouverai l’université, mes collègues et mes étudiants.

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Chihuahua

J’arrive à Ojinaga en fin de matinée, et je reprends aussitôt un bus pour Chihuahua, capitale de l’État du même nom. Pourquoi Chihuahua, me direz-vous ? Sans doute suis-je à nouveau victime de mon démon de l’onomastique. De même qu’Alpine me faisait penser à une station helvétique, le nom de Chihuahua m’évoque non pas un petit clébard pour mémé, mais la quintessence de la mexicanité. Si je voulais éviter les hôtels de luxe et les plages paradisiaques de Cancún, c’est réussi, mais pour le reste Chihuahua ne présente aucun intérêt touristique et, à l’exception de sa cathédrale, c’est une ville aussi moderne qu’Austin, en beaucoup plus déglinguée.

Surtout, à peine descendu du bus, en plein jour et en plein centre-ville, je suis pris pour la première fois d’un étrange sentiment d’insécurité. Une insécurité que je n’avais pas éprouvée en pleine nuit dans les rues désertes d’Alpine, seulement quadrillées par une milice armée. Je comprends vite que ce malaise a pour cause le fait d’être l’objet de tous les regards. Petit, brun, bronzé, mal rasé et mal fringué, comprenant parfaitement l’espagnol et le parlant correctement, je m’étais dit bêtement qu’au Mexique, je passerais plus ou moins inaperçu et que je pourrais me fondre dans la masse, plus encore qu’aux États-Unis. Je me trompais. Dans les rues de Chihuahua, je me sens comme un Blanc perdu dans un souk au fin fond de l’Afrique, dont il suffit de voir le visage blafard pour comprendre qu’il n’est pas du continent, ou comme une blonde qui se promènerait en minijupe sur un marché à Kaboul.

Pas un Mexicain ou une Mexicaine qui ne se retourne sur moi en me donnant du gringo. Moi qui aux États-Unis avais le sentiment d’être un alien, il aura suffi que j’arrive au Mexique pour devenir Américain. A priori, aucune agressivité particulière n’est liée à ce vocable de gringo, mais plutôt une curiosité amusée avec un brin de convoitise. Bref, j’ai la désagréable impression d’être une cible. Voire une proie. Où que j’aille en ville, on saura où je suis, et on me suivra peut-être, en attendant l’occasion propice pour me dépouiller, ou pire encore. C’est en tout cas le film que je me fais, et ce film n’est clairement pas une comédie romantique. Si je descends seul dans un hôtel ordinaire, comme j’avais prévu de le faire, je sens que cette première nuit au Mexique va être la plus longue de ma vie, en espérant que ce ne soit pas aussi la dernière. La seule spécialité touristique connue dans le Nord du Mexique, c’est l’enlèvement contre rançon. Et qui pourrait bien verser une rançon pour obtenir ma libération ? Je pense donc opportun de revenir provisoirement sur la promesse que je m’étais faite de vivre au Mexique comme le Mexicain basané de la chanson de Marcel Amont. J’ai passé la nuit précédente à errer dans Alpine, j’ai besoin de me poser un peu, de prendre une douche et de dormir dans un endroit sûr. Je monte dans un taxi, et je demande au chauffeur de m’amener jusqu’au meilleur établissement de la ville. Il obtempère, et me dépose devant un hôtel qui a l’air à peu près correct, bien que ce ne soit sans doute pas le meilleur.

Même si je suis un gringo, je ne dois pas avoir le look de quelqu’un qui descend dans les palaces. C’est juste une tour en verre avec une réception à l’entrée. Assez pour espérer que personne ne pourra pénétrer dans ma chambre sans y avoir été invité. Enfin, je peux poser mon sac, et prendre ma première douche depuis deux jours. Il fait nuit maintenant et je regarde par la fenêtre de mon vingtième étage les lumières blafardes de Chihuahua. Comment en suis-je arrivé là ? Je n’ai rien à faire ici. Je n’y connais personne. Personne ne me connaît. Et je n’ai aucun espoir d’y faire la moindre rencontre. Je suis au bout du monde et au bout de la solitude, là où j’espérais me rencontrer moi-même, sans doute. Mais la solitude, c’est comme l’apnée, à un moment il faut remonter à la surface si on ne veut pas finir noyé. Demain dès l’aube, à l’heure où blanchissent les dollars de la coke dans le Nord du Mexique, je partirai. Moi personne ne m’attend nulle part, même pas dans un cimetière. Sauf la mort, peut-être…

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Rio Grande

Je n’ai pas le choix, je ne peux pas rester planté à cet arrêt de bus dans le noir complet en attendant que le jour se lève. Je marche sur la route en espérant trouver l’entrée de la ville, et je finis par apercevoir quelques habitations. En fait, Alpine ressemble plus à une station-service avec quelques maisons autour, qu’à une station de ski des Alpes. Les commerces sont rares, et évidemment tout est fermé. Il n’est pas loin d’une heure du matin, et le bus qui pourrait m’emmener jusqu’à la frontière mexicaine est à 17 heures. Je ne vais pas passer toute la nuit à errer dans les rues désertes de cette ville-fantôme, sans parler de la journée du lendemain. Tant pis, je repère la direction d’Ojinaga, la ville frontière, et je décide de tenter l’auto-stop.

Le stop, ce n’est déjà pas toujours évident, mais quand aucune voiture ne passe, ça l’est encore moins. Enfin, au bout d’un quart d’heure, je vois avancer lentement vers moi une voiture assez déglinguée, tous feux éteints. J’hésite à lever le pouce, mais je n’ai même pas à faire cet effort. La voiture s’arrête à ma hauteur et sans même descendre de son véhicule, un type à la mine patibulaire me demande mes papiers. Il y a deux ou trois autres cow-boys comme lui dans la bagnole. Même s’ils sont en civil, je présume que ce sont des flics. Quoi qu’il en soit, je ne suis pas en position de refuser de leur montrer mon passeport. Le type l’examine. C’est sans doute la première fois qu’il voit un passeport français. À part moi, qu’est-ce qu’un touriste pourrait bien aller foutre en pleine nuit à Alpine ? Il me rend mon passeport et me demande où je vais. Je lui explique que j’essaie d’aller au Mexique. Même si son visage que je distingue à peine reste totalement impassible, je devine sa perplexité. Un Français, avec un nom espagnol, qui fait du stop en pleine nuit pour quitter les États-Unis et passer au Mexique. Visiblement, je ne corresponds pas vraiment au profil de ses clients habituels, et le trafic se fait plutôt dans l’autre sens.

Il me rend mon passeport. Comme il ne sait pas quoi dire, il ne dit rien, et la voiture repart. Au moins, je ne passerai pas le reste de la nuit dans une cellule. Mais ma situation est-elle vraiment plus enviable ? Dix minutes se passent encore avant que se profile une autre voiture. J’aurai peut-être plus de chance. En fait non, car c’est exactement le même scénario qui se reproduit. Je raconte à nouveau mon invraisemblable histoire, et le type me rend mes papiers. Mais je comprends vite qu’il est inutile de rester au bord de cette route à cette heure, où seules des voitures de police banalisées patrouillent. Je demande au cow-boy s’il y a un bar ouvert en ville, car jusque là je n’en ai vu aucun. Il me dit que oui, et m’indique le chemin. J’y vais. Si je dois passer la nuit ici, autant que ce soit au chaud, car en plus je commence à me les geler.

Le bar est tout juste éclairé depuis l’extérieur. J’entre, et j’aperçois à l’intérieur une quinzaine de types comme ceux à qui je viens d’avoir affaire. Ils ont tous un Stetson sur la tête et un revolver à la ceinture. J’ai l’impression d’avoir poussé la porte d’un saloon. Lequel dégainera le premier ? Jusque là, des cowboys, je n’en avais vu que dans les soirées country à Austin, maintenant je sais où sont les vrais. D’ailleurs, je ne comprends toujours pas très bien qui sont ces gens. Flics en civil ? Miliciens bénévoles ? Ou simples fermiers du coin ? La question, c’est qu’est-ce qu’ils foutent tous là en pleine nuit dans ce bled totalement désert, à boire des coups au saloon quand ils ne patrouillent pas en ville ? Je ne pensais pas qu’à presque cent kilomètres de la frontière, la chasse au Mexicain était déjà ouverte, mais je ne vois pas d’autre explication.

Évidemment, mon entrée ne passe pas inaperçue. Tous les regards se tournent vers moi, et on me jauge avec un air suspicieux. Puis les cowboys continuent leurs conversations à voix basse. Je prends un café et j’attends que ça se passe. Avec tout ça, il est presque cinq heures, et le jour commence vaguement à poindre. Je décide de retenter ma chance avec le stop. Qu’est-ce que je pourrais bien faire d’autre ? Le bar est à côté d’une station d’essence. Je me dis que c’est le bon endroit pour faire du stop. Aux États-Unis, c’est quand on n’a même pas de voiture qu’on est vraiment un SDF, et en levant le pouce, c’est comme si je tendais la main. Mais la chance, cette fois, semble être avec moi. J’ai à peine levé le bras qu’une voiture qui venait de faire le plein s’arrête à ma hauteur. Le conducteur me fait signe de monter. D’habitude il ne prend pas d’autostoppeur, mais il m’a vu au café, et ça l’a rassuré.

Je me demande quand même si ce n’est pas moi qui devrais avoir peur. Pour le moins d’avoir un accident. Le type est très vieux. Il tremblote. La boîte à gants déborde de boîtes de médocs, et le siège du passager en est couvert aussi. Il repousse un peu tout ça pour que je puisse m’asseoir, avant de s’enfiler avec son café quelques pilules supposées le ressusciter un peu. La bonne nouvelle c’est qu’il va jusqu’à la frontière. Il m’explique qu’il est représentant de commerce, et inévitablement, ce pauvre vieux bonhomme à bout de course, qui devrait déjà être à la retraite depuis une dizaine d’années, me fait penser à la pièce d’Arthur Miller Mort d’un commis voyageur. J’espère qu’il ne mourra pas au volant avant de m’avoir déposé à la frontière.

On arrivera finalement sans encombre, mais comme le type ne va pas au Mexique, je dois refaire du stop. Un pick-up mexicain s’arrête. Ils sont déjà plusieurs à l’avant. Le conducteur me fait signe de monter à l’arrière. C’est comme ça que je franchis le Rio Grande pour entrer au Mexique, assis sur le plateau d’un pick-up, sans qu’aucun douanier ne me demande quoi que ce soit. Dans l’autre sens, ça ne doit pas être aussi simple. Et de fait, en rentrant aux États-Unis, cette arrivée clandestine au Mexique me causera quelques soucis…

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Alpine

Quand jusqu’à l’âge de trente ans, comme moi, on n’a jamais quitté la France que pour visiter les pays limitrophes, on se lève le matin avec des repères géographiques bien établis. Au Nord les Pays du Nord, au Sud les Pays du Sud, à l’Est les Pays de l’Est, à l’Ouest l’océan et au-delà de l’océan des terres qu’on ne connaît que par la télévision, le cinéma, les livres ou les journaux. Des lieux mythiques comme le Texas et ses fameux champs de pétrole, dont on ignore s’ils existent vraiment en dehors du feuilleton Dallas. Oui, on peut dire qu’en ce qui concerne le Texas, l’essence précède l’existence.

En me réveillant chaque matin, à Austin, il me faut quelques instants pour intégrer ces nouveaux repères. En haut un pays immense, l’Amérique profonde, dont je ne connais que les contours, puis un autre pays encore plus grand, le Canada, dont je ne connais rien. À droite Houston, d’où partent les fusées pour la Lune ou pour Mars. À gauche, très loin, la Californie, et au-delà un océan inconnu. En bas le Mexique, plus proche dans tous les sens du terme, et qui curieusement me semble plus familier. Pour commercer on y parle espagnol, la langue d’une partie de mes ancêtres. Mais surtout, le Mexique s’inscrit bien davantage que les États-Unis dans une histoire ancrée au plus profond de l’architecture de ses villes.

Austin, la capitale du Texas, a été fondée vers le milieu du XIXème, et son édifice le plus ancien encore debout, une simple masure, doit dater de 1898, une plaque étant là pour nous signaler l’existence de ce monument historique. En France au contraire, et sur le vieux continent en général, l’histoire se donne à voir partout où se porte le regard. Pas un village sans son église du Moyen-Âge. Pas une bourgade sans son château-fort. Pas une ville sans ses hôtels particuliers de la Renaissance. Pas une grande ville sans son amphithéâtre romain. Et même à la campagne, pas une ferme sans son chêne multi-centenaire. Le paysage européen est un palimpseste, et on ne risque pas d’oublier d’où l’on vient tant les couches successives sont encore apparentes.

Aux États-Unis, et plus encore dans ces États neufs comme le Texas, rien de tout cela. On s’émerveille en France de La Défense, îlot de modernité qui fait exception. Aux USA, la modernité est la règle, et tous les downtowns ressemblent à La Défense. Austin, c’est Cergy-Pontoise, dans un État grand comme la France où n’existent que des villes nouvelles. Après quelques mois, cette absence totale de profondeur historique et cette modernité uniforme, y compris lorsqu’elle singe les styles du passé, devient insupportable pour un Européen. Il m’est arrivé d’aller dans un des quelques musées de la ville, non pas pour admirer leurs collections, mais dans le seul but de voir n’importe quelle croûte pourvu qu’elle ait plus d’un siècle.

Le Mexique est donc le pays le plus proche du Texas qui soit doté d’une véritable histoire pré-coloniale ayant laissé des traces monumentales comme les pyramides, et où les colons en l’occurrence espagnols aient laissé fortement leur empreinte partout en bâtissant églises et cathédrales, monastères et couvents, palais et forteresses.

À l’université, aux États-Unis, les vacances de Noël durent un mois. Je n’avais aucune envie de rentrer en France comme certains de mes collègues lecteurs, déjà victimes du mal du pays. Je décide d’aller au Mexique, pour renouer avec la civilisation. J’ai par ailleurs l’adresse à Mexico d’une étudiante que j’ai croisée au séminaire de Greimas, et qui était aussi une de mes élèves de l’Atelier de Sémiotique Publicitaire.

Au plus près, la frontière nord du Mexique est à moins de 300 kilomètres d’Austin. Mais les Américains, et notamment les étudiants, qui se rendent dans ce pays vont le plus souvent au sud, dans le Yucatan, pour profiter des plages paradisiaques. Ils ne connaissent du pays que l’aéroport de Cancún et les hôtels de luxe à prix bradés de la côte. Les seuls Mexicains parfaitement anglophones qu’ils rencontreront jamais sont les serveurs qui leur apportent leurs cocktails et les femmes de ménage qui nettoient leur vomi après leurs beuveries. Par esprit de contradiction, je décide d’attaquer le Mexique par le Nord, et par la voie terrestre, sans aucune réservation d’hôtel, bien sûr.

Lorsque j’annonce mon projet à mes étudiants, ils tentent d’abord de me décourager. Le Nord du Mexique n’est pas une région touristique, c’est la partie la plus dangereuse du pays, et faire autre chose que de la survoler est une folie. Bref, ils ne connaissent personne qui soit revenu vivant d’un tel voyage. Sans doute parce qu’ils ne connaissent personne qui ait eu l’idée saugrenue de l’entreprendre. Je persiste et, après avoir consulté la carte, j’opte pour un itinéraire théorique au moins jusqu’à la frontière mexicaine. Après j’improviserai.

Le bus qui va d’Austin à Los Angeles passe par une petite ville au nom étrangement familier et bucolique, Alpine. Il me vient l’image d’une station de montagne helvétique. Ça m’inspire confiance, et c’est à moins de 100 kilomètres de la frontière située à Ojinaga. Je n’ai pas d’information particulière sur les correspondances, mais il doit bien y en avoir une. Je monte dans le bus de Los Angeles en fin d’après-midi et vers minuit, le bus s’arrête en rase campagne devant un panneau Alpine.

J’hésite à descendre. Il fait nuit noire, et l’arrêt de bus n’est pas éclairé. Je ne vois pas de montagnes qui pourraient ressembler aux Alpes, et pire encore, je n’aperçois pas non plus la moindre maison. Vous êtes sûr que c’est ici ? C’est bien là, me confirme le chauffeur. Et le bus pour la frontière ? Oui, il y en a un, mais il part à 17 heures. Vous ne préférez pas continuer jusqu’à Los Angeles ? J’hésite encore une seconde, mais comme d’habitude, je choisis le saut dans la nuit et dans l’inconnu. Je descends du bus avec mon petit sac. Le bus repart. Je suis seul en pleine nuit au milieu de nulle part, et personne au monde ne sait que je suis là…

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Fort Alamo

Comme tout le monde me prend pour le petit ami de Charles, la joyeuse bande de folles latino-américaines qui remplissent la maison me laisse plus ou moins tranquille. C’est déjà ça. On nous a mis tous les deux dans la même chambre, mais Charles semble s’être enfin résigné : je suis irrémédiablement hétéro. Je suis d’ailleurs le seul parmi la trentaine de gays ou de travestis rassemblés ce soir-là pour fêter je ne sais quoi, et je fais pour la première fois de ma vie l’expérience difficile d’appartenir à une minorité sexuelle.

Je reviendrai toutefois sain et sauf de ce week-end très gai à Houston. De retour à Austin, dans sa coop, Charles aura le bon goût de raconter ma mésaventure à son amie allemande, elle en étouffera de rire, et cela ne fera finalement que favoriser notre rapprochement franco-germanique. Il paraît que les femmes, il faut les faire rire. Et pour ça j’ai pas mal de dispositions. Je n’ai aucun mérite, le plus souvent c’est involontaire, et parfois même à mes dépens. Mon aventure avec le sosie d’Hanna Schygulla tournera court, cependant. Elle a laissé un petit ami à Düsseldorf, et il doit venir lui rendre visite bientôt à Austin.

Ayant sagement pris quelques distances avec Charles et la communauté gay, je suis donc à nouveau livré à moi-même. Quelques-uns de mes étudiants me proposent avec insistance des afters après la classe. Je ne peux plus refuser sans être grossier. Ça commence par des verres dans les bars de la ville. Ça se prolonge chez l’un ou l’autre. Ils fument tous du cannabis, parfois en compagnie de leurs propres parents. Ils m’en proposent. Par politesse, je ne peux pas refuser. Histoire de les initier un peu à la culture française, je leur montre comment on roule un joint conique dans notre pays. Eux roulent de simples cigarettes toutes droites. Ça leur semble aussi exotique qu’un jambon-beurre comparé à un hamburger. Pour l’anniversaire de l’un d’entre eux, on me demande de rouler un joint géant à la française, avec une dizaine de feuilles. Je m’exécute encore, par courtoisie. Malheureusement ou pas, les smartphones n’existent pas encore, et il n’y a pas de photos pour immortaliser l’image de cet énorme joint digne de figurer dans le livre des records.

J’ai conscience de jouer avec le feu. On pourrait me mettre en taule ou en tout cas me renvoyer de l’université pour avoir dévoyé ces jeunes heureusement tous majeurs, alors que c’est eux qui me débauchent. Je pars plusieurs fois à San Antonio avec un de mes étudiants d’origine irlandaise. Avant de partir en soirée, son père lui passe les clefs de sa voiture de collection, dont la principale originalité est de ne pas avoir de boîte automatique, et son American Express. On fait la tournée des bars, et on rentre vomir chez lui à pas d’heures. Le lundi matin, je retrouve devant moi en classe ces étudiants avec qui j’ai fumé ou bu la veille. Ils restent pourtant toujours d’une extrême courtoisie, et n’essayeront jamais d’en tirer avantage.

Tout de même, ça commence à craindre. Et puis ce genre de soirées, ce n’est plus du tout mon truc depuis une bonne dizaine d’années. Je juge plus prudent de lever le pied avec les étudiants. Mais je suis également très sollicité par certaines étudiantes… Plusieurs me proposent carrément ce qu’on appelle là-bas un date, une sorte de rendez-vous amoureux obéissant à des règles assez mystérieuses pour un French Lover. En gros, ça relève plus de l’entretien d’embauche que du rendez-vous romantique, mais pour une fois, c’est moi qui suis à mon corps défendant du côté de l’employeur potentiel.

Chaque semestre, au moins deux étudiantes par classe, toutes majeures je le précise, me proposent un de ces dates. Je ne peux pas toujours décliner, mais je n’embauche pas, craignant à juste titre de me trouver dans une position très inconfortable le lendemain en classe, par rapport à l’heureuse élue, et encore plus par rapport à celle dont je n’aurais pas retenu la candidature, et qui pourrait se montrer jalouse. Ignorant tout des coutumes locales, je ne sais pas si ces sollicitations permanentes sont dues à mon charme en particulier, qui n’avait pourtant pas l’air d’opérer beaucoup à Paris, ou à un attrait pour les Français en général.

Un jour je vais dîner avec des amis dans un restaurant tex-mex. Le personnel est principalement composé d’étudiants et surtout d’étudiantes qui travaillent le soir pour payer leurs frais de scolarité exorbitants. L’addition arrive. Il y a quelques mots écrits dessus à la main en mauvais français : « Pour l’homme à lunettes, une admiratrice ». Étant le seul à table à porter des lunettes, je suis bien obligé de supposer que ce mot doux m’est destiné. C’est un garçon qui nous apporte la note. Comme c’est signé une admiratrice, j’en conclus qu’il ne s’agit pas d’une de mes nouvelles conquêtes masculines, mais plutôt de la serveuse qui est restée derrière le bar.

Comment résister à une telle déclaration ? Et au moins, celle-là, je ne l’aurai pas demain devant moi en classe. J’aurai héroïquement résisté pendant des mois, mais aucun bastion n’est imprenable, et ce restaurant mexicain sera mon Fort Alamo. Elle me donne son nom, en me précisant de façon très romantique que son numéro se trouve dans l’annuaire. C’est là que j’irai le chercher. On dînera une fois ensemble, et quand je la raccompagnerai jusqu’à sa porte, elle me gratifiera d’un french kiss. Sans doute pour me remercier d’avoir payé l’addition. Notre aventure n’ira pas plus loin. Cette fois, c’est ma candidature qui n’a pas été retenue. Aujourd’hui encore, je reste très perplexe sur la façon de nouer une relation amoureuse avec une Américaine…

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