.

Hanna Schygulla

Avant de céder à la tentation coupable de nouer avec mes étudiants, voire mes étudiantes, des relations extra-scolaires, je décide d’explorer davantage les possibilités de sorties, autres qu’en groupe, avec mes compatriotes du Département de Français, en privilégiant ceux qui sont installés sur place depuis plusieurs années déjà, et qui sont donc mieux intégrés dans la société américaine. Il y a parmi eux un garçon un peu plus âgé que les autres, c’est-à-dire plus ou moins de mon âge, Charles, qui termine une thèse en littérature, alors que la plupart des autres lecteurs français ne sont là que pour un an, en faisant une pause dans leurs études. Lui, au moins, garde comme moi quelques distances avec la communauté française.

Il vit pas très loin du campus dans ce qu’on appelle là-bas une coop, c’est-à-dire une maison collective où chacun a sa chambre, mais où les tâches ménagères sont gérées collectivement à tour de rôle selon un planning bien précis. Même si ce mode d’hébergement ne conviendrait pas du tout à mon caractère individualiste, je trouve le concept amusant. La plupart des pensionnaires sont des étudiants étrangers, mais peu d’entre eux sont français. Il y a là entre autres une Allemande qui ressemble à Hanna Shygulla au temps de sa splendeur. En attendant de pouvoir me rapprocher d’elle, et je parviendrai par la suite à m’en rapprocher de très près, je dois me contenter de sortir avec Charles, qui la connaît bien. Charles est le seul Français sur le campus à avoir déjà entendu parler de sémiotique, et le seul aussi avec qui je puisse disserter sur autre chose que le meilleur endroit en ville pour manger tex-mex ou écouter de la country. Charles présente aussi un énorme avantage en tant qu’ami, en dehors du fait de connaître le sosie de Hanna Shygulla : il a une voiture, et qui plus est une américaine des années 60.

Charles me propose de partir en week-end avec lui à Houston, ville dont je ne connais que l’aéroport, et où il a des amis. C’est l’occasion pour moi de faire un petit voyage dans cette belle américaine en compagnie d’un type que je connais bien, et qui au moins a de la conversation. Nous voilà partis pour Houston. À mi-distance, dans une ligne droite, ce qui n’est pas une précision très nécessaire dans ce pays qui compte sans doute le moins de tournants au monde, nous entendons résonner derrière nous la sirène d’une moto de police. Comme dans un film, le motard nous dépasse et nous fait signe de nous arrêter. Nous obtempérons, évidemment. Il descend lentement de sa moto et comme au ralenti, s’approche de notre voiture. Charles a déjà baissé la vitre. Le policier est impeccablement mis, les bottes bien astiquées et la moustache bien taillée. Je m’attends déjà à ce qu’il nous demande de descendre du véhicule, et qu’il nous fouille au corps avant de nous passer les menottes et de nous tabasser avec sa matraque. Il se contente très poliment de demander au conducteur ses papiers et ceux de son véhicule. Après quoi il lui donne du Charles pour lui demander toujours avec une extrême courtoisie s’il avait une raison particulière d’être en excès de vitesse. Comme je ne suis pas une femme enceinte et que je n’ai pas encore de contractions, Charles est bien obligé de reconnaître qu’il n’a aucune excuse. Le policier hésite un instant. Nous ne sommes pas noirs, et la nationalité inscrite sur nos passeports ne nous range pas parmi les ennemis de l’Amérique, sauf quand elle veut raser l’Irak sous un prétexte fallacieux. Finalement, le type nous sermonne un peu, rend son permis à Charles, et nous souhaite bonne route en nous engageant à rouler prudemment. Il enfourche sa moto et repart comme il était venu.

Franchement, rien que pour voir ça, ça valait presque l’amende à laquelle nous venons d’échapper. Je pousse malgré tout un soupir de soulagement. J’ai évité le pire. Enfin c’est ce que je crois. Peut-être émoustillé par ce motard moustachu qui avait l’air de sortir d’une boîte gay de San Francisco, Charles me livre quelques détails sur la destination, pour ne pas dire le but, de notre petit voyage. Les amis chez qui nous allons sont tous homosexuels, me dit-il. J’espère que ça ne te gêne pas. Je le rassure aussitôt sur mon extrême tolérance à l’égard de tous les types possibles d’orientation sexuelle, mais c’est moi qui maintenant suis à nouveau inquiet, en prenant soudain conscience de tout ce qui aurait dû me sauter aux yeux depuis longtemps. Ce que je prenais chez Charles seulement pour de la sophistication aurait aussi bien pu me laisser penser qu’il était un peu efféminé. Et il me semble à présent évident que s’il a autant d’amis homosexuels, c’est qu’il l’est aussi. Évidemment, ça ne me dérange en rien qu’il soit homo. La question c’est plutôt de savoir si lui ça le dérange que je ne le sois pas. Ai-je vraiment fait quelque chose pour lui donner à penser que ce trip à Houston pourrait être un week-end romantique ? Je juge utile de lui préciser que si je ne suis en rien homophobe, je ne suis pas non plus homosexuel. Il me sort alors du tac au tac la phrase qu’on a coutume de servir aux enfants pour les faire bouffer des épinards ou des blettes : « Comment est-ce que tu peux savoir que tu n’aimes pas ça si tu n’as jamais essayé ? » Je reste un instant sans voix avant de trouver comment répondre à cet argument-massue. C’est vrai, il y a des tas de choses que je n’ai encore jamais faites. Mais tant qu’à faire, pourquoi ne pas commencer par essayer celles qui me font envie ? Et en matière de sexualité, bizarrement, maintenant que j’ai enfin pu expérimenter sur le tard l’amour avec une femme, je serais davantage tenté par une expérience avec plusieurs plutôt qu’avec un homme.

S’il garde le silence, il ne semble pas avoir renoncé à me convaincre, et je ne suis guère plus rassuré. Hélas, impossible de faire machine arrière. Nous arrivons à Houston, qui se trouve à près de 300 kilomètres d’Austin. Je suis dans sa voiture, et je n’ai aucun autre endroit où dormir que la « Cage aux Folles ». Ce n’est d’ailleurs pas la première fois que je me fourre à mon insu dans ce genre de situations pour le moins ambigües. Comme je n’ai pas d’affinités particulières avec les machos, et que je préfère parler de littérature que de voitures, je sympathise plutôt avec des hommes raffinés et sensibles… qui s’avèrent parfois être homos sans que j’en prenne conscience avant qu’il ne soit trop tard.

Je sens que le week-end va être long, mais il y a pire. Si j’ai décidé de sympathiser avec Charles, c’est aussi pour me rapprocher du sosie d’Hanna Schygulla, sa colocataire à la coop. Que va-t-elle penser de moi en apprenant que je suis parti passer le week-end en amoureux à Houston avec son ami homo ? Parfois je me demande si ce ne serait pas plus simple que je devienne homosexuel moi aussi. Et si c’était Charles qui avait raison ? C’est vrai que les blettes, finalement, j’aime bien ça. Les blettes, oui, mais alors les tripes ? Je crois que je ne suis pas encore prêt…

Autobiographie roman

Hanna Schygulla Lire la suite »

Psychose

Le lendemain matin, je retourne à l’université pour rencontrer le Directeur du Département de Français. Il s’appelle Jean-Pierre, comme moi. Il doit avoir des origines françaises, et il parle parfaitement notre langue, sans aucun accent. C’est donc en français que nous échangeons. Au moins, il ne s’apercevra pas tout de suite de mon niveau catastrophique en anglais. Il est très courtois et, malgré la distance qu’impose sa fonction, il se montre attentionné. Je m’attendais à un entretien d’embauche, sa première question est pour savoir où je loge. Je lui parle du motel sur Congress Avenue. Il me regarde avec un air inquiet, comme si je venais de lui annoncer que j’étais descendu dans le motel de Psychose. Il décroche immédiatement son téléphone pour appeler un de ses lecteurs français qui enseigne ici depuis plusieurs années. Après avoir raccroché, il m’informe que le type arrive tout de suite. Pas question que je passe une nuit de plus dans ce motel.

Mon compatriote m’accompagnera en voiture récupérer mes affaires, et je dormirai quelques jours chez lui le temps de trouver un logement, ce qui au Texas ne semble pas être un problème. Je n’aurai passé qu’une seule nuit à l’hôtel, et je suis désormais placé sous la protection de la communauté française d’Austin. De fait, deux jours plus tard, j’emménage dans le confortable studio qu’on m’a aidé à trouver à proximité du Département de Français. L’appartement est déjà à peu près meublé. J’y pose mes deux sacs en arrivant. Je les reprendrai en partant deux ans plus tard. Je ne suis pas du genre à m’installer pour si peu de temps.

Je sais maintenant qu’être lecteur, c’est tout simplement être professeur de français pour débutant à l’université. J’aurai seul la charge de deux classes, à raison de deux séances pour chacune par semaine. Je serai en totale autonomie, devant des étudiants ne parlant pas un mot de français, moi qui en sais à peine plus en anglais, et qui n’ai jamais été professeur de langue. Les résultats de mon test TOEFL, qui tomberont quelques semaines plus tard, confirmeront d’ailleurs mon incompétence. Je n’ai aucune légitimité pour occuper cette fonction. Je suis à nouveau un imposteur, et j’appréhende évidemment le moment où pour la première fois je vais devoir faire face à des étudiants pas forcément motivés et peut-être indisciplinés.

Le moment fatidique arrive. L’université est riche, les droits d’inscription très élevés, et les étudiants désireux d’apprendre le français ne sont pas légion. Les classes sont donc loin d’être surchargées, une petite vingtaine d’étudiants en moyenne. Aucun problème de discipline, c’est déjà ça. Ils ont entre dix-sept et vingt-cinq ans pour la plupart. Certains plus âgés, qui reprennent leurs études après une interruption pendant laquelle ils ont travaillé pour payer les frais de scolarité faramineux dans cette université pourtant publique. Ils sont généralement issus de milieux favorisés, mais les moins fortunés doivent malgré tout travailler pendant leurs études. Les filles le plus souvent comme serveuses dans les nombreux bars et restaurants d’Austin, réputée pour être une party town, c’est-à-dire une ville très animée où on peut faire la fête, notamment la nuit. Bref, ces étudiants ont payé cher le droit d’être dans ma classe, et ils ne viennent pas pour bavarder ou foutre le bordel. Ou alors ils sont juste bien élevés. Quoi qu’il en soit, ils ne sont pas vraiment là pour apprendre le français, mais d’abord pour valider une unité de valeur qui contribuera à l’obtention de leur diplôme.

En classe, je fais de mon mieux, avec un engagement total pour compenser mon incompétence. J’ai donc tendance à préparer davantage mes cours que les autres lecteurs, plus habitués que moi à l’enseignement, plus à l’aise en anglais et sans doute un peu plus flemmards. En quelques jours, je connais les prénoms de tous mes étudiants par cœur. Je ne reste jamais assis à mon bureau, et je leur pose des questions simples, préparées d’avance, auxquelles ils doivent apporter des réponses simples, leur permettant ainsi d’acquérir les notions au programme. Ça a l’air de marcher. Ils ont l’air contents, même s’il m’arrive très souvent de ne rien comprendre du tout quand par malchance ce sont eux qui me posent une question. Ils se montrent cependant très bienveillants à mon égard. Ils sont très respectueux du professeur que je suis pendant la classe mais, le cours terminé, certains se montrent amicaux, proposant de me faire découvrir les joies de la vie étudiante à Austin. Je décline poliment tout d’abord, craignant de me mettre dans une position délicate. Mais je suis à peine plus âgé que certains d’entre eux, et je sens que ça va vite devenir compliqué de garder très longtemps la bonne distance.

Si en effet la plupart ne s’intéressent pas au français, ce Français les intrigue. De mon côté, mes étudiants sont les seuls Américains avec lesquels j’ai la possibilité d’avoir un échange. Le Département de Français est un petit bout de France, et ceux qui le fréquentent parlent exclusivement la langue de Molière. La quinzaine de lecteurs en poste, pour commencer, qui ne vont pas se mettre à parler anglais entre eux, et tous les autres enseignants de nationalité américaine, qui en profitent pour pratiquer. En dehors du Département de Français, les lecteurs, et au-delà la communauté française d’Austin, forment une grande famille. Le week-end, il y a toujours une fête quelque part, où nous sommes tous conviés. Si l’un d’entre nous a un problème, il sait qu’il peut compter sur tous les autres. Mais à l’inverse, on ne peut rien faire sans que tout le monde soit au courant, et décliner une invitation peut vite être considéré comme un geste inamical. Comment espérer améliorer mon anglais si je suis en permanence avec des Français ? Si je veux revenir en ayant appris quelque chose sur l’Amérique et sur les Américains, il va bien falloir que j’accepte les invitations de certains de mes élèves à sortir avec eux en dehors des cours. Une pente qui peut vite s’avérer dangereuse…

Autobiographie roman

Psychose Lire la suite »

Paris Texas

Austin, c’est un peu le bout du monde. En tout cas, pour y arriver, je dois changer trois fois d’avion. Des avions de plus en plus petits, à mesure que je me rapproche de ma destination finale. Pour une raison que j’ignore, nous commençons par rester une bonne heure cloués au sol sur le tarmac de Roissy après avoir embarqué. Ce sera le début d’un long périple. Correspondance à Londres, avant d’attaquer la traversée de l’Atlantique. Ce n’est pas un vain mot pour moi. À plus de trente ans, je n’ai encore pris l’avion qu’entre Paris et quelques capitales européennes. Et encore pas très souvent. Cinq siècles après Christophe Colomb, je découvre donc l’Amérique. Et un an avant Claude Nougaro, j’atterris à New York. Dès l’aérogare, comme lui, je ressens le choc.

En principe, moi, je n’étais pas supposé aller plus loin que l’aérogare. New York ne devait être qu’une escale mais, sans doute en raison du retard accumulé, l’avion qui doit nous emmener jusqu’à Houston n’est pas là. La compagnie, royalement, nous offre quelques heures de repos dans un hôtel à proximité de l’aéroport. Compte tenu du décalage horaire, et de l’ambiance lunaire qui règne dans cette banlieue aéroportuaire, je ne sais déjà plus quel jour on est, et sur quelle heure régler ma montre pour être sûr de ne pas rater mon prochain avion. Autant dire que je ne dors pas beaucoup, et que je ne vois pas grand chose non plus de la grosse pomme.

Les taxis jaunes qui m’amènent à l’hôtel avant de me ramener à l’aéroport, en empruntant de gigantesques échangeurs autoroutiers, me rappellent néanmoins que je suis bien aux États-Unis. Je suis sur un autre continent, totalement inconnu. Je ne connais personne, je suis seul, et je ne parle que quelques mots d’anglais. Christophe Colomb, lui, il n’était pas tout seul.

J’arrive enfin à Houston, et j’ai encore l’impression d’avoir changé de monde. L’aéroport de New York était plutôt sale, et totalement bondé. Celui de Houston est flambant neuf, on mangerait sur les dalles de marbre qui recouvrent le sol, et il n’y a presque personne dans le hall et sur les tapis roulants. Je croise quelques hommes d’affaires coiffés d’un Stetson. Dallas et son univers impitoyable ne sont pas loin. Désormais je vais vivre dans un série américaine.

C’est un avion minuscule qui nous emmène à Austin. Il vole à très basse altitude, il n’y a aucun nuage en ce mois d’août, et on distingue parfaitement le sol. Ce qui me frappe d’abord, ce sont les milliers de piscines qui scintillent un peu partout, pratiquement une pour chaque maison.

L’aéroport d’Austin est encore plus petit que celui de Houston. Je suis arrivé, enfin, mais je ne sais absolument pas où aller. C’est dimanche, je crois. Ou lundi, plutôt. Par précaution, j’arrive bien avant la date de la rentrée à l’Université d’Austin. Le passage de la climatisation du hall de l’aéroport à la fournaise du dehors est brutal. C’est peu de dire qu’il fait chaud au mois d’août à Austin. Je ne saurai jamais exactement quelle température il fait, malgré les panneaux qui l’indiquent un peu partout, car c’est affiché en degrés Fahrenheit, et que je n’ai pas de calculette sur moi pour convertir ça en Celsius. Mais pour vous donner une idée, Austin est à peu près à la même latitude qu’Agadir. Moi ça ne m’avance pas beaucoup, je ne suis jamais allé à Agadir, encore moins au moins d’août.

Personne ne m’attendait à l’aéroport avec une petite pancarte Jean-Pierre Martinez. Et personne ne m’attend ailleurs avant une bonne semaine. Je monte dans un taxi et je lui demande de me conduire à un hôtel pas trop cher en centre-ville. À supposer que le mot centre-ville ait vraiment un sens dans une ville américaine. Le taxi me dépose devant un motel sur Congress Avenue, à trois kilomètres environ du campus. C’est là où, pour la première fois depuis presque trois jours, je peux enfin poser mon sac et, en me rasant, prendre le temps de réfléchir à la merde dans laquelle je me suis volontairement fourré.

J’avais un boulot, un logement, une famille malgré tout, une petite amie même si elle était restée en Croatie… Je suis seul dans un motel glauque au Texas. Il doit faire 15 degrés dans la chambre et pas loin de 50 dehors. Je n’ai absolument aucun contact ici hormis le nom du Directeur du Département de Français, dont j’ai toutes raisons de supposer qu’il a autre chose à faire que de s’occuper de moi. Dans une semaine, je prends mes fonctions en tant que lecteur, sans savoir ce que j’aurai à faire exactement et si je serai vraiment payé pour ça.

Le motel est au milieu de nulle part. Je décide d’aller en reconnaissance à pied du côté de l’université. Il fait une chaleur à crever. Je passe devant le congrès, copie conforme, en plus petit, de celui de Washington. Le campus commence un peu plus loin derrière. En réalité, l’université d’Austin, c’est une ville dans la ville. Plus de 300 hectares, 50.000 étudiants, des musées, une banque, des puits de pétrole, et même un réacteur nucléaire. Cependant, la ville étant plutôt calme et aérée, avec très peu de buildings, et le campus étant très verdoyant, on a l’impression d’être dans un grand parc.

Le French and Italian Department est un bâtiment autonome, assez grand, d’architecture néo quelque chose. On est dans un pays neuf, et dans un État, le Texas, qui l’est encore plus. Rien à part les gratte-ciel ne saurait donc être d’époque. On est en plein mois d’août, le campus est désert, je ne sais même pas s’il y a quelqu’un dans ce bâtiment ou même s’il est ouvert. Mais je n’ai parlé à personne depuis mon arrivée aux États-Unis il y a trois jours, à part quelques mots échangés avec des douaniers, des hôtesses de l’air ou des chauffeurs de taxis. Je ne me vois pas retourner dans ce motel sans avoir au moins essayé de parler à quelqu’un. Qu’est-ce que je risque ?

Je pousse la porte. C’est ouvert. Au bout d’un couloir, je trouve le secrétariat du Directeur, et à l’intérieur deux jeunes femmes, une blonde et une brune. La brune parle français, l’autre pas. Je me présente. Elles sont charmantes avec moi, et je me sens tout de suite un peu moins seul. Hélas, le directeur n’est pas là. Elles vont le prévenir. Je pourrai le voir demain. La brune s’en va. La blonde s’inquiète de savoir où je vais dormir. Je lui explique. Elle semble avoir pitié de moi, ou bien c’est mon charme français qui opère déjà. Elle m’invite à pique-niquer avec elle le soir-même sur les hauteurs du Colorado. Mon premier pique-nique au Texas. Ce sera aussi le dernier. Le coucher de soleil est magique. Pour voir la meilleure part du Texas, il faut lever les yeux au ciel.

Jane, c’est son nom, est d’une extrême gentillesse et d’une grande douceur. Elle me raconte un peu sa vie, comme si nous étions de vieux amis. Un peu de réconfort après ce long périple depuis Paris où j’ai laissé tous mes repères. Paris Texas. J’ai l’impression d’être dans un film. Je garderai cette impression tout le temps que durera mon séjour aux États-Unis.

Autobiographie roman

Paris Texas Lire la suite »

Franc-tireur

Le retour au travail, après cette idylle en Croatie, est un peu morose. Au-delà de ce conflit larvé avec la direction d’Ipsos, qui veut absolument faire de moi un cadre à plein temps, et rentable de surcroît, j’ai le sentiment d’être une nouvelle fois à la croisée des chemins. J’en sais maintenant assez en sémiotique pour ne plus faire tapisserie au séminaire de Greimas, mais je n’ai pas l’intention de passer ma vie entière à essayer de devenir un éminent spécialiste de cette discipline, de soutenir une thèse d’état sur un sujet abscons à plus de cinquante ans, tout ça pour finir chargé de cours dans une université de Province, après avoir intrigué pendant des décennies afin d’avoir ce poste qui couronnerait ma carrière à quelques années de la retraite. Je n’ai pas non plus envie de consacrer tout mon temps de cerveau disponible à l’École Sémiotique de Paris, ni de servir de secrétaire particulier à Greimas, comme son fidèle lieutenant Joseph Courtès qui, en remerciement des services rendus, s’est vu rabroué comme un gamin par son maître lors de sa soutenance à la Sorbonne.

La sémiotique appliquée est une expérience passionnante, mais au-delà de ce qu’on appelle désormais avec un certain mépris la théorie standard, la recherche en sémiotique peut vite devenir une quête aussi vaine que celle du Graal. La vraie vie est ailleurs, et je pense avoir atteint les limites de ce que pouvait m’apporter l’étude des sciences humaines en général. Pour légitimer ma présence à l’EHESS, j’ai dû valider à la va-vite un mémoire de DEA avec Greimas. Pour ce faire, je me suis contenté de reprendre une étude réalisée chez Ipsos pour le compte d’un laboratoire médical, sur un thème suffisamment complexe et ennuyeux pour ressembler à un sujet de recherche universitaire : l’analyse du discours des médecins sur la sénescence cérébrale. Mais c’est un sujet pour moi, ça, plaisante le vieux Greimas toujours malicieux. C’est une pure formalité, je ne présente même pas mon mémoire devant lui, il le valide probablement sans l’avoir lu, et me voilà avec mon DEA en poche, après une année passée à enseigner à des thésards.

Reste à me trouver un sujet de thèse, moi aussi. Cette fois je ne coupe pas à un entretien rapide avec le maître. Je lui parle d’une analyse comparée de la notion de valeur en économie et en linguistique. Il ne comprend pas trop où je veux en venir, fait mine de s’intéresser, me pose quelques questions pour la forme, et valide mon sujet. Me voilà tranquille de ce côté-là pour plusieurs années. J’ai quand même dû ne pas lui faire trop mauvaise impression car quelques semaines plus tard, j’apprends qu’il m’a bombardé sans me prévenir rédacteur en chef de la Revue de sémiotique internationale qu’il vient de créer. C’est sans doute parce que personne ne refuse ce genre d’honneur qu’il n’a pas jugé utile de me demander mon avis. Je flaire le piège encore une fois, et je refuse.

Peu de temps après, Greimas sera d’ailleurs rattrapé non pas par la sénescence cérébrale, mais par un cancer de la gorge. Il faut dire qu’il fume Gitane sur Gitane depuis toujours. Il revient quelques mois plus tard avec un foulard cachant une cicatrice, fumant toujours ses Gitanes, mais cette fois avec bouts-filtres. Il n’a rien perdu de ses facultés intellectuelles, mais c’est déjà la fin de la route pour lui. Et le début d’une autre route pour moi. Reste à trouver laquelle.

Démissionner d’Ipsos, oui, mais pour quoi faire ? Et comment gagner ma vie en conservant un minimum d’indépendance ? Je ne veux ni être cadre, ni être chercheur. Je pourrais toujours bosser comme sémiologue free-lance dans le domaine de la publicité et du marketing, mais pour l’instant, je veux réaliser un autre rêve que le début chaotique de mes études universitaires ne m’a pas encore permis d’accomplir : partir pour un an dans une fac à l’étranger.

Nous sommes fin juin. Je me renseigne à la hâte sur les organismes proposant des programmes d’échanges, et j’en trouve un du côté du Jardin du Luxembourg. Je m’y rends un mercredi en fin d’après-midi, sans rendez-vous, plein d’espoir mais sans trop d’illusion. Le petit bureau s’apprête à fermer. Une femme accepte de me recevoir et je lui explique ma demande. Elle me rappelle poliment que nous sommes en juin, que tous les dossiers pour l’année scolaire suivante sont déjà bouclés depuis longtemps, et que si ma candidature était acceptée, ce ne serait au mieux que pour un départ l’année d’après. Je ne me projette pas aussi loin. Maintenant que j’ai décidé de démissionner d’Ipsos, je sais que je ne tiendrai plus très longtemps là-bas. Je veux partir tout de suite. Elle semble avoir une idée derrière la tête et me la soumet. Elle vient d’avoir une défection pour un poste de lecteur à Austin au Texas, et elle cherche un remplaçant en urgence. Il faut être là-bas à la mi-août, car l’année universitaire commence très tôt aux États-Unis.

Lecteur ? Ça veut dire quoi ? Je n’ai été qu’un élève de seconde langue médiocre au lycée, je ne parle donc presque pas un mot d’anglais. Je comptais partir aux États-Unis pour apprendre la langue, pas pour enseigner. J’essaie de me rassurer. Les quelques lecteurs que j’ai croisés dans le secondaire ou à l’université n’avaient pas vraiment charge de cours. C’était des étudiants venus en France pour compléter leur cursus. En l’échange d’une bourse, on les exhibait de temps en temps dans les classes comme des animaux de foire, et on les faisait parler un peu pour montrer aux élèves, habitués à l’accent de merde de leur prof, à quoi ressemblait vraiment l’anglais quand il est parlé par un autochtone. Ils nous racontaient de façon informelle la vie dans leur pays d’origine, on leur posait quelques questions idiotes, ils répondaient de la même façon, et on les renvoyait à leurs chères études. La femme que j’ai devant moi n’est pas capable de me donner beaucoup de précisions sur la nature du poste. Ou bien elle préfère ne pas m’en dire trop pour ne pas m’effrayer. Elle n’est même pas en mesure de me dire si je serai payé, et combien. Peu importe, j’ai réussi à faire quelques économies qui me permettront de tenir quelques mois, après on verra. Ce qui est sûr, c’est que si elle n’envoie pas un remplaçant à Austin, l’étudiant américain participant à cet échange ne pourra pas non plus venir en France, et l’organisme y perdra une partie de son crédit.

Le niveau requis en anglais pour partir doit être validé par un Test of English as a Foreign Language. Je préfère jouer franc-jeu. Je ne parle pas un mot d’anglais, je vais rater le test. Ne vous inquiétez pas, me dit-elle. Vu les délais, les résultats du TOEFL tomberont quand vous serez déjà au Texas. Ils ne vont pas vous renvoyer pour ça. Très rassurant en effet. En quelques jours, mon dossier est bouclé. Je passe le test deux semaines plus tard. De fait, quand je recevrai les résultats à Austin, il s’avérera que je n’ai pas du tout le niveau. Mais comme elle l’avait prévu, on ne me renverra pas chez moi.

Pour assurer mes arrières au cas où, je préfère conserver le studio que j’ai enfin pu louer rue Daguerre grâce à mes feuilles de paie de jeune cadre dynamique. Une amie étudiante accepte de le sous-louer pendant un an. Cette fois, c’est mon tour : c’est moi qui pars !

Il ne me reste plus qu’à démissionner de mon boulot et à acheter un billet d’avion. L’avion, je ne l’ai pas encore pris très souvent dans ma vie. Et jamais pour traverser l’Atlantique. D’ailleurs, c’est où le Texas ? Je regarde sur une carte. C’est à la frontière avec le Mexique. Je ne trouve guère de détails concernant Austin. Dans l’encyclopédie que je consulte, car internet n’existe pas encore, on mentionne juste la tour de l’université, où quelques années auparavant un sniper s’était retranché pour tirer sur ses petits camarades, faisant plusieurs victimes. Il y a une photo de la tour. Ça a l’air sympa, le campus d’Austin… Après tout, moi aussi je suis un franc-tireur, et j’ai envie de tirer sur tout ce qui bouge.

Autobiographie roman

Franc-tireur Lire la suite »

Une bombe

Tant qu’à mourir, autant que ce soit au bord de la mer. Après une courte étape à Zagreb, capitale croate sans charme particulier de la toujours communiste Yougoslavie de Tito, je poursuis en train jusqu’à Rijeka, la ville maritime la plus proche accessible par la voie ferrée. Rijeka n’est pas vraiment une destination touristique ou balnéaire. C’est avant tout un port et un chantier naval. Peu importe. La plage, c’est comme l’amour, c’est déjà parfois ennuyeux à plusieurs, mais alors tout seul, c’est carrément pathétique.

Comme je voyage généralement de nuit, pour économiser l’hôtel et ne pas trop m’ennuyer dans le train, j’arrive à Rijeka le matin. Le centre-ville n’est pas désagréable, avec ses petits immeubles peints et ses façades à moulures dans le style baroque viennois. Mais côté viennoiseries, ça s’arrête là. Les cafés sont plutôt austères et ne servent qu’un imbuvable jus de chaussette. Les magasins, quand on les trouve, s’avèrent achalandés avec d’improbables produits de marque locale ou en provenance des pays communistes amis, emballés dans des packagings aussi étranges que rébarbatifs. Un objet de curiosité et d’émerveillement pour le spécialiste de la communication publicitaire que je suis.

On est samedi. Je ne me vois pas passer la soirée tout seul dans ma chambre d’hôtel. Mais comment savoir où la jeunesse du coin se rassemble le samedi soir dans une ville où les enseignes, symboles d’un capitalisme abhorré, n’existent pas ? Aucune boîte à l’horizon. Pas même un simple bar de nuit. Pourtant, ces jeunes filles que je vois passer dans la rue, bien sapées et lourdement maquillées, vont à l’évidence quelque part. Mais où ? Je ne vois qu’une solution pour le savoir. J’en repère deux et je les suis discrètement. Pas dans l’idée de draguer ces deux-là en particulier, mais juste pour savoir où il pourrait bien y en avoir d’autres.

Trois rues plus loin, elles descendent quelques marches pour entrer dans un local en sous-sol. De fait, aucun panneau ne laisse soupçonner l’existence d’un établissement nocturne à cet endroit. Discothèque, maison de jeunes, soirée privée ? Impossible de le savoir sans essayer d’entrer. Je dois être le seul touriste en ville, je ne parle pas un mot de croate, et pas beaucoup mieux l’anglais, mais que faire ? Je ne suis pas arrivé jusqu’ici pour rebrousser chemin et rentrer à l’hôtel.

Les filles entrent. Il y a un jeune homme à l’entrée. Je ne sais pas si c’est pour vendre des billets ou pour refouler les inconnus comme moi. Qu’est-ce que je risque ? J’ai l’habitude, je me suis toujours fait virer de toutes les boîtes à Paris parce que je n’étais pas accompagné. Je m’avance vers le type, et je bredouille quelque chose. Il a l’air un peu étonné mais me laisser entrer sans problème.

C’est en effet une sorte de boîte, très petite, avec néanmoins une piste de danse au milieu. Je vais au bar, je commande un verre, et j’observe. Ils ont tous entre vingt et trente ans, et tout le monde a l’air de se connaître. Moi je ne connais personne, évidemment, et personne ne me connaît. Pas évident d’engager la conversation, même avec le barman. Pourtant l’ambiance est bon enfant. Les gens sont un peu intrigués par ma présence, mais plutôt curieux et amusés qu’hostiles.

Je ne sais plus où sont passées les filles que j’ai suivies et je m’en fous. Je commence à me demander ce que je fais là quand, dans une lumière un peu irréelle, je vois soudain une créature descendre les escaliers qui mènent à cette sorte de cave. En contreplongée, elle semble plutôt grande et elle est très mince. Elle a de long cheveux blonds cendrés et légèrement frisés. Elle n’est presque pas maquillée, mais deux traits noirs rendent encore plus dangereux ses yeux revolvers. Elle jette un regard un peu perdu sur l’assistance, en plissant légèrement ses yeux bleu-vert, ce qui ajoute à leur magnétisme. J’apprendrai plus tard que c’est parce qu’elle est un peu myope. Enfin, elle reconnaît quelques amis, les rejoint et se met à bavarder joyeusement avec eux. Je suis un peu rassuré, quoi que toujours très intimidé. Au moins, la fille aux yeux menthe à l’eau n’a pas l’air du tout mégalo.

Je suis toujours accoudé au bar et je la regarde, fasciné. Elle m’aperçoit et je vois bien que je l’intrigue. Je dois être le seul qu’elle ne connaît pas dans cette boîte, et on voit tout de suite que je ne suis pas du coin. Une fois de plus, je ne suis pas à ma place. Et c’est justement dans ces moments-là où je me sens le plus vivant. Je n’aurais que la piste à traverser pour aller lui parler. Mais pour proférer quelle banalité ? Et en quelle langue ? Je suis tétanisé, mais je sais que si je ne franchis pas ces quelques mètres pour aller lui parler, je m’en voudrai toute ma vie. J’ai traversé la moitié de l’Europe pour arriver jusqu’à cet endroit. On a réussi à me convaincre de m’éloigner d’une explosion nucléaire, mais je ne renoncerai pas à m’approcher de cette bombe. Je me lève de mon siège et, ayant renoncé à préparer une phrase toute faite, je me dirige vers elle, ne sachant pas du tout ce que je vais lui dire, et encore moins si elle va daigner m’écouter. Les deux secondes les plus longues de ma vie…

Autobiographie roman

Une bombe Lire la suite »

Tchernobyl

En attendant, j’ai besoin de vacances. À plus de trente ans, faute de temps et surtout d’argent, j’ai très peu voyagé. L’Espagne avec mes parents. L’Espagne encore avec des copains. L’Espagne toujours, pour le boulot. Quelques brefs séjours à Londres, comme tout le monde. Pour la première fois de ma vie, j’ai des congés payés à prendre. Je décide de partir seul, en train, pour deux semaines.

Quelques mois auparavant, j’ai rencontré une Roumaine, élève de Greimas elle aussi. Elle est architecte. Elle a un accent adorable. Elle ressemble plus à une matriochka qu’à une poupée russe, mais quoi qu’il en soit, on dirait qu’il y en a d’autres à l’intérieur. Bref, c’est compliqué. Notre aventure sera sans lendemain. Elle a déjà un mec, elle ne veut pas le quitter, et je n’insiste pas trop pour qu’elle le fasse. Nous restons cependant amis. Elle a encore toute sa famille en Roumanie, et elle me suggère d’y aller. Comme je suis très influençable, j’achète aussitôt un billet de train pour Bucarest. Espère-t-elle que finalement, j’irai directement demander sa main à ses parents ?

Nous sommes le 26 avril 1986. Je dois prendre un train-couchettes ce soir-là pour entamer mon périple jusqu’à Bucarest. Le matin-même, j’écoute la radio. La nouvelle vient de tomber. Explosion nucléaire à Tchernobyl. Tchernobyl, c’est à 2500 kilomètres de Paris, et comme chacun sait, les autorités françaises refuseront le visa d’entrée sur notre territoire au nuage nucléaire. Bucarest, en revanche, n’est qu’à 900 kilomètres de l’explosion, et il n’est pas sûr que la Roumanie de Ceausescu ait comme nous la capacité de refouler ce vent de mort soufflé par le grand frère soviétique.

Mon billet de train n’est pas remboursable. Je décide de partir quand même. Je dois faire étape en Autriche, on verra bien comment évolue la situation. Arrivé à Vienne, au petit matin, les informations sont de moins en moins claires et de plus en plus alarmantes en ce qui concerne cette explosion nucléaire à bas bruit, invisible et indolore mais potentiellement mortifère. Sur le trajet, qui me conduit en ligne droite juste au-dessous de l’épicentre de l’explosion, Vienne est la dernière étape située du bon côté du mur de Berlin qui, faut-il le rappeler, est toujours debout à ce moment-là. Déjà qu’à l’Ouest, les informations sur cette catastrophe sont plus que sujettes à caution, alors à l’Est…

Je décide de poursuivre malgré tout jusqu’à Budapest, qui ne se trouve qu’à 250 kilomètres de Vienne. La Hongrie, ce n’est pas encore tout à fait le Bloc Soviétique. II sera toujours temps de rebrousser chemin si les choses tournent vraiment mal. Car à Budapest, je ne serai déjà plus qu’à 1100 kilomètres de cette centrale qui vient d’entrer en fusion. Je reprends donc le train pour Budapest.

J’adore les voyages en train. Ce moment où vous entrez dans le compartiment et où vous apercevez les quelques inconnus avec qui vous allez passer de longues heures. Un simple bonjour ou un signe de tête pour les saluer en arrivant, avant de s’asseoir. Puis ce silence un peu gêné, avec la certitude qu’au bout de quelques instants, l’ennui s’installant déjà, on échangera quelques mots polis, et plus si affinités.

Il y a là entre autres un Chinois et une Autrichienne. Lui est pianiste. Plutôt bavard, il ne s’embarrasse pas trop de préliminaires. Je ne sais plus trop pourquoi il va à Budapest, mais ce qui est sûr c’est qu’il n’a pas de plan logement là-bas, qu’il n’hésite pas à le faire savoir dans un anglais assez approximatif, et qu’il ne se gêne pas pour demander à l’Autrichienne, qui a des attaches dans la capitale hongroise, si elle pourrait l’héberger. Elle trouve un prétexte quelconque pour se défiler.

Je n’ai pas réservé d’hôtel non plus. Je préfère improviser. Et je m’en tiens avec l’Autrichienne à des sujets de conversation désintéressés, concernant nos activités respectives. Elle est peintre, ou en tout cas étudiante aux Beaux-Arts. Je n’en saurai pas beaucoup plus, car le voyage entre Vienne et Budapest n’est pas si long, et le Chinois monopolise la conversation.

À la descente du train, l’Autrichienne prend avec soulagement congé de ce Chinois un peu trop collant. Nous marchons ensemble vers la sortie. Je lui demande si elle a un hôtel à me recommander. Une façon discrète de lui faire savoir que je ne sais pas où aller. Elle me propose aussitôt de l’accompagner chez l’ami qui l’héberge pendant ses nombreux séjours à Budapest, un type qui travaille dans la publicité.

Je ne verrai à peu près rien de Budapest, car les Hongrois sont d’autant plus inquiets qu’ils se savent mal informés. Ils ne sortent pas de chez eux, ne bouffent que des conserves, et sont pendus à la radio jour et nuit pour écouter ce qu’ils savent être le discours officiel pour ne pas dire la voix de Moscou.

J’ai avec eux des échanges très intéressants. Je travaille avec les plus grands publicitaires français. La publicité en Hongrie est encore balbutiante. J’en suis déjà à envisager de m’installer à Budapest pour monter une agence dans ce pays où tout est à faire. C’est le Hongrois qui me ramène à la réalité, en me sermonnant gentiment. S’il est là, à Budapest, comme tous ses autres compatriotes, c’est parce qu’il ne peut pas partir pour fuir ce nuage nucléaire soviétique qui menace de les exterminer. Nous sommes peut-être tous en train de mourir, sans le savoir. Et toi, qui as un passeport français, non seulement tu es venu là de ton propre gré, mais tu envisages de te rapprocher encore plus de Tchernobyl en poursuivant ton voyage jusqu’à la Roumanie, qui accessoirement est l’une des pires dictatures d’Europe de l’Est.

Je suis un peu gêné, je l’avoue. La crainte d’être indécent plutôt que la peur de mourir me convainc finalement de modifier la trajectoire de mon voyage. Je décide donc de quitter Budapest. À la gare, je regarde les trains en partance pour savoir lequel part en premier. Va pour Zagreb. La Yougoslavie, c’est toujours le monde communiste, mais au moins ça m’éloigne un peu de Tchernobyl.

Autobiographie roman

Tchernobyl Lire la suite »

Le statut de la liberté

Un bilan reste un bilan, et un patron un patron. La pression s’accentue afin qu’Ipsos Sémiotique parvienne pour le moins à équilibrer ses comptes. On nous pousse à devenir un département généraliste d’études qualitatives, proposant entre autres des analyses sémiotiques. Et pour ce faire, on nous incite à recruter un autre directeur, qui développera cette nouvelle gamme de prestations plus classiques mais plus rentables, car beaucoup plus rapides à réaliser.

La nouvelle recrue arrive. Je sens vite le danger. Deux directeurs pour un seul chargé d’études, c’est l’armée mexicaine. Le nouveau directeur est un commercial avant tout. De fait, il vend beaucoup plus d’études que nous, principalement ce qu’on appelle des réunions de groupes de consommateurs qu’il anime lui-même, ce qui ne lui prend à chaque fois que quatre heures de son temps. Mais après, il faut quelqu’un pour résumer tout ça et en tirer quelques conclusions opérationnelles.

Quelques jours après son arrivée, il pose un dossier sur mon bureau et me lance comme une évidence : Tu pourras m’écrire le rapport ? Il y a comme ça des moments où la tournure que prendra votre vie dépend de votre capacité à répondre par la négative à une question qui apparemment n’appelle qu’une réponse positive. J’ai conscience de vivre en cet instant l’un de ces moments-clefs, et sans même réfléchir, je lui sers du tac au tac la réponse du Bartelby de Melville à son patron : « I would prefer not to ». Soit en français, tout simplement non. Il feint d’être surpris. Il attend un commentaire. Non ? Non. Je ne lui donnerai pas d’autres explications. Je n’ai pas intégré Ipsos pour faire le même travail de chargé d’études que je faisais auparavant. J’y suis venu pour faire de la sémiotique. Et même Jean-Marie Floch, mon maître en la matière, ne m’a jamais demandé d’écrire un de ses rapports à sa place.

Je fais part de ma position à Jean-Marie, qui m’approuve sans réserve. Le nouveau directeur, lui, informe la direction de mon refus. Je me prépare à être viré. C’est lui qui au final devra s’en aller. Il ne sera resté que quelques semaines. Mais j’ai senti passer le vent du boulet, et je sais maintenant que mes jours à Ipsos sont comptés.

Le nouveau directeur est remplacé par une chargée d’études qualitatives, qui au moins ne saurait prétendre avoir une autorité sur moi. Mais la pression financière reste la même. La nouvelle chargée d’études est une femme qui a travaillé jusque là en free-lance et qui, n’ayant aucune vie privée, consacre tout son temps à son travail, son seul moyen d’exister et sa seule raison de vivre. Elle reste tard le soir, quand Jean-Marie et moi nous faisons un point d’honneur à avoir quitté le bureau à 18h30. Prétextant une urgence, elle nous convie même à revenir à Ipsos un dimanche pour terminer une présentation qui doit avoir lieu le lundi. Cette fois, c’est Jean-Marie qui refuse. Il comprend lui aussi que si nous restons là, nous y perdrons notre âme.

Jean-Marie arrive un matin avec un plan d’évasion. Greimas l’a informé que deux postes d’enseignants en sémiotique étaient à pourvoir au Québec. Avec l’accord enthousiaste de sa femme, il va postuler, et me propose de postuler avec lui pour le deuxième poste, qui pourrait me correspondre. Comme deux gamins, nous commençons à rêver de cette nouvelle vie en Amérique. Lui en famille, et moi en aventurier. Pendant la pause de midi, nous allons même à l’Ambassade du Québec nous renseigner sur les formalités et sur le pays, dont nous ignorons à peu près tout. Jean-Marie est un amoureux de la montagne et des grands espaces. Moi je suis passionné par tout ce que je ne connais pas encore.

Hélas, nous devons bientôt déchanter. Finalement, nos profils ne correspondent pas aux postes à pourvoir. Adieu le Canada. Pendant ce temps, notre nouvelle chargée d’études, embauchée comme nous à quatre jours par semaine, a fait pression pour passer à plein temps. Je comprends vite que ce mercredi de liberté, que nous étions parvenus à préserver jusque-là pour retourner chaque semaine à l’université, ne sera bientôt plus qu’un souvenir. Ma décision est prise, je ne me lancerai pas dans un nouveau bras de fer. Cette fois c’est moi qui démissionne. Plutôt être chômeur que de travailler à plein temps. Et finalement, contre toute attente, je découvrirai quand même l’Amérique…

Autobiographie roman

 

Le statut de la liberté Lire la suite »

Les duettistes

Avec Jean-Marie Floch, chez Ipsos, je réaliserai en quelques années une centaine d’études sémiologiques sur les sujets les plus divers, allant de la politique à l’alimentaire, de la presse à l’automobile, de l’industrie du luxe à l’industrie de l’armement… Ces études très stratégiques nous sont le plus souvent directement confiées par Jean-Marc Lech et Didier Truchot, très proches de tous les cercles du pouvoir politique et économique de l’époque. Nous n’avons donc pas à faire de commercial pour vendre nos services. Nous intervenons à la demande des grands patrons, et c’est le plus souvent devant eux que nous présentons nos analyses. Même si nos prestations sont très chères, nous ne générons guère de bénéfices, car le temps passé sur chacune de nos études est considérable et, contrairement à ce qui se passe dans le domaine des études quantitatives, il n’y a aucune délégation et aucune mécanisation possible. Cependant, le fait de pouvoir proposer des analyses sémiotiques est valorisant pour Ipsos. Depuis Barthes, la sémiologie jouit et pâtit à la fois de l’image d’une discipline assez complexe et très mystérieuse, voire fumeuse. Mais elle fascine. Abreuvés de chiffres chaque jour, les décideurs se rendent bien compte que les études quantitatives ne sont pas la réponse à tout, surtout lorsqu’il s’agit des problématiques les plus délicates tenant à l’image de la marque et de l’entreprise.

Et puis l’entreprise, justement, même si elle est généralement dirigée par des hommes de marketing issus des grandes écoles commerciales, garde une certaine curiosité à la fois respectueuse et un peu moqueuse pour le monde universitaire. Comme le roi a besoin de son bouffon, le PDG sait que de temps à autre, un regard indépendant voire légèrement impertinent, et un point de vue original et décalé, pourront renouveler un peu la vision que lui renvoient ses courtisans à longueur d’années. En tant que chercheur, néanmoins très familier des problématiques de la communication publicitaire, Jean-Marie Floch n’a aucun mal à séduire les plus curieux de ces hommes de marketing. Il est brillant. Il a de l’humour. Il est attentif et attentionné avec tout le monde, de la secrétaire au PDG. Il sait se montrer pédagogue tout en ayant toujours l’air d’en savoir beaucoup plus que ce que son auditoire serait en mesure de comprendre. Pour moi, travailler avec lui est tout simplement un rêve. Même s’il est mon directeur et moi son chargé d’études, il me considère si ce n’est comme un égal du moins comme un jeune frère encore mal dégrossi et un peu turbulent. Jamais il ne me donnera un ordre. Dès le début, alors que j’ai beaucoup moins d’expérience que lui, nous nous partageons le travail. Il fait ses études, moi les miennes, et en cours de route, nous échangeons sur nos premiers résultats, les difficultés que nous rencontrons et nos doutes. Pour reprendre une de ses expressions favorites, nous nous servons réciproquement de sparring partner, comme les boxeurs à l’entraînement. Il critique mes analyses ou les complète. Je critique les siennes et lui fais des suggestions, qu’il intègre presque toujours. Nous discutons, voire nous nous opposons, bruyamment parfois. Mais nous devons bien reconnaître que nous sommes complémentaires. Il en sait beaucoup plus que moi en sémiotique, j’en sais un peu plus que lui en marketing. Il a tendance à produire des analyses un peu trop subtiles, parfois difficilement compréhensibles pour les non-initiés. Je le ramène à plus de simplicité, en m’efforçant aussi de rendre ses recommandations plus opérationnelles. Il corrige mes erreurs. Mes fautes d’orthographe, parfois.

Jean-Marie Floch est pour moi bien plus qu’un maître, et je suis pour lui bien davantage qu’un assistant. On ne se quitte pas ou très peu. Nous profitons souvent de la pause déjeuner pour aller visiter au pas de charge, car Jean-Marie est un montagnard, des expositions de peinture ou de photographie au Grand Palais ou à Beaubourg. C’est un spécialiste de la sémiotique visuelle, et un grand connaisseur dans ces deux domaines. Il est d’ailleurs aussi photographe, et il dessine très bien.

Le mercredi matin, nous allons animer à tour de rôle nos ateliers de sémiotique, et nous nous retrouvons l’après-midi au séminaire de Greimas. Car l’une des conditions non négociables de notre venue à Ipsos était que nous conservions un jour par semaine de liberté pour la recherche universitaire. Je fais rapidement connaissance de Martine, la femme de Jean-Marie, et de ses deux enfants. Nos discussions vont bien au-delà de notre travail. On se raconte tout. Il a une dizaine d’années de plus que moi, il a une vie bien réglée. Sa femme l’appelle tous les jours en fin d’après-midi pour lui rappeler de ramener une baguette à la maison. Une façon pour elle de lui dire qu’elle l’aime et qu’elle a hâte qu’il rentre à la maison. Je suis célibataire, je sors beaucoup. Le week-end, seul cette fois, je profite d’être enfin parisien pour visiter des musées et des expositions, pour aller au cinéma et au théâtre. Je ne connais pas Paris. Dans la même journée, il m’arrive d’aller voir deux expos, deux films et une pièce de théâtre. Je lis énormément. Tout ce qui s’est publié dans le domaine des sciences humaines. Des essais sur la peinture et la photographie, aussi. Des biographies de peintres. J’échange bien sûr avec Jean-Marie sur tous ces sujets. Il me conseille des livres. Il m’en achète parfois. J’envie son bonheur familial. Il s’amuse de mes aventures et mésaventures en tout genre.

À Ipsos, on ne nous voit guère l’un sans l’autre. Ceux qui nous apprécient le moins, nous considérant à juste titre comme les danseuses de la direction, et donc comme des parasites, nous appellent les duettistes. Pour nous faire sentir que nous ne sommes que des amuseurs, pour ne pas dire des clowns, et que nous vivons à leurs crochets, eux qui travaillent vraiment et qui font rentrer de l’argent. On nous envie surtout notre indépendance, notre liberté, notre aura d’intellectuels, et notre entreprise buissonnière du mercredi pour retourner presque clandestinement à l’école. Nous sommes des oiseaux de passage. Ce sont des animaux de basse-cour. Floch est un homme pressé, sachant peut-être inconsciemment qu’il partira bientôt, emporté par une terrible maladie qui l’atteindra à l’endroit même où il se croyait le plus fort : le cerveau. À cinquante ans, il avait encore l’air d’un oiseau tombé du nid. La chute, finalement, aura été trop brutale. Il m’aura aussi appris à vivre dans l’urgence, comme si chaque jour pouvait être le dernier.

Autobiographie roman

Les duettistes Lire la suite »

Un grand patron

La fin de l’année scolaire approche. Floch, jusque-là free-lance, se voit proposer par l’Institut Ipsos de créer chez eux un département d’études sémiotiques. Il accepte et, quelques mois après, me demande de venir travailler avec lui. C’est pour moi un nouveau rêve qui se réalise. À Ipsos, je vais pouvoir côtoyer quotidiennement le plus grand spécialiste français de la sémiotique visuelle et publicitaire, non pas comme professeur, mais comme partenaire de travail. Et bien sûr, à son contact, je vais en apprendre plus en un mois sur la sémiotique appliquée que quiconque en un an d’étude. Nos bureaux se trouvent à l’étage de la direction, juste à côté de ceux des deux grands patrons de cet institut bicéphale, Didier Truchot et Jean-Marc Lech. Ipsos Sémiotique, c’est-à-dire Floch et moi, est directement rattaché à la direction. Nous n’avons de comptes à rendre qu’à nos deux patrons, et ils nous laissent une extrême liberté. Le premier conseille les plus grands hommes politiques du moment, jusqu’à l’Élysée. Le deuxième conseille les plus grands patrons. Le brillant et élégant intellectuel qu’est Jean-Marie Floch séduit l’homme d’études qu’est Jean-Marc Lech et plus encore l’homme d’affaires qu’est Didier Truchot, formant tous les deux un couple directorial indissociable dont la pérennité, jusqu’au décès du premier, restera un sujet d’admiration pour tous, et un mystère pour moi. Rue des Jeûneurs, où l’institut est encore domicilié mais où il va bientôt se trouver à l’étroit, ils vont jusqu’à partager le même bureau. Comme tous les couples qui durent, ils ont chacun des personnalités très différentes.

Lech est plutôt un loup solitaire, un homme de réseau mais pas vraiment un homme d’entreprise. Ce n’est pas un tendre, et il manie en permanence une ironie parfois cruelle pour ne pas dire un certain cynisme. Mais il a bien sûr aussi sa complexité et sa part d’ombre. C’est un idéologue plus qu’un humaniste.

Sous des dehors nonchalants et un peu bourrus, Truchot est un timide, un affectif et un intuitif. Même s’il n’esquive aucune confrontation, il aime les gens, il les respecte, et c’est finalement cela qui fait de lui un chef d’entreprise admiré par ses salariés. Parti de rien, Didier Truchot aura bâti au fil des années l’une des trois plus grandes sociétés d’études et de sondages au monde. Lors de mon « entretien d’embauche » il se contente de me dire que si Jean-Marie Floch m’a choisi pour travailler avec lui, c’est que je dois être la bonne personne, et que ça lui suffit. Quand je donnerai ma démission quelques années plus tard, sans qu’aucun conflit ne m’ait jamais opposé à lui, cet homme très occupé prendra à nouveau le temps de s’entretenir un moment avec moi. Y a-t-il une raison particulière à ta décision dont nous pourrions discuter et qui pourrait te faire changer d’avis ? Je lui réponds que non, c’est un choix personnel. Dans ce cas, je te souhaite bonne chance, et si tu veux revenir un jour, Ipsos aura toujours quelque chose à te proposer. La classe.

Je ne suis pas revenu travailler chez Ipsos, et je n’ai recroisé Didier Truchot que quelques années plus tard, à l’enterrement de Jean-Marie Floch qui hélas devait nous quitter prématurément. Ce grand patron, venu avec son chauffeur, m’a tout de suite reconnu et appelé par mon prénom. Et lors de cette poignante cérémonie à laquelle il a assisté jusqu’au bout, il pleurait.

On reconnaît les petits chefs à ce qu’ils cherchent toujours un bouc émissaire pour assumer leurs erreurs à leur place. On reconnaît les grands patrons à ce qu’ils assument non seulement leurs erreurs, mais aussi celles de tous ceux qui sont placés sous leur responsabilité, comme si c’était leurs propres erreurs. C’est dans la tempête qu’on reconnaît un grand capitaine. Car dans la tempête, un vrai capitaine ne se contente pas de tenir la barre en serrant les fesses et en priant le bon Dieu, en attendant que ça se passe. Le grand capitaine n’est pas fait pour la navigation en eau douce par temps calme. C’est dans la tempête qu’il se révèle, qu’il se transcende et finalement qu’il existe vraiment. J’ai vu Didier Truchot faire face en grand patron à des situations de crise que le secret professionnel m’interdit de détailler. Mais je peux néanmoins rapporter une anecdote personnelle.

Une grosse étude avait été confiée à Ipsos pour le repositionnement du journal Le Progrès de Lyon, assortie d’une analyse sémiotique. Jean-Marie Floch, au dernier moment, me laisse l’honneur d’aller présenter les résultats de cette étude à Lyon, avec Didier Truchot, et un autre directeur d’études chargé de la partie quantitative. Je dois les rejoindre directement à la gare pour prendre le TGV avec eux, mais quand j’arrive là-bas, il n’y a personne sur le quai. Sans juger utile de me prévenir, le directeur d’études en question a préféré prendre le train d’avant. Je n’ai pas l’adresse du rendez-vous. À Lyon, je me rends logiquement au siège du journal, où on m’annonce que la présentation se tient au domicile personnel du patron du journal, qui a une jambe dans le plâtre, et qui habite à 50 kilomètres de là. Le chauffeur du journal m’y conduit. J’étais déjà pas mal stressé par la perspective de présenter une étude devant un patron de presse et devant mon propre patron, alors vous imaginez mon degré de sérénité en arrivant là-bas.

J’entre, et j’aperçois Didier Truchot en train d’exposer les résultats assez complexes de mon étude sémiotique devant le directeur du Progrès et l’ensemble de sa rédaction, avec un simple paper board sur lequel il a griffonné quelques mappings. Il a lu mon rapport dans le train, mais il n’a aucun support visuel de présentation, ce qu’on appelait à l’époque des transparents, puisque c’est moi qui les ai dans mon cartable. On me chambre gentiment, je m’assieds sagement dans un coin, et Didier Truchot termine son exposé qui touchait à sa fin. J’ai fait le trajet depuis Paris pour rien. Je n’ai pas pu assurer la présentation de cette étude très stratégique et accessoirement très coûteuse pour le client. Même si la faute ne m’incombe pas directement, mon patron pourrait facilement trouver des raisons pour me faire des reproches. Dans le train du retour, au bar du TGV, décontracté comme à son habitude, il ne fait pas la moindre allusion à mon fiasco, et ne m’en tiendra aucune rigueur. Pour moi, c’était un drame, pour lui ce n’est qu’une péripétie.

Une autre anecdote. Un matin, en arrivant au bureau, des employés se rendent compte qu’une femme de ménage a mis à la poubelle toute la comptabilité de la société. La veille au soir, l’expert comptable a imprudemment laissé tous ces classeurs empilés par terre, et cette brave femme, prenant tout ça pour de vieux papiers, a tout jeté. On récupère in extremis les classeurs en bas dans la poubelle collective, juste avant le passage de la benne. Ni le comptable ni la femme de ménage n’ont été licenciés pour ça, et tout le monde en rigolait encore des années après. L’erreur est humaine, et c’est le rôle d’un grand patron d’assumer celles de ses employés. Aujourd’hui, Didier Truchot figure parmi les cent plus grosses fortunes de France. Pour réussir comme pour simplement survivre, il faut toujours aller au charbon et souvent même au chagrin. Mais on peut être un grand intellectuel ou un grand patron tout en gardant le sens de l’humour et en conservant un minimum d’humanité.

Autobiographie roman

Un grand patron Lire la suite »

Le bougnat

À quelques pas du 10 rue Monsieur-le-Prince, où je dois donner mon premier cours de sémiotique publicitaire, se trouve à cette époque un minuscule bistrot tenu par un Auvergnat. J’ignore s’il existe toujours. Certains coins de Paris n’ont pas beaucoup changé alors, depuis les années cinquante, et l’estaminet de ce bougnat, en plein Quartier-Latin, appartient déjà à un autre temps. Le mercredi, l’agenda de Greimas est réglé comme du papier à musique. Vers neuf heures il prend son café dans ce bistrot où il a sa table, et il y donne éventuellement quelques rendez-vous. Il travaille ensuite dans son minuscule bureau, juste en face de la petite pièce où se tiennent les ateliers. Puis il retourne déjeuner chez l’Auvergnat, éventuellement en compagnie d’autres personnes ayant sollicité un entretien, ou avec ses plus proches disciples. Le téléphone portable n’existe pas encore. Ceux qui veulent joindre le maître n’hésitent donc pas à appeler le bougnat qui sert de standardiste au chef de file de l’École Sémiotique de Paris, et qui sans le savoir a dû avoir au bout du fil tout ce que l’époque compte de grands intellectuels. Greimas prend ensuite le métro pour se rendre à Port-Royal donner son grand séminaire, souvent en compagnie d’invités de marque comme Paul Ricœur ou Umberto Eco, conviés à partager la tribune avec lui pour apporter leur contribution ou même leur contradiction. Car Greimas ne craint guère la controverse, qui au contraire stimule son esprit. Même quand c’est pour faire part de ses doutes, il a réponse à tout, sur tous les sujets, et quel que soit son interlocuteur. C’est l’un des plus grands penseurs du vingtième siècle, mais il sait aussi manier l’humour, ce qui rend ses interventions plus accessibles, même sur les sujets les plus arides. Quand il a fini de répondre à une question, même si seule une poignée d’initiés ont vraiment saisi le sens de ce qu’il a dit, les autres pour le moins se souviennent d’avoir compris la plaisanterie qu’il a faite au début, et ça les rassure un peu. Le séminaire se poursuit de façon informelle au café du coin où le maître, pour se détendre, semble davantage apprécier à sa table la compagnie des jolies femmes que celle des vieux thésards.

Si Greimas n’aime rien plus que le débat, ce n’est pas encore mon cas. Et je suis bien sûr tétanisé à l’idée d’avoir à faire face pour la première fois en tant que chargé de cours à ces élèves qui il y a quelques mois encore étaient mes camarades. Surtout quand Greimas en personne est dans le bureau d’à côté, voire quand Joseph Courtès, qui lui sert de secrétaire, mais qui a écrit avec lui le fameux Dictionnaire Raisonné de la Théorie du Langage, se trouve dans la pièce même où je donne mon cours, et entend chaque mot que je prononce tout en mettant de l’ordre dans ses papiers ou en tapant à la machine. C’est pourquoi le mercredi matin, avant de donner mon cours, je vais moi aussi chez le bougnat, et qu’avec mon café je m’enfile un petit calva pour me relaxer un peu.

Contre toute attente, la fréquentation de mon atelier de sémiotique publicitaire explose très vite. Hormis les étudiants habituels, tout ce que Paris compte de free-lances désireux d’acquérir à bon compte quelques rudiments de sémiotique se presse pour assister à mes cours. Vu l’extrême exiguïté du lieu, certains doivent rester sur le palier. Floch me rapporte que Greimas, avec qui je n’ai encore jamais eu une vraie conversation, s’en étonne et s’en amuse. Mais qu’est-ce qu’il leur raconte, Martinez, pour qu’il y ait tant de monde à son atelier ?

Autobiographie roman

Le bougnat Lire la suite »