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Pas de quoi rire

Une terrasse. Deux personnages arrivent. Le deuxième est hilare et le restera pendant toute la scène.

Max – Ça a l’air d’aller, dis donc. Qu’est-ce qui te met tellement en joie ?

Pat – Je ne t’ai pas dit ?

Max – Non. Tu pars en vacances ?

Pat – Je quitte la boîte. Définitivement.

Max – Tu t’es fait virer ?

Pat – Mieux que ça !

Max – Tu as gagné au loto ?

Pat – Je suis atteint d’une affection génétique très rare. Les médecins ont pataugé pendant des mois, mais je viens enfin d’être diagnostiqué. Il y avait une chance sur vingt millions que ça tombe sur moi, tu te rends compte ? Je pars ce soir en longue maladie.

Max – Ah oui, c’est… Je comprends ton hilarité. C’est beaucoup mieux que de gagner au loto, en effet.

Pat – Non, mais ce n’est pas une maladie mortelle, hein ? C’est juste une maladie qui… qui me rend excessivement euphorique toute la journée.

Max – Ah oui…

Pat – Je n’arrête pas de me marrer du matin au soir.

Max – Évidemment dans notre métier, ça peut être gênant.

Pat – Tu me vois dire à un client : alors voilà, vous avez aussi ce modèle en chêne massif. C’est un peu plus cher bien sûr, mais c’est ce qu’on fait de mieux actuellement en matière de cercueil… Et éclater de rire juste après avoir dit ça !

Max – C’est sûr que dans les pompes funèbres, on peut considérer le fou rire permanent comme une maladie professionnelle… Et tu ne peux vraiment pas te retenir.

Pat – C’est génétique, je te dis. C’est une maladie orpheline très rare. Il n’y a aucun traitement.

Max – Et ta famille, elle prend ça comment ?

Pat – Très mal. Ça fait vingt ans qu’on se fait la gueule, et tout d’un coup je me marre du matin au soir. Mes amis, c’est pareil. Ils sont tous persuadés que je me fous d’eux.

Max – Et là tout de suite, tu es sûr que tu n’es pas en train de te foutre de ma gueule, par hasard ?

Pat – Mais non, je t’assure.

L’autre range sa cigarette électronique.

Max – Bon, assez rigolé. Moi il faut que je retourne bosser. Et crois-moi, ça ne me fait pas rire. Alors amuse-toi bien, hein ?

Il se marre. L’autre se barre en faisant la gueule.

Pat – Non mais attends !

Il le suit.

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Avec ou sans filtre

Une terrasse. Un personnage arrive.

Alain – Avec ou sans filtre…

Deux femmes arrivent, l’une blonde et l’autre brune.

Alain – Blonde… ou brune.

Les deux femmes poursuivent leur conversation sans lui prêter attention.

Agnès – Alors je lui ai dit, non mais tu te fous de moi ?

Nicole – Et qu’est-ce qu’il t’a répondu ?

Agnès – Qu’est-ce que tu voulais qu’il me réponde ?

Nicole – Il n’a rien répondu ?

Agnès – Et toi, qu’est-ce qu’il t’a dit ?

Nicole – Pareil.

Agnès – C’est pas vrai !

Nicole – Je t’assure.

Agnès – Non mais c’est incroyable. Il t’a dit ça ?

Nicole – J’étais sur le cul.

Agnès – Ah ouais, il y a de quoi. Non mais pour qui il se prend ?

Nicole – Il faut le remettre à sa place de temps en temps, c’est clair, parce que sinon…

Agnès – Ah non, je te jure, il y a des fois.

Le type prend une pose théâtrale pour déclamer dans un style shakespearien.

Alain – Fumer… ou ne pas fumer.

Les deux femmes l’aperçoivent enfin, et échangent un regard méfiant.

Alain – That is the question… Mesdames… Bonne journée…

Le type s’en va. Elles esquissent un vague sourire mais ne répondent pas. Il sort.

Nicole – C’est qui celui-là ? Tu le connais ?

Agnès – Je l’ai aperçu une fois ou deux.

Nicole – Il se la pète, non ?

Agnès – Tu m’étonnes.

Nicole – Il se prend pour Alain Delon, ou quoi ?

Agnès – C’est clair que ce n’est pas Alain Delon, hein ?

Nicole – Tu sais où il bosse ?

Agnès – Au cinquième, je crois.

Nicole – Au cinquième ? Qu’est-ce qu’ils font au cinquième ?

Agnès – Je ne sais pas… La même chose qu’au sixième, il me semble.

Nicole – Ah ouais, d’accord. Donc, il se la pète…

Elles fument un moment.

Agnès – Remarque, c’est vrai qu’il est pas mal…

Nicole – Tu m’étonnes.

Agnès – Ce n’est pas Alain Delon, mais bon…

Nicole – Faut être lucide, il y a peu de chance qu’on rencontre Alain Delon ici un jour.

Agnès – C’est clair…

Elles commencent à partir.

Nicole – Et tu dis qu’il bosse au cinquième ?

Agnès – Il me semble, oui.

Nicole – Il n’est pas mort, Alain Delon ?

Elles sortent.

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Les sandales d’Empédocle

Une terrasse. Un personnage, homme ou une femme, arrive. Il ôte ses chaussure, mocassins ou talons aiguilles, et se rapproche du bord de la scène, comme au bord d’un gouffre dans lequel il envisagerait de sauter. Un autre personnage, homme ou femme, arrive derrière lui et reste interloqué.

Ange – Monsieur Le Président ?

L’autre se retourne.

PDG – Des fois, je me demande si on ne ferait pas mieux d’arrêter. Pas vous ?

Ange – Arrêter de fumer, vous voulez dire ?

PDG – Franchement, ça sert à quoi, tout ça ?

Ange – Je ne sais pas Monsieur le Président…

PDG – C’est la crise, mon vieux. Le marché de la chaussure est en chute libre. La société est au bord du gouffre. Il n’y a plus qu’un pas à faire.

Ange – Je… Il ne faut pas être aussi pessimiste, Monsieur le Président. On sent quand même un frémissement.

PDG – Un frémissement ? Vous ressentez un frémissement, vous ? Mais c’est la fièvre, mon vieux. La fièvre ! Vous croyez en Dieu ?

Ange – Pas spécialement.

PDG – Eh bien moi, je vais vous étonner, mais je crois en Dieu.

Ange – Vraiment ?

PDG – Non mais pas depuis longtemps, hein ? Avant, je ne croyais qu’au CAC 40, comme tout le monde. C’est quand la fumée blanche est sortie des urnes que ça m’est apparu comme une évidence. Dieu existe, sinon comment expliquer le coup du Père François ?

Ange – Le pape François, vous voulez dire ?

PDG – François ! Notre président ! D’ailleurs, vous avez remarqué, maintenant un président sur trois s’appelle François. Sans parler de tous les candidats potentiels. On devrait leur donner des numéros, comme pour les papes, justement. François Premier, François Deux, Trois, Quatre…

Ange – Vous avez raison, ce serait plus pratique…

PDG – Les présidents sont élus par la grâce de Dieu, comme les rois. C’est la conclusion à laquelle j’en suis arrivé. (Solennel) Dieu existe, mon vieux. Et croyez-moi, il a juré notre perte !

Il s’éloigne du bord de la scène, pieds nus.

PDG – Vous avez entendu parler des sandales d’Empédocle ?

Ange – Les sandales de… Non, Monsieur le Président. Mais si vous le souhaitez, je peux étudier le dossier.

PDG – Et bien mon cher, si un jour vous trouvez mes chaussures au bord de ce volcan, vous saurez où me trouver.

Ange – Où ça , Monsieur le Président ?

PDG – En bas, mon vieux. Dans le chaudron des enfers !

Ange – Bien Monsieur le Président. (Son portable sonne) Excusez-moi un instant, Monsieur le Président… Oui ? Oui, oui… Écoutez… Non, je ne peux pas vous vous parler, là tout de suite… (Plus bas, en s’éloignant un peu) Je suis avec le Président… (Pendant qu’il parle, le Président s’en va discrètement, laissant là ses chaussures). D’accord, je vous rappelle dans cinq minutes…

Il range son portable et, n’apercevant plus le Président, il reste un instant perplexe. Il se penche vers le bord de scène pour regarder en bas. Un autre personnage arrive, homme ou femme, et se met à fumer aussi. Le premier se retourne et sursaute en l’apercevant.

Camille – Ça va ?

Ange – Euh… Oui, oui…

Camille – Tu bosses sur quoi en ce moment ?

Ange – Les… Les Sandales d’Empédocle, tu connais ?

Camille – J’en ai vaguement entendu parler, oui.

Ange – Et tu sais à qui ça appartient ?

Camille – Les sandales de… Ben à lui, non ?

Ange – Ah qui ?

Camille – À Empédocle.

Ange – Ah oui, évidemment.

Camille – Pourquoi ?

Ange – Je ne sais pas… Une intuition… Tu n’en parles à personne, mais j’ai l’impression que ça va remonter.

Camille – Remonter ? Les sandales d’Empédocle ?

L’autre regarde à nouveau les chaussures.

Ange – En revanche, ici, on pourrait bientôt avoir un problème de leadership. Si j’étais toi, je vendrais. Ça reste entre nous, évidemment…

Le premier repart. L’autre le regarde partir, intrigué. Au bout d’un moment, il aperçoit les chaussures, s’approche et les observe avec perplexité. Puis il s’approche un peu plus du bord de la scène et regarde en bas. Il sort son portable et compose un numéro.

Camille – Oui, c’est moi. Dis donc, tu pourrais vendre tout de suite toutes les actions qu’on a en portefeuille de… (Il semble voir arriver quelqu’un et s’interrompt) Attends, je te rappelle…

Il sort.

Le ou la PDG revient en compagnie d’un autre cadre, homme ou femme. Le PDG n’a pas de chaussures.

Sacha – C’est incroyable. Les actions de la société ont chuté de 20% en deux heures !

PDG – Oui, je sais.

Sacha – Ça n’a pas l’air de vous inquiéter…

PDG – Une baisse des cours, c’est aussi une opportunité d’achat. J’ai racheté 10% du capital de la boîte quand les cours étaient au plus bas. (Il consulte l’écran de son téléphone) D’ailleurs, nos actions viennent déjà de reprendre 15%.

L’autre regarde aussi son écran de téléphone.

Sacha – Apparemment, il s’agissait d’une rumeur de décès du PDG…

PDG – Infondée, comme vous pouvez le constater. Vous voyez, je n’ai jamais été aussi en forme !

L’autre lui lance un regard soupçonneux.

Sacha – Je vois… (Il remarque que le PDG est pieds nus). Mais qu’est-ce que vous avez fait de vos chaussures ?

PDG – Mes chaussures ?

Le PDG fait mine d’apercevoir ses chaussures, qu’il a volontairement laissées auparavant sur le bord de la scène.

PDG – Ah les voilà ! Je craignais de les avoir perdues pour toujours.

Il s’approche du bord de la scène et remet ses chaussures. Puis il tape sur l’épaule de l’autre.

PDG – C’est un miracle, mon vieux. Croyez-moi, Dieu existe.

Ils sortent.

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La Mère Michelle

Une terrasse. Une femme arrive pour fumer. Une autre la rejoint peu après. Elles échangent un sourire poli. Le téléphone portable de la deuxième sonne et elle répond.

Patricia – Allo ? Je t’avais dit de ne pas m’appeler ici. Oui, je sais, c’est un mobile, mais à cette heure-ci, tu sais très bien que je suis au bureau. Écoute, on en rediscutera plus tard, d’accord ? Et puis entre nous, hein ? Un de perdu dix de retrouvés, non ? Bon, il faut vraiment que je te laisse. Je ne peux pas te parler là, je suis en réunion… Non, c’est moi qui te rappelle…

Elle range son téléphone et jette un regard gêné vers l’autre qui fait mine de ne rien avoir entendu.

Christelle – Vous êtes nouvelle ? Je ne vous ai jamais vue ici.

Patricia – Depuis une semaine. Avant je travaillais au rez-de-chaussée. J’allais fumer dehors sur le parvis. Mais la boîte a été délocalisée en Roumanie.

Christelle – Ça c’est un truc que je n’arrive pas à comprendre. Nos entreprises sont délocalisées en Roumanie, et c’est chez nous que les Roumains viennent pour chercher du travail.

Christelle – Et vous ?

Christelle – Ça va faire quinze ans.

Patricia – Ah oui, quand même. Donc vous vous plaisez…

Christelle – Oui, enfin… Quand je suis arrivée, je ne pensais pas rester aussi longtemps. Après, je n’ai pas eu le courage de chercher ailleurs. Et maintenant, je ne suis pas sûre que quelqu’un d’autre voudrait encore de moi.

Patricia – Je comprends. Un contrat de travail, c’est un peu comme un contrat de mariage. Moi même, si il ne m’avait pas foutue dehors, je ne suis pas sûre que j’aurais eu le courage d’aller voir ailleurs. À propos, excusez-moi pour tout à l’heure…

Christelle – C’était votre ex ?

Patricia – Ma mère.

Christelle – Ah… C’est beaucoup plus difficile de se défaire d’une mère que d’un ex…

Patricia – C’est sûrement pour ça que le terme d’ex-mère n’existe pas… Elle a perdu son chat.

Christelle – Votre mère s’appelle Michelle ?

Patricia – Vous la connaissez ?

L’autre esquisse un sourire.

Christelle – La mère Michelle… qui a perdu son chat.

Patricia – Excusez-moi, je suis un peu lente aujourd’hui… Mais vous avez raison, ça vient peut-être de là. Je n’y avais jamais pensé. Figurez-vous que ma mère s’appelle vraiment Michelle. C’est pour ça que j’ai cru que… Elle récupère tous les chats errants du quartier. Le problème avec les chats de gouttières, c’est qu’ils ne sont pas très casaniers. Un jour ou l’autre ils finissent par se sauver par les toits.

Christelle – Comme les hommes.

Patricia – Vous avez l’air de savoir de quoi vous parlez…

Christelle – Moi c’est les mecs un peu perdus que je collectionne. Ceux qui n’ont pas l’air de savoir où ils habitent. C’est mon côté Mère Térésa. Je les retape un peu. Je les cajole. Ils se mettent à ronronner. Mais je vous confirme qu’eux aussi, un jour ou l’autre, après être rentrés par la porte, ils finissent par se rebarrer par la fenêtre.

Patricia – Oui… (Elle regarde sa montre discrètement) Je ne vais pas trop tarder, je suis encore en période d’essai…

Christelle – Il va falloir que j’y retourne, moi aussi. Mais on pourrait prendre un verre entre filles un de ces soirs ?

Patricia – Pourquoi pas ? Je suis libre comme l’air depuis quelques jours.

Christelle – Donc il y a bien un ex.

Patricia – Mais celui-là, je n’ai eu aucun mal à m’en défaire. Il semblerait que les hommes aient tendance à se consumer d’amour pour moi.

Christelle – Vous avez bien de la chance…

Patricia – Il est mort carbonisé sur l’autoroute.

Christelle – Je suis vraiment désolée.

Patricia – Oh, ça n’aurait jamais marché entre nous, de toute façon. Lui il était marié, et du genre casanier.

Christelle – La vie est mal faite. Les hommes du genre casanier, ce n’est pas chez nous qu’ils habitent… Alors à bientôt…

Elle s’en va. L’autre fume encore un peu et s’en va à son tour.

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Un coup du destin

Un terrasse. Deux personnages, hommes ou femmes, arrivent. Ils allument une cigarette, éventuellement électronique. Silence un peu embarrassé.

Claude – Tu le connaissais ?

Dominique – Oui, enfin… Comme ça… Je l’apercevais de temps en temps ici pendant sa pause cigarette… Et toi ?

Claude – Il travaillait dans le bureau juste à côté du mien.

Dominique – Hun, hun…

Claude – Si on avait pu se douter…

Dominique – Se douter de quoi ?

Claude – Ben de ce qui allait lui arriver !

Dominique – Mmm… Et qu’est-ce qu’on aurait fait ?

Claude – Je ne sais pas moi… On aurait pu essayer de faire quelque chose…

Dominique – Ah oui… Et quoi, par exemple ?

Claude – Tu as raison, on n’aurait rien pu faire.

Dominique – Voilà.

Claude – C’est le destin.

Dominique – Comme ça on n’a rien à se reprocher.

Un temps. Ils fument.

Claude – Sa femme a décidé de le faire incinérer. C’est ce qu’il voulait, il paraît.

Dominique – Oui, c’est sûr…

Claude – Pourquoi ? Il t’en avait parlé ?

Dominique – Il s’est immolé par le feu… On peut en déduire qu’il avait une certaine préférence pour la crémation.

Claude – Mmm…

Dominique – Et puis comme ça, pour l’incinération, le plus gros est déjà fait.

Claude – Ouais, enfin… Il ne s’est pas vraiment immolé par feu. C’était un accident.

Dominique – Un accident… Tu avoueras qu’à ce niveau de maladresse, on peut quand même parler d’un acte manqué, non ?

Claude – C’est vrai que d’allumer une cigarette alors qu’on est en train de remplir le réservoir de sa voiture avec un jerricane d’essence… C’est suicidaire.

Dominique – Surtout quand ça se passe sur la bande d’arrêt d’urgence d’une autoroute. (Un temps). C’est avant ou après que ce camion l’a percuté ?

Claude – Avant quoi ?

Dominique – Avant qu’il s’embrase comme une torche !

Claude – Après, je crois. Il s’est mis à courir comme s’il voulait traverser l’autoroute. Le type du camion a essayé de l’éviter, mais il n’a pas pu.

Dominique – Encore heureux que le camion n’ait pas pris feu lui aussi.

Claude – C’était un camion de pompiers. On peut dire qu’il a eu de la chance dans son malheur. Il a pu recevoir tout de suite les premiers secours.

Dominique – Malheureusement, il était déjà trop tard.

Claude – Quelle idée de traverser comme ça, sans regarder. Comme un fou.

Dominique – En même temps, il était déjà en flammes.

Claude – Va savoir ce qu’il allait chercher de l’autre côté de l’autoroute.

Dominique – Ça… On ne le saura jamais…

Claude – Mmm… Il emportera son secret dans sa tombe… Ou plutôt dans son urne…

Dominique – C’est sûrement pour ça qu’on parle du secret des urnes.

Claude – Tu crois ?

Dominique – Non, je blague…

Claude – C’est bien ce qu’il me semblait…

Dominique – Mais tu avais raison tout à l’heure. Si on avait pu se douter, on aurait quand même pu faire quelque chose.

Claude – Quoi ?

Dominique – On aurait pu essayer de le convaincre d’arrêter de fumer.

Claude – La cigarette… Ça devrait être interdit ! Tu sais combien de gens meurent chaque année à cause du tabac ?

Dominique – Bon, il n’est pas directement mort à cause des effets délétères du tabac sur la santé…

Claude – S’il n’avait pas craqué une allumette sur son jerricane après être tombé en panne sèche sur l’autoroute en allant chercher sa belle-mère, aujourd’hui, il serait en train de fumer une cigarette avec nous.

Dominique – C’est le destin, je te dis. Bon allez, on y retourne ?

Ils s’apprêtent à partir.

Claude – Il paraît qu’on a trouvé un chat noir sur le terre-plein central de l’autoroute. Je me demande si ce n’est pas ça qui lui a porté la poisse.

Dominique – Et le chat, il s’en est sorti ?

Claude – Le chat ? Ça on ne sait pas s’il est mort ou vivant.

Dominique – C’était peut-être pour sauver le chat qu’il a essayé de traverser les voies…

Ils sortent.

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Drague démodée

Une terrasse. Un homme arrive. Suivi de près par une femme. Leurs regards se croisent, mais ils ne se connaissent visiblement pas et détournent rapidement la tête. L’homme sort une cigarette électronique. La femme en fait autant. L’homme fait mine de chercher quelque chose dans ses poches, puis s’approche de la femme.

Antoine – Excusez-moi, vous auriez du feu, s’il vous plaît ?

La femme semble déstabilisée.

Clara – Mais, c’est une cigarette électronique, non ?

Antoine – C’est vrai, autant pour moi. Maintenant que j’ai arrêté de fumer, il va falloir que j’actualise un peu mes méthodes de drague.

Clara – Si je peux me permettre, vous auriez dû les actualiser depuis la fin des années 80, non ?

Antoine – Allez, soyez un peu indulgente, vous aussi. On est si fragiles. Etre un homme libéré, vous savez, ce n’est pas si facile.

Clara – Ça me rappelle une chanson qu’écoutait ma mère.

Antoine – En fait, j’essayais seulement de vous faire rire. Mais visiblement c’est raté.

Clara – Je vois. Donc le coup du feu, c’était une blague. Dans ce cas bravo, c’est très drôle. Il me manquait juste le mode d’emploi et la posologie… Je ne sais pas, un petit avertissement, genre « Attention blague ».

Antoine – Il m’arrive aussi d’être drôle sans le faire exprès, vous savez. Faire rire, c’est une deuxième nature chez moi. Parfois, je comprends mes propres blagues après celles à qui elles sont destinées. Vous avez arrêté il y a longtemps ?

Clara – De quoi ? De faire des blagues ?

Antoine – De fumer.

Clara – Ah non, mais je n’ai jamais fumé de cigarettes. Pas encore. En fait, je vapote juste pour essayer.

Antoine – Pour essayer ?

Clara – Pour voir si ça me plaît vraiment.

Antoine – Ah oui…

Clara – Et si ça me plaît, je me mettrai à fumer de vraies cigarettes, avec du vrai tabac. Ça vous semble idiot ?

Antoine – Pas du tout.

Clara – Pourtant, c’est complètement idiot.

Antoine – Donc là, c’est vous qui me faites marcher ?

Clara – Voilà. Et dans mon cas, croyez-moi, c’est tout à fait intentionnel. Je ne suis drôle que quand j’ai décidé de l’être.

Antoine – Bon… Alors un partout, on est à égalité… J’apprécie aussi qu’une femme ait le sens de l’humour, vous savez. Et je vous avoue que dans un premier, j’ai craint que vous en soyez totalement dépourvu.

Clara – Me voilà rassurée, alors. Moi je craignais de vous avoir déjà déçu. Mais dites-moi, quand vous parlez de sens de l’humour chez une femme, vous voulez parler je suppose de sa capacité à rire de vos propres blagues, volontaires ou non ?

Il reste un instant décontenancé.

Antoine – Et si on faisait une pause ?

Clara – J’allais vous le proposer. Après tout on est là pour ça non ?

Ils vapotent chacun de leur côté.

Antoine – Ça n’aurait jamais marché entre nous de toute façon.

Clara – La pause est déjà finie ?

Antoine – On travaille dans la même boîte…

Clara – Il paraît qu’un français sur trois a rencontré son conjoint sur son lieu de travail.

Antoine – Vous nous imaginez rentrer le soir ensemble dans notre petit appartement de banlieue et nous demander respectivement comment s’est passé notre journée. Alors qu’on travaille dans le même bureau.

Clara – Nous travaillons dans le même bureau ?

Antoine – Je ne vous ai pas tapé dans l’œil, d’accord. Mais si vous ne l’avez pas remarqué, c’est que vous avez besoin de porter des lunettes.

Clara – Je vous fait encore marcher. Vous voyez bien qu’on peut quand même arriver à se surprendre, même quand on travaille toute la journée dans le même bureau depuis trois mois.

Antoine – Vous êtes là depuis trois mois ?

Clara – Je préfère prendre ça pour une de vos plaisanteries involontaires, sinon ce serait vexant. Mais je suis d’accord avec vous, à la longue ce serait intenable.

Antoine – Bon, alors je ne vois qu’une solution.

Clara – Laquelle ?

Antoine – Je démissionne.

Clara – Je ne suis pas sûre de préférer sortir avec un chômeur longue durée plutôt qu’avec un collègue de bureau. Vous n’auriez même plus de quoi payer le loyer de votre petit appartement de banlieue dans lequel vous pensiez m’inviter à couler des jours heureux avec vous.

Antoine – C’est fou ce que les femmes peuvent être terre à terre.

Elle lui souffle ostensiblement de la buée de sa cigarette sur le visage.

Clara – Les princes charmants ont rarement une carte orange trois zones, et ils ne pointent pas aux ASSEDIC.

Elle range sa cigarette électronique.

Antoine – On pourra toujours vapoter ensemble ?

Clara – Alors à une autre fois peut-être.

Antoine – Je vous rappelle que nous travaillons dans le même bureau. Il y a peu de chance pour qu’on ne se revoit jamais.

Elle – C’est une bonne raison pour ne pas prendre le risque de coucher ensemble.

Elle s’en va. Il reste un instant perplexe. Il fume encore un peu. Puis s’en va à son tour.

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Une belle mort

Un bistrot. Une table à laquelle une femme est assise. Aucune consommation devant elle. Une autre arrive.

Une (se levant) – Ah, tu es venue…

Deux – J’avais le choix ?

Mal à l’aise, elles hésitent à s’embrasser, mais y renoncent. Elles s’asseyent.

Une – Tu prends quelque chose ?

Deux – J’ai commandé un café en passant.

Une – On a beau savoir qu’on n’est pas là pour toujours… Ça fiche un coup…

Deux – À son âge… On savait qu’il était en période de préavis, non ?

Une – Apparemment, c’est arrivé pendant son sommeil.

Deux – Ah, oui…?

Un – Au moins, il n’a pas souffert… Il ne s’est même vu partir.

Deux – Une belle mort, comme on dit… Ça ne remplace pas une belle vie, mais c’est toujours mieux que rien…

Un – Il a toujours fait ce qu’il a voulu…

Deux – Est-ce que ça suffit à faire une belle vie…?

Un – C’était une autre époque.

Deux – Ouais…

Silence embarrassé. La deuxième se lève.

Deux – Je vais voir ce qu’ils foutent avec mon café… On dirait qu’ils m’ont oubliée… Tu reprends quelque chose ?

Un – Ils ne m’ont toujours pas apporté ce que j’avais commandé non plus…

La deuxième s’approche du comptoir dans le noir. La première se fait un raccord de maquillage. L’autre revient avec deux tasses de café et se rassied.

Deuxième – Ils les avaient préparés, mais ils avaient oublié de nous les apporter…

Un – J’espère qu’il est encore chaud…

Deux (prenant une gorgée) – En tout cas, il est fort… Ça réveillerait un mort…

L’autre lui lance un regard étonné, se demandant s’il s’agit d’une plaisanterie ou pas.

Un – On n’aura même pas pu lui dire au revoir.

Deux – Au revoir ?

Un – Adieu, si tu préfères…

Deux – Je ne sais pas ce que je préfère, mais bon…

Un – Quand même… Si on avait su…

Deux – Même si on avait su la date et l’heure… Entre nous, qu’est-ce que ça aurait changé

Un – On aurait pu lui dire un dernier mot…

Deux – Un dernier mot ? Comme quoi, par exemple ?

Un – Je ne sais pas…

Deux – En ce qui me concerne, je ne suis pas sûr que le dernier mot que j’aurais pu lui dire lui aurait été d’un grand réconfort…

Un – Ça ne sert plus à rien de ruminer le passé… Maintenant qu’il n’est plus là….

Deux – Tu as raison… Tournons-nous résolument vers l’avenir… Alors qu’est-ce qu’on fait du corps ?

Un – Tu parles comme si c’était nous qui l’avions assassiné…

Deux – Je me disais que l’incinération…

Un – Tu crois que c’est ça qu’il aurait voulu ?

Deux – Alors là… Je ne me souviens pas d’avoir eu ce genre de conversation avec lui… D’ailleurs, je ne me souviens pas d’avoir jamais eu une véritable conversation avec lui… Et toi ?

Un – Non, moi non plus…

Deux – Dans ce cas, c’est à nous de décider. Personnellement, je n’ai été très fan du côté mausolée. Sauf pour les grands hommes, évidemment. On ne va pas le faire embaumer comme Staline… Et comme je n’ai pas l’intention d’aller lui porter des fleurs tous les ans à La Toussaint.

Un – Je ne sais pas…

Deux – Je parle pour moi… Mais je ne voudrais surtout pas te priver du plaisir d’aller fleurir sa tombe une fois par an… Si tu crois qu’il vaut mieux investir dans la pierre… On fera comme tu voudras.

Un temps.

Un – Et qu’est-ce qu’on ferait des cendres ?

Deux – On partage. Comme c’est tout ce qu’il nous a laissé.

Un – On ne peut pas faire ça…

Deux – Si tu préfères le répandre en entier sur ta pelouse entre le barbecue et la piscine, je suis prête à te laisser ma part, rassure-toi…

Silence.

Un – Comment tu peux être aussi dure…?

L’émotion prend le dessus.

Deux – Comment on a pu en arriver là ? C’est ça la question…

Une – C’est comme ça… Ce n’est la faute de personne…

Deux – C’est forcément la faute de quelqu’un !

Une – Il est trop tard, de toute façon.

Silence.

Un – Et toi, comment ça va ?

Deux – Ça va.

Un – C’est tout ?

Deux – Ce serait trop long…

Son portable sonne, elle répond.

Deux – Oui ? Ah, c’est toi… Non, non… Si, si, mais… Écoute, je suis en réunion là. Enfin… une réunion de famille, plutôt. Non, ce n’est pas vraiment une fête de famille non plus, je te raconterai. Je peux te rappeler ? Ok, à toute à l’heure… Moi aussi…

Elle range son portable.

Deux – Excuse-moi… Et toi, comment ça va ?

Un – Ça fait tellement longtemps… Je ne sais pas par où commencer…

Le portable de l’autre sonne à nouveau.

Deux – Pardon… (Elle prend l’appel) Oui ? Ah, d’accord. Non, non, ce n’est pas grave. Non ? Mais je vous avais dit de… Ok, je serai là-bas d’ici une heure.

Elle range son portable.

Deux – Je suis vraiment désolée… Qu’est-ce qu’on disait ?

Un – Rien d’important.

Deux – Écoute, franchement, si tu peux t’en occuper pour… Moi, c’est au dessus de mes forces… Fais comme tu le sens, pour moi, il n’y a pas de problème… Et bien sûr, on partage les frais…

Elle se lève.

Deux – Il faut vraiment que j’y aille, là… Je n’avais pas prévu de… Mais on peut déjeuner ensemble un de ces jours…

Un – Pourquoi pas.

Elle commence à sortir un billet de son sac pour payer.

Deux – Laisse, je paierai en partant. Tu as mon numéro, tu me tiens au courant ?

Un – D’accord…

Cette fois elles s’embrassent, maladroitement. La deuxième s’en va. La première se rassied, et termine son café.

Deux – Et voilà, maintenant il est froid…

Noir.

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Comme un vieux film

Un bistrot. Deux femmes (une jeune et une vieille) sont assises chacune à une table. La jeune fait mine de travailler en tapotant sur une calculette et en notant des chiffres sur une feuille. La vieille semble désœuvrée.

Jeune (avec une convivialité un peu forcée) – Alors, ça y est ? C’est la dernière…

Vieille – Oui…

Jeune – Quel effet ça fait ?

Vieille – C’est comme un vieux film qu’on s’est repassé trop souvent. À la fin, on n’y comprend plus rien…

Jeune – On vous regrettera... Vous allez faire un pot ?

Vieille – Un pot ?

Jeune – Un pot de départ !

Vieille – Ah… Je ne sais pas… Je devrais…? (La jeune ne répond pas et continue à travailler). Vous savez ce qui me manquera le plus ? Le petit goût amer du café, le matin. La journée qui commence… À midi, c’est déjà foutu…

Jeune – Qu’est-ce que vous allez faire… après ?

Vieille – Me reposer…? C’est ce qu’on fait, j’imagine…

Jeune – Et vous restez dans le coin, ou…?

Vieille – Où voulez-vous que j’aille…?

Air perplexe de la jeune, interrompue par la sonnerie de son portable.

Jeune – Oui… Non… Oui, oui… Non, non…

La jeune raccroche et griffonne quelque chose sur un papier.

Vieille – Elle arrive bientôt ?

Jeune – Qui ?

Vieille – Ma remplaçante !

Jeune – Ah… Lundi, je crois…

Vieille – Je ne la verrai pas, alors… Vous la connaissez ?

Jeune – Non… (Un peu embarrassée) En fait, c’est moi qui vous remplace…

Vieille (sans hostilité) – Ah, d’accord… Félicitation…! Et la petite nouvelle vous remplacera… C’est logique…

Le portable sonne à nouveau. La jeune prend l’appel.

Jeune – Oui… Non… Oui, oui… Non, non…

Vieille – Vous voulez un café ?

Jeune – Pourquoi pas.

La vieille lui apporte une tasse.

Vieille – Je vous laisserai la cafetière, si vous voulez… Au bureau, je veux dire…

Jeune – Ça fait combien de temps que vous étiez ici ?

Vieille – Trop longtemps… (Un temps) Et vous ?

Jeune – J’arrive à peine…

Vieux – Vous comptez rester ?

Jeune (satisfaite) – Je termine ma période d’essai aujourd’hui… Demain, je passe en contrat à durée indéterminée… C’est automatique…

Vieux – Dans ce cas… Vous êtes contente, alors ?

Jeune – Ça va…

Elles sirotent leur café.

Vieille – Il est bon, non ? (Un peu inquiète) Il n’est pas trop fort ?

Jeune – Il est parfait…

Vieille – On se connaît à peine, en fait. Vous êtes mariée ?

Jeune – Pas encore... Et vous ?

Vieille – Non…

Jeune (s’excusant) – Bon… Faut que je m’y remette…

Vieux – Oui, pardon. Moi, c’est ma dernière journée, alors je ne risque plus grand chose. Mais vous… Si votre période d’essai ne s’achève que ce soir… Vous aurez tout le temps de ne rien faire quand vous serez là pour de bon…

La jeune regarde l’autre, se demandant si elle plaisante. Puis elle se remet au travail. La vieille à siffloter ou à chantonner. La jeune, visiblement dérangée par ce bruit, lui lance à la dérobée un regard réprobateur.

Vieille – Excusez-moi… (La jeune se remet au travail). Vous pourrez vous installer à ma place, si vous voulez. Quand je serai partie. La table est un peu plus grande, non…

Jeune – Oui… C’est ce qui est prévu…

Vieille – C’est vrai, je suis bête… Et la nouvelle prendra la petite table. (La présence oisive déconcentre visiblement la jeune). Excusez-moi, je vais essayer de m’occuper quand même. D’ailleurs, il faudrait que je songe à faire mes cartons… (Elle farfouille dans un grand sac). Enfin, quand je dis mes cartons… Je crois que tout tiendra dans un sac en plastique… C’est fou… Toute une vie, et qu’est-ce qui reste…? Quelques chemises vides dans un placard… On ne peut pas dire qu’on laisse quelque chose derrière nous, hein ? Vous n’auriez pas un sac en plastique, par hasard ? (La jeune lui lance un regard pour lui faire comprendre que non). Et dire que c’est moi qui occupais votre bureau quand je suis entrée ici... Vous savez à quoi je rêvais, à l’époque ? (Tête de la jeune pour dire non). Écrire… Non… Pas noircir des pages de comptes-rendus, comme je l’ai fait toute ma vie… Ecrire… Pour ne pas avoir de comptes à rendre justement… Je me disais qu’en prenant un petit boulot tranquille, j’aurais le temps de m’y mettre… Et puis voilà, les années ont passé, et je ne m’y suis jamais mise…

Jeune – Vous allez avoir le temps, maintenant…

Vieille – Oui. L’éternité… Mais pour raconter quoi ? Ma vie ? Je vous l’ai dit, elle tiendrait dans un petit sac en plastique…

Sonnerie du téléphone.

Jeune – Oui… Non…

Vieille – Peut-être même dans un préservatif…

Jeune – Oui, oui… Non, non… (La jeune raccroche). Vous disiez…?

Vieille – Rien…

Jeune – Vous savez ce que je me disais ?

Vieille (pleine d’espoir) – Non…

Jeune – Et si j’en profitais pour demander qu’on nous pose de la moquette ?

Vieille (interloquée) – De la moquette ?

Jeune – Pour pas déranger ceux d’en dessous ! Le parquet, c’est joli, mais… Ça grince…

Vieille – Ils se sont déjà plaints… ceux d’en dessous ?

Jeune – Non… Mais il y a quand même pas mal d’allées et venues, ici…

Vieille – C’est moi qui vais habiter en dessous.

Jeune – Ah oui…?

Vieille – Faut bien habiter quelque part… C’est un peu sombre, mais… Je connais bien le quartier… Je ne serai pas dépaysée…

Jeune – Et de nous entendre marcher, comme ça, au dessus de vous… Toute la journée… Vous êtes sûre que ça ne va pas vous déranger ?

Vieille – Ça me fera une distraction… Je me dirai… Ils sont en train de bosser, là-haut, pendant que moi… Je peux rester couchée toute la journée…

Jeune – Bon… Pas de moquette, alors…

La jeune se remet au travail.

Vieille – C’est quoi, vos rêves, à vous ?

Jeune – Mes rêves ?

Vieille – Vous êtes jeune. Vous devez bien avoir encore des rêves… Si vous touchiez le gros lot, qu’est-ce que vous feriez ?

Jeune – Je prendrai un peu de vacances, j’imagine…

Vieille – Et après…?

Jeune – Après…? Peut-être que j’ouvrirai ma boîte…

Vieille – Pour…?

Jeune – Pour ne pas avoir de patron !

Vieille – Ouvrir sa boîte pour ne pas avoir de patron… Autant ne pas travailler du tout… C’est plus simple, non ?

Jeune – Oui, peut-être… (Elle est interrompue par la sonnerie du téléphone). Non… Oui, oui… Non, non… (Elle raccroche). Bon, j’en étais où, moi…

Vieille – Tirez-vous…

Jeune – Pardon ?

Vieille – Tirez-vous ! Pendant qu’il est encore temps !

Jeune – Pour aller où ?

Vieille – Vous avez quel âge, vingt ans ? Vous tenez vraiment à finir comme moi ?

Jeune – Faut bien vivre… Qu’est-ce que vous proposez…?

Vieille (prise de court) – Rien… Vous avez raison…

La jeune se remet à travailler.

Jeune – Vous savez ce que je crois ?

Vieille – Non…

Jeune – Ils vont fermer la boîte.

Vieille – Comment ça, fermer la boîte ?

Jeune – Vous savez ce qu’on fabrique…

Vieille – Non…

Jeune – Toute votre vie, vous avez travaillé ici, et vous ne savez pas ce qu’on fabrique ?

Vieille – Au début, je crois que je le savais… Mais ça a tellement changé… On a été racheté au moins dix fois. Je ne savais même pas qu’on fabriquait encore quelque chose… Qu’est-ce qu’on fabrique ?

Jeune – Des urnes !

Vieille – Des urnes ?

Jeune – Le marché est en train de s’effondrer.

Vieille – L’abstention…?

Jeune – Des urnes funéraires !

Vieille – Ah…

Jeune – Le papy-boom est derrière nous…

Vieille – C’est si grave que ça ?

Jeune – Ils vont fermer la boîte… et ils vont en ouvrir une autre…

Vieille – Délocalisation ?

Jeune – Même pas. En fait, on gardera probablement les mêmes locaux…

Vieille – Et le personnel ?

Jeune – À part les départs naturels, comme vous, on finira sûrement par reclasser tout le monde… Il se pourrait même qu’on réembauche… Il suffira de changer le nom de la société, pour fabriquer autre chose… On n’a que l’embarras du choix… Avec la reprise de la natalité…

Vieille – Alors qu’est-ce que ça change ?

Jeune – En fait, pas grand chose.

La jeune se remet au travail. La vieille reste pensive.

Vieille – Il n’y a vraiment aucun moyen d’arrêter tout ça…

Jeune – Quoi ?

Vieille – Je ne sais pas… D’ailleurs, je suis sûre que si on se mettait en grève, personne ne s’en apercevrait, là haut…

Jeune – Vous êtes une originale, vous…

Vieille – Oui… Une vieille originale… Vous avez remarqué ? On ne dit jamais une jeune originale… C’est normal d’être originale, quand on est jeune… C’est toléré… C’est même recommandé… Presque hygiénique. Mais en vieillissant… C’est supposé vous passer… Les cheveux rouges… ou les anneaux dans le nez. Passé trente ans, c’est ringard. Alors à plus de cinquante, c’est carrément louche… Vous savez ce que c’est, vieillir ? C’est de ne plus savoir comment inventer sa vie tous les matins, passée l’heure du café… En fait, on meurt par manque d’imagination. Vous n’êtes pas très… anneaux dans le nez, vous…?

Jeune – Vous avez des enfants ?

Vieille – Non…

Jeune – Vous auriez aimé en avoir ?

Vieille – Pourquoi faire ?

Jeune – Pour ne pas vieillir toute seule, par exemple.

Vieille – J’ai des voisins. Ils vieillissent avec moi.

Jeune – C’est assez déprimant, de parler avec vous…

Vieille (amusée) – Vous trouvez…?

Jeune – C’est pas si grave que ça.

Vieille – Que je sois déprimante ?

Jeune – Peut-être que vous demandez trop.

Vieille – Oui… C’est ce qu’on m’a dit là haut, la dernière fois que j’ai osé demander une augmentation…

Jeune – C’était il y a combien de temps…?

Vieille – Je ne sais plus…

Jeune – Il n’y a plus personne, là haut… Vous n’étiez pas au courant non plus ?

Vieille – Comment ça, plus personne ?

Jeune – On a été racheté par les fonds de pension.

Vieille – Vous voulez dire… les retraités ?

Jeune – Leurs veuves, en tout cas.

Vieille – Alors après mon départ, je serai le patron de ma boîte ?

Jeune – Eh, oui… Vous voyez, il n’y a même pas besoin de jouer au loto. Il suffit d’attendre…

La vieille, anéantie, reste silencieuse.

Vieille – Si je fais un pot de départ, vous viendrez ?

Jeune – Pourquoi pas ? Envoyez-moi un faire-part…

On entend au loin le mugissement d’une sirène.

Vieille – C’est l’heure… Il va falloir que j’y aille… (Elle commence à s’en aller).Pendant des années, en entendant la sirène, à midi, j’avais le réflexe de me précipiter aux abris… Pourtant je n’ai même pas connu la guerre… Mais le bombardement ne venait pas. Alors je me contentais d’aller déjeuner… (Elle se retourne une dernière fois vers la jeune). Je vous laisserai mes tickets-restaurant…

Elle s’en va. La jeune la suit peu après.

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Le coccyx

Un bistrot. Au comptoir, deux femmes regardent au loin droit devant elles. La deuxième a sur la tête un bonnet dont ne dépasse aucune chevelure.

Une – Tu as vu, cet arbre, comme il est beau ?

Deux (avec l’air de s’en foutre) – Ouais.

Une – Il fait tellement partie du paysage… On finit par ne plus le voir.

Deux – Mmm…

Une – C’est un chêne. On n’était pas encore nées, il était déjà là.

Deux – Comment tu le sais ? Puisqu’on n’était pas nées…

Une – On avait accroché une balançoire à une de ses branches, quand on était petites. Il était déjà aussi grand. Tu ne te souviens pas ?

Deux – Non.

Une – Moi, oui. Je m’étais cassé le bras en tombant de cette putain de balançoire.

Deux – Tu t’es cassé tellement de trucs. Comment veux-tu que je me souvienne…? Une fois, tu t’es même cassé le cul.

Une – Le coccyx.

Deux – En tombant d’une chaise. C’est dingue. Je me demande quel os tu ne t’es pas fracturé. (Un temps) Le coccyx… Je ne savais même pas que ça existait, à l’époque. Et même maintenant, je ne suis pas sûre de savoir comment ça s’écrit.

Une – Tout ce que je peux te dire, c’est que ça rapporte un paquet de points au Scrabble…

Deux – C’est simple, quand je t’imagine petite, je te revois avec un plâtre… Même sur les photos de classe, tu as toujours un bras en écharpe, une paire de béquilles ou un gros pansement. C’est à se demander comment tu as fait pour arriver entière jusqu’ici.

Une – Toi, tu ne t’es jamais rien cassé. Comme cet arbre, là…

Deux – Pourtant j’ai fait les mêmes bêtises que toi… Moi aussi j’ai vécu dangereusement. Ça m’est même arrivé d’ouvrir des huîtres à Noël. Et je ne me suis jamais transpercé la main avec le couteau…

Une – Tu as toujours eu plus de chance que moi. Je t’en ai souvent voulu, pour ça…

Deux – Tu crois vraiment que c’est moi qui ai eu de la chance…?

Une – C’est ça, traite moi d’empotée.

Deux – Où est-ce que tu veux en venir, avec ton arbre ?

Une – Il a résisté à toutes les tempêtes. Pas une branche de cassée. Comme toi. Dans une centaine d’années, il sera encore là.

Deux – Même si il est encore debout, il est peut-être déjà rongé de l’intérieur. Regarde, il n’a plus une feuille sur le caillou. Comme moi, justement.

Une – C’est normal. On est en automne…

Deux – Ah, oui, c’est vrai. Je n’ai pas vu passer l’été… De ma fenêtre, à l’hôpital, j’avais la vue sur le parking d’Auchan.

Une – Ça va repousser au printemps, tu verras.

Un temps.

Deux – Et mes cheveux, tu crois qu’ils vont repousser, au printemps ?

Une (lui tendant la main) – Tiens. J’en mets ma main à couper…

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La peur de gagner

Un bistrot. Deux femmes sont assises à une table. La première regarde droit devant elle.

Femme 1 – Qu’est-ce que tu regardes ?

Femme 2 – J’attends les résultats du loto. Ils vont bientôt les afficher, sur l’écran, là…

Femme 1 – Tu joues au loto ?

Femme 2 – J’ai eu envie d’essayer.

Femme 1 – Pourquoi pas…

Silence.

Femme 1 – Combien, la super cagnotte ?

Femme 2 – 115 millions.

Femme 1 – 115 millions…

Femme 2 – T’es en train de calculer combien ça fait en anciens francs…?

Femme 1 – À partir d’une certaine somme, on n’a plus de référence, de toute façon. Quand on te dit qu’une étoile est à 115 millions d’années lumière, tu ne te demandes pas combien ça fait en kilomètres ou en miles.

Femme 2 – Ni combien ça te coûterait en gasoil pour y aller avec ta Twingo…

Femme 1 – Qu’est-ce que t’as joué, comme numéro ?

Femme 2 – Mon numéro de sécu. Avec mon dernier versement ASSEDIC.

Femme 1 – La chance sourit aux audacieux… Tu te rends compte, si on gagnait…

Femme 2 – J’ai un peu de mal à imaginer.

Femme 1 – Plus besoin de se lever le lundi pour aller bosser. 365 jours de RTT par an…

Femme 2 – Ouais… Tout plaquer…

Femme 1 (un peu inquiète) – Tout ?

La deuxième reste polarisée sur la télé.

Femme 1 – Qu’est-ce que tu ferais, si tu avais 115 millions, là, tout de suite ? Enfin 57 millions et demi… (La deuxième le regarde) Attends, on est pacsées non ? Pour le meilleur et pour le pire…

Femme 2 (soupirant) – Je ne sais pas… Tu gagnes 10.000 euros, tu es contente. Tu te payes un petit extra. Je veux dire, ça ne te change pas la vie. Mais 115 millions… Il y a un avant, et un après. Là tu deviens carrément quelqu’un d’autre. C’est comme une deuxième naissance. Ça fait presque peur, non ?

Femme 1 – Moi, je commencerais par dire à mon patron tout le bien que je pense de lui… et après je foncerais chez le concessionnaire Mercedes pour m’acheter une voiture plus grosse que la sienne. Gagner au loto, c’est une autre façon d’instaurer la dictature du prolétariat, non ? À titre individuel…

Femme 2 – Ça doit secouer, quand même. Ne plus avoir aucune limite à ses désirs, du jour au lendemain. Plus aucune contrainte. Pouvoir faire ce qu’on veut. Tout ce qu’on veut…

Femme 1 – Je pense que je pourrais gérer.

Femme 2 – Pas sûr… Il n’y a qu’à lire les journaux. Le nombre de gagnants du loto qui finissent complètement ruinés…

Femme 1 – Si tout ce qu’on risque en gagnant au loto, c’est de finir ruiné… On n’a pas grand chose à perdre, non ?

Femme 2 – Sans parler des divorces… Tu crois que notre couple y résisterait ?

Silence.

Femme 1 – En même temps, je ne sais pas trop… Comment donner un sens à une vie de milliardaire qui vous tombe dessus comme ça, par hasard ?

Femme 2 – Tu crois que les filles de milliardaires se posent ce genre de questions métaphysiques ?

Femme 1 – Ouais, mais elles, elles sont nées comme ça. Elles ont eu le temps de s’habituer. Elles ne connaissent rien d’autre. Quand tu gagnes au loto, ça te tombe dessus d’un seul coup. Une chance sur 20 millions, tu te rends compte…

Femme 2 – Le nombre moyen de spermatozoïdes lors d’une éjaculation est de 300 millions.

Femme 1 – Et alors ?

Femme 2 – Alors si on est là toutes les deux, c’est qu’on est déjà sacrément veinardes. Notre vie de prolos aussi, elle nous est tombée dessus par hasard. Disons que là, on donne une deuxième chance au tirage. Histoire de rectifier le destin, qui nous a pas fait naître avec une cuillère en argent dans la bouche.

Femme 1 – Je ne sais pas… Ça me fait un peu peur quand même… Et puis ça voudrait dire que notre vie d’aujourd’hui ne vaut rien… Qu’elle ne valait pas la peine d’être vécue… C’est ce que tu penses ? C’est pour ça que tu joues au loto ? Parce que tu crois que notre vie ne vaut rien ?

Femme 2 – Mais qu’est-ce que tu racontes… Et puis c’est la première fois que je joue. C’est juste pour rigoler.

Femme 1 – La plupart des gagnants sont des gens qui jouaient pour la première fois. La chance du débutant, c’est connu…

Soudain, elles semblent toutes les deux presque inquiètes.

Femme 2 (tendue) – Ça y est, ils vont donner les résultats…

Elles regardent, scotchées, le tirage.

Femme 1 – Alors ?

Femme 2 (vérifiant sur son ticket) – On n’a aucun bon numéro. C’est très rare, tu sais. J’ai un peu oublié mes cours de statistiques au lycée, mais je me demande si la probabilité de n’avoir aucun numéro n’est pas presque aussi élevée que celle de les avoir tous.

Femme 1 – Alors dans en sens, on peut dire qu’on a eu de la chance…

Elles se regardent avec complicité et ont un geste de tendresse.

Femme 2 – Et dire que tout ce bonheur aurait pu nous échapper d’un coup…

Femme 1 – Ça fait froid dans le dos…

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