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Justice express

Deux chaises, de chaque côté d’une table. Un homme en combinaison orange (rappelant celles de Guantanamo), entre et attend, debout. Une femme en robe d’avocate arrive, survoltée, un téléphone portable à l’oreille. Elle termine sa conversation tout en faisant un petit bonjour à l’homme, et en commençant à s’installer. Elle pose sa serviette sur la table et en sort un dossier.

Avocate (au téléphone) – Écoutez, vingt ans, c’est pas si mal. Vous savez qu’avec un autre juge, et une autre avocate, vous auriez pu prendre beaucoup plus ? Enfin, un peu plus. Et puis vingt ans, avec les remises de peine… Dans dix ans, on peut espérer une liberté conditionnelle. C’est vite passé, dix ans, non ? Bon, excusez-moi, il faut que je vous laisse, je suis avec un client, là. Ben oui, je sais, vous êtes vraiment innocent, mais bon. Qu’est-ce que vous voulez ? On ne peut pas gagner à tous les coups. Je vous rappelle, hein ? Tchao, tchao… (Elle range son téléphone)Quel emmerdeur…

Avec un sourire commercial, l’avocate se tourne enfin vers l’homme, resté debout.

Avocate (s’asseyant) – À nous, Monsieur… (Elle vérifie le nom dans le dossier)Martinez.

Homme – Sanchez…

Avocate – Ça commence bien… (Lui indiquant l’autre chaise) Asseyez-vous, Monsieur Sanchez, je vous en prie (Raturant sur le dossier) Si vous saviez… C’est bourré de fautes de frappe, ces dossiers d’instruction. Sans parler des fautes d’orthographe… C’est à croire que tous ces juges sont des analphabètes.(Soupirant) Et après on s’étonne qu’il y ait autant d’erreurs judiciaires… (Souriant à nouveau) Mais ne vous inquiétez pas, on va vous sortir de là, hein ? Alors, qu’est-ce qu’on vous reproche exactement…? (Feuilletant l’épais dossier) Voyons voir… Ouhla… Mais c’est l’affaire Dreyfus, dites-moi. Un vrai roman-feuilleton. Je me demandais pourquoi mon cartable était aussi lourd. Non, mais ils ne se rendent pas compte, hein ? Si je devais lire, tout ça, moi… Bon, alors je résume : En gros, vous avez coupé votre femme en deux avec une hache, c’est bien ça ?

Homme – Non…

Avocate – Bravo ! C’est exactement la réponse que j’attendais de vous. Vous êtes innocent, c’est encore plus simple. On plaide non coupable, et on ne perd pas de temps avec les détails. Je sens qu’on va faire du bon travail ensemble, Monsieur Ramirez. D’ailleurs c’est toujours la stratégie de défense que je propose à mes clients : nier tout en bloc. Même l’évidence. Instiller le doute dans l’esprit des jurés, en espérant obtenir l’acquittement au bénéfice du doute. Bon, ça ne marche pas à tous les coups, mais croyez-moi, c’est beaucoup plus simple que d’entrer dans les détails. Les circonstances atténuantes, l’enfance malheureuse, le moment de folie… Tout ça, c’est d’un compliqué. Pour un résultat très aléatoire, vous savez. Alors voilà ce qu’on va faire. Vous connaissez le jeu ni oui ni non ?

Homme – Oui…

Avocate (plaisantant) – Ah, mauvais point pour vous ! Je vous ai déjà piégé… Mais je vous propose une variante. Vous répondez non à tout à toutes les questions qu’on vous pose, d’accord ? Jamais oui. Toujours non. Attention, vous êtes prêt ?

Homme (sur la défensive) – Mmmm…

Avocate – Est-ce que vous aviez des raisons d’en vouloir à votre chère épouse…?

Homme – Non…

Avocate – Est-ce que vous possédez une hache…?

Homme – Non…

Avocate – Est-ce que vous vous êtes déjà habillé en femme ?

Le téléphone portable de l’avocate sonne.

Avocate – Excusez-moi, je suis à vous tout de suite… (Elle répond) Oui…? Ah, oui, mon chéri ! Ça va ? Euh, non, j’ai rendez-vous chez le coiffeur à 17 heures, et j’ai une douzaine de clients à voir avant. Tu peux passer chez le traiteur en rentrant, pour notre petite soirée entre amis ? Je crois que je ne vais pas avoir le temps… Oh, j’ai invité le juge avec sa femme, le procureur avec sa maîtresse… Ça fait déjà trois. Non trois, la maîtresse du procureur, c’est la femme du juge. Oh, écoute, compte pour six, d’accord ? Merci, tu es un amour. Bisous, bisous. Moi aussi… Allez, à ce soir…

Elle range son téléphone portable.

Avocate – Alors, où en étions nous, Monsieur Hernandez ?

Homme – Sanchez…

Avocate – Excusez-moi, Hernandez, c’est le nom de ma femme de ménage. Ou Fernandez, je ne sais plus. Bon, donc, vous n’avez pas tué votre femme, et point barre, d’accord ? Croyez-moi, comme ça, on s’évite beaucoup de complications… Et en répondant toujours non quelle que soit la question, on est sûr de ne jamais se contredire. Vous avez autre chose à me dire, Monsieur Gomez ?

Homme – Euh… Oui…

Avocate – Ah, je vous ai encore piégé. La bonne réponse était non. Bon, il faut que je vous laisse, Monsieur Gonzalez. Le devoir m’appelle. J’ai encore beaucoup d’innocent comme vous à sauver aujourd’hui… On se revoit demain au procès ? Et encore une fois, ne vous en faites pas. Je suis convaincue de votre innocence, et je me fais fort de faire partager cette conviction à tous les membres du jury. (Avec un air entendu) D’ailleurs, je reçois le juge à dîner ce soir, et j’essaierai de lui glisser un petit mot en votre faveur entre la poire et le fromage. (Comme pour elle même)Avant que la soirée ne commence vraiment à déraper, comme la dernière fois… Allez, à bientôt Monsieur Marquez…

L’avocate sort, aussi survoltée qu’elle était entrée. Le type reste là, perplexe. Puis il se retourne. On lit dans son dos sur sa combinaison orange une inscription du type « Dépannage Service » ou « Service Entretien ».

Homme – Bon, Djamel, qu’est-ce que tu fous avec l’échelle ? On ne va pas y passer la journée pour changer une ampoule, non plus ?

Noir.

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Double inconnu

Un homme, debout face au public, regarde une tombe qu’on imagine. Un autre homme (ou une femme) approche.

Deux – Pardon, c’est bien la tombe de l’auteur inconnu ?

Un – Ah, non, celle-ci, c’est la tombe du soldat inconnu.

Deux – Vous êtes sûr ?

Un – Je crois, oui… Enfin, des fois c’est difficile de s’y retrouver. Comme il n’y a rien de marqué dessus… (Il sort un papier de sa poche) Ils m’ont donné un plan, à l’entrée, mais bon… (Il chausse des lunettes de presbyte et regarde le papier)Attendez voir. W28… Oui, c’est bien ça. Le soldat inconnu. Entre le génie méconnu et l’alcoolique anonyme. L’auteur inconnu, c’est juste derrière : X29…

Un – Je me demande si c’était une si bonne idée que ça de les mettre tous dans le même cimetière…

Un (regardant toujours le plan) – Oui, c’est ça… L’agent secret, c’est X27…

Les deux se recueillent un instant en silence chacun devant sa tombe.

Un – C’était un parent à vous ?

Deux – Celui-là ou un autre. Allez savoir ! Je suis né de père inconnu…

Un – Ah, oui… (Il regarde à nouveau son plan) Le père inconnu… Non, décidément, je n’y comprends rien. Ils auraient au moins pu mettre un index alphabétique. Et puis ce tableau à double entrée avec ces chiffres et ces lettres, c’est d’un ridicule… On dirait une bataille navale ! A5, raté… C10, touché… B12, coulé…

Deux – Et vous ?

Un – Le soldat inconnu ? C’était mon père…

Deux – Vraiment ? Et… vous avez repris le flambeau ?

Un – Que voulez-vous ? La carrière des armes, chez nous, c’est une vieille tradition. On est soldat de père en fils. D’ailleurs, j’ai déjà ma place réservée dans le caveau familial.

Deux – Ah, parce qu’il y a des caveaux, aussi ?

Un (étonné) – Vous ne le saviez pas ? Si, si, bien sûr ! Toute ma famille est enterrée là. Une longue lignée de militaires très discrets. Vous savez bien : la Grande Muette…

Deux – La grande mouette…?

Un – Muette ! La Grande Muette !

Deux – Ah, oui… J’avais compris mouette. Je pensais que vous étiez dans la marine… À cause de la bataille navale…

Silence.

Un – Alors, comme ça, vous êtes en recherche de paternité ?

Deux – Oui.

Un – Et qu’est-ce que vous lui demanderiez, à votre père, si vous pouviez le rencontrer un jour ? Ici ou dans un autre monde ?

Deux – Ses papiers…?

Un – Oui…

Deux – Et vous ?

Un – L’autorisation de le fouiller ? Pour vérifier qu’il n’a pas d’arme sur lui…

Deux – Ce n’est pas facile tous les jours, vous savez, de ne pas savoir d’où on vient.

Un C’est ce que je dis toujours à mes hommes, à la caserne. Quand on ne sait pas d’où on vient, on ne peut pas savoir où on va. Pour faire la guerre, il faut d’abord un bon plan. Et savoir le lire. Pourquoi pensez-vous que pendant des siècles, on a refusé les femmes dans l’armée ? Parce qu’elles sont infoutues de lire un plan ! Déjà qu’elles ont du mal avec une carte routière ou même une liste de courses, alors vous imaginez. Un plan de bataille…

Deux – Mmm…

Un – Et vous ? Vous faites quoi, dans la vie ?

Deux – Du théâtre.

Un – Ah, oui, le… Le théâtre.

Deux – Acteur.

Un – Oui.

Deux – Vous connaissez ?

Un – Non. Le spectacle vivant, comme on dit. Moi c’est la grande muette, vous le spectacle vivant… Les étiquettes, ça permet quand même de s’y retrouver un peu, non ? Et… vous êtes un acteur célèbre ?

Un – Non… Je suis un acteur inconnu.

Deux – Bon. (Il se prépare à partir) Eh, bien… Enchanté de ne pas avoir fait votre connaissance…

Un – Je ne vous dis pas au revoir…

Deux – Moi non plus.

Le premier s’apprête à s’en aller, mais il jette un regard sur une dernière tombe.

Un – Tiens, celle-là, elle n’est même pas sur mon plan…

Deux (s’approchant de la tombe) – Attendez voir… (Lisant) C’est la tombe de… l’homme inconnu.

Un – L’homme inconnu…?

Deux – Un SDF, sûrement…

Un – Même les SDF ont droit à une dernière demeure…

Le premier s’en va. Le deuxième reste seul.

Un – Bon… Où j’en étais, moi…?

Noir.

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The end

Le premier regarde fixement en direction de la salle.

Le deuxième arrive, semblant chercher son chemin.

Deux – Excusez-moi. La tombe de Jim Morrison, vous savez où c’est…?

Le premier s’extrait de sa contemplation méditative.

Un – Aucune idée.

Le deuxième regarde autour de lui.

Deux – La dernière fois que je suis venu, c’était pour l’enterrement, mais j’étais tellement défoncé. Je ne me souviens de rien…

Le deuxième regarde lui aussi dans la direction de la salle.

Deux – Vous le connaissiez ?

Un – Morrison ?

Deux – Non… Le… Le type qu’ils enterrent, là… Il y a beaucoup de monde. C’était quelqu’un d’important ?

Un – Un philosophe… qui écrivait aussi des pièces de théâtre.

Deux (commentant avec ironie une oraison funèbre qu’on entend pas) – C’était un penseur éclairé, un professeur généreux, un ami fidèle… Blabla… Si ça se trouve, il n’écrivait que des trucs imbitables, il tripotait ses étudiantes, et il devait de l’argent à tout le monde…

Le premier lui lance un regard un peu étonné.

Deux – Les salauds meurent aussi, non ? Souvent plus tard que les autres, d’ailleurs. Mais ils finissent bien par crever quand même. Alors où on les enterre, hein ? Regardez les épitaphes autour de vous. À mon cher époux… À notre père adoré… À notre patron bien-aimé… Et les types qui trompaient leurs femmes, qui battaient leurs enfants et qui exploitaient leurs ouvriers, on les enterre où ? Je ne sais pas d’où ça vient, ce besoin de sanctifier les cons une fois qu’ils sont morts.

Un – La gratitude des vivants d’en être enfin débarrassés, j’imagine…

Deux – En tout cas, rien que pour ça, ça vaudrait le coup d’assister à son propre enterrement. Histoire d’entendre tous ces gens qui ne pouvaient pas vous blairer dire à quel point vous étiez un type formidable…

L’autre le regarde, intrigué.

Deux – Oh, putain. La minute de silence, maintenant… Ils nous auront tout fait.

Silence.

Deux – Ça doit être chiant des pièces de théâtre écrites par un philosophe, non ?

Air un peu offusqué du premier. Le deuxième se demande s’il n’a pas gaffé.

Deux – Vous le connaissiez, ce… dramaturge ?

Un (avec un sourire entendu) – Moi non plus je ne voulais pas rater mon enterrement… (Se présentant en tendant la main au deuxième) Jean-Paul…

Deux (serrant la main que l’autre lui tend) – Jim…

Un – Je ne vous aurais pas reconnu. Vous aviez les cheveux longs, à l’époque, non…?

Deux – Et vous, vous ne louchiez pas un peu ?

Un – D’un oeil, seulement. (Avec une grandiloquence amusée, pour plaisanter) Mais maintenant, je ne suis plus qu’essence…

Le deuxième sort une cigarette.

Deux (plaisantant) – Come on, baby, light my fire.

Le premier, qui n’a pas l’air de comprendre la blague, allume la cigarette du deuxième.

Un – Désolé, je n’ai jamais écouté vos disques…

Deux – J’ai pas lu vos livres non plus… L’existentialisme, c’est ça ?

Un – Ouais…

Deux (gentiment ironique) – Etre ou ne pas être…

Jean-Paul ne sait pas trop si Jim se fout de sa gueule ou pas.

Un – Non, ça ce n’est pas de moi, hélas… Vous êtes sûr que c’est au Cimetière Montparnasse qu’il est enterré, Morrison ?

Deux – Non ?

Un – Moi, je dirais plutôt le Père Lachaise….

Deux – Oh, putain, je ne me souviens plus de rien. Je devais vraiment être défoncé… Je m’en voudrai toute ma mort d’avoir raté mon enterrement…

Noir.

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Interrogatoire

Le premier (ou la première) fait les cent pas derrière le deuxième (ou la deuxième), assis(e) sur une chaise.

Un – Tu vas parler, crois-moi. J’en ai maté des plus coriaces que toi, je te garantis.

Deux (comme s’il récitait une leçon) – Je suis innocent, je vous dis.

Un – C’est ça, ouais. Ils disent tous ça. Allez, on reprend tout à zéro. Nom, prénom, âge, profession…

Deux (avec un air las) – Sanchez Pedro, 33 ans, infirmier…

Un – Et t’étais où, mercredi soir vers minuit ?

Deux – Dans mon lit. Je dormais.

Un – Seul ?

Deux – Non, avec ma femme.

Un – Et bien sûr, tu vas me raconter qu’elle dormait aussi…

Deux – Ben oui. À minuit. On bosse tous les deux le lendemain.

Un – Tu pourrais au moins avoir un peu plus d’imagination.

Deux – J’ai rien à vous dire, je vous dis.

Un – C’est ça, oui… Et ben crois-moi, tu vas me le dire quand même.

Deux (amusé) – Quoi ? Que j’ai rien à vous dire ? Je viens de vous le dire.

Un – Joue pas au plus con avec moi, hein ! T’es pas sûr de gagner.

Deux (se marrant un peu) – C’est sûr…

Il se lève, histoire de se dégourdir les jambes.

Un – Assieds-toi, Sanchez !

L’autre se marre.

Un – Et méfie-toi ou je te colle un outrage, en plus.

L’autre se rassied, résigné.

Deux – Si on ne peut même plus rigoler…

Un – Alors ? T’étais où, mardi soir ?

Deux – On n’avait pas dit mercredi ?

Un – Ouais, bon, mardi, mercredi, on s’en branle. T’étais où ?

Deux – Je ne m’en souviens plus.

Un – Comment ça, tu t’en souviens plus ? Tu viens de me dire que t’étais au pieu, avec ta femme.

Deux – Non, ça, c’était mercredi, mais mardi, je ne m’en souviens plus.

L’autre frappe violemment du plat de la main sur la table qui s’écroule.

Un – Putain, mais tu vas parler, oui !

Il a à peine terminé sa phrase qu’il se tord de douleur en se tenant la main.

Un – Oh, putain…

Deux – Ça va pas…?

Un – T’occupe, toi. (Pour lui) Oh, putain…

Deux – Ça fait mal…?

Un – Je me suis explosé la main…

Deux – Fais voir.

Un – Qu’est-ce que t’y connais, toi ?

Deux – Je suis infirmier… Tu me l’as fait répéter au moins dix fois.

Le premier se laisse faire et l’autre examine sa main.

Deux – C’est bon, il n’y a rien de cassé.

Un – Pourquoi ça me fait un mal de chien, alors ?

Deux – T’étais pas obligé de taper aussi fort, non plus. C’est dingue, t’as même pété la table. Tu sais que tu m’as fait presque peur ? J’ai cru que t’allais vraiment me balancer une mandale.

Un – Excuse-moi, je me suis un peu pris au jeu.

Deux – Quelle connerie, ces entraînements à l’interrogatoire aussi. On n’a pas signé pour se faire tabasser en garde à vue, bordel.

Un – Ouais, ben la prochaine fois, c’est toi qui fais le flic. Tu vas voir si c’est plus marrant que de faire le suspect…

Deux – Bon, on fait une petite pause ? On n’est pas aux pièces, non plus.

Un – Ok.

Un sort un paquet de cigarettes, et en propose une à son collègue.

Deux – Merci, j’ai arrêté la semaine dernière.

L’autre s’apprête à allumer sa cigarette.

Deux- Dis donc, je ne voudrais pas être trop jugulaire-jugulaire, mais tu sais que c’est interdit, maintenant…

Un – Quoi ?

Deux – Ben, euh… On est dans un endroit public, non ?

Un – Oh, putain… Non, mais pourquoi j’ai choisi ce boulot de merde… Alors maintenant, un flic n’a même plus le droit de proposer une cigarette à un suspect pendant un interrogatoire ?

Deux – Il pourrait te faire un procès… Tu regardes trop la télé, toi…

L’autre range son paquet de cigarettes à contrecœur.

Un – Bon, ben autant qu’on s’y remette, alors.

Deux – Ok. Tu fais le suspect ?

Un – Ok.

Il s’assied sur la chaise et l’autre commence à faire les cent pas derrière lui pendant un certain temps. Le premier commence à s’impatienter.

Un – Bon, ça vient. Je commence à m’endormir, moi…

Deux – Attends, putain ! Je me concentre…

Il continue de faire les cent pas, puis se lance.

Deux – Alors, mon con, t’étais où mercredi soir à minuit ? Tu vas finir par me le dire, alors autant me le dire tout de suite, on gagnera du temps.

Un – Ok. J’étais en train de braquer la supérette en bas de chez moi.

Il se marre.

Deux – Oh, non, arrête de déconner !

Un – Tu viens de me dire qu’on gagnerait du temps. Tu m’a convaincu, et voilà. T’es un trop bon flic, mon vieux (Regardant sa montre) Et puis c’est vrai, merde, regarde l’heure qu’il est ! On ne va pas faire du rab, non plus. Pour le prix qu’on est payé…

Deux – Oh, putain, t’as raison, c’est l’heure de plier les gaules. Et puis c’est pas le jour que j’arrive en retard. Ma femme a décidé de me traîner au théâtre, ce soir.

Un – Non…?

Deux – J’espère que ce sera moins chiant que la dernière fois. J’ai failli m’endormir…

Ils mettent tous les deux leurs vestes et s’apprêtent à s’en aller.

Un – Et mercredi dernier à minuit, qu’est-ce que tu foutais ? C’est que j’ai presque envie de le savoir, maintenant. Allez, tu peux me le dire…

Deux – Eh ben j’étais au lit, figure-toi.

Un – Avec ta femme ?

Deux – Non, avec la tienne, ducon.

Ils s’en vont, en se marrant.

Un – Va savoir…

Noir.

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Faux départ

Une femme en deuil arrive côté cour, avec une mine de circonstances. Elle sort un mouchoir de son sac et sèche une larme. Son portable sonne. Elle répond d’une voix très affectée.

Femme 1 – Oui…? Ah, c’est toi… Oui, oui, je suis à la chambre funéraire, là. C’est vrai que je ne le voyais plus depuis des années, mais bon. Ça fait quand même un choc. Je voulais le revoir une dernière fois…

Une deuxième femme arrive côté jardin, en deuil elle aussi.

Femme 1 – Excuse-moi, il va falloir que je te laisse. Ma soeur vient d’arriver. Je te rappelle plus tard, d’accord ? Merci d’avoir appelé…

Les deux femmes s’embrassent, sans chaleur.

Femme 2 (désignant le côté cour) – Heureusement que tu m’as prévenue. Moi, je n’ai même pas reçu de faire-part. Il est là…?

Femme 1 – Oui.

Femme 2 – Tu l’as vu ?

Femme 1 – Oui.

Femme 2 – Ça fait au moins dix ans… Il a dû changer, non ?

Femme 1 – Il est mort.

Femme 2 – Oui… Je ne suis pas vraiment sûre d’avoir envie de le voir, en fait. Je n’ai jamais vu un mort. Il vaut peut-être mieux que je garde de lui l’image qu’il avait la dernière fois que je l’ai rencontré. Plein de vie…

Femme 1 – Allez. Fais ça pour lui. Je suis sûre que ça lui aurait fait plaisir de te voir une dernière fois

Femme 2 – Bon.

Elle se dirige sans enthousiasme vers le côté cour et disparaît.

Sa soeur reste seule, et écrase à nouveau une larme.

L’autre revient au bout d’un instant, un peu perturbée.

Femme 1 – Ça va…?

Femme 2 (embarrassée) – Tu m’as bien dit que c’était là, la porte à droite ?

Femme 1 – Oui, pourquoi ?

Femme 2 – C’est pas lui.

Femme 1 – Tu ne l’as pas vu depuis dix ans. Il a changé, forcément.

Femme 2 – Il n’a pas changé de sexe, quand même… C’est une femme, là, dans le cercueil.

Femme 1 – T’es sûre…?

Femme 2 – Une femme qui ne lui ressemble pas du tout, hein…. Tu ne t’en es pas rendu compte ?

Femme 1 – J’étais tellement bouleversée, ce matin. J’ai laissé tomber mes lentilles dans le lavabo. Ça doit être la porte de gauche. Il y a deux chambres funéraires… Je vais aller voir.

Femme 2 – Je crois qu’il vaut mieux que ce soit moi…

Elle repart côté cour, laissant sa soeur encore plus bouleversée, et revient au bout d’un instant.

Femme 1 – Alors ?

Femme 2 – C’est pas lui non plus.

Femme 1 – T’es sûre ?

Femme 2 – À moins qu’il nous ait caché toute sa vie qu’il était noir… Fais voir le faire-part ? Tu t’es peut-être trompée d’adresse. Des chambres funéraires, il y en a un peu partout…

Femme 1 – Oh, mon Dieu… Ça m’a tellement retournée, d’apprendre qu’il était mort. Et maintenant, on ne va même pas pouvoir assister à son enterrement…

Elle sort le faire-part de son sac et le tend à sa soeur.

Femme 2 (jetant un coup d’oeil au faire-part) – Non, pourtant, c’est bien là, je ne comprends pas… (Continuant à lire à haute voix) Ont la douleur de vous faire part du décès de Monsieur… Mais c’est pas son nom !

Femme 1 – C’est pas possible ! Fais voir…

Elle prend le faire-part que lui tend sa soeur, et le regarde en plissant les yeux, pour tenter de compenser l’absence de ses lentilles.

Femme 1 – Merde ! C’est le nom des voisins… Ça arrive au moins une fois par mois que le facteur se trompe de boîte. Il faut dire qu’entre Martinez et Ramirez… J’ai pas fait attention.

Femme 2 (consternée) – Donc, il n’est pas mort…

L’autre la regarde avec un air pitoyable.

Femme 1 – Je suis vraiment désolée…

Silence embarrassé.

Femme 1 – Qu’est-ce qu’on va faire de la couronne ?

Femme 2 – Je ne pense pas qu’ils vont nous la reprendre, hein…? T’imagines un peu, si les fleuristes se mettaient à rembourser les fleurs après les enterrements… On n’a qu’à la laisser pour fleurir la tombe du défunt de tes voisins.

Femme 1 – Surtout qu’ils n’avaient pas l’air de beaucoup y tenir. Ils ne sont même pas venus…

Femme 2 – C’est normal, c’est toi qui as le faire-part…

Femme 1 – Merde, c’est vrai. Comment je vais leur annoncer ça, moi…

Femme 2 – Ah, oui… Je crois que là, tu vas avoir besoin de tout le tact dont tu es capable…

Femme 1 – Enfin… La bonne nouvelle, c’est qu’il n’est pas mort… (Soupirant) – Moi qui avais déjà presque fait mon deuil…

Femme 2 – Comme ça ce sera fait, hein ?

Elles s’en vont.

Femme 1 – Oh, mon Dieu…

Femme 2 – Tu vas aller le voir ?

Femme 1 – Qui ?

Femme 2 – Ben lui !

Femme 1 – Pourquoi j’irais le voir ?

Femme 2 – Je ne sais pas, moi. Tu tenais absolument à lui dire un dernier adieu. Ben comme ça tu pourrais le faire de son vivant…

Noir.

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Dead line

Un homme est assis en face d’un autre installé devant un ordinateur.

Un (consultant son écran) – Alors, d’après tous les renseignements que vous nous avez fournis, ce serait pour le… 27 décembre 2041 dans la soirée.

Deux – Ah…

Un – Ça vous pose un problème ? Si je ne me trompe, vous aurez 76 ans et 3 mois… C’est un peu jeune, bien sûr, mais… Compte tenu de votre hygiène de vie, et de votre logement plutôt insalubre… Croyez-moi… Vous ne pouviez guère espérer mieux…

Deux – Oui, bien sûr, mais… Le 27 décembre, c’est en plein dans les fêtes… Ça ne m’arrange pas. Ma femme et moi, on tient un magasin de chocolat. On fait la moitié de notre chiffre d’affaires de l’année à cette époque là…

Mimique de l’autre pour dire qu’il n’y peut rien.

Deux – Et si j’arrêtais de fumer…?

Un – Ah, là, évidemment… Voyons voir… (Il pianote sur son ordinateur) Non-fumeur… Vous n’envisagez toujours pas de déménager…?

Deux – C’est à côté du magasin… et avec la flambée des prix de l’immobilier…

Un – Bien… Ça nous ferait donc… le 29 février 2044… C’est une année bissextile…

Deux – Mmmm…

Un – Vous gagnez presque trois ans.

Deux – Est-ce que ça vaut vraiment le coup…

Un – Ah, ça, c’est vous qui voyez.

Deux – Et si j’arrêtais aussi les apéritifs…?

Un – Il faut bien vivre…

Deux – Vous avez raison… On ne peut pas se priver de tout… (Un temps) Et ma femme…?

Un – Oh, ça, vous savez, ça n’a guère d’incidence. Ce serait même plutôt bon pour le coeur… et pour la prostate.

Deux – Non, je veux dire ma femme, euh… C’est prévu pour quand…?

Un – Ah… Désolé… Mais… C’est strictement confidentiel…

Deux – Mais… Avant, ou après moi…?

Un – Même si je le savais, je ne pourrais rien vous dire… Vraiment…

Deux – Mmmm… (Songeur) Elle ne fume pas…

Un – Oh, vous savez, des fois, ça ne veut rien dire. Et puis il faut aussi prendre en compte le tabagisme passif…

Deux – Elle m’oblige à fumer sur le balcon…

Un – Elle peut avoir un accident… Elle fait beaucoup de kilomètres par an en voiture ?

Deux – Elle ne conduit pas…

L’autre prend un air désolé.

Un – Les piétons aussi peuvent se faire écraser en traversant la rue, vous savez… Et puis il y a aussi les accidents domestiques… Une fuite de gaz… Une chute dans l’escalier…

Deux (songeur) – Un sèche-cheveux qui tombe dans la baignoire…

Un – Ça vous tient tant à coeur que votre femme parte avant vous ? (Complice)Vous voulez lui épargner la peine de vous survivre, c’est ça…?

Deux – C’est pas ça… C’est pour le caveau de famille… Depuis que ma mère est morte, il ne reste plus qu’une place…

Un – Et…?

Deux – Eh bien… Je m’entendais très mal avec ma mère… Je ne tiens pas à… Vous comprenez…? Alors si ma femme part la première, ça résoudrait le problème… Elle prend la dernière place, et moi je peux aller m’installer ailleurs… Sans que ça fasse d’histoires…

Un – Je comprends…

Deux – Et si je me mettais à faire un peu de sport…?

Un – Si ce n’est pas un sport trop dangereux… Vous pensiez à quoi ?

Deux – Je ne sais pas, moi… La pétanque…

Un – Vous ne pouvez pas imaginer le nombre de fractures du crâne qu’on dénombre chaque année chez les amateurs de boules…

Deux – Bon… Tant pis… Va pour le 27 décembre 41…

Il se lève pour partir, puis se ravise et se retourne une dernière fois vers son interlocuteur.

Deux – Au fait, j’ai oublié de vous demander… Je meurs de quoi, au juste…? Cancer du poumon ?

Un (pris au dépourvu) – Ah, oui, c’est vrai, je suis désolé, j’ai complètement oublié de vérifier… Vous faites bien de me le demander…

Il vérifie sur son ordinateur avant de lever la tête avec un air embarrassé.

Un – Je vous avais prévenu que votre logement était insalubre…

Tête de l’autre qui ne comprend pas bien.

Un – Le balcon… Un effondrement… Finalement, je crois que vous feriez mieux d’arrêter de fumer…

Noir.

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Condoléances

Un homme se recueille devant ce qu’on comprendra être une tombe.

Un deuxième arrive.

Deux – Excusez-moi, je cherche la tombe de Polnareff…

Un – Il est mort ?

Deux – Autant pour moi… Je voulais dire Gainsbourg, bien sûr…

Un – Au fond de l’allée, à gauche… Vous ne pouvez pas vous tromper… Il y a plein de mégots autour…

Le deuxième s’apprête à y aller, puis se ravise et regarde à son tour la tombe devant laquelle est planté le premier.

Deux – C’est quand même un drôle de truc, les cimetières, quand on y pense.

Un (ailleurs) – Oui…

Deux – Est-ce que les morts sont radioactifs, pour qu’on les enterre dans des enceintes confinées pendant des siècles, comme des déchets nucléaires ?(Absence de réaction de l’autre) Moi, je suis pour l’incinération, pas vous ?

Un – Pardon ?

Deux – Vous la connaissiez ?

Un – C’était ma maîtresse…

Deux – Ah, je suis désolé.

Un – Oh, c’est vraiment pas la peine… C’était une salope…

Deux – Allez, dites pas ça…

Un temps. Ils restent recueillis sur la tombe. Le deuxième voulant visiblement ne pas laisser le premier dans un aussi mauvais état d’esprit.

Deux – Alors c’est pour ça que vous venez seulement maintenant, après la cérémonie… Pour ne pas croiser le mari…

Un – Oui…

Deux (pris d’un doute) – Ce n’est pas vous qui l’avez tuée, au moins ?

L’autre semble surpris.

Un – Ah, non…! Elle est morte écrasée par un tramway… Elle sortait de chez moi pour aller me chercher mon briquet que j’avais oublié dans mon quatre-quatre… C’est en retraversant la rue que… Ils avaient inauguré la ligne la veille. Elle ne s’est plus souvenue…

Deux – C’est ça le problème, avec les tramways. C’est peut-être écologique, mais comme c’est électrique, on ne les entend pas arriver…

Le premier sort une cigarette et la met à sa bouche.

Un – Vous avez du feu…? Du coup, je n’ai plus de briquet…

Deux – Bien sûr.

Un (pris d’un doute) – Ce n’est pas interdit, au moins ?

Deux (lui donnant du feu) – Les cimetières, c’est le dernier endroit où on a encore le droit de fumer. Et puis si c’était un cimetière non fumeur, ils n’y auraient pas enterré Gainsbourg…

Le premier tire sur sa cigarette avec un évident soulagement.

Un – C’est comme ça que son mari a appris notre liaison… Elle lui racontait qu’elle allait voir sa grand-mère à la maison de retraite. La grand-mère ne se souvient jamais de rien, c’était pratique. Mais comme le tramway lui est passé dessus en face de chez moi… Son mari a dû se douter de quelque chose…

Deux – Évidemment… Apprendre en même temps qu’on est veuf et qu’on est cocu…

Un – Depuis, je suis à pied…

Deux – Pardon…?

Un – Il a fait enterrer sa femme avec mes clefs ! Pour se venger, sûrement…

Deux – Vos clefs ?

Un – Les clefs de mon quatre-quatre ! Je les lui avais données… Pour qu’elle aille me chercher le briquet…

Deux – Ah, oui, bien sûr…

Un – Je suis allé à la présentation du corps, je les ai vues qui dépassaient de sa poche… Mais il y avait plein de monde… J’ai rien pu faire… Maintenant, je ne sais plus comment les récupérer…

Deux – Mais vous n’avez pas un double…?

Un – Si… C’est ma femme qui l’a…

Deux – Vous n’avez qu’à lui dire que vous avez perdu les vôtres…

Un – On est séparés… (Désignant la tombe) Cette salope venait de lui apprendre que je la trompais avec elle… Alors il y a peu de chance que mon ex-femme me rende le double des clefs…

Deux – Je vois…

Un – Il va bientôt faire nuit… (Un temps) Vous n’auriez pas une pelle ?

Deux – Vous plaisantez ?

Un – Vous n’avez pas de pelle… Vous êtes en voiture ?

Deux – Je vous ramène ?

Un – Volontiers. Vous allez de quel côté ?

Deux – La Butte aux Cailles.

Un – Tiens, c’est marrant, c’est là qu’habitait ma maîtresse.

Deux – Je sais… Je suis son mari…

Un – Ah, d’accord… J’ai eu un doute, aussi, quand j’ai vu le briquet…

Le premier ressort le briquet de sa poche.

Deux – Ah, oui, excusez-moi… Je vous le rends, bien sûr… Je ne savais pas qu’il était à vous… J’étais étonné, aussi, de trouver ça dans sa main, quand ils me l’ont ramenée. Comme ma femme ne fume pas… Enfin, ne fumait pas…

L’autre prend le briquet.

Un – Merci. (Jetant un regard au briquet) Pas une égratignure… C’est un miracle…

Deux – Ma femme, en revanche…

Un (rangeant le briquet dans sa poche) – J’y tiens beaucoup… C’est elle qui me l’avait offert…

Deux – Mais pour vos clefs… Je suis vraiment désolé… Je vous jure que je n’étais pas au courant… Je n’ai pas eu l’idée de lui faire les poches…

Un – Je vous crois… Vous avez l’air d’un brave type…

Ils s’apprêtent à partir.

Un – Mais je croyais que vous cherchiez la tombe de Gainsbourg ? C’est pour ça que je ne me suis pas méfié… C’était pour me piéger…?

Deux – Pas du tout… Pendant la cérémonie, évidemment, je n’ai pas eu trop le temps de flâner… Je me suis dit que je reviendrai plus tard pour faire un peu de tourisme… Ça fait rien, ce sera pour une autre fois… (Un temps) Je me suis toujours demandé ce qu’on faisait des morts quand les cimetières étaient pleins…?

Un – On les oublie… À part quelques célébrités… Ça doit être ça l’immortalité. Une concession perpétuelle…

Ils s’éloignent.

Un – C’est vrai que c’est un bel endroit…

Deux – C’est elle qui a tenu à être enterrée ici…

Un – Ça doit coûter bonbon, non ? C’est très people…

Deux – Ça vous pouvez le dire… C’était son côté show-biz…

Ils s’en vont.

Deux – Vous avez raison, c’était vraiment une salope…

Un – Allez, dites pas ça…

Noir.

Morts de rire

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Les trois coups

Deux personnages (hommes ou femmes) entrouvrent le rideau (ou pointent leurs têtes des coulisses) pour regarder plus ou moins discrètement les spectateurs déjà installés en attendant le début du spectacle.

Un – C’est qui, cette vieille dame, au premier rang, avec son appareil auditif ?

Deux – Ben c’est l’ayant droit…

Un – L’ayant droit…?

Deux – L’arrière petite nièce de l’auteur ! C’est à elle qu’on a dû demander l’autorisation de jouer. Et crois-moi, les héritiers, c’est encore plus casse-couilles que les auteurs vivants…

Un (soupirant) – À quoi bon monter des auteurs morts s’il faut payer les ayants droit…

Deux – Enfin, celui-là, plus que dix ans et il tombe dans le domaine public…

Un – Espérons au moins que le spectacle va lui plaire.

Deux – Ça ce n’est pas vendu. Elle a assisté à la création de la pièce en 1927. Alors évidemment, elle a des a priori…

Un – Pourquoi elle est venue, alors ?

Deux – Pour compter les spectateurs, j’imagine, et vérifier qu’on ne l’arnaquerait pas sur ses dix pour cent. Et dire qu’on a été obligé de l’inviter, pour l’amadouer…

Un – Pour l’instant, elle a les yeux fermés. Elle se concentre, ou elle dort ?

Deux – Ou alors elle est morte…

Un – Ah, non, elle ronfle…

Deux – Il faudrait peut-être la réveiller. On va frapper les trois coups…

Un – Je vais demander à ce qu’on les frappe un peu plus fort…

Noir. On frappe les trois coups…

Morts de rire

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Rideau

Le premier se tourne vers le deuxième.

Un – Alors ça y est, c’est fini ?

Deux – En tout cas, on est plus près de la fin que du début…

Un – Bon… Ben il va falloir y aller, alors.

Deux – On dirait, oui…

Un – C’était pas si mal… On peut revenir ?

Deux – Ça…

Un – Et on se souvient vraiment de rien ?

Deux – À quoi ça servirait de revenir…

Le premier commence à partir et, voyant que l’autre ne suit pas, se retourne.

Un – Vous ne venez pas ?

Deux – Je dois tout remettre en place, pour la prochaine représentation…

Un – Ah, d’accord… Vous êtes le…

Deux – Le spectacle continue.

Un – Bon courage…

Il s’en va. L’autre semble un peu découragé.

Deux (pour lui) – Il faut bien quelqu’un pour garder la boutique… Parfois moi aussi, j’aimerais bien passer cette porte, et tout oublier… Et puis revenir un matin et tout recommencer… Comme si c’était la première fois… (Il semble se raviser) Et si c’était vraiment la dernière ? (À celui qui s’en va) Attendez-moi, je viens avec vous…

Il tente de sortir mais ne trouve pas la porte.

Deux (résigné) – Pour moi ça n’a jamais commencé… Alors ça ne finira jamais…(Se tournant vers les spectateurs) À la prochaine…

Noir.

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Ce n’est pas la fin du monde

Alban est là. Eve revient.

Alban – Alors ?

Eve – Deux heures.

Alban – Deux heures…

Eve – À peu près.

Un temps.

Alban – Alors dans deux heures, tout ça aura cessé d’exister.

Eve – Et nous avec.

Alban – Je comprends ce que les dinosaures ont ressenti juste avant leur extinction.

Eve – Mais eux, ils n’étaient pas au courant.

Alban – On dit que les animaux sont les seuls à pouvoir prédire un tremblement de terre quelques heures avant. Va savoir. Les dinosaures ont peut-être eu le pressentiment de leur prochaine disparition.

Un temps.

Alban – Tu as peur ?

Eve – Je ne suis même pas sûre.

Alban – Après tout, ce n’est que la fin du monde.

Eve – Si j’étais la seule à devoir disparaître, je crois que je serais terrorisée. Mais de savoir que tout va s’arrêter pour tout le monde en même temps. Et que ce monde ne nous survivra pas.

Alban – En somme, ce n’est pas nous qui partons. C’est ce monde qui nous quitte.

Un temps.

Alban – Est-ce qu’il n’aurait pas mieux valu ne rien savoir.

Eve – Savoir ou ne pas savoir…

Alban – Quoi qu’il en soit, maintenant, on ne peut pas faire comme si on ne savait pas.

Un temps.

Alban – Deux heures. Pour un examen de conscience, c’est un peu court, non ?

Eve – Pour un état des lieux individuel, avant de résilier son bail, pas forcément. Mais pour faire le bilan de l’humanité toute entière…

Alban – Qu’est-ce que tu dirais, toi ? Globalement positif ?

Eve – Il ne s’agit pas seulement de mettre le positif en balance avec le négatif. Il faut aussi voir tout ce qu’il y a entre les deux. La matière noire. L’insignifiance. L’absurdité.

Alban – Si on pouvait encore douter de l’absurdité de ce monde, l’insignifiance de sa fin devrait achever de décourager ceux qui croyaient encore en Dieu.

Eve – Ils te parleraient d’apocalypse et de châtiment divin…

Alban – Jusqu’à présent, ma religion, c’était plutôt après moi le déluge. Je ne pensais pas que le déluge pourrait survenir de mon vivant…

Un temps.

Eve – Alors qu’est-ce qu’on fait ?

Alban – Je ne sais pas.

Eve – C’est curieux. Je m’étais souvent posé cette question. Qu’est-ce que je ferais s’il ne me restait qu’un jour à vivre. Ou une heure.

Alban – Et ?

Eve – Je pensais à des trucs idiots comme… Écouter La Callas ou faire l’amour.

Alban – On a encore le temps de faire les deux. À condition de le faire en même temps…

Eve – Mais là c’est différent. Ce n’est pas à ma vie que je dois donner un sens pendant les quelques instants qui me restent. C’est à la vie tout court.

Alban – On pourrait faire un enfant.

Eve – Ce serait beau comme un défi. Mais ça resterait complètement absurde.

Alban – On pourrait se suicider…

Eve – Pour pouvoir dire quand même : Après nous le déluge ?

Alban – Ce serait un geste de liberté.

Eve – Ce serait surtout une coquetterie.

Alban – Alors quoi ?

Eve – Comment donner encore un sens au passé dans un monde qui n’a plus d’avenir ?

Alban – Avant quand on disait jusqu’à la fin des temps, ça voulait dire toujours. La fin des temps… Je crois que cette fois nous y sommes.

Eve – Et après ?

Alban – Est-ce qu’il peut y avoir un après, après la fin des temps ?

Eve – Des temps nouveaux ?

Alban – Un recommencement ?

Eve – Un recommencement, ça n’aurait aucun sens.

Alban – Alors un commencement.

Eve – Tout est fini.

Alban – Tout commence.

Eve – Et tout ce qui a eu lieu n’a plus lieu d’être.

Alban – Je crois qu’il est temps…

On entend La Callas. Il se prennent dans les bras l’un l’autre.

Fondu au noir.

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