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Tiens voilà du Boudin

Un couple, admirant contre un mur invisible quelque chose qu’on ne voit pas.

Lui – C’est Bonnard, hein  ?

Elle – Non, c’est…

Elle s’approche et, se penchant, lit le nom du peintre sous le tableau.

Elle – Picasso.

Lui – Ah, oui…

Ils admirent longuement le tableau, puis passent à un autre.

Elle (joueuse) – Tu essaies de deviner ?

Lui – Si tu veux…

Il regarde le tableau attentivement.

Lui – Miro ?

Elle – C’est toi qui deviens miro. Faudrait penser au double foyer…

Lui – Milo ?

Elle – Milo! Tu veux dire Millet ?

Lui – Ah, oui! Je confonds toujours. L’Angélus de Millet, et la Venus de Milo.

Ils passent à un autre tableau.

Lui – A toi ?

Elle regarde avec attention.

Elle – Manet… ?

Il regarde le nom sous le tableau.

Lui (corrigeant) – Monet!

Elle – Oh…! C’est un peu pareil, non ?

Ils passent à un autre tableau.

Elle (très sérieusement) – Tiens, voilà du Boudin…

Il la regarde, interloquée, puis ils regardent tous les deux le tableau.

Elle – C’est bien, hein ?

Lui – Oui, c’est…

Elle – C’est du Boudin.

Lui – Oui…

Silence.

Elle (pensif) – Je me demande toujours…

Lui – Quoi ?

Elle – Si je ne savais pas que c’était du Boudin, est-ce que je trouverais ça aussi bon.

Il la regarde sans comprendre.

Elle – Si j’ignorais que ces tableaux valent des milliards! Franchement, imagine que tu n’aies jamais entendu parler de La Joconde. Tu tombes dessus dans une brocante. À vendre. Cinq cents balles. Est-ce que tu peux affirmer, sincèrement, que tu l’accrocherais au-dessus de ta cheminée ? Cette gourde avec son sourire idiot ?

Il réfléchit.

Lui – On n’a pas de cheminée, de toute façon…

Elle – Non, il faut être honnête, on a beau avoir visité des dizaines de musées et des centaines d’expositions, est-ce qu’on ferait vraiment la différence entre une croûte et un chef-d’oeuvre… ?

Lui – On ne saura jamais. On ne voit que des chefs-d’oeuvre, dans les musées. C’est un tort, d’ailleurs. Dans chaque musée, ils devraient réserver une salle pour exposer exclusivement des croûtes. Le principe du test placebo, tu vois ? Histoire de vérifier si les autres tableaux sont vraiment beaux, ou si on les trouve beaux seulement parce qu’on nous a dit qu’ils l’étaient.

Elle – Oh… De toute façon, les musées, c’est comme les églises, hein  ? On y va surtout pour l’ambiance.

Lui – On n’a pas besoin d’être croyant pour être pratiquant, heureusement… C’est comme pour l’amour…

Elle le regarde, pas sûre de bien comprendre.

Lui – Non, je veux dire, c’est comme pour le mariage… Regarde-nous… On s’est bien mariés à l’église… Et pourtant on ne croit pas vraiment en Dieu…

Silence.

Elle – Tu te souviens de notre premier rendez-vous  ? Tu m’avais emmenée au musée Picasso…

Lui (nostalgique) – Ah, oui…

Elle – On était tellement émus… Ce n’est qu’à mi-parcours qu’on s’est rendu compte que c’était le musée Carnavalet…

Lui – Eh, oui… Ils sont tous les deux dans le Marais…

Elle (amusée) – Je commençais à me demander pourquoi les préliminaires duraient si longtemps…

Lui – Les préliminaires… ?

Elle – Enfin, je veux dire, euh… Picasso… Sa première période…

Lui – Ah, oui…

Silence. Ils commencent à s’éloigner.

Elle – Tu as entendu parler de cet artiste qui peint sous la mer ?

Il ne comprend pas bien.

Elle – Il a une combinaison d’homme-grenouille, il plante son chevalet sur les fonds marins et il peint des coraux.

Lui – Des Corots ?

Elle et Lui, Monologue Interactif

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Définition de l’amour (par défaut)

Définition de l’amour (par défaut)

Lui (à une interlocutrice imaginaire) – Ça fait combien de temps qu’on se connaît ? Vingt ans, au moins, non ? (Silence) Pourquoi on a jamais couché ensemble, au fait ? C’est vrai, on s’entend bien… On aurait même pu se marier! C’est marrant, je te vois un peu comme une ex. Alors qu’on n’est jamais sortis ensemble… On a failli, une fois, tu te souviens ? Tu m’avais fait boire. A moins ce ne soit le contraire. On a fini chez toi, complètement bourrés. On a rigolé comme des bossus pendant toute la nuit, mais on a oublié de coucher ensemble. C’est peut-être parce qu’on s’entend trop bien, justement. Ça manquerait un peu de piment. On s’ennuierait, à la longue. C’est vrai, on se marre bien, tous les deux, mais… Je ne m’imagine pas en train de faire l’amour avec une fille qui se marre. Bon, il y a rire et rire. Je peux faire rire une fille pour coucher avec elle. Mais alors coucher avec une fille qui me fait marrer…! Non, si je couchais avec toi, j’aurais l’impression de coucher avec un copain. Avec une copine, si tu préfères. Et puis je n’aime pas les blondes. Je sais, tu n’es pas blonde. Mais tu l’étais quand je t’ai rencontrée… J’ignorais que ce n’était pas ta couleur naturelle, moi! A quoi ça tient, hein ? Ce n’est pas que je n’aime pas les blondes, mais… Ça dépend. Ça devait être la couleur. Tu étais un peu trop blonde pour moi. Les filles trop blondes, je ne sais pas, ça me dégoûte un peu. Physiquement. Je ne sais pas pourquoi… Ça doit être une question de peau. Maintenant, c’est trop tard. Je t’imaginerai toujours dans la peau d’une blonde qui s’est faite teindre en brune. Et puis tu n’es pas vraiment brune… C’est pas châtain, non plus. Je ne sais pas comment appeler ça… C’est ni blond ni brun. Ce n’est pas que tu ne me plais pas, hein ? D’ailleurs, tu plais à tous les mecs. D’habitude, c’est plutôt motivant… Mais là, non. Non, je n’arrive pas à définir exactement pourquoi je n’ai jamais eu envie de coucher avec toi… Ça doit être ça, l’amour… Je veux dire, le «je ne sais quoi» qui fait qu’on a envie de baiser ensemble, ou plus si affinité. On a réussi à cerner ce que c’était, dis donc! Par défaut… Maintenant, pourquoi je me suis marié avec ma femme plutôt qu’avec toi ou une autre, alors là ? Bon, déjà, à elle, je lui plaisais. C’était moins compliqué. Si je ne lui avais pas plu, est-ce que je me serais accroché… ? Et si je m’étais accroché, est-ce que ça lui aurait plu… ? On ne le saura jamais. L’amour partagé, c’est plus simple, mais c’est moins… Comment dire… ? A vaincre sans péril, on a le triomphe modeste. D’ailleurs, je me demande ce qu’elle a bien pu me trouver ? Tu as une idée, toi…  ? Je pourrais lui demander, tu me diras, mais… Si elle me retourne la question… Des fois, il y a des sujets qu’il vaut mieux ne pas aborder. Un peu de mystère, dans le couple, ça ne peut pas nuire. Enfin, il ne faut pas exagérer, non plus. Une fois je suis sorti avec une fille. Au bout d’un an, elle m’a plaqué. Je lui ai demandé pourquoi. Elle m’a répondu qu’elle s’emmerdait au lit avec moi. Un an! Il y a des limites à la discrétion… Alors maintenant, pourquoi elle est sortie avec moi pendant un an ? Je n’ai même pas pensé à lui demander… Il devait quand même bien y avoir une raison! Ou alors elle m’a menti. Sur mes performances sexuelles, je veux dire… Pour se venger… Je ne dis pas ça parce que ça m’a vexé dans mon orgueil de mâle, hein ? Ça m’a un peu surpris, c’est tout. C’est vrai, j’ai plutôt la réputation d’être un bon coup. Et toi ? Non, je veux dire, et toi, tu ne veux vraiment pas me dire pourquoi tu n’as jamais eu envie de sortir avec moi ? (Inquiet)Tu n’es pas obligée de me répondre, hein ?

Et Retrouvailles

Elle arrive, avec un grand sourire.

Elle (ravie) – Tu me reconnais ?

Lui (se retournant embarrassé) – Non.

Elle (avec un air entendu) – C’était il y a quelques années, mais bon…

Lui – Ah, oui, peut-être…

Elle (un peu offusquée) – Peut-être ?

Lui – Si, si, ça me revient, oui… Comment ça va ?

Elle – Ça va. Qu’est-ce que tu fous là ?

Lui – Ben, rien. Et toi ?

Elle (inquiète) – J’ai changé à ce point là ?

Lui – Non, pourquoi ?

Elle – Tu n’avais pas tellement l’air de me reconnaître, tout à l’heure.

Lui – Excuse-moi, je ne m’attendais pas à te revoir, c’est tout.

Elle – En tout cas, toi, tu n’as pas changé, hein ?

Lui – Merci…

Elle – Alors, qu’est-ce que tu deviens ?

Lui – Bof, toujours pareil…

Elle – Toujours aussi bavard, hein ?

Il ne sait pas quoi dire.

Elle – Tu es revenu il y a longtemps ?

Lui – D’où ?

Elle – Ben, de là-bas!

Lui – Ah, euh… Oui. Enfin, non.

Ils se sourient bêtement, gênés.

Elle (émue) – Ça m’a fait plaisir de te revoir.

Lui (gêné) – Moi aussi…

Elle (sur un ton entendu) – Il faut que j’y aille, là, on m’attend.

Après une hésitation.

Elle – On s’embrasse ?

Lui – Ok…

Le prenant par surprise, elle lui roule un patin.

Elle (pathétique) – A une autre fois, peut-être.

Lui (perturbé) – Peut-être, ouais…

Elle – Bon ben, salut Paul!

Elle se détache de lui, les larmes aux yeux.

Lui – Ouais, salut.

Elle s’en va. Ils se font des petits signes. Il reste seul.

Lui (interloqué) – Paul ?

Elle et Lui, Monologue Interactif

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Quarantaine

Elle est assise sur le canapé. Il arrive.

Lui – C’est dingue, je viens encore d’avoir un coup de fil d’un ami d’enfance qui m’invite pour ses 40 ans. C’est incroyable, non ?

Elle – Si vous aviez 20 ans à la même époque, ce n’est pas très étonnant que 20 ans après vous en ayez 40 à peu près en même temps.

Lui – Non, ce qui est dingue, c’est que je n’avais plus aucune nouvelle de tous ces gens depuis des années… Et là, le téléphone n’arrête pas de sonner!

Silence.

Elle – Tu vas y aller ?

Lui – Ça me fait un peu peur. Ils ont dû changer, depuis tout ce temps.

Elle – Physiquement, tu veux dire ?

Lui – Physiquement, moralement… J’espère qu’ils ne sont pas trop décrépis.

Elle (minaudant) – Et moi ? Tu es sûr que je suis pas trop décrépie ?

Lui – Toi, j’ai eu le temps de m’habituer petit à petit. Mais eux, comme ça, tout d’un coup… C’est carrément Le Retour des Morts Vivants… C’est bizarre, ce besoin subi de se rassembler à l’approche de la quarantaine.

Elle – Ça s’appelle un anniversaire, non ?

Lui – On dit que les animaux se rapprochent des hommes en sentant venir la fin. Ça doit être quelque chose ça. Une sorte d’instinct grégaire. (Un temps) Qu’est-ce que je vais bien pouvoir lui offrir à celui-là, encore ?

Elle – Une convention-obsèques… ?

Lui – C’est cher, non ?

Elle – Je plaisante… Et toi ?

Lui – Moi aussi.

Elle – Non, je veux dire : Et toi, tu comptes faire quelque chose pour tes 40 ans ?

Lui – Qu’est-ce que tu veux que je fasse ? Tu as une idée pour empêcher ça ? En tout cas, je t’en prie, tu ne me prépares pas de fête surprise, hein… ? Si je ne vois plus tous ces gens depuis 20 ans, il y a sûrement une bonne raison.

Silence.

Lui – Tu as quel âge, toi, exactement ?

Elle le regarde, offusquée, mais ne répond pas.

Elle – Il faudrait peut-être qu’on invite les voisins à dîner, un de ces soirs.

Lui – Pourquoi ?

Elle – Pour rien!

Lui – Eux, ils ne nous ont jamais invités.

Elle – Avec des raisonnements comme ça…

Silence.

Lui – Ce n’est pas parce qu’on est voisins qu’on est obligés d’être amis.

Elle – Tous nos amis habitent à cinq cents kilomètres ! C’est sympa d’avoir des amis à côté de chez soi…

Lui – Oui, c’est pratique… Ça limite les frais de déplacement. Donc la pollution. On pourrait presque dire que c’est écologique, de sympathiser avec ses voisins.

Silence.

Lui – Qu’est-ce qu’il fait, lui, au juste ?

Elle – Je ne sais pas exactement. Je le vois partir tous les matins avec une mallette. Je ne sais pas où il va. La prochaine fois, je lui demanderai, si tu veux…

Lui – Et elle ?

Elle – Ils sont très discrets…

Lui – Ça risque d’être joyeux, ce dîner. Si on ne veut pas paraître intrusifs…

Elle – Tu pourras toujours parler de toi.

Lui – Ils ont des enfants, non ?

Elle – Tous les jours, il y en a trois qui sortent de chez eux pour aller à l’école. Je suppose que ce sont les leurs.

Lui – Ah oui… Un petit, un moyen et un grand… (Inquiet) Il faudra les inviter aussi ?

Elle – Non! On leur précisera que c’est une soirée entre adultes. Ça les mettra à l’aise.

Lui (pris d’un doute) – Tu me parlais bien des voisins d’en face ?

Elle – Des voisins d’à côté! Les voisins d’en face, ils ont déménagé il y a six mois, après leur divorce. Tu n’as pas vu le panneau à vendre ?

Lui – Non.

Elle – D’ailleurs, ils n’avaient pas d’enfants.

Lui – Ah, ouais… ?

Silence.

Elle – Ce ne serait pas la semaine ménage, par hasard ?

Lui – Ce n’est pas impossible. (Soupirant) Le ménage, c’est le ciment du couple… La preuve, un couple, on appelle ça un ménage. Quand on est trois, un ménage à trois.

Elle – Trois, ça peut aussi être un couple avec un enfant…

Lui – Chacun ses fantasmes.

Silence.

Elle – Alors ?

Lui – Tu crois vraiment qu’on a les moyens d’avoir un enfant en ce moment  ?

Elle – Ce n’est pas une question d’argent, tu le sais bien… Et puis on n’est pas si pauvre que ça…

Lui – On le sera avec une ribambelle de gosses…! Regarde ce qui se passe en Afrique, avec la natalité galopante… J’ai lu un bouquin, il y a des années : «L’Afrique Noire est mal partie». Eh ben ça ne s’est pas arrangé depuis… Aujourd’hui, plus personne ne pense sérieusement que l’Afrique pourrait aller quelque part… Sauf avec la dérive des continents… Plus les gens ont d’enfants plus ils sont pauvres…

Elle – Tu es sûr que ce n’est pas l’inverse  ?

Lui – En tout cas, si les pauvres ne faisaient pas d’enfants, au bout d’une génération, tout le monde serait riche… Prends les chinois. Ils n’ont plus droit qu’à un enfant. Eh bien ça va déjà mieux…

Elle – Alors commençons par en faire un…

Lui – Quand est-ce qu’on s’en occuperait, de cet enfant ? On n’a déjà pas le temps de passer un coup de balai ?

Elle – On prendrait une femme de ménage.

Lui – Où est-ce qu’on le mettrait, ce bébé ?

Elle – Tu pourrais installer ton bureau en bas.

Lui – Ça commence bien… Et toi ? Tu comptes arrêter de travailler ?

Elle – On prendra une nourrice.

Lui – En plus de la femme de ménage ? Ce n’est plus un ménage à trois, là, c’est une PME! Je ne suis pas sûr d’avoir l’esprit d’entreprise…

Silence.

Lui – On ne pourra plus sortir le soir.

Elle – On prendra une baby-sitter.

Lui – Je ne m’étais jamais rendu compte à quel point la natalité avait un effet direct sur l’emploi.

Elle – Et sur la consommation…

Lui – Couches, petits pots, jouets, soins médicaux…

Elle – Nouvelle voiture…

Lui – Finalement, tu as raison, je crois que cet enfant est capable de sortir le pays de la crise…

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Panne de télé

Un couple assis sur un canapé. La pièce est vide de tout autre meuble. Ils ne font rien, ne disent rien, et regardent fixement droit devant eux.

Elle – Qu’est-ce qu’il y a, ce soir, à la télé ?

Lui – Je ne sais pas. Pourquoi ?

Elle – Pour savoir… (Un temps) Tu ne veux vraiment pas qu’on en rachète une ?

Lui – Quand on avait la télé, on ne pouvait pas s’empêcher de la regarder!

Elle – C’est fait pour ça, non  ?

Lui – On était complètement abrutis! On ne faisait rien d’autre!

Ils regardent toujours fixement droit devant eux.

Elle (ironique) – Et maintenant, qu’est-ce qu’on fait ?

Lui – Qu’est-ce que tu veux qu’on fasse ?

Elle – Rien…

Lui – C’est déjà mieux que de regarder la télé… (Un temps) Quand il n’y avait qu’une chaîne, encore, ça allait. Maintenant avec le câble…

Elle (nostalgique) – Quand j’étais petite, on n’avait pas la télé. J’allais la regarder chez mon voisin…

Lui – Tu veux que je demande au voisin si tu peux aller regarder la télé chez lui ?

Silence.

Elle – On pourrait discuter.

Il lui lance un regard inquiet.

Elle – Puisqu’on n’a plus de télé, on pourrait en profiter pour discuter.

Lui – Vas-y, commence.

Elle réfléchit.

Elle – Tu m’aimes ?

Lui (interloqué) – On pourrait peut-être commencer plus progressivement…

Il réfléchit.

Lui – Qu’est-ce qu’on mange, ce soir ?

Elle – Mercredi, c’est le jour du poisson.

Lui – Normalement, c’est le vendredi…

Elle – Le vendredi, c’est poulet.

Lui – C’est pas très catholique, tout ça…

Silence.

Lui – Qu’est-ce que je prends comme poisson ?

Elle – J’irai. Il faut que j’achète des lentilles.

Lui – Chez Picard ?

Elle – Chez l’opticien… Je ne suis pas trop surgelés, en ce moment…

Lui – A propos de surgelé, tu as entendu parler de ce type qui s’est fait congelé ?

Elle – Il devait déjà être un peu givré. Si je prenais des maquereaux au poivre ?

Lui – C’est pas trop épicé ?

Elle – C’est poivré.

Silence.

Lui – Si un jour tu me trompais, tu me le dirais ?

Elle le regarde, surprise.

Elle – Tu veux dire : si tu me trompais, est-ce que je voudrais que tu me le dises ?

Lui – Aussi, oui…

Elle – Pourquoi tu me demandes ça ?

Lui – Comme ça, pour parler… Comme on n’a plus la télé.

Elle réfléchit.

Elle – Comment veux-tu que je réponde à cette question ?

Lui – Par oui ou par non.

Elle – Tu crois vraiment que c’est aussi simple que ça ?

Lui – Non ?

Elle – Répondre, c’est accepter déjà la possibilité que tu me trompes.

Lui – Et alors ?

Elle – C’est comme si tu me demandais : si je t’assassinais, tu préférerais que j’aille me livrer à la police après ou que j’essaie d’échapper à la justice ?

Il n’a pas l’air de comprendre le rapport.

Elle – Ça suppose que j’envisage tranquillement la possibilité que tu m’assassines. C’est ça la vraie question. La deuxième, est annexe.

Lui – Un adultère, ce n’est pas un crime, tout de même.

Elle – L’adultère conduit parfois au crime…

Il réfléchit, un peu inquiet.

Lui – Si je te trompais, tu pourrais me tuer ?

Elle – En tout cas, si je le faisais, j’irais certainement me livrer à la police après. La justice a toujours été très clémente pour les crimes passionnels…

Silence.

Elle – Donc, tu envisages tranquillement la possibilité de me tromper.

Lui – 95% des animaux sont polygames. Le reste ne vit en couple que le temps d’élever les gosses. Ça prouve bien que la fidélité, ce n’est pas un truc naturel…

Elle – On n’est pas des animaux.

Lui – Il y a quand même 5% d’animaux monogames. Ça ne fait pas d’eux des humains pour autant. Pourquoi la fidélité serait un critère d’humanité ?

Elle – C’est le fondement de la famille, qui est le fondement de la société.

Lui – Alors tu m’es fidèle par civisme ?

Silence.

Elle – Ça te pèse tant que ça, la fidélité ?

Lui – Non… Je me demande seulement si la fidélité a le même sens pour les hommes et pour les femmes.

Elle – Et alors ? Pourquoi les hommes sont fidèles, à ton avis ? Quand ils le sont, bien sûr…

Il réfléchit.

Lui – Pour éviter les complications… ?

Silence.

Lui – Je me demande si on ne ferait pas mieux de racheter une télé.

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Le temps des cerises

Un couple, assis sur un canapé.

Elle – Tu as vu ? Le cerisier est en fleurs.

Lui – Encore une année de passée…

Silence.

Elle – On est heureux… ?

Lui – Oui… (Un temps) On s’emmerde, non ?

Elle – Ensemble ?

Lui – En général.

Elle réfléchit.

Elle – On pourrait changer de canapé…

Lui – Qu’est-ce qu’on ferait de l’ancien ?

Elle – Partir en vacances…

Lui – Ce n’est pas la saison.

Elle – Faire une fête…

Lui – Pour fêter quoi ?

Elle (réfléchissant) – La floraison du cerisier !

Lui – Il paraît que les Japonais font ça, au printemps. Ils invitent des amis à admirer leur cerisier, en sirotant du thé, sans rien dire…

Elle – Il faudrait se dépêcher. Les premières pétales tombent déjà.

Lui – C’est masculin.

Elle – Quoi ?

Lui – Pétale. C’est masculin. Les premiers pétales. (Un temps) Et qui est-ce qu’on inviterait ?

Elle – Des amis.

Lui – Les gens ne sont jamais libres…

Elle – Il suffit de les prévenir à l’avance!

Lui – Tu leur proposes de prendre l’apéritif, ils sortent leur agenda. Au lieu de boire l’apéro, on discute d’une date éventuelle. La semaine d’après, ils te rappellent pour annuler et fixer une nouvelle date… (Un temps) Moi, quand j’ai envie de boire un coup, c’est tout de suite. Dans trois semaines, je n’aurai peut-être plus soif. Il n’y a plus aucune improvisation!

Elle – C’est peut-être parce que les gens ont peur de s’ennuyer, justement…

Lui – Tu verras! Ils ne seront pas libres. Ils te proposeront une date. En attendant, les pétales du cerisier seront par terre.

Elle – Un tapis de pétales, c’est joli aussi.

Lui – Aujourd’hui il fait beau. Quel temps il fera dans un mois ? En plus de faire coïncider les agendas, il faudrait consulter Météo France. Inviter des amis, ça devient encore plus compliqué que de prévoir une éclipse. (Un temps) Non… Plutôt que de risquer de m’amuser avec des tas de gens dans un mois, je préfère encore être sûr de m’ennuyer tout de suite avec toi.

Elle – C’est gentil…

Lui – La dernière fois, mon meilleur ami me laisse un message. Ça faisait six mois que je n’avais pas eu de ses nouvelles. Je le rappelle aussitôt et je lui propose de prendre un café. Il me répond qu’il n’est pas libre, qu’il m’appellera pour fixer une date. J’attends toujours. Je n’ai jamais su pourquoi il m’avait téléphoné…

Elle – Il avait peut-être un coup de cafard… ?

Lui – Je ne sais pas si après son coup de fil, il s’est senti beaucoup moins seul. Dans six mois il me rappellera, et ce sera la même chose. Alors c’est ça qu’on appelle des amis, maintenant ? (Un temps) Internet, c’est pareil, hein ? On nous dit que c’est «convivial». Tu n’adresses pas la parole à ton voisin, mais avec ça, tu vas pouvoir bavarder avec les Chinois en espéranto. Tu en connais beaucoup, toi, des Chinois ?

Elle – Quand j’étais petite, avec mon voisin d’en face, on essayait de communiquer en morse, la nuit, avec des lampes électriques. Ça ne marchait déjà pas très bien…

Lui – Les gens sont surbookés en permanence. Qu’est-ce qu’ils peuvent bien avoir à faire de tellement intéressant, au point de ne jamais avoir le temps de prendre un verre avec leur meilleur ami à l’improviste. Moi, j’essaie de rester disponible. Mais personne n’est jamais libre. Alors je m’emmerde… Tu ne t’ennuies pas, toi ?

Elle – Avec toi, jamais…

Silence.

Lui – Et si on se le prenait quand même, cet apéro ?

Elle – Tous les deux ?

Lui – Tu serais libre ?

Elle – Quand ?

Lui – Tout de suite.

Elle – Pas de problème.

Lui – Je vais chercher les verres.

Elle – Je m’occupe des cacahuètes.

On sonne.

Lui – On attend quelqu’un ?

Elle – Non. Qui ça peut bien être à cette heure-ci ? On va bientôt passer à table.

Il fait signe qu’il ne sait pas.

Lui – Les gens sont d’un sans gêne. On ne peut pas être tranquille cinq minutes, même le week-end.

Elle – Je vais aller ouvrir…

Lui – Je ne suis là pour personne.

Elle se retourne vers lui.

Elle – Et si c’est un ami ?

Il réfléchit.

Lui – Tu lui dis que notre cerisier du Japon est encore en fleurs… Et qu’il repasse quand il aura des cerises.

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Nuit de noces

Elle et lui s’affalent sur le canapé, visiblement exténués.

Elle – J’ai cru qu’ils ne partiraient jamais…

Lui – Il paraît que sept couples sur dix ne baisent pas pendant leur nuit de noces. Je comprends pourquoi…

Elle – On pourrait peut-être essayer de faire mentir les statistiques…

Lui – Tu oublies qu’on décolle à 6H45… De Beauvais…

Elle – De Beauvais  ?

Lui – Je t’ai dit ! J’ai eu les billets avec une enchère sur eBay…

Elle – Pourquoi les compagnies low cost décollent de la ville la plus déprimante de France… ? D’un autre côté, c’est vrai que quand tu pars de Beauvais, ça fait rêver d’atterrir n’importe où. Même à Bratislava…

Lui – Il paraît que c’est très beau, Bratislava… Au printemps…

Elle – Tu ne confonds pas avec Prague… ?

Lui – C’est à côté, non  ?

Elle – Les Seychelles c’est beau toute l’année… Et je te rappelle que le printemps, c’est que dans deux mois…

Lui – Oh, Les Seychelles… Tout le monde y va…

Elle – C’est sûr qu’un voyage de noces à Bratislava, c’est beaucoup plus original… On ne risque pas de croiser beaucoup de jeunes mariés dans l’avion… Le seul couple qui avait confondu Bratislava avec Brasilia a revendu ses billets sur eBay…

Lui – On se paiera Les Seychelles dans quelques années… Pour notre anniversaire de mariage…

Elle – C’est ça, pour nos noces d’argent… Quand je ne pourrai plus rentrer dans mon maillot de bain… (Soupir) La vie est mal faite. On devrait hériter à 20 ans, commencer à travailler à 50 à la fin de sa retraite, et faire des gosses à 70, histoire de pas vieillir tout seul… Et le mariage ferait office de dernier sacrement…

Lui – D’un autre côté, une vie sans belle-mère… Est-ce que ça vaut vraiment la peine d’être vécue…?

Elle – Tu crois que je t’aimerai encore, dans 20 ans ?

Lui – Est-ce que tu auras encore le choix…? Quand tu ne rentreras plus dans aucun maillot de bain…

Elle – Je connais une fille qui a dit non le jour de son mariage. Pour déconner. Elle voulait dire oui tout de suite après… Mais ça n’a pas du tout faire rire le maire. Elle a dû attendre six mois avant de pouvoir se représenter à la mairie… Il y a un délai de prescription, il paraît. C’est comme pour le permis de conduire. Tu peux pas le repasser tout de suite après l’avoir raté. Tu savais  ?

Lui – Non…

Elle – C’était chiant, ce mariage, non  ?

Lui – On ne se marie pas pour s’amuser…

Elle – Ne me dis pas que c’est pour partir à Bratislava depuis Beauvais au milieu de la nuit, parce que là, je commencerais vraiment à me demander si j’ai bien fait de dire oui… C’est dans quel pays, au fait, Bratislava ?

Lui – Je ne sais pas trop… Prague, c’était la capitale de la Tchécoslovaquie…

Elle – Alors tu ne sais même pas dans quel pays tu m’emmènes en voyage de noces ! Ma mère a raison, je ne sais vraiment pas où je vais, avec toi…

Lui – Attends… Prague, c’est la capitale de la Tchéquie… Bratislava, ça doit être la capitale de la Slovaquie. Ou de la Slovénie… En tout cas, c’est dans la zone euro ! On n’aura même pas à changer d’argent…

Elle – Et toi, tu m’aimeras encore, dans 20 ans… ?

Lui – Comment ne pas aimer toute la vie une fille qui accepte de me suivre dans un pays inconnu de la zone euro… ?

Elle – Si c’est une épreuve, alors…

Séquence émotion, interrompue par lui.

Lui – Je ne voudrais pas te presser, mais notre avion décolle dans deux heures. Et Beauvais, ce n’est pas la porte à côté…

Elle et Lui, Monologue Interactif

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Entrée des artistes

Le noir (et donc le silence) se fait, comme si le spectacle allait commencer. Mais il ne se passe rien pendant un temps assez long pour que le malaise s’installe. La lumière se rallume dans un coin de la salle où un spectateur et une spectatrice qui ne se connaissent pas sont assis l’un à côté de l’autre. L’homme compulse nerveusement l’Officiel des Spectacles. Il regarde sa montre. La femme puise dans un grand pot de pop corn. Elle grignote de façon compulsive et peu discrète.

Lui – Excusez-moi, vous savez ce qui se passe… ?

Elle (avec un geste d’ignorance) – On attend les comédiens…

Lui – Jusqu’à maintenant, il n’y avait que les spectateurs qui arrivaient en retard au théâtre. Si les acteurs s’y mettent aussi…

Silence.

Elle (inquiète) – Je peux voir votre Officiel. Au cas où la représentation serait annulée…

Il lui tend son Officiel. Elle ne sait pas comment le saisir avec son pot géant de pop corn entre les mains.

Elle (lui tendant son pot de pop corn) – Vous en voulez ?

Il hésite, puis accepte, pour la débarrasser. Elle feuillette l’Officiel mais semble s’y perdre. Il mange un pop corn et fait la moue.

Elle (renonçant) – Excusez-moi, j’ai l’habitude de Pariscope…

Lui (avec un air dégoûté) – Je n’aime pas trop le pop corn non plus…

Elle lui rend son Officiel et récupère son pop corn.

Elle – De toute façon, c’est foutu pour une séance de cinoche… Tant pis, je préfère attendre.

Lui – J’espère que ça vaut le coup…

Elle (inquiète) – Les critiques sont mauvaises ?

Lui (regardant derrière lui) – Il n’y a pas grand monde dans la salle…

Elle – Remarquez, les critiques, ça ne veut rien dire, hein… Des fois au théâtre, on voit de ces trucs. Encensés par Télérama. Ça dure des heures. Personne n’ose dire qu’il s’emmerde de peur de passer pour un con. Après, on vous dira : la preuve que c’est une pièce profonde, vous n’avez rien compris.

Lui – Avec la comédie au moins, les gens simples ont parfois de bonnes surprises. Même quand les critiques ont trouvé ça sinistre… C’est très dur de faire rire un critique.

Elle – Vous êtes critique ?

Lui – Pas vous ?

Elle – Comédienne…

Lui – Ah, oui…

Elle – À part les comédiens et les critiques, plus personne ne va au théâtre. Un spectateur sur deux est un acteur. On finira par ne plus savoir où est la scène…

Lui – Vous connaissez la pièce ?

Elle – Non… Mais j’ai une amie qui joue dedans. Je viens la voir… pour lui faire plaisir.

Lui – C’est une actrice connue ?

Elle – Elle fait surtout du théâtre…

Lui – Dans ce cas… (Un temps, soupçonneux) Vous êtes vraiment comédienne ?

Elle (inquiète) – Vous trouvez que je joue mal ?

Lui – Non, non… Vous jouez très bien.

Elle – Comédienne le soir et… gardienne de musée pendant la journée.

Lui – Vu la modernité du répertoire, c’est un peu le même métier…

Silence.

Elle – Je n’ai plus de pop corn.

Lui (soupirant) – On sera peut-être morts de faim avant le début de la pièce.

Elle – Oui, on dirait qu’ils nous ont oubliés…

Lui – Dans quelques années, une femme de ménage retrouvera nos deux squelettes l’un à côté de l’autre, la main dans la main.

Elle – La main dans la main… ?

Lui – En voyant venir la fin, on s’abandonnera peut-être à un élan de tendresse. On est un peu comme deux naufragés sur une île déserte, hein ? On n’a pas tellement le choix…

Elle – Vous croyez qu’ils vont nous rembourser ?

Lui (étonné) – Vous avez payé ?

Elle – Non…

Lui – Dans ce cas…

Ils se lèvent pour partir.

Lui – On pourra toujours revenir un autre jour…

Elle – La pièce ne sera sans doute plus à l’affiche. Vu son immense succès…

Lui – On ira en voir une autre.

Elle – C’est une invitation… ?

Lui (sortant un carton) – Pour deux personnes.

Elle – J’espère que cette fois ça commencera à l’heure… C’est quoi cette pièce… ?

Lui (lisant le carton) – Elle et Lui…

Ils échangent un regard dubitatif.

Elle – Ça n’a pas l’air très gai…

Lui – N’oubliez pas de rallumer votre portable…

Elle – Ah tiens, c’est vrai, j’avais encore oublié de l’éteindre.

Ils s’en vont. Noir dans la salle.

Elle et Lui, Monologue Interactif

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Kidnapping

Kidnapping

En ouvrant la porte de chez elle, de retour d’une dure journée de travail, Laurence fut surprise de ne pas voir Léa, sa fille, courir vers elle pour l’accueillir, comme à son habitude. Peut-être avait-elle traîné un peu sur le chemin de l’école… C’est en revenant vers l’entrée qu’elle vit le mot qu’on avait glissé sous la porte. Elle le ramassa et le parcourut fiévreusement : « Si vous voulez revoir votre fille vivante, rendez-vous ce soir à la Renardière avec votre mari, et 300.000 euros. Je vous conseille de ne pas prévenir la police ». Laurence sentit son sang se glacer dans ses veines.

En arrivant à la villa située dans les environs de Senlis, Laurence fut d’abord frappée par l’état d’abandon du parc. Puis elle remarqua le panneau « A vendre », symbolisant l’échec de son mariage avec Vincent. Elle sut, en apercevant la lumière du vestibule, que son mari était déjà là. Elle ne l’avait plus revu depuis ce fameux soir où elle avait découvert qu’il la trompait avec son assistante. Quelques heures plus tôt, elle avait dû faire un effort pour composer le numéro du cabinet d’ophtalmologie. A présent, par delà l’angoisse qui la tenaillait depuis la disparition de sa fille, elle éprouvait une immense appréhension à l’idée de revoir l’homme qu’elle avait aimé.

Lorsqu’elle pénétra dans le salon, elle aperçut Vincent, de dos, parlant au téléphone. Il raccrocha au moment où elle entrait dans la pièce, et se tourna vers elle. Il n’avait pas vraiment changé, mais semblait fatigué. Etait-ce sa maîtresse qui l’épuisait à ce point ? « Tu as l’argent ? » demanda-t-elle pour rompre le silence. « Oui, ne t’inquiète pas ». Ne pas s’inquiéter ! Il en avait de bonnes. On avait kidnappé leur fille, et c’est tout ce qu’il trouvait à dire ?

Laurence s’efforça de recouvrer son sang froid. « Le ravisseur a appris que nous venions de vendre la villa, et il en aura profité pour exiger une rançon » lâcha-t-elle. Vincent, mal à l’aise, ne répondait rien. Elle poursuivit ses réflexions. « Mais pourquoi nous avoir donné rendez-vous ici ? La maison est vendue, tu ne devrais plus avoir les clefs… ». Un doute surgit dans l’esprit de Laurence. « Comment es-tu entré ? ». Vincent sortit de sa réserve. « J’avais gardé un double ! De quoi me soupçonnes-tu encore ? ». Elle soupira. « Il y a bien des choses dont je ne te croyais pas capable… ».

Leur aimable conversation fut interrompue par la sonnerie du téléphone. Vincent décrocha, écouta quelques instants en silence, puis raccrocha. « C’était le ravisseur » déclara-t-il. « Il veut s’assurer que la police n’est pas dans le coin avant de se manifester. Il nous recontactera ». Laurence sentit l’air lui manquer. « Ne me dis pas que nous allons passer la nuit ici ! ».

Ce fut pourtant ce qui arriva. L’attente était insupportable. Heureusement qu’ils n’avaient pas prévenu la police, car le ravisseur semblait sur ses gardes. D’après Vincent, sa voix, au téléphone, était masquée. Comme s’il parlait à travers un foulard. Impossible de savoir s’il s’agissait d’un homme ou d’une femme. « Je t’ai renvoyé les papiers du divorce » lâcha Vincent. « Je sais », répondit-elle laconique. « Tu les as signés ? » poursuivit-il sur un ton détaché. « Pas encore » lâcha-t-elle la gorge serrée. « Tu es tellement pressé de te remarier avec ton assistante ? ». Il la regarda d’un drôle d’air. « Je ne vois plus Mélanie… Mais toi ? Tu as sûrement trouvé quelqu’un pour te tenir compagnie… ». Elle n’était pas mécontente de constater la jalousie de Vincent, et décida de ne pas le détromper. « Tu te crois irremplaçable ? ».

Ayant fait le tour des amabilités que peut échanger un couple en instance de divorce, ils finirent par se taire et Laurence, épuisée par toutes ces émotions, ne tarda pas à s’assoupir dans son fauteuil. Quelques heures plus tard, un bruit strident la tira d’un horrible cauchemar. Le ravisseur avait pris les traits de Mélanie. Non contente de lui avoir volé son mari, cette garce voulait lui arracher sa fille, qui se débattait en poussant des cris suraigus.

Revenant à la réalité, Laurence se rendit compte qu’il s’agissait de la sonnerie du téléphone. Vincent venait de raccrocher le combiné. « C’était lui » annonça-t-il d’une voix grave. « Il veut que nous déposions l’argent sur la margelle du puits, au fond du parc ». Laurence se leva d’un bond. « Faisons ce qu’il demande. Qu’il aille au diable avec son argent, et qu’il nous rende notre fille ! ». Vincent acquiesça sans un mot, et sortit de sous le canapé une mallette que Laurence n’avait pas encore vue jusque là. « Je vais y aller seul, c’est plus prudent » dit-il d’une voix étrangement calme. Comme Vincent se dirigeait vers la porte, Laurence fut à nouveau prise d’un doute. Quelque chose clochait dans toute cette histoire. Elle se dirigea vers Vincent, lui arracha la mallette et l’ouvrit. Elle était vide !

« C’était donc ça ! » s’exclama Laurence hors d’elle. Tu as fait enlever ta propre fille pour récupérer la moitié de l’argent qui me revenait sur la vente de la maison… ». Vincent baissa les yeux, visiblement abattu, et sortit de sa poche un revolver. Laurence eut un mouvement de recul. « Non, Laurence. La vérité, c’est que j’ai annulé au dernier moment la vente de La Renardière. Je n’ai pas pu me résoudre à céder à un inconnu cette maison où nous avons été si heureux tous les trois. J’espérais encore que tu ne signerais pas les papiers du divorce… Si je t’ai menti au sujet de l’argent, c’était pour ne pas t’affoler. Je n’ai pas la somme que réclame le ravisseur ». Vincent brandit le pistolet. « La seule solution, la voilà… ». Quelque chose, dans la voix de Vincent, acheva de convaincre Laurence qu’il ne mentait pas. Elle alla vers lui et ils s’étreignirent longuement. « Pardonne-moi » dit-elle. « C’est à toi de me pardonner » répondit-il. « Mais maintenant, il faut sauver notre fille. « Je viens avec toi » lâcha-t-elle sur un ton sans appel.

Quelques minutes plus tard, Vincent et Laurence approchaient du lieu où ils devaient déposer la rançon. Le jour se levait à peine, et le brouillard était encore épais. A quelques mètres du puits, ils aperçurent une forme humaine. Vincent eut bien l’idée de tirer au jugé en direction du ravisseur. Mais Laurence l’en dissuada. En agissant ainsi, il perdait tout espoir de revoir leur enfant. Ils firent encore quelques pas en se serrant un peu plus fort par la main. Les événements dramatiques auxquels ils avaient dû faire face ensemble depuis la veille avaient fini par les rapprocher. C’est alors qu’ils distinguèrent les traits de la frêle silhouette qui les attendait. Ceux de leur fille Léa… « C’est le seul moyen que j’ai trouvé pour que nous soyons à nouveau réunis » confessa-t-elle avec un sourire embarrassé.

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Le mystère de la chambre rouge

Le mystère de la chambre rouge

Au cours de ma carrière, j’en avais pourtant vu de toutes les couleurs. Mais cette affaire apparemment banale m’obsédait. J’étais devant un puzzle dont une seule pièce me manquait encore pour parachever le portrait du coupable.

Tout avait commencé lorsqu’on m’avait appelé pour enquêter sur un vol de bijoux, perpétré dans un hôtel de luxe de l’Ile Saint-Louis, à Paris. La chambre d’une riche cliente avait été visitée pendant la journée, et on lui avait dérobé un collier de perles estimé à plusieurs dizaines de milliers d’euros. À l’évidence, le voleur faisait partie du personnel de l’hôtel, ou de sa clientèle. En effet, il était peu probable qu’un inconnu ait pu s’introduire dans l’enceinte du palace sans être immédiatement repéré. La serrure de la porte de la chambre, par ailleurs, n’avait pas été forcée.

Je commençais par interroger le réceptionniste, témoin essentiel dans cette affaire de larcin, pour ne pas dire suspect numéro un dans la mesure où, gardien de toutes les clefs des chambres, il aurait parfaitement pu pénétrer dans l’une d’elles pour se servir. En outre, il était bien placé pour être au courant des allées et venues des clients, et aurait donc pu agir sans crainte d’être dérangé. L’homme me donna sa version des faits. « Lorsqu’un client quitte momentanément l’hôtel, il laisse sa clef à la réception » m’expliqua-t-il. « Je l’accroche ensuite immédiatement au tableau. ».

J’observais avec curiosité le tableau arc-en-ciel situé derrière le réceptionniste. Prévenant ma question, ce dernier m’en donna l’explication. « Chaque chambre de cet hôtel porte le nom d’une couleur. Il y a la chambre bleue, la chambre jaune, la chambre rose… La clef de chaque chambre est identifiée par un porte-clef de la couleur correspondante. Et chaque porte-clef trouve naturellement sa place sur ce tableau multicolore. C’est dans la chambre rouge que le vol a eu lieu. ». Je hochai la tête d’un air dubitatif. « Vous paraît-il possible qu’un autre client de l’hôtel ait pu… emprunter cette clef à votre insu, et la remettre à sa place après avoir commis son forfait ? ». L’homme hésita avant de me répondre. « Pour la tranquillité de nos hôtes, j’aimerais vous répondre que non. Mais l’honnêteté m’oblige à vous avouer que ce n’est pas à exclure. Il peut m’arriver de m’absenter quelques instants de la réception pour régler un problème quelconque… ». L’homme semblait ne pas avoir encore tout dit. Je l’encourageai donc à poursuivre. « Et l’après-midi où le vol a eu lieu, vous n’avez rien noté de particulier ? ». Il hésita à nouveau avant de lâcher : « Vers seize heures, j’ai quitté la réception à peine une minute pour fumer une cigarette dehors. Puis une autre fois vers dix-sept heures pour passer aux toilettes… Je n’ai rien vu la première fois. Mais la deuxième, lorsque je suis revenu, j’ai remarqué que la clef de la chambre rouge était accrochée à la place de celle de la chambre rose. Je n’y ai pas prêté attention sur le coup, même si je ne commets jamais moi-même ce genre d’erreur. Je l’ai remise à sa place, c’est tout. Mais après ce qui s’est passé… Oui, il est possible que quelqu’un ait emprunté la clef de la chambre rouge dans ce laps de temps… ».

Le vol ayant eu lieu en milieu d’après-midi, cela mettait les femmes de ménage hors de cause, puisqu’elles n’avaient accès aux chambres que jusqu’à quatorze heures. Restait donc à interroger les clients de l’hôtel. En commençant par la locataire de la chambre rouge elle-même. Cette riche veuve ne se fit guère prier pour me donner tous les détails de sa mésaventure. Elle déclara avoir quitté l’hôtel vers quatorze heures trente pour se rendre chez une amie à Neuilly. Elle était alors certaine que son collier se trouvait encore dans son tiroir, puisqu’elle avait hésité à le mettre pour sortir avant d’y renoncer. Je lui fis remarquer qu’il avait été bien imprudent de sa part de ne pas avoir placé un bijou de cette valeur dans le coffre de l’hôtel. Elle en convint, un peu embarrassée. Même si visiblement, l’étendue de sa fortune lui permettait de ne pas faire un drame de la disparition de ce précieux collier, que son assureur lui rembourserait peut-être malgré tout, en dépit de sa négligence.

Il ne me restait plus à présent qu’à interroger tous les autres pensionnaires de l’hôtel, que je reçus un à un dans le confortable salon de cet établissement très sélect. Pour ne pas heurter sa clientèle huppée, le directeur du palace m’avait expressément demandé d’éviter à ses clients l’humiliation d’une convocation inutile au commissariat. À moins, bien sûr, de soupçons très fondés concernant l’un d’entre eux.

Je n’avais plus qu’une dizaine de personnes à voir, et un épais mystère entourait toujours cette affaire. C’est alors que je trouvai enfin la pièce qui me manquait pour compléter le puzzle. En effet, dès que cet homme plutôt élégant s’assit en face de moi dans le profond canapé du lounge, je fus presque certain de tenir le coupable. Quelques questions me suffirent pour confirmer mes doutes, et me convaincre de la nécessité d’emmener immédiatement l’homme au commissariat pour un interrogatoire plus poussé.

Bien m’en pris, car des renseignements plus approfondis sur l’identité du suspect, doublés d’une garde à vue de vingt-quatre heures, me permirent d’obtenir facilement ses aveux.

« Comment avez-vous deviné que c’était moi ? » s’étonna l’escroc. Magnanime, je décidai de satisfaire sa curiosité. « Sur le tableau de la réception, le voleur avait remis la clef de la chambre rouge à la place de celle de la chambre rose. Parce qu’il était pressé, peut-être… Mais peut-être aussi parce qu’il était daltonien ! ». L’homme écarquilla les yeux. « Mais alors, comment avez-vous su que j’étais daltonien ? ». Je ne pus m’empêcher de sourire. « Dès que vous vous êtes assis en face de moi dans le canapé de l’hôtel… et que j’ai aperçu vos chaussettes. Elles ne sont pas de la même couleur ! ».

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Le pot aux roses

Le pot aux roses

Jean et André habitaient, depuis toujours, deux appartements aux balcons mitoyens, situés au sixième et dernier étage d’un immeuble bien tenu d’une banlieue ouvrière du nord de la France. Bien qu’ils aient travaillé tous deux leur vie durant dans la même filature, ils n’avaient jamais vraiment sympathisé. Et leurs relations n’étaient guère plus chaleureuses depuis le départ à la retraite de Jean, quelques années auparavant.

Pour tromper l’ennui, Jean passait plusieurs heures par jour sur son balcon, à prendre soin du rosier que ses collègues lui avait offert lors de son pot d’adieux, à la filature. Il l’arrosait, le taillait, lui prodiguait engrais et insecticide, lui vaporisait de l’eau pour le rafraîchir quand il faisait trop chaud… Et lorsque le rosier, décidément, ne manquait plus de rien, il arrivait même à Jean de lui parler.

Hélas, le résultat de cette attention de tous les instants n’était pas à la hauteur des légitimes espérances de ce paisible retraité. Le rosier restait petit et chétif. Il ne donnait en été qu’une ou deux roses grisâtres, bien vite fanées. Et son propriétaire avait même craint, l’année précédente, qu’il ne passe pas l’hiver. Jean ne savait plus quoi faire pour redonner le goût de vivre à son rosier déprimé, et cette préoccupation, dans le vide de sa pauvre existence oisive, prenait des proportions extravagantes. À tel point que la femme de Jean, ignorant l’origine du mal qui rongeait son époux, craignait pour sa santé.

C’est dans ce contexte morose qu’un beau matin, Jean eut la surprise d’apercevoir, sur le balcon d’à côté, un rosier en pot tout à fait similaire au sien. Il comprit bientôt la signification de cet événement inattendu. À l’évidence, les collègues de la filature, manquant singulièrement d’imagination, avaient offert à André, comme à Jean, le même cadeau de départ à la retraite. Jean, cependant, accueillit l’arrivée de ce rosier concurrent comme une sorte de provocation. Il redoubla donc de soin pour sa propre plante. Pas question que ce rosier nouveau venu ne supplante le sien en taille et en vigueur !

Se rendant compte qu’André, contrairement à lui, négligeait sa fleur, Jean se rassura un peu. Il continua toutefois d’observer discrètement ce qui se passait sur le balcon voisin. Chaque soir, juste avant le dîner, André mettait le nez dehors pendant quelques minutes. Il versait trois gouttes d’un mystérieux liquide dans un verre d’eau, qu’il vidait ensuite dans le pot de son rosier. Puis il rentrait invariablement dans son appartement, pour ne plus reparaître que le lendemain à la même heure.

Ce comportement intriguait évidemment Jean. D’autant que bientôt le rosier d’André, au lieu de dépérir, comme on aurait pu s’y attendre en raison de ce manque de soin, se mit rapidement à s’épanouir. Quelques semaines plus tard, il dépassait déjà celui de Jean en taille et en beauté. Avant d’atteindre l’été suivant une splendeur fantastique. Jean en était malade de jalousie. Il redoubla d’efforts, consulta des livres de jardinage, testa les engrais les plus performants. En vain. Son rosier végétait, tandis que celui du voisin explosait littéralement en un bouquet de roses d’une magnificence presque inquiétante.

Jean ne savait plus quoi faire pour reprendre la main quand un soir, il remarqua qu’André, avant de rentrer dîner, avait oublié près de son rosier le mystérieux flacon. Mourant de curiosité, Jean s’apprêtait déjà à escalader au péril de sa vie la rambarde qui le séparait du balcon voisin. Il lui fallait à tout prix connaître le nom de cet élixir magique ! Jean fut coupé dans son élan par l’épouse d’André, qui venait de surgir dehors. Elle saisit le flacon avant d’observer, intriguée elle aussi, la trace d’humidité laissée dans la terre du pot. Visiblement contrariée, elle rentra ensuite aussitôt dans l’appartement, en emportant bien sûr le flacon avec elle.

Le lendemain midi, alors qu’il revenait d’un magasin spécialisé où il était allé une nouvelle fois en quête de l’engrais miracle, dont le flacon ressemblerait à celui du voisin, Jean aperçut un faire-part posé sur la table de l’entrée. Sa femme lui annonça que le voisin était mort en tombant de son balcon. Accident ou suicide ? La femme de Jean, à demi-mot, penchait plutôt pour cette seconde hypothèse. Ça devait arriver, commenta-t-elle. Depuis son départ en retraite, André était dépressif. Son médecin lui avait prescrit un psychotonique, qu’il devait prendre chaque jour avant le dîner. Mais la femme d’André avait découvert la veille qu’au lieu de prendre ses gouttes, son mari les jetait dans un pot de fleur…

Le soir, mélancolique, Jean constata que le rosier du voisin avait disparu. Faible consolation. Car le sien restait toujours aussi moribond. D’ailleurs, le rosier du voisin n’allait pas tarder à ressurgir. C’est en assistant à l’enterrement d’André, quelques jours plus tard, que Jean l’aperçut, au sommet de sa gloire, trônant sur la tombe du défunt. Le rosier semblait le narguer…

Le lendemain de l’enterrement, la femme de Jean remarqua que son mari ne paraissait pas très en forme. Elle s’inquiéta de sa santé, et il lui annonça qu’il allait prendre rendez-vous chez le docteur.

Quelques jours plus tard, après une consultation chez ce même médecin qui avait déjà soigné son voisin, Jean sortait de la pharmacie du quartier avec sur les lèvres un étrange sourire. Il tenait à la main le précieux flacon…

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