.

Condamné à mort

Condamné à mort

Une condamnation à mort ! Voilà comment Edouard avait reçu le diagnostic que venait de lui asséner le Docteur Baupin, après qu’il l’eut prié de lui dire la vérité sans détours. Parmi le flots de termes médicaux incompréhensibles dont venait de l’abreuver le médecin, il n’en avait retenu que quelques uns : tumeur inopérable, pronostic vital, soins palliatifs… Il avait immédiatement traduit : aucun espoir, lente agonie, déchéance inéluctable… Certes, les maux de têtes répétés dont il souffrait depuis quelques semaines aurait dû l’alerter. Mais comment aurait-il pu deviner, quand il s’était enfin décidé à consulter un médecin sur les conseils de Julia, sa femme, que son sort était déjà scellé ?

« Combien ? » avait-il seulement demandé pour clore l’entretien. « Six mois » avait répondu le spécialiste. « Un an, tout au plus ». Juste de quoi mettre mes affaires en ordre, et ma femme à l’abri de tout souci financier, avait pensé Edouard. Avant de quitter le cabinet, pourtant, il exigea du médecin une promesse. Pas un mot à quiconque, même pas à Julia. Il se chargerait lui-même, en temps voulu, de lui annoncer la chose. Le Docteur Baupin, presque offusqué, le rassura sur ce point. De toute façon, il était tenu par le secret médical.

En rentrant chez lui, Edouard fit tout pour donner le change à sa femme. Il lui annonça que ses migraines n’étaient dues qu’au surmenage, qu’elles passeraient avec les nouveaux médicaments que lui avaient prescrits le Docteur Baupin. Julia parut le croire et, pour célébrer ces nouvelles rassurantes, il l’invita au restaurant. Il y avait longtemps qu’il n’avait pas vu sa femme aussi gaie. Pourtant, malgré la bonne humeur inhabituelle qu’il s’efforça lui-même de déployer ce soir-là, il savait que ces quelques instants de bonheur seraient les derniers.

Dans les jours qui suivirent, à l’insu de Julia, il régla toutes les affaires courantes, et rédigea avec son notaire un testament qui permettrait à sa jeune veuve de disposer sans délai de toute sa fortune. Pas question de laisser à ses enfants, avec lesquels il était brouillé depuis son récent remariage, l’espoir d’hériter d’une partie, aussi infime fût-elle, de l’imposant patrimoine qu’il laisserait derrière lui. Julia était intelligente mais, n’ayant jamais eu à travailler, il ne l’imaginait pas subvenir elle-même à ses besoins. Pour lui éviter tout tracas, il alla jusqu’à souscrire une convention obsèques, qui la déchargerait du fardeau de l’organisation d’un enterrement.

Pour le reste, sa religion était faite. Pas question d’attendre que la maladie qui le rongeait le réduise peu à peu à l’état de légume, incapable de prendre la moindre décision. Par une volonté de fer, il avait maîtrisé son destin pendant toute sa vie. Il voulait aussi pouvoir choisir sa fin. Une fin qu’il voulait digne. Et vu les circonstances, il ne voyait qu’une porte de sortie.

Quelques jours plus tard, il s’arrangea pour envoyer Julia passer le week-end dans leur maison de campagne, en Sologne. Il devait la rejoindre le dimanche. Edouard embrassa une dernière fois sa femme, comme si de rien n’était, mais avec une tendresse un peu plus appuyée qui aurait dû l’inquiéter. Il regarda partir la voiture, puis il alla dans son bureau se tirer une balle dans la tempe avec le revolver qu’il conservait jusque là inutilement dans son coffre, depuis des années, pour protéger sa famille d’éventuels malfaiteurs. Comment aurait-il pu se douter, lorsqu’il avait acheté cette arme, qu’elle ne ferait d’autre victime que lui-même ?

Ce fut la femme de ménage qui, le lendemain matin, découvrit le corps inanimé d’Edouard, baignant dans une mare de sang. C’était d’ailleurs pour éviter à Julia ce terrible spectacle qu’il l’avait éloignée. Ultime preuve d’amour…

Sur le bureau, bien en évidence, il avait laissé une lettre pour elle. Il lui révélait la maladie incurable qui l’avait condamnée à cette issue dramatique. La seule envisageable pour lui. En précipitant sa fin, il en contrôlait les circonstances. Lui qui avait toujours voulu tout contrôler. Et ce faisant, il épargnait à sa tendre épouse, et à lui-même, la douleur superflue d’une pénible déchéance. Il préférait qu’elle conserve de lui l’image d’un homme dans la force de l’âge, en pleine possession de ses moyens. Pas celle d’un moribond pathétique s’accrochant encore à la vie contre tout espoir.

Evidemment bouleversée par la disparition de son mari, Julia, revenue précipitamment de Sologne, ne fut pourtant pas surprise de son suicide. Comme animé par un sinistre pressentiment, Edouard lui avait à plusieurs reprises affirmé que, le cas échéant, il ne laisserait pas la maladie décider à sa place de la date de sa mort. Sa première femme avait été emportée par une mal incurable, et il ne voudrait pas infliger à Julia l’épreuve qu’avait constitué pour lui sa longue agonie.

Les obsèques furent célébrés dans la plus stricte intimité. Sans fleurs ni couronnes, conformément aux souhaits du défunt. Et sans le secours de la religion. Edouard n’était pas croyant et, en choisissant de mettre volontairement fin à ses jours, il avait d’ailleurs bravé les préceptes de l’Eglise. Les enfants d’Edouard, se sachant déjà floués de leur héritage, n’assistèrent même pas à la cérémonie. Hormis Julia, seul le Docteur Baupin et quelques voisines désœuvrées accompagnèrent la dépouille d’Edouard jusqu’au Père Lachaise, où il fut incinéré. Edouard n’avait rien stipulé de précis sur ce point. C’est Julia qui opta pour cette solution, lui paraissant plus en accord avec l’idée qu’elle se faisait de son mari. De son vivant, il avait refusé de voir son corps se flétrir peu à peu. Pourquoi lui imposer cette déchéance après sa mort ?

A la sortie du cimetière, après qu’elle eut reçu les condoléances convenues des rares personnes présentes, le Docteur Baupin proposa à Julia de la raccompagner chez elle. Il mesurait sa douleur, et préférait ne pas la laisser seule dans cette triste circonstance, sans même un proche à qui confier ce qu’elle ressentait. Elle accepta sans un mot, et monta dans la voiture en emportant avec elle les cendres du défunt. Pendant tout le trajet, du cimetière jusqu’au luxueux hôtel particulier qu’Edouard léguait à son épouse avec le reste de sa fortune, ils restèrent silencieux. Le Docteur Baupin gara la voiture dans la cour pavée, et soutint la jeune femme éplorée jusqu’à l’intérieur de la demeure bourgeoise.

A peine la porte refermée, cependant, la jeune veuve posa négligemment par terre l’urne contenant les cendres d’Edouard, arracha le voile noire qui cachait son visage coquettement maquillé, et enlaça tendrement le médecin qui avait condamné son mari. « J’ai cru que cela ne finirait jamais » lâcha-t-elle dans un soupir. « Tu crois vraiment qu’on ne risque plus rien ? ». Baupin l’embrassa fougueusement avant de répondre. « Mieux vaut rester prudents pendant quelques mois encore. Mais il n’y a pas eu d’autopsie, puisque les causes de la mort ne faisaient aucun doute ! ». Il désigna l’urne avec un sourire sarcastique. « Même si une enquête était diligentée après coup, comment la police prouverait-elle qu’Edouard n’a jamais eu de tumeur au cerveau ? ».

Condamné à mort Lire la suite »

Mauvais plan

Mauvais plan

Maurice n’avait jamais eu de chance. Il était né sous une mauvaise étoile et, depuis, tout allait toujours de travers. Le récit de son enfance malheureuse lui permettait d’ailleurs d’amadouer les juges lors de ses fréquents passages au tribunal, pour rendre compte des petites combines et menus trafics dont il vivait. Autant de délits mineurs qui le ramenaient immanquablement à la case prison. Les plans élaborés par Maurice, en effet, finissaient toujours par mal tourner. Sa déveine était devenue si légendaire que ses gardiens, à la maison d’arrêt, l’avaient surnommé Momo La Poisse…

Cette fois, pourtant, Momo avait tout prévu. Pour son prochain braquage, il avait jeté son dévolu sur le bureau de poste de la petite ville où il avait passé son enfance. Il ne risquait pas d’y être reconnu, car il n’avait plus remis les pieds dans cette bourgade depuis ses dix-huit ans. Depuis cette sale journée où sa mère, furieuse d’apprendre son premier larcin au supermarché du coin en découvrant son butin caché sous son lit, l’avait elle-même dénoncé à la police dans l’espoir de le ramener dans le droit chemin…

En vain. Peu de temps après, Maurice avait quitté le domicile familial afin de poursuivre ailleurs sa carrière chaotique de petit malfrat. Et il n’était plus jamais retourné dans sa ville natale.

Mais aujourd’hui, pour Maurice, revenir sur le lieu de son premier délit présentait un avantage capital. Il connaissait bien la configuration du bureau de poste où, adolescent, il avait effectué un stage d’été. Cette familiarité avec l’endroit lui faciliterait la tâche. La veille, discrètement, il avait effectué une petite reconnaissance en allant acheter un carnet de timbres. Rien n’avait changé. Les locaux étaient toujours aussi vétustes. Et les systèmes de sécurité aussi désuets. Pas même une caméra de surveillance en état de fonctionner.

Grâce aux dépôts des nombreux commerces du bourg, pourtant, le coffre-fort était probablement toujours aussi bien garni en fin de journée. Le camion chargé de récolter les fonds passait vers 18 heures. En braquant le bureau de poste juste avant la fermeture, Maurice pouvait espérer repartir avec un butin confortable.

Garé devant la poste en attendant de passer à l’action, Momo jubilait déjà à l’idée de lire le lendemain, dans le journal local, le récit de ses exploits. Anonymes, bien sûr. Si tout allait bien, en tout cas… Hormis les quelques dizaines de milliers d’euros qu’il empocherait, ce serait pour lui une sorte de revanche sur le destin.

Maurice regarda sa montre. 17 heures 30. C’était le moment d’y aller. Un quart d’heure lui suffirait pour ramasser l’argent et filer avant l’arrivée du fourgon. Il descendit de voiture et se dirigea sans hâte vers l’entrée de la poste. Juste avant de passer la porte, il rabattit sa cagoule sur son visage et sortit de la poche de son blouson le pistolet qui lui servirait d’argument décisif pour obtenir le contenu du coffre. L’arme n’était pas chargée, mais lui seul le savait. En cas de pépin, la facture serait moins lourde… Mais cette fois, il n’y aurait pas d’anicroche. Il avait tout prévu.

En entrant, Maurice vit que de nombreux clients se trouvaient encore à l’intérieur du bureau de poste. A tel point que, dans un premier temps, personne ne remarqua la présence de cet inquiétant individu cagoulé et armé. Pour signaler sa présence, et clarifier ses intentions, Momo cria : « C’est un hold-up ! Tout le monde à plat ventre ! ».

Frappé de stupeur, tous les clients s’exécutèrent dans un même mouvement tandis que, derrière leur guichet, les trois employés restaient figés sur leur siège. « Les mains en l’air ! » hurla Maurice pour éviter que l’un d’entre eux n’appuie sur le bouton d’alarme directement relié au commissariat.

Les employés obéirent docilement. Maurice baissa le rideau de la porte vitrée donnant sur l’extérieur, afin que les passants ne voient pas ce qui se déroulait dans le bureau de poste, et pour dissuader tout retardataire d’y pénétrer à quelques minutes de la fermeture.

Jusque là, tout va bien, pensa Maurice avec satisfaction. Il s’approcha du plus âgé des trois employés et pointa son arme sur lui. « Tu as une minute pour mettre le contenu du coffre dans un sac et me le donner ! ». L’homme était proche de la retraite. Maurice savait qu’il ne jouerait pas les héros. De fait, il fit ce que son agresseur lui demandait sans opposer la moindre résistance.

En moins d’une minute, Maurice avait à la main un sac plein de billets. Il ne prit pas le temps de les compter, mais à en juger par le poids, il devait y avoir une belle somme. Restait à quitter les lieux sans que le personnel de la poste ne déclenche aussitôt l’alarme. Mais Maurice avait aussi prévu cela…

Parmi tous les clients couchés face contre terre, il en choisit un au hasard afin de l’emmener en otage pour couvrir sa fuite. « Toi, tu viens avec moi » lança-t-il au malheureux otage. Maurice ajouta aussitôt à l’intention des employés. « Si vous ne voulez pas qu’il y ait du grabuge, attendez cinq minutes pour prévenir la police ! ». Pétrifiés, les employés opinèrent, et Maurice se dirigea vers la porte en entraînant son otage.

Avant de franchir la porte pour sortir, Maurice prit soin d’ôter sa cagoule, pour ne pas attirer l’attention des passants, et remit son pistolet dans la poche de son blouson. De toute façon, cette prise d’otage n’était destinée qu’à impressionner le personnel de la poste, et lui donner le temps de filer en voiture.

Dès qu’il fut dans la rue, Maurice comprit que les choses ne se passeraient pas exactement comme prévu. Une contractuelle zélée, carnet à souche à la main, tournait autour de la voiture de Momo, qu’elle s’apprêtait à verbaliser pour défaut de stationnement…

Rien n’était encore perdu. Maurice décida d’abandonner son véhicule. Il s’enfuirait à pied, et reviendrait quelques jours plus tard récupérer sa voiture. Avec le magot qu’il avait dans son sac, il pouvait bien payer une petite contravention. Il ne risquerait pas d’être reconnu. Personne n’avait vu son visage dans le bureau de poste. Et même à présent qu’il avait ôté sa cagoule, son otage, tremblant de terreur, gardait la tête baissée vers le sol, visiblement au bord de l’évanouissement. Ah non, pas question de flancher ! En s’écroulant ainsi en pleine rue, l’otage allait immédiatement attirer sur eux l’attention des passants. Et notamment celle de la contractuelle, qui ne se trouvait qu’à quelques mètres.

Maurice s’apprêtait à prendre le large en plantant là la personne qu’il tenait fermement par le bras, quand il entendit une voix forte l’interpeller. « Momo ? C’est toi ! ».

Sidéré, Maurice se tourna enfin vers l’otage. Dans le feu de l’action, il n’avait pas pris le temps de regarder le visage de cette femme. Et ce qu’il vit lui glaça le sang…

Là, en face de lui, le fusillant d’un regard réprobateur, c’était… sa mère !

Mauvais plan Lire la suite »

Ultime rendez-vous

Ultime rendez-vous

A l’aube de la cinquantaine, la célèbre actrice Sandra Norman était déjà en passe de devenir un mythe vivant. Pourtant, elle sentait que le déclin de sa carrière, et donc de sa vie, était amorcé. Alexis Orlov, son réalisateur fétiche, qui était aussi son amant, venait de lui préférer, comme vedette de son prochain film, une starlette à peine sortie du conservatoire. Bien sûr, Sandra n’avait plus l’âge de jouer les jeunes premières. Mais elle acceptait mal de se voir désormais cantonnée aux rôles de mères de familles ou d’épouses délaissées. Elle qui n’avait incarné jusqu’alors à l’écran que des femmes fatales et qui, sacrifiant tout à son métier, n’avait même pas pris le temps de faire un enfant. Très déprimée, Sandra s’était mise à boire. Sur son visage, les ravages de l’alcool s’ajoutaient maintenant aux outrages du temps. Alexis, peu à peu, s’éloignait d’elle, supportant de plus en plus mal les sautes d’humeurs de la star, liées à ses excès de boissons. Le moment était-il venu, pour Sandra, de tirer sa révérence ?

Ce soir-là, elle avait donné rendez-vous à son amant dans la suite luxueuse qu’elle occupait au dernier étage d’un palace, lors de ses séjours à Paris. Comme il fallait s’y attendre, la conversation avait vite tourné à la dispute. A l’issue d’une ultime empoignade, elle avait asséné à Alexis, avec la statuette du dernier Oscar qu’il lui avait permis de remporter, un coup d’une telle violence, qu’il s’était effondré sans connaissance sur le lit. Lui aussi avait pas mal bu au cours de la soirée. A présent, il semblait respirer paisiblement. Elle ne s’inquiéta pas outre mesure, et jugea préférable de le laisser dormir…

Dans le miroir du salon, Sandra examina sans indulgence son visage gonflé par les larmes. Elle était méconnaissable. Impossible, dans cet état, de se rendre, comme promis, au gala de soutien organisé par Parents du Monde, l’association d’aide aux orphelins qu’elle patronnait pour se donner bonne conscience. Mais elle ne se sentait pas non plus le courage d’affronter les paparazzis qui, inévitablement, la prendraient en chasse dès sa sortie de l’hôtel pour la traquer sans merci où qu’elle aille.

Rassemblant ce qui lui restait d’énergie, Sandra demanda à Caroline, sa femme de chambre, de s’installer à sa place dans la limousine qui devait la conduire jusqu’au grand théâtre parisien où le gala devait avoir lieu. Caroline avait à peu près la même taille que Sandra. Pour tromper les photographes, elle emprunterait aussi les vêtements ainsi que le chapeau à voilette de la star et, après un petit tour dans Paris, le chauffeur la raccompagnerait chez elle.

Tout se passa comme prévu. Telle une meute de lévriers sur un champ de course anglais, les paparazzis en motos se lancèrent à la poursuite du leurre qu’on leur proposait. Pendant que Sandra s’éclipsait par la porte arrière du palace, où l’attendait le taxi qui devait la conduire à l’aéroport. Destination Venise où, incognito, Sandra avait décidé de noyer son chagrin pendant quelques jours dans les vapeurs du carnaval.

Sandra arriva sans encombre dans la Cité des Doges, où elle descendit dans un hôtel discret sous un nom d’emprunt. Pendant la journée, elle restait terrée dans sa chambre à dormir, à fumer et à boire. La nuit tombée, elle se mêlait à la foule masquée du carnaval de Venise. Enivrée par cette ambiance irréelle, elle reprenait parfois le goût de vivre. Mais à chaque aube, tandis qu’elle longeait en titubant un canal désert pour regagner son hôtel, il lui prenait l’envie de se laisser glisser dans ses eaux noires pour en finir. Elle comprit vite que la fuite n’était pas la solution, et décida de regagner Paris.

Dans l’avion, impossible de mettre la main sur un journal français. Malgré l’heure matinale, elle avala quelques whiskys et s’assoupit. Elle fut réveillée une heure plus tard par la voix de l’hôtesse, qui annonçait la descente vers Orly. Le passager qui était assis à côté d’elle la regardait d’un drôle d’air, sans doute impressionné d’avoir fait le voyage en compagnie de la célèbre Sandra Norman. Et peut-être aussi un peu choqué de la voir ainsi, sans maquillage et déjà passablement alcoolisée, si différente de l’image flatteuse que présentaient d’elle les magazines sur papier glacé.

Après avoir récupéré ses bagages, elle se dirigea vers la sortie. Là encore, elle croisa quelques regards appuyés, qui la décidèrent à faire halte dans les toilettes de l’aéroport pour se refaire une beauté. Elle prit ensuite un taxi pour regagner Paris. Le chauffeur ne se retourna même pas vers elle lorsqu’elle lui annonça la destination de la course. Elle préférait encore cette indifférence à la curiosité malsaine des badauds.

Avant toute chose, elle voulait avoir une dernière explication avec Alexis. On ne quittait pas Sandra Norman. Pas question de voir son amant la délaisser peu à peu. Elle prendrait l’initiative de rompre. Alexis occupait un vaste loft rénové dans le 20ème arrondissement. Avenue de la République, le taxi se trouva pris dans un embouteillage, et elle décida de continuer à pied. Cela lui permettrait de se dégriser un peu, et de peaufiner son discours de rupture…

Il y avait foule devant le Père-Lachaise. Le tout Paris semblait s’être donné rendez-vous là. Tous les CRS de la capitale également. Deux d’entre eux l’aperçurent et échangèrent quelques mots à voix basse, comme pour s’assurer que c’était bien elle avant de l’interpeller. Soudain envahie d’un sinistre pressentiment, Sandra se fondit dans la foule pour leur échapper… Un horrible doute lui traversait l’esprit. Et si c’était Alexis qu’on enterrait ? Aurait-il succombé au formidable coup qu’elle lui avait porté à la tempe ?

Cette tragique hypothèse trouva un début de vérification lorsque, passant devant un kiosque, le regard de Sandra tomba sur la Une d’un magazine. Une photo d’Alexis, en sa compagnie, au temps où le récit de leurs amours orageuses nourrissaient la presse à scandale… Elle acheta la revue et alla se réfugier dans l’arrière salle obscure d’un café pour pouvoir la lire à l’abri des regards indiscrets. Les gros titres parlaient, en effet, d’un drame…

Elle en apprit tous les détails en parcourant l’article : la limousine accidentée, le chauffeur dans le coma, la passagère carbonisée… Tous les journaux présentaient Sandra Norman comme morte, et annonçaient ses funérailles pour le matin même !

Ultime rendez-vous Lire la suite »

Death Valley

Derrière nous, infiniment, la route se perd. Le bus s’immobilise sur le bas-côté et nous en descendons en titubant, aveuglés par le grand soleil, et engourdis par cette éternité passée à regarder droit devant nous jusqu’au terminus qu’est ce nouveau départ. Sans un mot, nous avançons dans le paysage lunaire. Nous n’avons plus devant nous que le désert. Nous nous baissons pour ramasser quelques cailloux, que nous lançons vers d’autres cailloux tous semblables, tous différents. Nous évitons de nous regarder. Nous avons tant parlé déjà auparavant. Nous étions ivres de paroles. Et maintenant, nous avons mal au cœur. Nous restons là un long moment silencieux, la gorge serrée, puis peu à peu nous réapprenons à parler. À faire des projets. À rêver notre vie encore une fois comme un rébus.

Mon premier ira à Sofia. Pour y être un poète raté. Y a-t-il des poètes réussis ? Vaguement alcoolique. Mon premier n’est jamais allé à Sofia. Personne ne va là-bas. On n’a pas de raison d’y aller. C’est pour ça qu’il ira. Dans des arrière-salles de cafés enfumés, devant des tables couvertes de cadavres de bouteilles, il poursuivra sans fin les mots d’une langue étrangère pour en faire de mauvais vers. Il ne passera pas à la postérité. Même pas à la postérité bulgare. Il sera poète, c’est tout. Parce qu’on n’est pas poète. Parce qu’un poète, ça n’existe pas, dans la réalité. Encore moins à Sofia. Et puis un jour, trop imbibé d’alcool et de nicotine, il s’affalera sur sa table au milieu d’un long poème inachevé. Mais il sera resté fidèle à sa parole. Jusqu’au bout.

Mon deuxième ira à Paris. Il ouvrira une épicerie rue Alexandre Dumas. Une épicerie semblable à celles tenues par les Arabes ou les Chinois. Toujours ouverte. La nuit, le samedi, le dimanche. Mon deuxième ne sortira jamais de son magasin. Il servira les clients en leur faisant la conversation et en plaisantant. Toujours la même conversation. Les mêmes plaisanteries. Chaque fois plus insensées. Et puis un jour, les mots qu’il emploiera, toujours les mêmes pourtant, ne voudront plus rien dire du tout, seront comme une langue morte inconnue de tous et de lui-même. Alors il fermera l’épicerie : Fermé pour cause d’aphasie. Il ira à la gare de l’Est. Il prendra le train pour Bucarest. Au matin, après une nuit sans rêve, il s’éveillera sur un quai crasseux mais ensoleillé, peuplé de gens pressés et de vendeurs de sodas made in Romania.

C’est alors que dans le flot des voyageurs en mouvement, mon deuxième apercevra mon premier immobile, miraculeusement ressuscité, en fait jamais mort, tout bronzé, en short et en espadrilles. Alors mon premier aura retrouvé mon deuxième. Nos mots de nouveau auront un sens, et seront comme un long poème toujours recommencé, jamais fixé sur le papier. Alors je sortirai de cette gare et m’assoirai à une terrasse. Je commanderai du café à la turque, et le temps que le marc dépose, je verrai mon destin en face. Je veillerai tard dans une nuit qui n’aura plus qu’un lendemain. Et quand le jour se lèvera, ce sera le matin. Devant moi infiniment la route se perdra.

Comme un poisson dans l’air

Death Valley Lire la suite »

Retour à Ithaque

L’écriture est une Odyssée. Redessiner son parcours de mémoire dans l’espoir vain de retrouver le chemin du retour. Jusqu’à l’origine. Pour s’apercevoir enfin que le voyage est dans les cartes, que l’origine n’est pas le point de départ, et que le jeu de la vérité est une partie de poker menteur avec soi-même. Mon paradis perdu, c’est la Méditerranée. Enfant de l’exil, j’ai longtemps voulu voir en mon père un héros. Un résistant glorieusement défait. Pourtant, en 1939, mon père n’était qu’un adolescent. Une victime déplacée. Je n’ai d’ailleurs jamais entendu mon père dire du mal de Franco. Mais je me rêvais tellement en fils de l’utopie. Pour mon père, à vrai dire, le Général Franco, c’était plutôt une sorte de Général De Gaulle. L’ordre moral, la paix sociale, et le miracle économique. L’apparentement des patronymes, sans doute. Franco. La France. De Gaulle. La Gaule. Oui, plus tard, parmi les réfugiés aussi, de retour au pays en touristes, il y en avait pour dire qu’avec Franco, on vivait mieux… J’ai longtemps tiré gloire du fait que mon père ne m’avait pas fait baptiser. J’aimais voir là un acte de résistance symbolique. Ce n’était hélas qu’une négligence. Mon père, qui n’était pas allé à la mairie pour me donner un nom, pourquoi m’aurait-il conduit à l’église pour recevoir le baptême ? Non, ne pas croire en Dieu ne fait pas d’un réfugié un résistant. Et j’aurais dû douter de l’anticléricalisme de ce père qui m’interna pendant sept ans dans un pensionnat catholique…. C’est mon oncle qui, à la mairie, improvisa mon prénom. J’entends encore le rire malicieux de ce brave ouvrier de chez Simca en racontant cette anecdote : Jean-Pierre Belmondo ! J’aurais donc dû m’appeler Jean-Paul. Mon nom de famille est le dégât collatéral d’une guerre civile et d’une défaite. Mon prénom le produit d’une indifférence et d’un lapsus. Drôle de baptême républicain. Malentendus. Erreurs. Contradictions. Tous ces hasards font-ils un destin ? Certes, mon père n’était pas franquiste non plus. C’était seulement un survivant, pas un héros. Pas un maquisard, seulement un débrouillard. Beaucoup d’ambition, et un peu de marché noir. Trois ans de guerre civile, et un exode. Six ans de guerre mondiale, et un exil. Ça forme une jeunesse. Pas un combat, mais de nombreuses déroutes. Pas une blessure, mais beaucoup de cicatrices. Ça vous rend résistant. Ça ne fait pas de vous un résistant. Et moi ? Plutôt Gaulliste aussi, enfin, gaulliste de gauche. Franco-gaulois de Barcelone et pas même catalan. Fils d’un républicain fantasmé et de la République Française. Avant même de savoir écrire, j’ai su qu’écrire serait ma seule patrie. Je suis l’auteur de mes jours. L’écriture est une Odyssée, un long parcours de retour vers soi-même. J’aurais fait ce voyage contre vents et marées, y jouant ma vie pour y gagner ma liberté.

Comme un poisson dans l’air

Retour à Ithaque Lire la suite »

Ici ou là

J’aime bien venir ici… On est à l’ombre. Il n’y a aucun bruit. En général, il n’y a pas grand monde. Et quand on y croise quelqu’un par hasard, on n’a pas besoin de faire la conversation. Et ce silence… À la campagne, il y a les oiseaux. Et les avions. Les aéroports, c’est toujours en dehors des villes, au milieu des champs, et pour aller d’une ville à l’autre, les avions sont bien obligés de survoler la campagne. Les avions c’est encore plus bruyants que les oiseaux. Sans parler des chasseurs. Pas les chasseurs de perdreaux. Ceux-là, au moins, c’est saisonnier. Je veux dire, les avions de chasse. Les chasseurs bombardiers. Pour eux, la chasse est ouverte toute l’année. Ce n’est pas au dessus de Paris, qu’ils font leurs acrobaties, hein ? Où alors juste une fois par an, pour le quatorze juillet, au dessus des Champs Élysées. Le restant de l’année, les parisiens, on leur fout la paix. Non, le reste du temps, c’est au dessus des champs de blé qu’ils s’entraînent, les chasseurs. Au milieu des corbeaux. Pour la prochaine guerre. Ben oui, la guerre, ça se fait plutôt à la campagne, hein ? C’est une activité de plein air. Déjà, il y a plus de place pour manœuvrer. Et puis la guerre, c’est comme le camping, ça fait quand même moins de saletés à la campagne. Verdun, c’est une toute petite ville, avec beaucoup de champs autour. Et un terrain de camping. La guerre, en pleine nature, ça ne laisse presque pas de traces. La Croix Rouge ramasse les morts, et les enterre au champ d’honneur. Il y pousse des croix blanches. Bien alignées, ça fait très propre, sur du gazon anglais. La guerre à la campagne, il n’y a presque pas de dégâts. Très vite, ça n’est plus qu’un mauvais souvenir. Et puis ça devient un vague souvenir. Après une bonne campagne militaire, les champs de bataille sont labourés. Il n’y a plus qu’à replanter derrière. Eventuellement, on rappelle l’aviation juste avant la moisson pour larguer de l’insecticide sur les derniers parasites, ou des bombes à eau sur les feux de maquis. Non, remettre un peu d’ordre dans le paysage, c’est tout de même beaucoup plus facile que d’avoir à reconstruire à chaque fois à l’identique les villes qu’on vient de raser. D’ailleurs, vous avez remarqué ? Quand une ville est rasée, pendant une guerre, s’il y a un seul bâtiment qui reste debout, c’est une église. On appelle ça un miracle. Moi, je veux bien. Mais c’est le seul truc qui ne sert à rien. On ferait mieux de bombarder seulement les lieux de cultes, en dehors des offices. Ça ferait moins de victimes. Ou se contenter de faire la guerre en rase campagne. Non, la nature, c’est beaucoup moins paisible que le croient les gens des villes. Alors moi, pour trouver un peu de sérénité, je préfère venir ici. Prêcher pour ma chapelle. Ici… Vous vous rendez compte ? C’est dingue, non ? C’est ici, à cet endroit exact, que nous a conduit, à cet instant précis, toute la vie qu’on a vécu jusqu’à aujourd’hui. Notre parcours du combattant. Tous les trains qu’on a pris, et ceux qu’on a ratés. Toutes les morts qui nous ont frôlés, et tous les risques qu’on n’a pas pris. Toutes les femmes qu’on n’a pas eues, et celles qui nous ont quittés. Dix ans, vingt, quarante, quatre-vingts ans… Tout ça pour en arriver là. À bout de souffle. Notre curriculum vitae. Une vie à courir. On peut bien prendre le temps de s’asseoir pour y penser cinq minutes. Dans une heure on sera déjà loin, ailleurs. De nouveau en mouvement. Repris dans le tourbillon. Le siphon de la vie qui nous entraîne irrémédiablement vers le fond de la piscine avec l’eau de vidange. Le temps passe. On n’y peut rien. Il nous passe au travers du corps quand bien même, de guerre lasse, on déciderait de rester immobile, les bras croisés, à essayer la résistance passive. Alors on passe sa vie à se déplacer d’un point à un autre, pour passer le temps. À voyager, parfois. Mais le plus souvent à faire les cent pas. À aller et venir. Ici ou là. À faire des allers retours. À tourner en rond. Imaginez qu’on puisse revoir d’un coup à la fin de sa vie tous les déplacements qu’on a effectués ici bas depuis qu’on est né. Comme sur la pellicule de ces films en accéléré. Voilà ce que nous sommes. La somme de nos déplacements en pointillés. De nos routes et de nos déroutes. De nos parallèles qui jamais ne se rencontrent. Cette arabesque lumineuse que l’on dessine avec son propre souffle du point de départ, jusqu’au point d’arrivée. Nulle part. Jusqu’à ce que la lumière s’éteigne. J’aime bien venir ici, apprivoiser l’obscurité.

Comme un poisson dans l’air

Ici ou là Lire la suite »

Faire tomber la neige

Un homme (ou une femme) arrive, en survêtement.

Vous pouvez rester assis ! Je suis… votre nouveau professeur de philosophie. Je sais, jusqu’à maintenant, vous me connaissiez plutôt en tant moniteur d’éducation physique… Mais Madame Zarbi, je veux dire Madame Zerbi, s’étant comme vous le savez suicidée hier soir en s’immolant par le feu dans sa baignoire remplie de super sans plomb… Ah, vous ne le saviez pas ? Autant pour moi. Bref, comme l’Académie de Créteil est momentanément en rupture de stock pour ce qui est des profs de philo… Allez savoir pourquoi, les profs de philo, c’est comme les curés, il y a une crise de vocation… Bref, la Directrice m’a demandé de remplacer Madame Zarbi. Zerbi. Vous savez, maintenant, il faut être polyvalent, dans notre métier… Il faut savoir s’adapter… Vous aussi, lorsque vous aurez un boulot, si vous arrivez à en trouver un, on vous demandera de savoir vous adapter. On appelle ça l’employabilité. Enfin, c’est ce que m’a dit Madame la Directrice. Je sais, vous avez le bac à la fin de l’année, mais… C’était moi, ou rien… Alors autant apprendre à vous adapter tout de suite. Bien, si vous n’avez pas de questions, nous allons donc commencer. Bon alors finalement, la philosophie, c‘est quoi ? Ce n’est pas si compliqué que ça, non ? C’est se poser les questions de base. Je veux dire, les questions fondamentales. Enfin, les questions qui ne servent à rien, quoi. Genre… Je ne sais pas moi… C’est quoi ce bordel qui nous entoure ? Comment est-ce que ce foutoir a bien pu commencer ? Est-ce que tout ce merdier finira un jour ? Là où elle est maintenant, Madame Zarbi a peut-être enfin les réponses à toutes ces questions… Malheureusement, elle ne peut pas revenir pour nous dire si il y a une existence après l’essence. Elle est complètement carbonisée. Alors pour le bac, il y va falloir qu’on se débrouille tout seul, hein ? Bref, ça fait des millénaires que tous les philosophes se posent ce genre de questions à la con, sans être foutus de trouver une explication qui tienne à peu près la route. Eh ben ça va peut-être vous surprendre dans la mesure où je n’ai jamais fait d’études de philo, mais moi, je pense avoir trouvé la réponse. Enfin… un début de réponse… Ce qu’il faut, c’est reprendre le problème à la base. Vous verrez, en cherchant bien, vous découvrirez que la réponse est en vous. Et que vous n’avez pas besoin de vous farcir tous ces bouquins aux titres imbitables qui figurent sur la bibliographie que Madame Zarbi vous a distribuée au début de l’année. Je ne sais pas si elle-même les avait tous lus, mais vous voyez où ça l’a menée… Non, croyez-moi, il vaut mieux que chacun reparte de sa propre expérience, en puisant dans ses propres souvenirs. Je suis sûr qu’à un moment ou un autre de votre vie vous êtes déjà passés à côté de la vérité sans même vous en rendre compte. Moi, personnellement, c’est en allant en pèlerinage au Mont Saint-Michel que j’ai eu… ce qu’on pourrait appeler une révélation. Au début, d’ailleurs, je n’étais pas très chaud. Je veux dire pour aller au Mont Saint-Michel. C’est plutôt ma femme qui… Mais bon, le Mont Saint-Michel, c’est quand même un truc à voir au moins une fois dans sa vie, non ? Et comme le voyage en car était offert par la mairie. Bref, on débarque là-bas sur le parking avec ma femme vers midi après trois heures de route en plein brouillard sans même pouvoir s’arrêter dans une station service pour pisser. Il n’y avait pas de temps à perdre, parce qu’on devait revenir le soir même à Créteil, alors c’était plutôt ambiance commando, voyez ? Donc tout le monde descend du car fissa, et commence à faire mouvement vers la basilique au pas de charge. On a beau ne pas trop croire en Dieu, c’est vrai qu’il y a là-bas une atmosphère propice à la méditation… Bref, on était à peu près à mi-chemin quand ma femme me dit : « Tu te rends compte ? Le Mont Saint-Michel est inscrit au patrimoine mondial de l’humanité, et si on ne fait rien, dans quelques années, ce ne sera même plus une île ». Sur le moment, j’avoue que je n’ai pas très bien compris où elle voulait en venir. C’était marée basse, alors le Mont Saint-Michel, dans le brouillard, ça ressemblait plutôt à une grosse merde posée là au milieu de la plage. Mais c’est vrai que ça m’a fait réfléchir. Et je suis parti comme ça à me poser des questions. Pourquoi le Mont Saint-Michel plutôt que rien ? Pourquoi ma femme plutôt qu’une autre ? Pourquoi la possibilité d’une île à marée haute, et plus à marée basse ? Entre-temps, on était presque arrivé à la basilique. Il faisait un froid ! C’était au mois de décembre, quelques jours avant Noël. Ça a peut-être aussi un rapport avec ça. Donc à mesure que je grimpais la pente, je sentais monter en moi quelque chose de… zarbi. J’avais la conviction qu’en ce lieu sacré, j’allais trouver la réponse à toutes les questions que je ne m’étais jamais posées jusque là. Mais comme j’étais un peu essoufflé, que je me les gelais, et que j’avais promis à ma belle-mère de lui ramener quelque chose du Mont Saint-Michel, j’ai eu l’idée d’entrer dans un magasin de souvenirs. Il faut dire que ça ne manque pas, là-bas, les souvenirs… Bref, je regarde dans la boutique si je pouvais trouver une bricole pas trop chère pour ma belle doche. Et là, comme par miracle, je tombe sur un de ces petits dômes en verre rempli d’eau avec le Mont Saint-Michel à l’intérieur. Vous voyez ce que je veux dire ? Ils font la même chose à Paris avec la Tour Eiffel. Machinalement je prends le truc dans ma main et là, comme poussé par une volonté étrangère à la mienne, je me mets à le secouer. Vous n’allez pas le croire, mais la neige se met à tomber ! Je veux dire dans la boule de cristal d’abord, évidemment. Mais je me tourne vers la porte. Il s’était mis à neiger dehors aussi ! C’est là que ça m’est venu tout d’un coup. Cette boule de cristal, c’était l’univers en modèle réduit ! Le monde que je tenais entre mes mains. J’étais comme illuminé par cette révélation ! Je regardais la boule. Je regardais dehors. Plus je secouais la boule, plus il neigeait sur le Mont Saint-Michel. J’étais tout puissant. J’étais Le Tout-Puissant ! Bon, au bout d’un moment, comme le vendeur commençait à me regarder de travers, j’ai dû reposer la boule. Peu à peu toute la neige est retombée, et je suis revenu à la réalité. Mais depuis ce moment là, je sais : le monde est une boule de cristal dans laquelle on peut lire le passé comme l’avenir. On secoue la boule, c’est comme le big bang. Les flocons ne tombent jamais au même endroit, dans le même ordre, ni à la même vitesse, mais au bout du compte, toute la neige finit toujours par retomber par terre. Après il suffit de secouer la boule encore une fois, et ça recommence. C’est toujours différent, mais au bout du compte ça revient au même. Il n’y a pas deux flocons identiques, ils suivent tous une trajectoire distincte, mais il y a toujours la même quantité de neige, et tout finit toujours par se casser la gueule, vous pigez ? Bon, alors je n’ai pas encore réussi à comprendre qui secouait le machin, et pourquoi, mais… J’ai quand même ma petite idée. Pourquoi, à votre avis, tous les cons qui rentrent dans une boutique de souvenirs au Mont Saint-Michel éprouvent le besoin irrépressible de secouer le machin dont je vous parle ? Pour le plaisir de voir tomber la neige ! Alors pourquoi Dieu, s’il existe, n’aurait pas envie de faire pareil ? Et tenez-vous bien, parce que ce n’est pas fini… Et si Dieu, finalement, c’était moi ? Je veux dire, vous aussi, si vous voulez. Enfin, la somme de tous les cons de notre espèce, quoi ! Avouez que ça vous en bouche un coin, non ? C’est pour ça que quand la Directrice m’a demandé si j’avais quelques notions de philosophie pour remplacer Madame Zarbi, j’ai dit oui tout de suite. Je crois que c’était un signe du destin, vous comprenez ? L’occasion pour moi de faire partager au plus grand nombre le savoir que j’ai pu modestement acquérir sur les mystères du monde qui nous entoure… Bon, je crois que ça ira comme ça pour aujourd’hui. Il ne faut quand même pas mettre la barre trop haut pour une première fois. Allez, maintenant tous à plat ventre ! On va faire quelques pompes tous ensemble pour terminer. Un esprit sain dans un corps sain, comme dit Madame la Directrice. Et les pompes, pour le bac, ça peut toujours servir, pas vrai ? Noir

Comme un poisson dans l’air

Faire tomber la neige Lire la suite »

Notre père qui êtes en nous

Si on se croisait dans la rue tel qu’on sera dans trente ans, vous croyez qu’on se reconnaîtrait ? Pas sûr, hein…? Ah, non mais je ne parle pas de vous et moi. On se connaît à peine. Il y a peu de chance que je me souvienne de vous. Surtout que dans trente ans, vous aurez pris un sacré coup de vieux. Vous serez probablement méconnaissables. Si vous êtes encore là… Non, je veux dire moi, si demain, dans un ascenseur, je tombais par hasard sur moi-même tel que je serais avec trente ans de plus… Est-ce que ma tête me dirait quelque chose ? Il y a trente ans, j’avais les cheveux longs, je faisais de la moto, et je lisais Rock & Folk. Si je me croisais aujourd’hui dans le métro le crâne dégarni en train de lire la Vie Financière, est-ce que je ferai le rapprochement ? Est-ce qu’au moins je me dirais : Tiens, c’est marrant, sa tête m’est familière à ce vieux con. Il ressemble un peu à mon père. Là, je n’aurais sûrement plus du tout envie de m’adresser la parole… On change quand même pas mal en trente ans. Pour le pire, en général. Est-ce qu’on est encore tout à fait le même… ou est-ce qu’on a irrémédiablement tendance à devenir son propre père ? On a tous peur de mourir un jour, mais on a bien tort de s’en faire. On ne meurt pas en un jour. Ou alors seulement par accident. Quand on meurt de vieillesse, on décède un peu tous les jours. Et on finit même par s’oublier. On est tous appelés à devenir des soldats inconnus. Si vous avez la chance de vivre encore une trentaine d’années, ce n’est pas vous qu’on enterrera, c’est un autre. Un autre que vous ne connaissez pas, que vous n’avez jamais rencontré, et que a priori vous ne rencontrerez jamais. Un étranger qui ne vous serait peut-être même pas sympathique. Parce qu’il faut voir les choses en face : on s’arrange rarement en vieillissant. Dites-vous bien que si vous ne vous aimez déjà pas beaucoup aujourd’hui, dans trente ans vous détesterez sûrement celui que serez devenu. Peut-être même que vous souhaiterez sa mort. On désire tous plus ou moins la mort de son père, non ? Vous lui reprocherez de ne pas vous avoir chéri comme un fils. Et il vous en voudra de ne pas avoir su réaliser ses rêves. Notre père, pour le comprendre, il faudrait l’avoir connu enfant. Et encore… Déjà que le matin, quand je me regarde dans la glace, j’ai du mal à me reconnaître et je ne trouve rien d’intéressant à me dire. Alors vous imaginez un peu si j’avais en face un type comme moi avec trente ans de plus… Un type qui n’existera peut-être jamais, d’ailleurs. Si on connaissait en naissant la date de sa mort, on saurait quand on a vécu la moitié de sa vie… Non, franchement, la communication intergénérationnelle, même avec soi-même, ce n’est pas très évident. Mais je vous donne quand même un conseil : si par miracle vous vous croisez demain tel que vous serez dans trente, quarante ou cinquante ans, adressez-vous cette prière : Notre père qui êtes en nous, que notre nom vous reste familier, que votre fin de règne soit paisible, que votre manque de volonté ne condamne pas trop tôt nos rêves, donnez-nous chaque jour une raison de vivre jusqu’à vôtre âge, pardonnez nos errances comme nous devrons pardonner aussi votre démission, laissez-nous succomber à la tentation, et délivrez-vous des remords.

Comme un poisson dans l’air

Notre père qui êtes en nous Lire la suite »

Parler du beau temps

Drôle de temps, non ? On ne sait pas comment s’habiller. Est-ce qu’on va vers le mieux, ou est-ce que le pire est déjà sûr ? Est-ce que ça vaut même encore le coup de s’habiller ? Un temps de saison, comme on dit. Est-ce que ça vaut la peine d’en parler ? Mais il faut bien sortir, non ? Il faut bien parler. Par tous les temps. Ne serait-ce que pour vider la poubelle, et remplir le frigo. Si on s’écoutait, des fois. On resterait bien chez soi. On resterait bien au lit. À se parler du beau temps et à se parler de la pluie. Mais il paraît que dans la vie, on passe déjà trente ans à dormir. Alors imaginez un peu. Si on faisait la grasse matinée. En tout cas, dans une vie, on passe pas mal d’années à se parler à soi-même. Et à parler tout seul. Quand on est enfant, et qu’on parle à des gens qui auraient dû exister. Quand on est vieux, et qu’on parle à des gens qui n’existent plus. Entre les deux, adulte, on s’écouterait plutôt parler. L’autre n’est là que pour renvoyer l’écho. On parle à des murs qui n’ont pas d’oreilles. On parle à des chiens qui n’ont pas la parole. On braille à la face des sourds, et on parle aux aveugles en langage des signes. Tout le monde parle en même temps. Et quand il n’y a plus rien à dire, tout le monde s’écoute en même temps. On parle tout seul, parce qu’on a peur du noir. On parle aussi dans le vide, pour essayer de le remplir. Si on a la chance d’avoir quelque chose à se dire, on peut aussi se parler à soi-même. Se prêter une oreille attentive. Écouter ce qu’on a à se dire, c’est aussi important que d’écouter ce que les autres ont à se dire. Alors on se parle, et on s’écoute parler. Mais on ne se dit pas tout, on se ment à soi-même. Et quand on est très convaincant, on finit même par se croire quelqu’un… Trente ans à dormir. La vie est un songe, en tout cas la moitié. L’autre moitié un mensonge. Avec quelques moments de vérité pas toujours bonne à dire. On dirait que ça s’éclaircit, non ? Il va faire beau cette nuit. Regardez, on voit les étoiles. On dirait qu’elle nous parlent. Je suis sûr qu’il y a quelqu’un, là haut. Avec des oreilles, mais pas Dieu. Des gens qui se parlent entre eux, ou qui ne se parlent pas. Des gens qui se parlent à eux-mêmes, ou qui ne se parlent plus. Des gens qui se racontent des histoires, et qui finissent par les croire. Des gens qui parlent aussi dans le vide. La nuit, parfois, je tends l’oreille vers ces habitants du ciel. Vous croyez qu’un jour on pourra leur parler ? Leur parler du beau temps, et leur parler de la pluie ?

Comme un poisson dans l’air

Parler du beau temps Lire la suite »

Le remplaçant

Bonjour ! Je suis le remplaçant. Alors je me présente, parce que je ne suis pas sûr que tout le monde me connaisse. (Il inscrit son nom sur un tableau noir). Je suis Dieu. Non, mais restez assis, hein. Ne vous dérangez pas. Je sais, au début, c’est un peu impressionnant, mais vous verrez, on se fait très vite à ma présence. Bientôt vous ne me verrez même plus et vous ferez comme si je n’existais pas. Comme avec mon prédécesseur. Alors évidemment, vous vous demandez comment on devient Dieu, c’est normal. Vous vous dites, ok, il s’est échappé de l’asile, avec son copain qui se prend pour Napoléon. Non, mais moi, je ne me prends pas pour Jésus-Christ, hein ? Tout le monde sait qu’il est mort il y a 2000 ans, Jésus-Christ. Et puis Jésus, je n’avais pas le physique. Ça n’aurait pas été crédible. Ça n’aurait pas été vrai, surtout ! Mais Dieu… Il ne ressemble à rien. Il est partout, mais on ne le voit nulle part. Quand on s’adresse à lui, il ne répond pas. Et entre nous, il y a bien longtemps qu’il ne fait plus grand chose de très significatif, hein ? Il n’y a qu’à voir comment l’Église galère pour faire homologuer un miracle ou deux à titre posthume… Et encore, rien qui casse la baraque. Genre, j’avais perdu les clefs de mon 4×4, et après avoir vu le pape à la télé, elles ont miraculeusement réapparu dans la doublure de ma veste… Ou alors, j’avais un cancer du colon, et après 23 chimios, une ablation totale de l’intestin, et un voyage à Lourdes, je m’en suis miraculeusement sorti avec une sonde dans l’estomac et un anus artificiel. On est loin de la Mer Rouge qui s’ouvre en deux ou du ski nautique sur le Lac de Tibériade, pieds nus et sans hors bord. Ça, entre nous, ça avait quand même de la gueule. On comprend qu’à l’époque, ça ait pu susciter des vocations. Ok, Dieu a créé le monde. Le Big Bang, Adam et Eve, les dinosaures, tout ça en une petite semaine. C’est vrai qu’au début, il a fait fort. Mais depuis…? Maintenant, Dieu, c’est plutôt un titre honorifique. Tout puissant, tu parles… Il a à peu près autant de pouvoir que la Reine d’Angleterre, oui. Alors je me suis dit, Bernard, il y a une place à prendre. Oui, je ne devrais pas vous le dire, mais avant d’être Dieu, je m’appelais Bernard… Ok, c’est un job bénévole, mais bon… Le pape non plus, il ne fait pas ça pour le pognon. Non, mais pour faire pape, il faut quand même faire des études. Il faut faire acte de candidature, il y a des élections… Pour être Dieu, tu ne t’emmerdes pas avec tout ça… Bon, commencer à être Dieu, c’est comme arrêter de fumer. Au début, ce n’est pas évident… Après il faut s’y tenir, c’est tout… C’est une question de volonté, quoi. Il suffit d’y croire. Si on ne croit pas en soi-même… Alors je sais bien pourquoi vous êtes venus, hein. Pas pour la petite quête à la fin. Ce que vous attendez en vous tournant vers moi, c’est que je vous apporte la bonne parole. Par exemple que je vous souffle dans le tuyau de l’oreille la combinaison gagnante du prochain loto sportif, si possible avec le numéro complémentaire. Non, mais ça ne marche pas comme ça. Ce n’est pas pour me faire prier, mais bon… Si il suffisait de demander, ça se saurait. Non, je ne ferai pas plus que celui que je remplace, mais je vous promets d’être sur le coup. Vous ne me verrez pas non plus, mais je serai toujours là à vos côtés, comme lui. Alors vous me faites signe un peu avant. Un enfant malade, un plan social en perspective, un décès dans la famille… Vous me passez un petit coup de fil, et j’arrive. De jour comme de nuit. Par tous les temps. Je vous laisserai mon numéro de portable à l’accueil. Il faut payer la communication, mais bon… Si vous avez un forfait. Si ça ne répond pas, vous laissez un message sur ma boîte vocale… (Regardant sa montre) Ouh, la… Ce n’est pas que je m’ennuie, mais on m’attend ailleurs. Je peux être partout, ok, mais pas en même temps, quand même. Allez, je vous assure. Au bout d’une semaine ou deux, vous ne verrez pas la différence avec l’autre.

Comme un poisson dans l’air

Le remplaçant Lire la suite »