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Panne de télé

Un couple assis sur un canapé. La pièce est vide de tout autre meuble. Ils ne font rien, ne disent rien, et regardent fixement droit devant eux.

Elle – Qu’est-ce qu’il y a, ce soir, à la télé ?

Lui – Je ne sais pas. Pourquoi ?

Elle – Pour savoir… (Un temps) Tu ne veux vraiment pas qu’on en rachète une ?

Lui – Quand on avait la télé, on ne pouvait pas s’empêcher de la regarder!

Elle – C’est fait pour ça, non  ?

Lui – On était complètement abrutis! On ne faisait rien d’autre!

Ils regardent toujours fixement droit devant eux.

Elle (ironique) – Et maintenant, qu’est-ce qu’on fait ?

Lui – Qu’est-ce que tu veux qu’on fasse ?

Elle – Rien…

Lui – C’est déjà mieux que de regarder la télé… (Un temps) Quand il n’y avait qu’une chaîne, encore, ça allait. Maintenant avec le câble…

Elle (nostalgique) – Quand j’étais petite, on n’avait pas la télé. J’allais la regarder chez mon voisin…

Lui – Tu veux que je demande au voisin si tu peux aller regarder la télé chez lui ?

Silence.

Elle – On pourrait discuter.

Il lui lance un regard inquiet.

Elle – Puisqu’on n’a plus de télé, on pourrait en profiter pour discuter.

Lui – Vas-y, commence.

Elle réfléchit.

Elle – Tu m’aimes ?

Lui (interloqué) – On pourrait peut-être commencer plus progressivement…

Il réfléchit.

Lui – Qu’est-ce qu’on mange, ce soir ?

Elle – Mercredi, c’est le jour du poisson.

Lui – Normalement, c’est le vendredi…

Elle – Le vendredi, c’est poulet.

Lui – C’est pas très catholique, tout ça…

Silence.

Lui – Qu’est-ce que je prends comme poisson ?

Elle – J’irai. Il faut que j’achète des lentilles.

Lui – Chez Picard ?

Elle – Chez l’opticien… Je ne suis pas trop surgelés, en ce moment…

Lui – A propos de surgelé, tu as entendu parler de ce type qui s’est fait congelé ?

Elle – Il devait déjà être un peu givré. Si je prenais des maquereaux au poivre ?

Lui – C’est pas trop épicé ?

Elle – C’est poivré.

Silence.

Lui – Si un jour tu me trompais, tu me le dirais ?

Elle le regarde, surprise.

Elle – Tu veux dire : si tu me trompais, est-ce que je voudrais que tu me le dises ?

Lui – Aussi, oui…

Elle – Pourquoi tu me demandes ça ?

Lui – Comme ça, pour parler… Comme on n’a plus la télé.

Elle réfléchit.

Elle – Comment veux-tu que je réponde à cette question ?

Lui – Par oui ou par non.

Elle – Tu crois vraiment que c’est aussi simple que ça ?

Lui – Non ?

Elle – Répondre, c’est accepter déjà la possibilité que tu me trompes.

Lui – Et alors ?

Elle – C’est comme si tu me demandais : si je t’assassinais, tu préférerais que j’aille me livrer à la police après ou que j’essaie d’échapper à la justice ?

Il n’a pas l’air de comprendre le rapport.

Elle – Ça suppose que j’envisage tranquillement la possibilité que tu m’assassines. C’est ça la vraie question. La deuxième, est annexe.

Lui – Un adultère, ce n’est pas un crime, tout de même.

Elle – L’adultère conduit parfois au crime…

Il réfléchit, un peu inquiet.

Lui – Si je te trompais, tu pourrais me tuer ?

Elle – En tout cas, si je le faisais, j’irais certainement me livrer à la police après. La justice a toujours été très clémente pour les crimes passionnels…

Silence.

Elle – Donc, tu envisages tranquillement la possibilité de me tromper.

Lui – 95% des animaux sont polygames. Le reste ne vit en couple que le temps d’élever les gosses. Ça prouve bien que la fidélité, ce n’est pas un truc naturel…

Elle – On n’est pas des animaux.

Lui – Il y a quand même 5% d’animaux monogames. Ça ne fait pas d’eux des humains pour autant. Pourquoi la fidélité serait un critère d’humanité ?

Elle – C’est le fondement de la famille, qui est le fondement de la société.

Lui – Alors tu m’es fidèle par civisme ?

Silence.

Elle – Ça te pèse tant que ça, la fidélité ?

Lui – Non… Je me demande seulement si la fidélité a le même sens pour les hommes et pour les femmes.

Elle – Et alors ? Pourquoi les hommes sont fidèles, à ton avis ? Quand ils le sont, bien sûr…

Il réfléchit.

Lui – Pour éviter les complications… ?

Silence.

Lui – Je me demande si on ne ferait pas mieux de racheter une télé.

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Le temps des cerises

Un couple, assis sur un canapé.

Elle – Tu as vu ? Le cerisier est en fleurs.

Lui – Encore une année de passée…

Silence.

Elle – On est heureux… ?

Lui – Oui… (Un temps) On s’emmerde, non ?

Elle – Ensemble ?

Lui – En général.

Elle réfléchit.

Elle – On pourrait changer de canapé…

Lui – Qu’est-ce qu’on ferait de l’ancien ?

Elle – Partir en vacances…

Lui – Ce n’est pas la saison.

Elle – Faire une fête…

Lui – Pour fêter quoi ?

Elle (réfléchissant) – La floraison du cerisier !

Lui – Il paraît que les Japonais font ça, au printemps. Ils invitent des amis à admirer leur cerisier, en sirotant du thé, sans rien dire…

Elle – Il faudrait se dépêcher. Les premières pétales tombent déjà.

Lui – C’est masculin.

Elle – Quoi ?

Lui – Pétale. C’est masculin. Les premiers pétales. (Un temps) Et qui est-ce qu’on inviterait ?

Elle – Des amis.

Lui – Les gens ne sont jamais libres…

Elle – Il suffit de les prévenir à l’avance!

Lui – Tu leur proposes de prendre l’apéritif, ils sortent leur agenda. Au lieu de boire l’apéro, on discute d’une date éventuelle. La semaine d’après, ils te rappellent pour annuler et fixer une nouvelle date… (Un temps) Moi, quand j’ai envie de boire un coup, c’est tout de suite. Dans trois semaines, je n’aurai peut-être plus soif. Il n’y a plus aucune improvisation!

Elle – C’est peut-être parce que les gens ont peur de s’ennuyer, justement…

Lui – Tu verras! Ils ne seront pas libres. Ils te proposeront une date. En attendant, les pétales du cerisier seront par terre.

Elle – Un tapis de pétales, c’est joli aussi.

Lui – Aujourd’hui il fait beau. Quel temps il fera dans un mois ? En plus de faire coïncider les agendas, il faudrait consulter Météo France. Inviter des amis, ça devient encore plus compliqué que de prévoir une éclipse. (Un temps) Non… Plutôt que de risquer de m’amuser avec des tas de gens dans un mois, je préfère encore être sûr de m’ennuyer tout de suite avec toi.

Elle – C’est gentil…

Lui – La dernière fois, mon meilleur ami me laisse un message. Ça faisait six mois que je n’avais pas eu de ses nouvelles. Je le rappelle aussitôt et je lui propose de prendre un café. Il me répond qu’il n’est pas libre, qu’il m’appellera pour fixer une date. J’attends toujours. Je n’ai jamais su pourquoi il m’avait téléphoné…

Elle – Il avait peut-être un coup de cafard… ?

Lui – Je ne sais pas si après son coup de fil, il s’est senti beaucoup moins seul. Dans six mois il me rappellera, et ce sera la même chose. Alors c’est ça qu’on appelle des amis, maintenant ? (Un temps) Internet, c’est pareil, hein ? On nous dit que c’est «convivial». Tu n’adresses pas la parole à ton voisin, mais avec ça, tu vas pouvoir bavarder avec les Chinois en espéranto. Tu en connais beaucoup, toi, des Chinois ?

Elle – Quand j’étais petite, avec mon voisin d’en face, on essayait de communiquer en morse, la nuit, avec des lampes électriques. Ça ne marchait déjà pas très bien…

Lui – Les gens sont surbookés en permanence. Qu’est-ce qu’ils peuvent bien avoir à faire de tellement intéressant, au point de ne jamais avoir le temps de prendre un verre avec leur meilleur ami à l’improviste. Moi, j’essaie de rester disponible. Mais personne n’est jamais libre. Alors je m’emmerde… Tu ne t’ennuies pas, toi ?

Elle – Avec toi, jamais…

Silence.

Lui – Et si on se le prenait quand même, cet apéro ?

Elle – Tous les deux ?

Lui – Tu serais libre ?

Elle – Quand ?

Lui – Tout de suite.

Elle – Pas de problème.

Lui – Je vais chercher les verres.

Elle – Je m’occupe des cacahuètes.

On sonne.

Lui – On attend quelqu’un ?

Elle – Non. Qui ça peut bien être à cette heure-ci ? On va bientôt passer à table.

Il fait signe qu’il ne sait pas.

Lui – Les gens sont d’un sans gêne. On ne peut pas être tranquille cinq minutes, même le week-end.

Elle – Je vais aller ouvrir…

Lui – Je ne suis là pour personne.

Elle se retourne vers lui.

Elle – Et si c’est un ami ?

Il réfléchit.

Lui – Tu lui dis que notre cerisier du Japon est encore en fleurs… Et qu’il repasse quand il aura des cerises.

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Nuit de noces

Elle et lui s’affalent sur le canapé, visiblement exténués.

Elle – J’ai cru qu’ils ne partiraient jamais…

Lui – Il paraît que sept couples sur dix ne baisent pas pendant leur nuit de noces. Je comprends pourquoi…

Elle – On pourrait peut-être essayer de faire mentir les statistiques…

Lui – Tu oublies qu’on décolle à 6H45… De Beauvais…

Elle – De Beauvais  ?

Lui – Je t’ai dit ! J’ai eu les billets avec une enchère sur eBay…

Elle – Pourquoi les compagnies low cost décollent de la ville la plus déprimante de France… ? D’un autre côté, c’est vrai que quand tu pars de Beauvais, ça fait rêver d’atterrir n’importe où. Même à Bratislava…

Lui – Il paraît que c’est très beau, Bratislava… Au printemps…

Elle – Tu ne confonds pas avec Prague… ?

Lui – C’est à côté, non  ?

Elle – Les Seychelles c’est beau toute l’année… Et je te rappelle que le printemps, c’est que dans deux mois…

Lui – Oh, Les Seychelles… Tout le monde y va…

Elle – C’est sûr qu’un voyage de noces à Bratislava, c’est beaucoup plus original… On ne risque pas de croiser beaucoup de jeunes mariés dans l’avion… Le seul couple qui avait confondu Bratislava avec Brasilia a revendu ses billets sur eBay…

Lui – On se paiera Les Seychelles dans quelques années… Pour notre anniversaire de mariage…

Elle – C’est ça, pour nos noces d’argent… Quand je ne pourrai plus rentrer dans mon maillot de bain… (Soupir) La vie est mal faite. On devrait hériter à 20 ans, commencer à travailler à 50 à la fin de sa retraite, et faire des gosses à 70, histoire de pas vieillir tout seul… Et le mariage ferait office de dernier sacrement…

Lui – D’un autre côté, une vie sans belle-mère… Est-ce que ça vaut vraiment la peine d’être vécue…?

Elle – Tu crois que je t’aimerai encore, dans 20 ans ?

Lui – Est-ce que tu auras encore le choix…? Quand tu ne rentreras plus dans aucun maillot de bain…

Elle – Je connais une fille qui a dit non le jour de son mariage. Pour déconner. Elle voulait dire oui tout de suite après… Mais ça n’a pas du tout faire rire le maire. Elle a dû attendre six mois avant de pouvoir se représenter à la mairie… Il y a un délai de prescription, il paraît. C’est comme pour le permis de conduire. Tu peux pas le repasser tout de suite après l’avoir raté. Tu savais  ?

Lui – Non…

Elle – C’était chiant, ce mariage, non  ?

Lui – On ne se marie pas pour s’amuser…

Elle – Ne me dis pas que c’est pour partir à Bratislava depuis Beauvais au milieu de la nuit, parce que là, je commencerais vraiment à me demander si j’ai bien fait de dire oui… C’est dans quel pays, au fait, Bratislava ?

Lui – Je ne sais pas trop… Prague, c’était la capitale de la Tchécoslovaquie…

Elle – Alors tu ne sais même pas dans quel pays tu m’emmènes en voyage de noces ! Ma mère a raison, je ne sais vraiment pas où je vais, avec toi…

Lui – Attends… Prague, c’est la capitale de la Tchéquie… Bratislava, ça doit être la capitale de la Slovaquie. Ou de la Slovénie… En tout cas, c’est dans la zone euro ! On n’aura même pas à changer d’argent…

Elle – Et toi, tu m’aimeras encore, dans 20 ans… ?

Lui – Comment ne pas aimer toute la vie une fille qui accepte de me suivre dans un pays inconnu de la zone euro… ?

Elle – Si c’est une épreuve, alors…

Séquence émotion, interrompue par lui.

Lui – Je ne voudrais pas te presser, mais notre avion décolle dans deux heures. Et Beauvais, ce n’est pas la porte à côté…

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Entrée des artistes

Le noir (et donc le silence) se fait, comme si le spectacle allait commencer. Mais il ne se passe rien pendant un temps assez long pour que le malaise s’installe. La lumière se rallume dans un coin de la salle où un spectateur et une spectatrice qui ne se connaissent pas sont assis l’un à côté de l’autre. L’homme compulse nerveusement l’Officiel des Spectacles. Il regarde sa montre. La femme puise dans un grand pot de pop corn. Elle grignote de façon compulsive et peu discrète.

Lui – Excusez-moi, vous savez ce qui se passe… ?

Elle (avec un geste d’ignorance) – On attend les comédiens…

Lui – Jusqu’à maintenant, il n’y avait que les spectateurs qui arrivaient en retard au théâtre. Si les acteurs s’y mettent aussi…

Silence.

Elle (inquiète) – Je peux voir votre Officiel. Au cas où la représentation serait annulée…

Il lui tend son Officiel. Elle ne sait pas comment le saisir avec son pot géant de pop corn entre les mains.

Elle (lui tendant son pot de pop corn) – Vous en voulez ?

Il hésite, puis accepte, pour la débarrasser. Elle feuillette l’Officiel mais semble s’y perdre. Il mange un pop corn et fait la moue.

Elle (renonçant) – Excusez-moi, j’ai l’habitude de Pariscope…

Lui (avec un air dégoûté) – Je n’aime pas trop le pop corn non plus…

Elle lui rend son Officiel et récupère son pop corn.

Elle – De toute façon, c’est foutu pour une séance de cinoche… Tant pis, je préfère attendre.

Lui – J’espère que ça vaut le coup…

Elle (inquiète) – Les critiques sont mauvaises ?

Lui (regardant derrière lui) – Il n’y a pas grand monde dans la salle…

Elle – Remarquez, les critiques, ça ne veut rien dire, hein… Des fois au théâtre, on voit de ces trucs. Encensés par Télérama. Ça dure des heures. Personne n’ose dire qu’il s’emmerde de peur de passer pour un con. Après, on vous dira : la preuve que c’est une pièce profonde, vous n’avez rien compris.

Lui – Avec la comédie au moins, les gens simples ont parfois de bonnes surprises. Même quand les critiques ont trouvé ça sinistre… C’est très dur de faire rire un critique.

Elle – Vous êtes critique ?

Lui – Pas vous ?

Elle – Comédienne…

Lui – Ah, oui…

Elle – À part les comédiens et les critiques, plus personne ne va au théâtre. Un spectateur sur deux est un acteur. On finira par ne plus savoir où est la scène…

Lui – Vous connaissez la pièce ?

Elle – Non… Mais j’ai une amie qui joue dedans. Je viens la voir… pour lui faire plaisir.

Lui – C’est une actrice connue ?

Elle – Elle fait surtout du théâtre…

Lui – Dans ce cas… (Un temps, soupçonneux) Vous êtes vraiment comédienne ?

Elle (inquiète) – Vous trouvez que je joue mal ?

Lui – Non, non… Vous jouez très bien.

Elle – Comédienne le soir et… gardienne de musée pendant la journée.

Lui – Vu la modernité du répertoire, c’est un peu le même métier…

Silence.

Elle – Je n’ai plus de pop corn.

Lui (soupirant) – On sera peut-être morts de faim avant le début de la pièce.

Elle – Oui, on dirait qu’ils nous ont oubliés…

Lui – Dans quelques années, une femme de ménage retrouvera nos deux squelettes l’un à côté de l’autre, la main dans la main.

Elle – La main dans la main… ?

Lui – En voyant venir la fin, on s’abandonnera peut-être à un élan de tendresse. On est un peu comme deux naufragés sur une île déserte, hein ? On n’a pas tellement le choix…

Elle – Vous croyez qu’ils vont nous rembourser ?

Lui (étonné) – Vous avez payé ?

Elle – Non…

Lui – Dans ce cas…

Ils se lèvent pour partir.

Lui – On pourra toujours revenir un autre jour…

Elle – La pièce ne sera sans doute plus à l’affiche. Vu son immense succès…

Lui – On ira en voir une autre.

Elle – C’est une invitation… ?

Lui (sortant un carton) – Pour deux personnes.

Elle – J’espère que cette fois ça commencera à l’heure… C’est quoi cette pièce… ?

Lui (lisant le carton) – Elle et Lui…

Ils échangent un regard dubitatif.

Elle – Ça n’a pas l’air très gai…

Lui – N’oubliez pas de rallumer votre portable…

Elle – Ah tiens, c’est vrai, j’avais encore oublié de l’éteindre.

Ils s’en vont. Noir dans la salle.

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Kidnapping

Kidnapping

En ouvrant la porte de chez elle, de retour d’une dure journée de travail, Laurence fut surprise de ne pas voir Léa, sa fille, courir vers elle pour l’accueillir, comme à son habitude. Peut-être avait-elle traîné un peu sur le chemin de l’école… C’est en revenant vers l’entrée qu’elle vit le mot qu’on avait glissé sous la porte. Elle le ramassa et le parcourut fiévreusement : « Si vous voulez revoir votre fille vivante, rendez-vous ce soir à la Renardière avec votre mari, et 300.000 euros. Je vous conseille de ne pas prévenir la police ». Laurence sentit son sang se glacer dans ses veines.

En arrivant à la villa située dans les environs de Senlis, Laurence fut d’abord frappée par l’état d’abandon du parc. Puis elle remarqua le panneau « A vendre », symbolisant l’échec de son mariage avec Vincent. Elle sut, en apercevant la lumière du vestibule, que son mari était déjà là. Elle ne l’avait plus revu depuis ce fameux soir où elle avait découvert qu’il la trompait avec son assistante. Quelques heures plus tôt, elle avait dû faire un effort pour composer le numéro du cabinet d’ophtalmologie. A présent, par delà l’angoisse qui la tenaillait depuis la disparition de sa fille, elle éprouvait une immense appréhension à l’idée de revoir l’homme qu’elle avait aimé.

Lorsqu’elle pénétra dans le salon, elle aperçut Vincent, de dos, parlant au téléphone. Il raccrocha au moment où elle entrait dans la pièce, et se tourna vers elle. Il n’avait pas vraiment changé, mais semblait fatigué. Etait-ce sa maîtresse qui l’épuisait à ce point ? « Tu as l’argent ? » demanda-t-elle pour rompre le silence. « Oui, ne t’inquiète pas ». Ne pas s’inquiéter ! Il en avait de bonnes. On avait kidnappé leur fille, et c’est tout ce qu’il trouvait à dire ?

Laurence s’efforça de recouvrer son sang froid. « Le ravisseur a appris que nous venions de vendre la villa, et il en aura profité pour exiger une rançon » lâcha-t-elle. Vincent, mal à l’aise, ne répondait rien. Elle poursuivit ses réflexions. « Mais pourquoi nous avoir donné rendez-vous ici ? La maison est vendue, tu ne devrais plus avoir les clefs… ». Un doute surgit dans l’esprit de Laurence. « Comment es-tu entré ? ». Vincent sortit de sa réserve. « J’avais gardé un double ! De quoi me soupçonnes-tu encore ? ». Elle soupira. « Il y a bien des choses dont je ne te croyais pas capable… ».

Leur aimable conversation fut interrompue par la sonnerie du téléphone. Vincent décrocha, écouta quelques instants en silence, puis raccrocha. « C’était le ravisseur » déclara-t-il. « Il veut s’assurer que la police n’est pas dans le coin avant de se manifester. Il nous recontactera ». Laurence sentit l’air lui manquer. « Ne me dis pas que nous allons passer la nuit ici ! ».

Ce fut pourtant ce qui arriva. L’attente était insupportable. Heureusement qu’ils n’avaient pas prévenu la police, car le ravisseur semblait sur ses gardes. D’après Vincent, sa voix, au téléphone, était masquée. Comme s’il parlait à travers un foulard. Impossible de savoir s’il s’agissait d’un homme ou d’une femme. « Je t’ai renvoyé les papiers du divorce » lâcha Vincent. « Je sais », répondit-elle laconique. « Tu les as signés ? » poursuivit-il sur un ton détaché. « Pas encore » lâcha-t-elle la gorge serrée. « Tu es tellement pressé de te remarier avec ton assistante ? ». Il la regarda d’un drôle d’air. « Je ne vois plus Mélanie… Mais toi ? Tu as sûrement trouvé quelqu’un pour te tenir compagnie… ». Elle n’était pas mécontente de constater la jalousie de Vincent, et décida de ne pas le détromper. « Tu te crois irremplaçable ? ».

Ayant fait le tour des amabilités que peut échanger un couple en instance de divorce, ils finirent par se taire et Laurence, épuisée par toutes ces émotions, ne tarda pas à s’assoupir dans son fauteuil. Quelques heures plus tard, un bruit strident la tira d’un horrible cauchemar. Le ravisseur avait pris les traits de Mélanie. Non contente de lui avoir volé son mari, cette garce voulait lui arracher sa fille, qui se débattait en poussant des cris suraigus.

Revenant à la réalité, Laurence se rendit compte qu’il s’agissait de la sonnerie du téléphone. Vincent venait de raccrocher le combiné. « C’était lui » annonça-t-il d’une voix grave. « Il veut que nous déposions l’argent sur la margelle du puits, au fond du parc ». Laurence se leva d’un bond. « Faisons ce qu’il demande. Qu’il aille au diable avec son argent, et qu’il nous rende notre fille ! ». Vincent acquiesça sans un mot, et sortit de sous le canapé une mallette que Laurence n’avait pas encore vue jusque là. « Je vais y aller seul, c’est plus prudent » dit-il d’une voix étrangement calme. Comme Vincent se dirigeait vers la porte, Laurence fut à nouveau prise d’un doute. Quelque chose clochait dans toute cette histoire. Elle se dirigea vers Vincent, lui arracha la mallette et l’ouvrit. Elle était vide !

« C’était donc ça ! » s’exclama Laurence hors d’elle. Tu as fait enlever ta propre fille pour récupérer la moitié de l’argent qui me revenait sur la vente de la maison… ». Vincent baissa les yeux, visiblement abattu, et sortit de sa poche un revolver. Laurence eut un mouvement de recul. « Non, Laurence. La vérité, c’est que j’ai annulé au dernier moment la vente de La Renardière. Je n’ai pas pu me résoudre à céder à un inconnu cette maison où nous avons été si heureux tous les trois. J’espérais encore que tu ne signerais pas les papiers du divorce… Si je t’ai menti au sujet de l’argent, c’était pour ne pas t’affoler. Je n’ai pas la somme que réclame le ravisseur ». Vincent brandit le pistolet. « La seule solution, la voilà… ». Quelque chose, dans la voix de Vincent, acheva de convaincre Laurence qu’il ne mentait pas. Elle alla vers lui et ils s’étreignirent longuement. « Pardonne-moi » dit-elle. « C’est à toi de me pardonner » répondit-il. « Mais maintenant, il faut sauver notre fille. « Je viens avec toi » lâcha-t-elle sur un ton sans appel.

Quelques minutes plus tard, Vincent et Laurence approchaient du lieu où ils devaient déposer la rançon. Le jour se levait à peine, et le brouillard était encore épais. A quelques mètres du puits, ils aperçurent une forme humaine. Vincent eut bien l’idée de tirer au jugé en direction du ravisseur. Mais Laurence l’en dissuada. En agissant ainsi, il perdait tout espoir de revoir leur enfant. Ils firent encore quelques pas en se serrant un peu plus fort par la main. Les événements dramatiques auxquels ils avaient dû faire face ensemble depuis la veille avaient fini par les rapprocher. C’est alors qu’ils distinguèrent les traits de la frêle silhouette qui les attendait. Ceux de leur fille Léa… « C’est le seul moyen que j’ai trouvé pour que nous soyons à nouveau réunis » confessa-t-elle avec un sourire embarrassé.

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Le mystère de la chambre rouge

Le mystère de la chambre rouge

Au cours de ma carrière, j’en avais pourtant vu de toutes les couleurs. Mais cette affaire apparemment banale m’obsédait. J’étais devant un puzzle dont une seule pièce me manquait encore pour parachever le portrait du coupable.

Tout avait commencé lorsqu’on m’avait appelé pour enquêter sur un vol de bijoux, perpétré dans un hôtel de luxe de l’Ile Saint-Louis, à Paris. La chambre d’une riche cliente avait été visitée pendant la journée, et on lui avait dérobé un collier de perles estimé à plusieurs dizaines de milliers d’euros. À l’évidence, le voleur faisait partie du personnel de l’hôtel, ou de sa clientèle. En effet, il était peu probable qu’un inconnu ait pu s’introduire dans l’enceinte du palace sans être immédiatement repéré. La serrure de la porte de la chambre, par ailleurs, n’avait pas été forcée.

Je commençais par interroger le réceptionniste, témoin essentiel dans cette affaire de larcin, pour ne pas dire suspect numéro un dans la mesure où, gardien de toutes les clefs des chambres, il aurait parfaitement pu pénétrer dans l’une d’elles pour se servir. En outre, il était bien placé pour être au courant des allées et venues des clients, et aurait donc pu agir sans crainte d’être dérangé. L’homme me donna sa version des faits. « Lorsqu’un client quitte momentanément l’hôtel, il laisse sa clef à la réception » m’expliqua-t-il. « Je l’accroche ensuite immédiatement au tableau. ».

J’observais avec curiosité le tableau arc-en-ciel situé derrière le réceptionniste. Prévenant ma question, ce dernier m’en donna l’explication. « Chaque chambre de cet hôtel porte le nom d’une couleur. Il y a la chambre bleue, la chambre jaune, la chambre rose… La clef de chaque chambre est identifiée par un porte-clef de la couleur correspondante. Et chaque porte-clef trouve naturellement sa place sur ce tableau multicolore. C’est dans la chambre rouge que le vol a eu lieu. ». Je hochai la tête d’un air dubitatif. « Vous paraît-il possible qu’un autre client de l’hôtel ait pu… emprunter cette clef à votre insu, et la remettre à sa place après avoir commis son forfait ? ». L’homme hésita avant de me répondre. « Pour la tranquillité de nos hôtes, j’aimerais vous répondre que non. Mais l’honnêteté m’oblige à vous avouer que ce n’est pas à exclure. Il peut m’arriver de m’absenter quelques instants de la réception pour régler un problème quelconque… ». L’homme semblait ne pas avoir encore tout dit. Je l’encourageai donc à poursuivre. « Et l’après-midi où le vol a eu lieu, vous n’avez rien noté de particulier ? ». Il hésita à nouveau avant de lâcher : « Vers seize heures, j’ai quitté la réception à peine une minute pour fumer une cigarette dehors. Puis une autre fois vers dix-sept heures pour passer aux toilettes… Je n’ai rien vu la première fois. Mais la deuxième, lorsque je suis revenu, j’ai remarqué que la clef de la chambre rouge était accrochée à la place de celle de la chambre rose. Je n’y ai pas prêté attention sur le coup, même si je ne commets jamais moi-même ce genre d’erreur. Je l’ai remise à sa place, c’est tout. Mais après ce qui s’est passé… Oui, il est possible que quelqu’un ait emprunté la clef de la chambre rouge dans ce laps de temps… ».

Le vol ayant eu lieu en milieu d’après-midi, cela mettait les femmes de ménage hors de cause, puisqu’elles n’avaient accès aux chambres que jusqu’à quatorze heures. Restait donc à interroger les clients de l’hôtel. En commençant par la locataire de la chambre rouge elle-même. Cette riche veuve ne se fit guère prier pour me donner tous les détails de sa mésaventure. Elle déclara avoir quitté l’hôtel vers quatorze heures trente pour se rendre chez une amie à Neuilly. Elle était alors certaine que son collier se trouvait encore dans son tiroir, puisqu’elle avait hésité à le mettre pour sortir avant d’y renoncer. Je lui fis remarquer qu’il avait été bien imprudent de sa part de ne pas avoir placé un bijou de cette valeur dans le coffre de l’hôtel. Elle en convint, un peu embarrassée. Même si visiblement, l’étendue de sa fortune lui permettait de ne pas faire un drame de la disparition de ce précieux collier, que son assureur lui rembourserait peut-être malgré tout, en dépit de sa négligence.

Il ne me restait plus à présent qu’à interroger tous les autres pensionnaires de l’hôtel, que je reçus un à un dans le confortable salon de cet établissement très sélect. Pour ne pas heurter sa clientèle huppée, le directeur du palace m’avait expressément demandé d’éviter à ses clients l’humiliation d’une convocation inutile au commissariat. À moins, bien sûr, de soupçons très fondés concernant l’un d’entre eux.

Je n’avais plus qu’une dizaine de personnes à voir, et un épais mystère entourait toujours cette affaire. C’est alors que je trouvai enfin la pièce qui me manquait pour compléter le puzzle. En effet, dès que cet homme plutôt élégant s’assit en face de moi dans le profond canapé du lounge, je fus presque certain de tenir le coupable. Quelques questions me suffirent pour confirmer mes doutes, et me convaincre de la nécessité d’emmener immédiatement l’homme au commissariat pour un interrogatoire plus poussé.

Bien m’en pris, car des renseignements plus approfondis sur l’identité du suspect, doublés d’une garde à vue de vingt-quatre heures, me permirent d’obtenir facilement ses aveux.

« Comment avez-vous deviné que c’était moi ? » s’étonna l’escroc. Magnanime, je décidai de satisfaire sa curiosité. « Sur le tableau de la réception, le voleur avait remis la clef de la chambre rouge à la place de celle de la chambre rose. Parce qu’il était pressé, peut-être… Mais peut-être aussi parce qu’il était daltonien ! ». L’homme écarquilla les yeux. « Mais alors, comment avez-vous su que j’étais daltonien ? ». Je ne pus m’empêcher de sourire. « Dès que vous vous êtes assis en face de moi dans le canapé de l’hôtel… et que j’ai aperçu vos chaussettes. Elles ne sont pas de la même couleur ! ».

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Le pot aux roses

Le pot aux roses

Jean et André habitaient, depuis toujours, deux appartements aux balcons mitoyens, situés au sixième et dernier étage d’un immeuble bien tenu d’une banlieue ouvrière du nord de la France. Bien qu’ils aient travaillé tous deux leur vie durant dans la même filature, ils n’avaient jamais vraiment sympathisé. Et leurs relations n’étaient guère plus chaleureuses depuis le départ à la retraite de Jean, quelques années auparavant.

Pour tromper l’ennui, Jean passait plusieurs heures par jour sur son balcon, à prendre soin du rosier que ses collègues lui avait offert lors de son pot d’adieux, à la filature. Il l’arrosait, le taillait, lui prodiguait engrais et insecticide, lui vaporisait de l’eau pour le rafraîchir quand il faisait trop chaud… Et lorsque le rosier, décidément, ne manquait plus de rien, il arrivait même à Jean de lui parler.

Hélas, le résultat de cette attention de tous les instants n’était pas à la hauteur des légitimes espérances de ce paisible retraité. Le rosier restait petit et chétif. Il ne donnait en été qu’une ou deux roses grisâtres, bien vite fanées. Et son propriétaire avait même craint, l’année précédente, qu’il ne passe pas l’hiver. Jean ne savait plus quoi faire pour redonner le goût de vivre à son rosier déprimé, et cette préoccupation, dans le vide de sa pauvre existence oisive, prenait des proportions extravagantes. À tel point que la femme de Jean, ignorant l’origine du mal qui rongeait son époux, craignait pour sa santé.

C’est dans ce contexte morose qu’un beau matin, Jean eut la surprise d’apercevoir, sur le balcon d’à côté, un rosier en pot tout à fait similaire au sien. Il comprit bientôt la signification de cet événement inattendu. À l’évidence, les collègues de la filature, manquant singulièrement d’imagination, avaient offert à André, comme à Jean, le même cadeau de départ à la retraite. Jean, cependant, accueillit l’arrivée de ce rosier concurrent comme une sorte de provocation. Il redoubla donc de soin pour sa propre plante. Pas question que ce rosier nouveau venu ne supplante le sien en taille et en vigueur !

Se rendant compte qu’André, contrairement à lui, négligeait sa fleur, Jean se rassura un peu. Il continua toutefois d’observer discrètement ce qui se passait sur le balcon voisin. Chaque soir, juste avant le dîner, André mettait le nez dehors pendant quelques minutes. Il versait trois gouttes d’un mystérieux liquide dans un verre d’eau, qu’il vidait ensuite dans le pot de son rosier. Puis il rentrait invariablement dans son appartement, pour ne plus reparaître que le lendemain à la même heure.

Ce comportement intriguait évidemment Jean. D’autant que bientôt le rosier d’André, au lieu de dépérir, comme on aurait pu s’y attendre en raison de ce manque de soin, se mit rapidement à s’épanouir. Quelques semaines plus tard, il dépassait déjà celui de Jean en taille et en beauté. Avant d’atteindre l’été suivant une splendeur fantastique. Jean en était malade de jalousie. Il redoubla d’efforts, consulta des livres de jardinage, testa les engrais les plus performants. En vain. Son rosier végétait, tandis que celui du voisin explosait littéralement en un bouquet de roses d’une magnificence presque inquiétante.

Jean ne savait plus quoi faire pour reprendre la main quand un soir, il remarqua qu’André, avant de rentrer dîner, avait oublié près de son rosier le mystérieux flacon. Mourant de curiosité, Jean s’apprêtait déjà à escalader au péril de sa vie la rambarde qui le séparait du balcon voisin. Il lui fallait à tout prix connaître le nom de cet élixir magique ! Jean fut coupé dans son élan par l’épouse d’André, qui venait de surgir dehors. Elle saisit le flacon avant d’observer, intriguée elle aussi, la trace d’humidité laissée dans la terre du pot. Visiblement contrariée, elle rentra ensuite aussitôt dans l’appartement, en emportant bien sûr le flacon avec elle.

Le lendemain midi, alors qu’il revenait d’un magasin spécialisé où il était allé une nouvelle fois en quête de l’engrais miracle, dont le flacon ressemblerait à celui du voisin, Jean aperçut un faire-part posé sur la table de l’entrée. Sa femme lui annonça que le voisin était mort en tombant de son balcon. Accident ou suicide ? La femme de Jean, à demi-mot, penchait plutôt pour cette seconde hypothèse. Ça devait arriver, commenta-t-elle. Depuis son départ en retraite, André était dépressif. Son médecin lui avait prescrit un psychotonique, qu’il devait prendre chaque jour avant le dîner. Mais la femme d’André avait découvert la veille qu’au lieu de prendre ses gouttes, son mari les jetait dans un pot de fleur…

Le soir, mélancolique, Jean constata que le rosier du voisin avait disparu. Faible consolation. Car le sien restait toujours aussi moribond. D’ailleurs, le rosier du voisin n’allait pas tarder à ressurgir. C’est en assistant à l’enterrement d’André, quelques jours plus tard, que Jean l’aperçut, au sommet de sa gloire, trônant sur la tombe du défunt. Le rosier semblait le narguer…

Le lendemain de l’enterrement, la femme de Jean remarqua que son mari ne paraissait pas très en forme. Elle s’inquiéta de sa santé, et il lui annonça qu’il allait prendre rendez-vous chez le docteur.

Quelques jours plus tard, après une consultation chez ce même médecin qui avait déjà soigné son voisin, Jean sortait de la pharmacie du quartier avec sur les lèvres un étrange sourire. Il tenait à la main le précieux flacon…

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Arrêté d’expulsion

Arrêté d’expulsion

Simon en a gros sur le cœur. Demain, il doit être exproprié du joli pavillon avec jardin dans lequel il espérait finir ses jours. La mairie veut libérer le site pour y installer… une décharge municipale. Il existe bien un projet concurrent : la construction, à l’autre bout de la commune, d’une usine de cogénération. Brûler les déchets pour produire l’eau chaude nécessaire au chauffage urbain, et alimenter la ville en électricité, c’est plus écologique. Mais cela nécessite hélas, au départ, un investissement plus important. Un investissement que le maire n’est pas prêt à consentir aujourd’hui…

Jusqu’au dernier moment, Simon a essayé tous les recours pour tenter d’éviter cette expulsion. Mais que peut un vieil homme seul face à une administration omnipotente, s’abritant derrière les lois qu’elle a elle-même édictées ? Pourtant, Simon n’arrive pas à se résoudre à partir. Depuis sa fenêtre, dans le jardin, il aperçoit la frêle silhouette de Caroline, qui fait sa petite promenade quotidienne. C’est une vieille dame, elle aussi. Quel âge a-t-elle, au juste ? Quatre-vingts dix ans ? Quatre-vingt-quinze ? Elle est peut-être même centenaire…

Lorsque Simon a hérité de cette maison, il y a une vingtaine d’années, Caroline l’habitait déjà. Elle faisait partie des meubles, en quelque sorte, et les parents de Simon, avant de mourir, lui ont fait promettre de ne pas la mettre à la rue. Au départ, bien sûr, en vieux célibataire, il n’était pas très enthousiasmé par cette cohabitation. Et puis, peu à peu, il s’est habitué à la présence discrète de Caroline. Vingt ans de vie commune, de joies et de peines partagées, ça créée des liens ! Et maintenant, elle aussi devrait quitter cette maison ? Son plus sûr refuge à l’abri de la menace des hommes et de cette civilisation moderne dont elle ne connaît rien ? Elle ne s’en remettrait pas. Pas à son âge…

Étreint par l’émotion, Simon est allé rejoindre Caroline dans le jardin. Contre tout espoir, il cherche encore une solution. Il lui suffirait de pouvoir retarder l’expulsion de quelques jours ! Dans une semaine, on sera en hiver, et il ne serait plus expulsable avant le printemps. D’ici là, il est certain que les gens de la mairie préféreraient choisir le projet concurrent. Des élections se profilent, et ils sont pressés d’en finir, car les écologistes commencent à se mobiliser contre l’installation d’une décharge aux portes de la commune…

Simon vient de surprendre le regard en coin de Caroline. Même si elle ne dit rien, ses yeux semblent le supplier de faire quelque chose pour empêcher cette catastrophe annoncée. Il la regarde à son tour, les larmes aux yeux. Visiblement, sa fidèle compagne aimerait lui être d’un secours quelconque. Mais comment cette pauvre vieille Caroline, si chétive et ridée, pourrait-elle l’aider à arrêter les gendarmes qui, dès demain matin, viendront les expulser manu militari de leur maison ?

Simon ne peut s’empêcher de sourire en imaginant cette confrontation puis, soudain, son visage se fige. En regardant Caroline, une idée saugrenue vient de lui traverser l’esprit. Non, ce serait trop beau ! Mais cela mérite pour le moins d’être vérifié…

Plantant là sa vieille amie, sans plus d’explication, Simon se précipite dans son bureau pour allumer son ordinateur et se connecter à Internet. La page d’accueil du moteur de recherche met un temps infini à s’afficher. Décidément, il faudrait vraiment qu’il s’offre le haut débit pour Noël… Fiévreusement, Simon tape quelques mots clefs et attend à nouveau que les résultats de sa recherche apparaissent sur l’écran. 3.827 réponses ! Au moins, la littérature sur le sujet est abondante ! Mais il va falloir prendre le temps de trier, d’explorer tous les liens pour parvenir à trouver l’information qu’il cherche, et confirmer ainsi la validité de son plan d’attaque…

Au petit matin, c’est le soleil qui, pointant à travers les persiennes, réveille Simon assoupi sur son clavier. Il a passé la nuit entière à surfer sur le Web. Qu’importe ! Cela en valait la peine !

Caroline, elle, dort encore, mais la cloche de la porte du jardin la tire à son tour du sommeil. Écartant les rideaux, Simon jette un regard par la fenêtre et aperçoit, derrière les deux képis, trois camionnettes bleues. La gendarmerie s’est déplacée en force ! Craignent-ils que Simon et Caroline se soient préparés à un siège pour éviter cette expulsion ? A moins que les camionnettes ne soient tout simplement destinées à embarquer les meubles de la maison, avec ses occupants…

Quoi qu’il en soit, c’est avec un air pacifique mais d’un pas assuré que Simon s’avance vers les gendarmes pour les recevoir. De son train de sénateur, Caroline lui emboîte le pas courageusement, pour le soutenir.

« Messieurs les représentants de la force publique, l’administration ne saurait violer un règlement qu’elle a elle-même édicté » assène Simon aux gendarmes. « Ma compagne Caroline, ici présente, fait l’objet d’une protection très stricte. La loi stipule expressément qu’on ne saurait la chasser de chez elle sans une autorisation écrite spécifique ». Simon tend aux gendarmes ébahis le texte de loi qu’il a découvert sur Internet, et fraîchement imprimé. « Une autorisation qui prendra pour le moins quelques semaines à obtenir » poursuit-il. « Si vous l’obtenez… ».

Examinant tour à tour le texte de loi et Caroline, qui les observent d’un air hautain, les gendarmes se concertent à voix basse, visiblement très embarrassés. « Eh, oui, c’est étrange, mais c’est comme ça » conclut Simon triomphant, sachant qu’il a gagné la partie. « Dans ce pays, il est plus facile d’expulser de sa maison un vieil homme… qu’une tortue faisant partie d’une espèce protégée ! ».

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Le gros lot

Le gros lot

« C’est elle ou moi! » lança rageusement Caroline à son mari. Depuis quelques temps déjà, la jeune femme ne supportait plus la présence sous son toit de Marguerite, la mère de Fabien. La vieille dame avait emménagé provisoirement chez son fils et sa belle-fille à la mort de son époux. Impossible pour elle, désormais, de gravir seule, avec un sac de courses, les cinq étages du petit immeuble sans ascenseur dans lequel elle avait, pendant plus de trente ans, coulé des jours heureux.

Il avait d’abord été prévu de reloger la mère de Fabien dans un appartement plus fonctionnel. Mais le modeste produit de la vente du deux pièces avait tout juste couvert les frais médicaux mal remboursés entraînés par la longue hospitalisation du défunt mari de Marguerite. Et puis l’état de santé de la vieille dame s’était vite dégradé. Elle ne pouvait plus vivre de manière indépendante. Et le provisoire avait pris des allures de définitif…

Jusqu’à ce matin-là où, excédée, Caroline avait posé à Julien cet ultimatum. « Ou bien tu mets ta mère dans une maison de retraite, ou bien c’est moi qui m’en vais ». Julien comprenait la révolte de sa femme. Leurs enfants, déjà grands, avaient quitté le nid familial. Mais Caroline était encore jeune. A présent, elle avait envie de sortir. De voyager. De profiter un peu de la vie, dans la mesure de leurs modestes moyens, bien sûr. Or, depuis que la mère de Julien s’était installée chez eux, la vie du couple était complètement bouleversée. Ne pouvant se permettre d’employer quelqu’un à demeure pour s’occuper de Marguerite, Julien et Caroline étaient astreints à se relayer pour ne pas la laisser seule trop longtemps. Finis les projets de vacances à la mer. Terminées les sorties improvisées au cinéma. Adieu les dîners en tête-à-tête. Même à la maison… « Je lui parlerai ce soir, c’est promis », dit Julien résigné avant d’enfiler son imperméable pour partir au travail.

Marguerite, de son côté, essayait de se faire la plus discrète possible. Mais elle se rendait bien compte que son intrusion dans l’intimité du couple était difficile à supporter pour sa belle-fille. Elle tenta donc de faire bonne figure lorsque Julien, mal à l’aise, aborda avec elle, le soir même, la possibilité de la placer dans une maison de retraite. Vu le faible montant de la pension que percevait sa mère, il ne pouvait pas lui promettre une résidence de grand luxe. Mais il ferait de son mieux pour trouver quelque chose de bien… Le cœur déjà fragile de Marguerite se serra. Pourtant, elle ne laissa rien paraître de son désarroi. « Ne t’inquiète pas, Julien. Je comprends très bien. Je ne peux pas continuer à être une charge pour vous plus longtemps. Dès que tu auras trouvé, je partirai. ».

Julien s’apprêtait à quitter la pièce lorsque sa mère l’interpella une dernière fois. « Tu n’as pas oublié ma grille de loto ? » demanda-t-elle d’une voix douce. « Non, rassure-toi » répondit Julien en lui tendant le reçu. « Tu joues toujours ton numéro de Sécurité Sociale? » ajouta-t-il avec un sourire amusé. « Toujours! » dit la vieille dame. « Avec ce numéro-là, je suis sûre de gagner le gros lot un jour ou l’autre… ».

Une fois la porte refermée, Marguerite laissa libre cours à son désespoir. Evidemment, ils viendraient la voir, là-bas… Mais pour elle, cet exil serait le début de la fin. Son horizon était déjà pratiquement réduit aux quatre murs de sa chambre, d’où elle évitait de sortir pour ne pas trop déranger. Le seul plaisir qui lui restait, c’était la grille de loto qu’elle demandait à son fils de lui valider deux fois par semaine. Elle soupira en pensant au ticket que venait de lui remettre son fils. Ah, si seulement elle décrochait le gros lot! Alors, elle ne serait plus une charge pour personne. Bien sûr, à son âge, elle n’espérait pas pour autant commencer une nouvelle vie. Mais elle aurait au moins la satisfaction de partir en laissant à son fils autre chose que des tracas…

C’est Caroline qui, le lendemain matin, découvrit le corps sans vie de Marguerite, affalée dans son fauteuil devant la télévision encore allumée. Le médecin conclut à une crise cardiaque. Rien d’étonnant pour une dame de cet âge. Mais Julien ne pouvait s’empêcher de culpabiliser. Sa discussion de la veille avec sa mère n’avait-elle pas précipité sa fin? Caroline s’efforça de rassurer son mari. « Marguerite avait déjà eu quelques alertes. Et après tout, n’était-ce pas la meilleure solution… Elle est partie paisiblement, en regardant la télé. Elle n’a probablement pas souffert ».

On enterra Marguerite quelques jours plus tard. Julien eu un pincement au cœur en disant un ultime adieu à sa mère avant qu’on referme le cercueil. Elle portait la même robe que lorsqu’il l’avait vue vivante pour la dernière fois…

Quelques jours plus tard, en ouvrant le journal local, Caroline aperçut en première page un article qui attira son attention. « Le ticket gagnant de la super-cagnote du loto a été validé dans un petit village du Val de Marne. L’heureux élu ne s’est pas encore manifesté ». Caroline tendit le journal à son mari. « Regarde, c’est chez nous! » s’exclama-t-elle très excitée. « Et si c’était ta mère? ». « Marguerite? » s’exclama Julien incrédule. « Elle, elle a une bonne raison de ne pas se manifester… » répliqua Caroline. Julien prit le journal et jeta un coup d’œil à la combinaison gagnante. « C’est facile à vérifier » déclara-t-il. « Elle jouait toujours son numéro de Sécurité Sociale ».

Julien prit le journal et monta jusqu’à la chambre de Marguerite, dont les papiers n’avaient pas encore été rangés. Il ne tarda pas à tomber sur une feuille de soin et compara les numéros.

Quelques secondes plus tard, il redescendait les escaliers quatre à quatre. « C’est elle! » s’écria-t-il. « Elle a gagné ! ». Caroline n’en croyait pas ses oreilles. « C’est peut-être même ça qui l’a tuée » reprit Julien. Caroline lui lança un regard interrogateur. « La télé! » expliqua Julien. « C’est sans doute en regardant les résultats du loto qu’elle a eu une attaque! ».

Restait à retrouver le reçu que Julien avait remis à sa mère quelques jours plus tôt. Le couple fouilla la chambre de Marguerite, puis toute la maison de fond en comble. Le billet gagnant restait introuvable…

Caroline finit par interroger son mari. « Essaie de te souvenir… Lorsque tu lui as donné le ticket, qu’est-ce qu’elle en a fait ? ». Julien fit un effort de mémoire pour reconstituer la scène. « Eh bien… Je lui ai tendu le reçu, comme d’habitude, et… elle l’a fourré machinalement dans la poche de sa robe ». « Sa robe? Quelle robe? » s’exclama Caroline impatiemment. « La bleue! » lâcha Julien d’une voix atone. « Sa dernière robe encore à peu près mettable » ajouta-t-il en comprenant soudain où se trouvait le billet gagnant de la super-cagnote du loto. Le visage de caroline se décomposa. « Celle avec laquelle on l’a enterrée… » conclut-elle anéantie.

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Dangereuse liaison

Dangereuse liaison

« Je suis la maîtresse de votre mari… ». Chantal considéra un instant la jolie blonde qui, en guise de présentations, venait de lui asséner ces mots tombant comme un couperet. Il lui fallut quelques secondes pour en saisir tout le sens.

La veille au soir, le mari de Chantal, Jérôme, Maître de Conférence à La Sorbonne, l’avait appelé une fois de plus en fin d’après-midi pour lui annoncer qu’il rentrerait tard. Il devait travailler en bibliothèque pour terminer enfin la rédaction de son prochain livre. Un ouvrage de référence sur Cholderlos de Laclos, l’auteur des Liaisons Dangereuses, que son éditeur lui réclamait depuis des mois. Mais peu après avoir raccroché, Chantal avait reçu un autre coup de fil, bien plus inhabituel. La jeune femme, qui disait s’appeler Sandra, lui avait seulement dit qu’elle devait la voir de toute urgence. Et qu’elle ne devait pas en parler à son mari. Sa voix était grave. Cela semblait important. Chantal, sans plus d’explications, avait accepté un rendez-vous dans un salon de thé, en face de Beaubourg.

Le lendemain matin, Jérôme partait pour trois jours à Rome, consulter des archives concernant les derniers jours de Laclos à Tarente, et rencontrer des collègues. Elle l’avait quitté sans rien lui dire de ce mystérieux coup de fil.

Bien sûr, à l’approche de leur vingt-cinquième anniversaire de mariage, le couple qu’elle formait avec Jérôme n’avait plus la fougue de la jeunesse. Mais Chantal, malgré un sinistre pressentiment, était loin de soupçonner ce que Sandra venait de lui apprendre. Certes, il y avait peut-être eu de la part de Jérôme, avec le difficile passage de la quarantaine, quelques accrocs dans le contrat. Mais elle n’en avait jamais rien su. Ou bien elle avait préféré l’ignorer. Et depuis, elle le pensait définitivement assagi. Cette fois, cependant, les quelques mots définitifs que venait de lâcher Sandra ne lui laissaient guère le choix.

Avec le recul, évidemment, le comportement de Jérôme au cours des derniers mois aurait dû l’alerter. Il rentrait de plus en plus tard. De plus en plus souvent. En prenant de moins en moins la peine d’inventer des excuses originales. Les longues soirées passées seul à la bibliothèque du Centre Georges Pompidou, où il était injoignable puisqu’il devait couper son portable, était un alibi commode pour couvrir une liaison. Quant à ce prétendu bouquin sur lequel Jérôme était supposé travailler, il pouvait en faire traîner la rédaction indéfiniment.

Mais alors pourquoi ce rendez-vous…? « Qu’est-ce que vous voulez ? » demanda Chantal d’une voix blanche. Sandra ne répondit pas tout de suite. Elle semblait hésiter. Peut-être regrettait-elle déjà sa démarche. Mais il était trop tard pour reculer. « Je suis enceinte » lâcha-t-elle enfin. Avant d’ajouter presque aussitôt, comme si cela rendait la chose moins grave, « Jérôme ne le sait pas ».

Revenue de sa première surprise, Chantal comprenait de moins en moins. « Et c’est pour me donner la primeur de cette heureuse nouvelle que vous vouliez faire ma connaissance ? » tenta-t-elle d’ironiser, même si elle n’avait pas vraiment le cœur à rire. Sandra releva la tête et la fixa dans les yeux. A l’évidence, passée la première gêne, elle avait décidé de faire front. « Je veux garder l’enfant, mais je vous laisse le père ». Le père… Ce mot, associé à Jérôme, sonnait douloureusement aux oreilles de Chantal. Ils n’avaient pas pu avoir d’enfants ensemble. Elle se savait stérile. Mais elle n’avait jamais senti que cela puisse constituer pour Jérôme une frustration. Pas au point, en tout cas, de vouloir refaire sa vie avec une autre. Aujourd’hui, elle ne savait plus très bien qui était son mari, ce qu’il pensait ou ce qu’il ressentait vraiment. Ne lui mentait-il pas depuis des mois ?

« Je sais que Jérôme vous quittera s’il apprend que je porte un enfant de lui. Il me l’a dit. Mais ce n’est pas ce que je souhaite. Je suis prête à le quitter, mais il me faut de l’argent… ». La poitrine de Chantal se serra. Elle avait du mal à respirer. « Vous voulez que je vous paie pour récupérer mon mari ? C’est un chantage ? ». Sandra la regarda avec un air embarrassé, et Chantal eu presque pitié d’elle. Elle n’avait pas vraiment le profil d’un maître chanteur. Quel âge pouvait-elle avoir ? Vingt ans ? Peut-être même pas… « Je suis encore étudiante » continua-t-elle. « Je n’ai pas de revenus pour l’instant. Ma famille, je préfère ne pas en parler… Je ne veux pas briser votre couple. J’aime Jérôme mais… Contrairement à lui, je ne pense pas que ça puisse marcher très longtemps entre nous… Alors autant rompre tout de suite, avant qu’il n’apprenne que je suis enceinte. Car je suis décidée à garder cet enfant. Et pour ça, il me faut de quoi voir venir, jusqu’à la naissance du bébé. Après je trouverai du travail. Avec un peu d’argent devant moi, je pourrais repartir tout de suite à Lyon… au lieu d’aller retrouver Jérôme à Rome, comme prévu ».

Chantal se sentait soudain très fatiguée. Elle avait envie d’en finir. « Combien ? » demanda-t-elle. « Dix mille » lâcha Sandra, avant de préciser. « Dix mille euros ». Chantal sentait les larmes lui monter aux yeux, mais elle les retint, par fierté. Dix mille euros… Voilà donc à combien était estimé son couple à l’argus du mariage, avec vingt-cinq années au compteur. Chantal savait qu’elle devait prendre une décision, et que cette décision engagerait le restant de sa vie. Mais elle n’en pouvait plus. « Je vous retrouve après-demain ici » murmura-t-elle en se levant. Avant de partir, sans être vraiment sûre de ce qu’elle disait, elle ajouta dans un souffle : « Je vous donnerai l’argent ».

Dans la rue, elle laissa éclater ses larmes.

Les deux jours qui suivirent furent pour elle un véritable calvaire. Plus l’heure de son rendez-vous approchait, moins elle savait ce qu’elle devait faire. Bien sûr, elle en voulait à Jérôme de l’avoir trahie. Elle l’aurait sûrement étranglé si seulement il avait été là. Mais il était à Rome, à attendre l’arrivée de sa maîtresse, qui ne viendrait pas. Après avoir retourné le problème dans sa tête pendant toute une nuit, elle prit sa décision et, le lendemain matin, elle se rendit à la banque pour retirer en liquide les dix mille euros déposés sur un compte en prévision du remplacement prochain de leur vieille auto. Elle ne savait pas encore quelle attitude elle adopterait à l’égard de Jérôme après que sa maîtresse l’aurait quitté pour le prix d’une voiture bas de gamme, mais elle était au moins sûre d’une chose. Si elle devait se séparer de son mari, avant de demander le divorce, elle se vengerait en lui montrant, preuves à l’appui, à combien sa lolita évaluait l’amour qu’elle lui portait. Sans parler, bien sûr, de l’enfant qu’elle attendait, dont il ne serait jamais le père.

Alors qu’elle revenait de la banque avec la petite pochette contenant les cinquante billets de deux cents euros, elle entendit le téléphone sonner. Etait-ce Sandra qui, ayant changé d’avis, l’appelait depuis Rome pour lui annoncer que, finalement, elle voulait faire sa vie avec le père de son enfant ?

L’appel venait bien de Rome. Mais c’était Jérôme. Il téléphonait de l’aéroport pour lui annoncer qu’il revenait finalement un jour plus tôt. Cela ne surprit pas vraiment Chantal. Puisque sa maîtresse lui avait fait faux bond, il n’avait plus aucune raison de rester là-bas. Cependant, l’idée même de le revoir dans cet appartement qu’ils avaient partagé pendant tant d’années lui paraissait insupportable. Suivant son instinct, elle lui proposa de la rejoindre au salon de thé où elle avait rendez-vous avec Sandra. Feignant un ton enjoué, elle annonça à Jérôme qu’elle avait une surprise pour lui. Renfrogné, Jérôme accepta devant son insistance. Mais il ne semblait pas être d’humeur à apprécier les surprises…

Quelques heures plus tard, Chantal rejoignait Sandra en face de Beaubourg. La jeune fille l’attendait déjà. Elle paraissait nerveuse. Et cette fois, Chantal, résignée, se sentait plus calme. Ce soir, sa vie serait brisée. Mais pour l’instant, elle tenait sa revanche. Il lui fallait seulement retenir Sandra jusqu’à l’arrivée de Jérôme, qui ne devait plus tarder.

« J’ai l’argent » dit-elle. « Mais j’exige des garanties. Je ne veux pas que mon mari puisse me reprocher d’avoir organisé moi-même cette sinistre transaction. Qu’il pense que c’est moi qui ait eu l’idée de vous payer pour que vous le quittiez… ». C’était au tour de Sandra d’être sur la défensive. « Qu’est-ce que vous voulez ? ». Chantal la fixa droit dans les yeux, savourant la détresse qu’elle pouvait lire dans son regard. « Une lettre. Une lettre de votre main, expliquant les raisons et les circonstances de votre départ. Que mon mari sache exactement à quoi s’en tenir. ». Chantal poussa vers la jeune fille la feuille blanche et le crayon qu’elle avait préparés. Sandra parut hésiter. Puis elle se décida. Pendant qu’elle griffonnait à regret quelques lignes, Chantal aperçut son mari entrer dans le salon de thé et la chercher du regard. Jérôme aperçut enfin la table où était installée sa femme, tandis que Sandra, de dos, signait rageusement la lettre qu’elle venait de rédiger. Le timing était parfait. Chantal prit la feuille et tendit à Sandra la pochette contenant les dix mille euros. La jeune fille s’en saisit, la fourra dans son sac, et se leva pour partir au moment même où Jérôme avançait vers la table. Quand Sandra reconnut Jérôme, elle paniqua. Elle lança un regard furieux vers Chantal, comprenant qu’elle l’avait trahie et, sans un mot pour elle et sans un regard vers Jérôme, se précipita vers la porte.

Jérôme jeta un coup d’œil surpris vers la jeune fille qui venait de le bousculer en partant de manière si précipitée. Il paraissait de mauvaise humeur. « C’est qui cette folle ? » demanda-t-il à Chantal en guise de bonjour. Le visage de Chantal se figea et elle ne parvint pas à articuler un mot. D’ailleurs, visiblement préoccupé par des soucis plus importantes, Jérôme ne semblait pas attendre de réponse. « J’ai eu un de ces mal à trouver un taxi… Tout va de travers, en ce moment. En arrivant à Rome, je me suis rendu compte que j’avais perdu mon agenda et mon répertoire. Je les ai sûrement oubliés à la bibliothèque… Du coup, je n’avais l’adresse d’aucun des interlocuteurs que je devais voir à Rome. C’est pour ça que je suis rentré plus tôt… ».

Après s’être débarrassé de ses bagages, avoir ôté son imperméable et s’être installé à la table, Jérôme leva enfin les yeux vers sa femme. « Et toi ? C’est quoi, cette bonne nouvelle que tu voulais m’annoncer ? Tu as acheté la nouvelle voiture, et tu me ramènes à la maison avec c’est ça ? ».

Comme pétrifiée, Chantal ne répondit pas. Le regard dans le vague, elle fixait la porte du salon de thé, par laquelle venait de disparaître l’inconnue. Avec leurs dix mille euros en liquide…

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