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Arrêté d’expulsion

Arrêté d’expulsion

Simon en a gros sur le cœur. Demain, il doit être exproprié du joli pavillon avec jardin dans lequel il espérait finir ses jours. La mairie veut libérer le site pour y installer… une décharge municipale. Il existe bien un projet concurrent : la construction, à l’autre bout de la commune, d’une usine de cogénération. Brûler les déchets pour produire l’eau chaude nécessaire au chauffage urbain, et alimenter la ville en électricité, c’est plus écologique. Mais cela nécessite hélas, au départ, un investissement plus important. Un investissement que le maire n’est pas prêt à consentir aujourd’hui…

Jusqu’au dernier moment, Simon a essayé tous les recours pour tenter d’éviter cette expulsion. Mais que peut un vieil homme seul face à une administration omnipotente, s’abritant derrière les lois qu’elle a elle-même édictées ? Pourtant, Simon n’arrive pas à se résoudre à partir. Depuis sa fenêtre, dans le jardin, il aperçoit la frêle silhouette de Caroline, qui fait sa petite promenade quotidienne. C’est une vieille dame, elle aussi. Quel âge a-t-elle, au juste ? Quatre-vingts dix ans ? Quatre-vingt-quinze ? Elle est peut-être même centenaire…

Lorsque Simon a hérité de cette maison, il y a une vingtaine d’années, Caroline l’habitait déjà. Elle faisait partie des meubles, en quelque sorte, et les parents de Simon, avant de mourir, lui ont fait promettre de ne pas la mettre à la rue. Au départ, bien sûr, en vieux célibataire, il n’était pas très enthousiasmé par cette cohabitation. Et puis, peu à peu, il s’est habitué à la présence discrète de Caroline. Vingt ans de vie commune, de joies et de peines partagées, ça créée des liens ! Et maintenant, elle aussi devrait quitter cette maison ? Son plus sûr refuge à l’abri de la menace des hommes et de cette civilisation moderne dont elle ne connaît rien ? Elle ne s’en remettrait pas. Pas à son âge…

Étreint par l’émotion, Simon est allé rejoindre Caroline dans le jardin. Contre tout espoir, il cherche encore une solution. Il lui suffirait de pouvoir retarder l’expulsion de quelques jours ! Dans une semaine, on sera en hiver, et il ne serait plus expulsable avant le printemps. D’ici là, il est certain que les gens de la mairie préféreraient choisir le projet concurrent. Des élections se profilent, et ils sont pressés d’en finir, car les écologistes commencent à se mobiliser contre l’installation d’une décharge aux portes de la commune…

Simon vient de surprendre le regard en coin de Caroline. Même si elle ne dit rien, ses yeux semblent le supplier de faire quelque chose pour empêcher cette catastrophe annoncée. Il la regarde à son tour, les larmes aux yeux. Visiblement, sa fidèle compagne aimerait lui être d’un secours quelconque. Mais comment cette pauvre vieille Caroline, si chétive et ridée, pourrait-elle l’aider à arrêter les gendarmes qui, dès demain matin, viendront les expulser manu militari de leur maison ?

Simon ne peut s’empêcher de sourire en imaginant cette confrontation puis, soudain, son visage se fige. En regardant Caroline, une idée saugrenue vient de lui traverser l’esprit. Non, ce serait trop beau ! Mais cela mérite pour le moins d’être vérifié…

Plantant là sa vieille amie, sans plus d’explication, Simon se précipite dans son bureau pour allumer son ordinateur et se connecter à Internet. La page d’accueil du moteur de recherche met un temps infini à s’afficher. Décidément, il faudrait vraiment qu’il s’offre le haut débit pour Noël… Fiévreusement, Simon tape quelques mots clefs et attend à nouveau que les résultats de sa recherche apparaissent sur l’écran. 3.827 réponses ! Au moins, la littérature sur le sujet est abondante ! Mais il va falloir prendre le temps de trier, d’explorer tous les liens pour parvenir à trouver l’information qu’il cherche, et confirmer ainsi la validité de son plan d’attaque…

Au petit matin, c’est le soleil qui, pointant à travers les persiennes, réveille Simon assoupi sur son clavier. Il a passé la nuit entière à surfer sur le Web. Qu’importe ! Cela en valait la peine !

Caroline, elle, dort encore, mais la cloche de la porte du jardin la tire à son tour du sommeil. Écartant les rideaux, Simon jette un regard par la fenêtre et aperçoit, derrière les deux képis, trois camionnettes bleues. La gendarmerie s’est déplacée en force ! Craignent-ils que Simon et Caroline se soient préparés à un siège pour éviter cette expulsion ? A moins que les camionnettes ne soient tout simplement destinées à embarquer les meubles de la maison, avec ses occupants…

Quoi qu’il en soit, c’est avec un air pacifique mais d’un pas assuré que Simon s’avance vers les gendarmes pour les recevoir. De son train de sénateur, Caroline lui emboîte le pas courageusement, pour le soutenir.

« Messieurs les représentants de la force publique, l’administration ne saurait violer un règlement qu’elle a elle-même édicté » assène Simon aux gendarmes. « Ma compagne Caroline, ici présente, fait l’objet d’une protection très stricte. La loi stipule expressément qu’on ne saurait la chasser de chez elle sans une autorisation écrite spécifique ». Simon tend aux gendarmes ébahis le texte de loi qu’il a découvert sur Internet, et fraîchement imprimé. « Une autorisation qui prendra pour le moins quelques semaines à obtenir » poursuit-il. « Si vous l’obtenez… ».

Examinant tour à tour le texte de loi et Caroline, qui les observent d’un air hautain, les gendarmes se concertent à voix basse, visiblement très embarrassés. « Eh, oui, c’est étrange, mais c’est comme ça » conclut Simon triomphant, sachant qu’il a gagné la partie. « Dans ce pays, il est plus facile d’expulser de sa maison un vieil homme… qu’une tortue faisant partie d’une espèce protégée ! ».

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Le gros lot

Le gros lot

« C’est elle ou moi! » lança rageusement Caroline à son mari. Depuis quelques temps déjà, la jeune femme ne supportait plus la présence sous son toit de Marguerite, la mère de Fabien. La vieille dame avait emménagé provisoirement chez son fils et sa belle-fille à la mort de son époux. Impossible pour elle, désormais, de gravir seule, avec un sac de courses, les cinq étages du petit immeuble sans ascenseur dans lequel elle avait, pendant plus de trente ans, coulé des jours heureux.

Il avait d’abord été prévu de reloger la mère de Fabien dans un appartement plus fonctionnel. Mais le modeste produit de la vente du deux pièces avait tout juste couvert les frais médicaux mal remboursés entraînés par la longue hospitalisation du défunt mari de Marguerite. Et puis l’état de santé de la vieille dame s’était vite dégradé. Elle ne pouvait plus vivre de manière indépendante. Et le provisoire avait pris des allures de définitif…

Jusqu’à ce matin-là où, excédée, Caroline avait posé à Julien cet ultimatum. « Ou bien tu mets ta mère dans une maison de retraite, ou bien c’est moi qui m’en vais ». Julien comprenait la révolte de sa femme. Leurs enfants, déjà grands, avaient quitté le nid familial. Mais Caroline était encore jeune. A présent, elle avait envie de sortir. De voyager. De profiter un peu de la vie, dans la mesure de leurs modestes moyens, bien sûr. Or, depuis que la mère de Julien s’était installée chez eux, la vie du couple était complètement bouleversée. Ne pouvant se permettre d’employer quelqu’un à demeure pour s’occuper de Marguerite, Julien et Caroline étaient astreints à se relayer pour ne pas la laisser seule trop longtemps. Finis les projets de vacances à la mer. Terminées les sorties improvisées au cinéma. Adieu les dîners en tête-à-tête. Même à la maison… « Je lui parlerai ce soir, c’est promis », dit Julien résigné avant d’enfiler son imperméable pour partir au travail.

Marguerite, de son côté, essayait de se faire la plus discrète possible. Mais elle se rendait bien compte que son intrusion dans l’intimité du couple était difficile à supporter pour sa belle-fille. Elle tenta donc de faire bonne figure lorsque Julien, mal à l’aise, aborda avec elle, le soir même, la possibilité de la placer dans une maison de retraite. Vu le faible montant de la pension que percevait sa mère, il ne pouvait pas lui promettre une résidence de grand luxe. Mais il ferait de son mieux pour trouver quelque chose de bien… Le cœur déjà fragile de Marguerite se serra. Pourtant, elle ne laissa rien paraître de son désarroi. « Ne t’inquiète pas, Julien. Je comprends très bien. Je ne peux pas continuer à être une charge pour vous plus longtemps. Dès que tu auras trouvé, je partirai. ».

Julien s’apprêtait à quitter la pièce lorsque sa mère l’interpella une dernière fois. « Tu n’as pas oublié ma grille de loto ? » demanda-t-elle d’une voix douce. « Non, rassure-toi » répondit Julien en lui tendant le reçu. « Tu joues toujours ton numéro de Sécurité Sociale? » ajouta-t-il avec un sourire amusé. « Toujours! » dit la vieille dame. « Avec ce numéro-là, je suis sûre de gagner le gros lot un jour ou l’autre… ».

Une fois la porte refermée, Marguerite laissa libre cours à son désespoir. Evidemment, ils viendraient la voir, là-bas… Mais pour elle, cet exil serait le début de la fin. Son horizon était déjà pratiquement réduit aux quatre murs de sa chambre, d’où elle évitait de sortir pour ne pas trop déranger. Le seul plaisir qui lui restait, c’était la grille de loto qu’elle demandait à son fils de lui valider deux fois par semaine. Elle soupira en pensant au ticket que venait de lui remettre son fils. Ah, si seulement elle décrochait le gros lot! Alors, elle ne serait plus une charge pour personne. Bien sûr, à son âge, elle n’espérait pas pour autant commencer une nouvelle vie. Mais elle aurait au moins la satisfaction de partir en laissant à son fils autre chose que des tracas…

C’est Caroline qui, le lendemain matin, découvrit le corps sans vie de Marguerite, affalée dans son fauteuil devant la télévision encore allumée. Le médecin conclut à une crise cardiaque. Rien d’étonnant pour une dame de cet âge. Mais Julien ne pouvait s’empêcher de culpabiliser. Sa discussion de la veille avec sa mère n’avait-elle pas précipité sa fin? Caroline s’efforça de rassurer son mari. « Marguerite avait déjà eu quelques alertes. Et après tout, n’était-ce pas la meilleure solution… Elle est partie paisiblement, en regardant la télé. Elle n’a probablement pas souffert ».

On enterra Marguerite quelques jours plus tard. Julien eu un pincement au cœur en disant un ultime adieu à sa mère avant qu’on referme le cercueil. Elle portait la même robe que lorsqu’il l’avait vue vivante pour la dernière fois…

Quelques jours plus tard, en ouvrant le journal local, Caroline aperçut en première page un article qui attira son attention. « Le ticket gagnant de la super-cagnote du loto a été validé dans un petit village du Val de Marne. L’heureux élu ne s’est pas encore manifesté ». Caroline tendit le journal à son mari. « Regarde, c’est chez nous! » s’exclama-t-elle très excitée. « Et si c’était ta mère? ». « Marguerite? » s’exclama Julien incrédule. « Elle, elle a une bonne raison de ne pas se manifester… » répliqua Caroline. Julien prit le journal et jeta un coup d’œil à la combinaison gagnante. « C’est facile à vérifier » déclara-t-il. « Elle jouait toujours son numéro de Sécurité Sociale ».

Julien prit le journal et monta jusqu’à la chambre de Marguerite, dont les papiers n’avaient pas encore été rangés. Il ne tarda pas à tomber sur une feuille de soin et compara les numéros.

Quelques secondes plus tard, il redescendait les escaliers quatre à quatre. « C’est elle! » s’écria-t-il. « Elle a gagné ! ». Caroline n’en croyait pas ses oreilles. « C’est peut-être même ça qui l’a tuée » reprit Julien. Caroline lui lança un regard interrogateur. « La télé! » expliqua Julien. « C’est sans doute en regardant les résultats du loto qu’elle a eu une attaque! ».

Restait à retrouver le reçu que Julien avait remis à sa mère quelques jours plus tôt. Le couple fouilla la chambre de Marguerite, puis toute la maison de fond en comble. Le billet gagnant restait introuvable…

Caroline finit par interroger son mari. « Essaie de te souvenir… Lorsque tu lui as donné le ticket, qu’est-ce qu’elle en a fait ? ». Julien fit un effort de mémoire pour reconstituer la scène. « Eh bien… Je lui ai tendu le reçu, comme d’habitude, et… elle l’a fourré machinalement dans la poche de sa robe ». « Sa robe? Quelle robe? » s’exclama Caroline impatiemment. « La bleue! » lâcha Julien d’une voix atone. « Sa dernière robe encore à peu près mettable » ajouta-t-il en comprenant soudain où se trouvait le billet gagnant de la super-cagnote du loto. Le visage de caroline se décomposa. « Celle avec laquelle on l’a enterrée… » conclut-elle anéantie.

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Dangereuse liaison

Dangereuse liaison

« Je suis la maîtresse de votre mari… ». Chantal considéra un instant la jolie blonde qui, en guise de présentations, venait de lui asséner ces mots tombant comme un couperet. Il lui fallut quelques secondes pour en saisir tout le sens.

La veille au soir, le mari de Chantal, Jérôme, Maître de Conférence à La Sorbonne, l’avait appelé une fois de plus en fin d’après-midi pour lui annoncer qu’il rentrerait tard. Il devait travailler en bibliothèque pour terminer enfin la rédaction de son prochain livre. Un ouvrage de référence sur Cholderlos de Laclos, l’auteur des Liaisons Dangereuses, que son éditeur lui réclamait depuis des mois. Mais peu après avoir raccroché, Chantal avait reçu un autre coup de fil, bien plus inhabituel. La jeune femme, qui disait s’appeler Sandra, lui avait seulement dit qu’elle devait la voir de toute urgence. Et qu’elle ne devait pas en parler à son mari. Sa voix était grave. Cela semblait important. Chantal, sans plus d’explications, avait accepté un rendez-vous dans un salon de thé, en face de Beaubourg.

Le lendemain matin, Jérôme partait pour trois jours à Rome, consulter des archives concernant les derniers jours de Laclos à Tarente, et rencontrer des collègues. Elle l’avait quitté sans rien lui dire de ce mystérieux coup de fil.

Bien sûr, à l’approche de leur vingt-cinquième anniversaire de mariage, le couple qu’elle formait avec Jérôme n’avait plus la fougue de la jeunesse. Mais Chantal, malgré un sinistre pressentiment, était loin de soupçonner ce que Sandra venait de lui apprendre. Certes, il y avait peut-être eu de la part de Jérôme, avec le difficile passage de la quarantaine, quelques accrocs dans le contrat. Mais elle n’en avait jamais rien su. Ou bien elle avait préféré l’ignorer. Et depuis, elle le pensait définitivement assagi. Cette fois, cependant, les quelques mots définitifs que venait de lâcher Sandra ne lui laissaient guère le choix.

Avec le recul, évidemment, le comportement de Jérôme au cours des derniers mois aurait dû l’alerter. Il rentrait de plus en plus tard. De plus en plus souvent. En prenant de moins en moins la peine d’inventer des excuses originales. Les longues soirées passées seul à la bibliothèque du Centre Georges Pompidou, où il était injoignable puisqu’il devait couper son portable, était un alibi commode pour couvrir une liaison. Quant à ce prétendu bouquin sur lequel Jérôme était supposé travailler, il pouvait en faire traîner la rédaction indéfiniment.

Mais alors pourquoi ce rendez-vous…? « Qu’est-ce que vous voulez ? » demanda Chantal d’une voix blanche. Sandra ne répondit pas tout de suite. Elle semblait hésiter. Peut-être regrettait-elle déjà sa démarche. Mais il était trop tard pour reculer. « Je suis enceinte » lâcha-t-elle enfin. Avant d’ajouter presque aussitôt, comme si cela rendait la chose moins grave, « Jérôme ne le sait pas ».

Revenue de sa première surprise, Chantal comprenait de moins en moins. « Et c’est pour me donner la primeur de cette heureuse nouvelle que vous vouliez faire ma connaissance ? » tenta-t-elle d’ironiser, même si elle n’avait pas vraiment le cœur à rire. Sandra releva la tête et la fixa dans les yeux. A l’évidence, passée la première gêne, elle avait décidé de faire front. « Je veux garder l’enfant, mais je vous laisse le père ». Le père… Ce mot, associé à Jérôme, sonnait douloureusement aux oreilles de Chantal. Ils n’avaient pas pu avoir d’enfants ensemble. Elle se savait stérile. Mais elle n’avait jamais senti que cela puisse constituer pour Jérôme une frustration. Pas au point, en tout cas, de vouloir refaire sa vie avec une autre. Aujourd’hui, elle ne savait plus très bien qui était son mari, ce qu’il pensait ou ce qu’il ressentait vraiment. Ne lui mentait-il pas depuis des mois ?

« Je sais que Jérôme vous quittera s’il apprend que je porte un enfant de lui. Il me l’a dit. Mais ce n’est pas ce que je souhaite. Je suis prête à le quitter, mais il me faut de l’argent… ». La poitrine de Chantal se serra. Elle avait du mal à respirer. « Vous voulez que je vous paie pour récupérer mon mari ? C’est un chantage ? ». Sandra la regarda avec un air embarrassé, et Chantal eu presque pitié d’elle. Elle n’avait pas vraiment le profil d’un maître chanteur. Quel âge pouvait-elle avoir ? Vingt ans ? Peut-être même pas… « Je suis encore étudiante » continua-t-elle. « Je n’ai pas de revenus pour l’instant. Ma famille, je préfère ne pas en parler… Je ne veux pas briser votre couple. J’aime Jérôme mais… Contrairement à lui, je ne pense pas que ça puisse marcher très longtemps entre nous… Alors autant rompre tout de suite, avant qu’il n’apprenne que je suis enceinte. Car je suis décidée à garder cet enfant. Et pour ça, il me faut de quoi voir venir, jusqu’à la naissance du bébé. Après je trouverai du travail. Avec un peu d’argent devant moi, je pourrais repartir tout de suite à Lyon… au lieu d’aller retrouver Jérôme à Rome, comme prévu ».

Chantal se sentait soudain très fatiguée. Elle avait envie d’en finir. « Combien ? » demanda-t-elle. « Dix mille » lâcha Sandra, avant de préciser. « Dix mille euros ». Chantal sentait les larmes lui monter aux yeux, mais elle les retint, par fierté. Dix mille euros… Voilà donc à combien était estimé son couple à l’argus du mariage, avec vingt-cinq années au compteur. Chantal savait qu’elle devait prendre une décision, et que cette décision engagerait le restant de sa vie. Mais elle n’en pouvait plus. « Je vous retrouve après-demain ici » murmura-t-elle en se levant. Avant de partir, sans être vraiment sûre de ce qu’elle disait, elle ajouta dans un souffle : « Je vous donnerai l’argent ».

Dans la rue, elle laissa éclater ses larmes.

Les deux jours qui suivirent furent pour elle un véritable calvaire. Plus l’heure de son rendez-vous approchait, moins elle savait ce qu’elle devait faire. Bien sûr, elle en voulait à Jérôme de l’avoir trahie. Elle l’aurait sûrement étranglé si seulement il avait été là. Mais il était à Rome, à attendre l’arrivée de sa maîtresse, qui ne viendrait pas. Après avoir retourné le problème dans sa tête pendant toute une nuit, elle prit sa décision et, le lendemain matin, elle se rendit à la banque pour retirer en liquide les dix mille euros déposés sur un compte en prévision du remplacement prochain de leur vieille auto. Elle ne savait pas encore quelle attitude elle adopterait à l’égard de Jérôme après que sa maîtresse l’aurait quitté pour le prix d’une voiture bas de gamme, mais elle était au moins sûre d’une chose. Si elle devait se séparer de son mari, avant de demander le divorce, elle se vengerait en lui montrant, preuves à l’appui, à combien sa lolita évaluait l’amour qu’elle lui portait. Sans parler, bien sûr, de l’enfant qu’elle attendait, dont il ne serait jamais le père.

Alors qu’elle revenait de la banque avec la petite pochette contenant les cinquante billets de deux cents euros, elle entendit le téléphone sonner. Etait-ce Sandra qui, ayant changé d’avis, l’appelait depuis Rome pour lui annoncer que, finalement, elle voulait faire sa vie avec le père de son enfant ?

L’appel venait bien de Rome. Mais c’était Jérôme. Il téléphonait de l’aéroport pour lui annoncer qu’il revenait finalement un jour plus tôt. Cela ne surprit pas vraiment Chantal. Puisque sa maîtresse lui avait fait faux bond, il n’avait plus aucune raison de rester là-bas. Cependant, l’idée même de le revoir dans cet appartement qu’ils avaient partagé pendant tant d’années lui paraissait insupportable. Suivant son instinct, elle lui proposa de la rejoindre au salon de thé où elle avait rendez-vous avec Sandra. Feignant un ton enjoué, elle annonça à Jérôme qu’elle avait une surprise pour lui. Renfrogné, Jérôme accepta devant son insistance. Mais il ne semblait pas être d’humeur à apprécier les surprises…

Quelques heures plus tard, Chantal rejoignait Sandra en face de Beaubourg. La jeune fille l’attendait déjà. Elle paraissait nerveuse. Et cette fois, Chantal, résignée, se sentait plus calme. Ce soir, sa vie serait brisée. Mais pour l’instant, elle tenait sa revanche. Il lui fallait seulement retenir Sandra jusqu’à l’arrivée de Jérôme, qui ne devait plus tarder.

« J’ai l’argent » dit-elle. « Mais j’exige des garanties. Je ne veux pas que mon mari puisse me reprocher d’avoir organisé moi-même cette sinistre transaction. Qu’il pense que c’est moi qui ait eu l’idée de vous payer pour que vous le quittiez… ». C’était au tour de Sandra d’être sur la défensive. « Qu’est-ce que vous voulez ? ». Chantal la fixa droit dans les yeux, savourant la détresse qu’elle pouvait lire dans son regard. « Une lettre. Une lettre de votre main, expliquant les raisons et les circonstances de votre départ. Que mon mari sache exactement à quoi s’en tenir. ». Chantal poussa vers la jeune fille la feuille blanche et le crayon qu’elle avait préparés. Sandra parut hésiter. Puis elle se décida. Pendant qu’elle griffonnait à regret quelques lignes, Chantal aperçut son mari entrer dans le salon de thé et la chercher du regard. Jérôme aperçut enfin la table où était installée sa femme, tandis que Sandra, de dos, signait rageusement la lettre qu’elle venait de rédiger. Le timing était parfait. Chantal prit la feuille et tendit à Sandra la pochette contenant les dix mille euros. La jeune fille s’en saisit, la fourra dans son sac, et se leva pour partir au moment même où Jérôme avançait vers la table. Quand Sandra reconnut Jérôme, elle paniqua. Elle lança un regard furieux vers Chantal, comprenant qu’elle l’avait trahie et, sans un mot pour elle et sans un regard vers Jérôme, se précipita vers la porte.

Jérôme jeta un coup d’œil surpris vers la jeune fille qui venait de le bousculer en partant de manière si précipitée. Il paraissait de mauvaise humeur. « C’est qui cette folle ? » demanda-t-il à Chantal en guise de bonjour. Le visage de Chantal se figea et elle ne parvint pas à articuler un mot. D’ailleurs, visiblement préoccupé par des soucis plus importantes, Jérôme ne semblait pas attendre de réponse. « J’ai eu un de ces mal à trouver un taxi… Tout va de travers, en ce moment. En arrivant à Rome, je me suis rendu compte que j’avais perdu mon agenda et mon répertoire. Je les ai sûrement oubliés à la bibliothèque… Du coup, je n’avais l’adresse d’aucun des interlocuteurs que je devais voir à Rome. C’est pour ça que je suis rentré plus tôt… ».

Après s’être débarrassé de ses bagages, avoir ôté son imperméable et s’être installé à la table, Jérôme leva enfin les yeux vers sa femme. « Et toi ? C’est quoi, cette bonne nouvelle que tu voulais m’annoncer ? Tu as acheté la nouvelle voiture, et tu me ramènes à la maison avec c’est ça ? ».

Comme pétrifiée, Chantal ne répondit pas. Le regard dans le vague, elle fixait la porte du salon de thé, par laquelle venait de disparaître l’inconnue. Avec leurs dix mille euros en liquide…

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Condamné à mort

Condamné à mort

Une condamnation à mort ! Voilà comment Edouard avait reçu le diagnostic que venait de lui asséner le Docteur Baupin, après qu’il l’eut prié de lui dire la vérité sans détours. Parmi le flots de termes médicaux incompréhensibles dont venait de l’abreuver le médecin, il n’en avait retenu que quelques uns : tumeur inopérable, pronostic vital, soins palliatifs… Il avait immédiatement traduit : aucun espoir, lente agonie, déchéance inéluctable… Certes, les maux de têtes répétés dont il souffrait depuis quelques semaines aurait dû l’alerter. Mais comment aurait-il pu deviner, quand il s’était enfin décidé à consulter un médecin sur les conseils de Julia, sa femme, que son sort était déjà scellé ?

« Combien ? » avait-il seulement demandé pour clore l’entretien. « Six mois » avait répondu le spécialiste. « Un an, tout au plus ». Juste de quoi mettre mes affaires en ordre, et ma femme à l’abri de tout souci financier, avait pensé Edouard. Avant de quitter le cabinet, pourtant, il exigea du médecin une promesse. Pas un mot à quiconque, même pas à Julia. Il se chargerait lui-même, en temps voulu, de lui annoncer la chose. Le Docteur Baupin, presque offusqué, le rassura sur ce point. De toute façon, il était tenu par le secret médical.

En rentrant chez lui, Edouard fit tout pour donner le change à sa femme. Il lui annonça que ses migraines n’étaient dues qu’au surmenage, qu’elles passeraient avec les nouveaux médicaments que lui avaient prescrits le Docteur Baupin. Julia parut le croire et, pour célébrer ces nouvelles rassurantes, il l’invita au restaurant. Il y avait longtemps qu’il n’avait pas vu sa femme aussi gaie. Pourtant, malgré la bonne humeur inhabituelle qu’il s’efforça lui-même de déployer ce soir-là, il savait que ces quelques instants de bonheur seraient les derniers.

Dans les jours qui suivirent, à l’insu de Julia, il régla toutes les affaires courantes, et rédigea avec son notaire un testament qui permettrait à sa jeune veuve de disposer sans délai de toute sa fortune. Pas question de laisser à ses enfants, avec lesquels il était brouillé depuis son récent remariage, l’espoir d’hériter d’une partie, aussi infime fût-elle, de l’imposant patrimoine qu’il laisserait derrière lui. Julia était intelligente mais, n’ayant jamais eu à travailler, il ne l’imaginait pas subvenir elle-même à ses besoins. Pour lui éviter tout tracas, il alla jusqu’à souscrire une convention obsèques, qui la déchargerait du fardeau de l’organisation d’un enterrement.

Pour le reste, sa religion était faite. Pas question d’attendre que la maladie qui le rongeait le réduise peu à peu à l’état de légume, incapable de prendre la moindre décision. Par une volonté de fer, il avait maîtrisé son destin pendant toute sa vie. Il voulait aussi pouvoir choisir sa fin. Une fin qu’il voulait digne. Et vu les circonstances, il ne voyait qu’une porte de sortie.

Quelques jours plus tard, il s’arrangea pour envoyer Julia passer le week-end dans leur maison de campagne, en Sologne. Il devait la rejoindre le dimanche. Edouard embrassa une dernière fois sa femme, comme si de rien n’était, mais avec une tendresse un peu plus appuyée qui aurait dû l’inquiéter. Il regarda partir la voiture, puis il alla dans son bureau se tirer une balle dans la tempe avec le revolver qu’il conservait jusque là inutilement dans son coffre, depuis des années, pour protéger sa famille d’éventuels malfaiteurs. Comment aurait-il pu se douter, lorsqu’il avait acheté cette arme, qu’elle ne ferait d’autre victime que lui-même ?

Ce fut la femme de ménage qui, le lendemain matin, découvrit le corps inanimé d’Edouard, baignant dans une mare de sang. C’était d’ailleurs pour éviter à Julia ce terrible spectacle qu’il l’avait éloignée. Ultime preuve d’amour…

Sur le bureau, bien en évidence, il avait laissé une lettre pour elle. Il lui révélait la maladie incurable qui l’avait condamnée à cette issue dramatique. La seule envisageable pour lui. En précipitant sa fin, il en contrôlait les circonstances. Lui qui avait toujours voulu tout contrôler. Et ce faisant, il épargnait à sa tendre épouse, et à lui-même, la douleur superflue d’une pénible déchéance. Il préférait qu’elle conserve de lui l’image d’un homme dans la force de l’âge, en pleine possession de ses moyens. Pas celle d’un moribond pathétique s’accrochant encore à la vie contre tout espoir.

Evidemment bouleversée par la disparition de son mari, Julia, revenue précipitamment de Sologne, ne fut pourtant pas surprise de son suicide. Comme animé par un sinistre pressentiment, Edouard lui avait à plusieurs reprises affirmé que, le cas échéant, il ne laisserait pas la maladie décider à sa place de la date de sa mort. Sa première femme avait été emportée par une mal incurable, et il ne voudrait pas infliger à Julia l’épreuve qu’avait constitué pour lui sa longue agonie.

Les obsèques furent célébrés dans la plus stricte intimité. Sans fleurs ni couronnes, conformément aux souhaits du défunt. Et sans le secours de la religion. Edouard n’était pas croyant et, en choisissant de mettre volontairement fin à ses jours, il avait d’ailleurs bravé les préceptes de l’Eglise. Les enfants d’Edouard, se sachant déjà floués de leur héritage, n’assistèrent même pas à la cérémonie. Hormis Julia, seul le Docteur Baupin et quelques voisines désœuvrées accompagnèrent la dépouille d’Edouard jusqu’au Père Lachaise, où il fut incinéré. Edouard n’avait rien stipulé de précis sur ce point. C’est Julia qui opta pour cette solution, lui paraissant plus en accord avec l’idée qu’elle se faisait de son mari. De son vivant, il avait refusé de voir son corps se flétrir peu à peu. Pourquoi lui imposer cette déchéance après sa mort ?

A la sortie du cimetière, après qu’elle eut reçu les condoléances convenues des rares personnes présentes, le Docteur Baupin proposa à Julia de la raccompagner chez elle. Il mesurait sa douleur, et préférait ne pas la laisser seule dans cette triste circonstance, sans même un proche à qui confier ce qu’elle ressentait. Elle accepta sans un mot, et monta dans la voiture en emportant avec elle les cendres du défunt. Pendant tout le trajet, du cimetière jusqu’au luxueux hôtel particulier qu’Edouard léguait à son épouse avec le reste de sa fortune, ils restèrent silencieux. Le Docteur Baupin gara la voiture dans la cour pavée, et soutint la jeune femme éplorée jusqu’à l’intérieur de la demeure bourgeoise.

A peine la porte refermée, cependant, la jeune veuve posa négligemment par terre l’urne contenant les cendres d’Edouard, arracha le voile noire qui cachait son visage coquettement maquillé, et enlaça tendrement le médecin qui avait condamné son mari. « J’ai cru que cela ne finirait jamais » lâcha-t-elle dans un soupir. « Tu crois vraiment qu’on ne risque plus rien ? ». Baupin l’embrassa fougueusement avant de répondre. « Mieux vaut rester prudents pendant quelques mois encore. Mais il n’y a pas eu d’autopsie, puisque les causes de la mort ne faisaient aucun doute ! ». Il désigna l’urne avec un sourire sarcastique. « Même si une enquête était diligentée après coup, comment la police prouverait-elle qu’Edouard n’a jamais eu de tumeur au cerveau ? ».

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Mauvais plan

Mauvais plan

Maurice n’avait jamais eu de chance. Il était né sous une mauvaise étoile et, depuis, tout allait toujours de travers. Le récit de son enfance malheureuse lui permettait d’ailleurs d’amadouer les juges lors de ses fréquents passages au tribunal, pour rendre compte des petites combines et menus trafics dont il vivait. Autant de délits mineurs qui le ramenaient immanquablement à la case prison. Les plans élaborés par Maurice, en effet, finissaient toujours par mal tourner. Sa déveine était devenue si légendaire que ses gardiens, à la maison d’arrêt, l’avaient surnommé Momo La Poisse…

Cette fois, pourtant, Momo avait tout prévu. Pour son prochain braquage, il avait jeté son dévolu sur le bureau de poste de la petite ville où il avait passé son enfance. Il ne risquait pas d’y être reconnu, car il n’avait plus remis les pieds dans cette bourgade depuis ses dix-huit ans. Depuis cette sale journée où sa mère, furieuse d’apprendre son premier larcin au supermarché du coin en découvrant son butin caché sous son lit, l’avait elle-même dénoncé à la police dans l’espoir de le ramener dans le droit chemin…

En vain. Peu de temps après, Maurice avait quitté le domicile familial afin de poursuivre ailleurs sa carrière chaotique de petit malfrat. Et il n’était plus jamais retourné dans sa ville natale.

Mais aujourd’hui, pour Maurice, revenir sur le lieu de son premier délit présentait un avantage capital. Il connaissait bien la configuration du bureau de poste où, adolescent, il avait effectué un stage d’été. Cette familiarité avec l’endroit lui faciliterait la tâche. La veille, discrètement, il avait effectué une petite reconnaissance en allant acheter un carnet de timbres. Rien n’avait changé. Les locaux étaient toujours aussi vétustes. Et les systèmes de sécurité aussi désuets. Pas même une caméra de surveillance en état de fonctionner.

Grâce aux dépôts des nombreux commerces du bourg, pourtant, le coffre-fort était probablement toujours aussi bien garni en fin de journée. Le camion chargé de récolter les fonds passait vers 18 heures. En braquant le bureau de poste juste avant la fermeture, Maurice pouvait espérer repartir avec un butin confortable.

Garé devant la poste en attendant de passer à l’action, Momo jubilait déjà à l’idée de lire le lendemain, dans le journal local, le récit de ses exploits. Anonymes, bien sûr. Si tout allait bien, en tout cas… Hormis les quelques dizaines de milliers d’euros qu’il empocherait, ce serait pour lui une sorte de revanche sur le destin.

Maurice regarda sa montre. 17 heures 30. C’était le moment d’y aller. Un quart d’heure lui suffirait pour ramasser l’argent et filer avant l’arrivée du fourgon. Il descendit de voiture et se dirigea sans hâte vers l’entrée de la poste. Juste avant de passer la porte, il rabattit sa cagoule sur son visage et sortit de la poche de son blouson le pistolet qui lui servirait d’argument décisif pour obtenir le contenu du coffre. L’arme n’était pas chargée, mais lui seul le savait. En cas de pépin, la facture serait moins lourde… Mais cette fois, il n’y aurait pas d’anicroche. Il avait tout prévu.

En entrant, Maurice vit que de nombreux clients se trouvaient encore à l’intérieur du bureau de poste. A tel point que, dans un premier temps, personne ne remarqua la présence de cet inquiétant individu cagoulé et armé. Pour signaler sa présence, et clarifier ses intentions, Momo cria : « C’est un hold-up ! Tout le monde à plat ventre ! ».

Frappé de stupeur, tous les clients s’exécutèrent dans un même mouvement tandis que, derrière leur guichet, les trois employés restaient figés sur leur siège. « Les mains en l’air ! » hurla Maurice pour éviter que l’un d’entre eux n’appuie sur le bouton d’alarme directement relié au commissariat.

Les employés obéirent docilement. Maurice baissa le rideau de la porte vitrée donnant sur l’extérieur, afin que les passants ne voient pas ce qui se déroulait dans le bureau de poste, et pour dissuader tout retardataire d’y pénétrer à quelques minutes de la fermeture.

Jusque là, tout va bien, pensa Maurice avec satisfaction. Il s’approcha du plus âgé des trois employés et pointa son arme sur lui. « Tu as une minute pour mettre le contenu du coffre dans un sac et me le donner ! ». L’homme était proche de la retraite. Maurice savait qu’il ne jouerait pas les héros. De fait, il fit ce que son agresseur lui demandait sans opposer la moindre résistance.

En moins d’une minute, Maurice avait à la main un sac plein de billets. Il ne prit pas le temps de les compter, mais à en juger par le poids, il devait y avoir une belle somme. Restait à quitter les lieux sans que le personnel de la poste ne déclenche aussitôt l’alarme. Mais Maurice avait aussi prévu cela…

Parmi tous les clients couchés face contre terre, il en choisit un au hasard afin de l’emmener en otage pour couvrir sa fuite. « Toi, tu viens avec moi » lança-t-il au malheureux otage. Maurice ajouta aussitôt à l’intention des employés. « Si vous ne voulez pas qu’il y ait du grabuge, attendez cinq minutes pour prévenir la police ! ». Pétrifiés, les employés opinèrent, et Maurice se dirigea vers la porte en entraînant son otage.

Avant de franchir la porte pour sortir, Maurice prit soin d’ôter sa cagoule, pour ne pas attirer l’attention des passants, et remit son pistolet dans la poche de son blouson. De toute façon, cette prise d’otage n’était destinée qu’à impressionner le personnel de la poste, et lui donner le temps de filer en voiture.

Dès qu’il fut dans la rue, Maurice comprit que les choses ne se passeraient pas exactement comme prévu. Une contractuelle zélée, carnet à souche à la main, tournait autour de la voiture de Momo, qu’elle s’apprêtait à verbaliser pour défaut de stationnement…

Rien n’était encore perdu. Maurice décida d’abandonner son véhicule. Il s’enfuirait à pied, et reviendrait quelques jours plus tard récupérer sa voiture. Avec le magot qu’il avait dans son sac, il pouvait bien payer une petite contravention. Il ne risquerait pas d’être reconnu. Personne n’avait vu son visage dans le bureau de poste. Et même à présent qu’il avait ôté sa cagoule, son otage, tremblant de terreur, gardait la tête baissée vers le sol, visiblement au bord de l’évanouissement. Ah non, pas question de flancher ! En s’écroulant ainsi en pleine rue, l’otage allait immédiatement attirer sur eux l’attention des passants. Et notamment celle de la contractuelle, qui ne se trouvait qu’à quelques mètres.

Maurice s’apprêtait à prendre le large en plantant là la personne qu’il tenait fermement par le bras, quand il entendit une voix forte l’interpeller. « Momo ? C’est toi ! ».

Sidéré, Maurice se tourna enfin vers l’otage. Dans le feu de l’action, il n’avait pas pris le temps de regarder le visage de cette femme. Et ce qu’il vit lui glaça le sang…

Là, en face de lui, le fusillant d’un regard réprobateur, c’était… sa mère !

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Ultime rendez-vous

Ultime rendez-vous

A l’aube de la cinquantaine, la célèbre actrice Sandra Norman était déjà en passe de devenir un mythe vivant. Pourtant, elle sentait que le déclin de sa carrière, et donc de sa vie, était amorcé. Alexis Orlov, son réalisateur fétiche, qui était aussi son amant, venait de lui préférer, comme vedette de son prochain film, une starlette à peine sortie du conservatoire. Bien sûr, Sandra n’avait plus l’âge de jouer les jeunes premières. Mais elle acceptait mal de se voir désormais cantonnée aux rôles de mères de familles ou d’épouses délaissées. Elle qui n’avait incarné jusqu’alors à l’écran que des femmes fatales et qui, sacrifiant tout à son métier, n’avait même pas pris le temps de faire un enfant. Très déprimée, Sandra s’était mise à boire. Sur son visage, les ravages de l’alcool s’ajoutaient maintenant aux outrages du temps. Alexis, peu à peu, s’éloignait d’elle, supportant de plus en plus mal les sautes d’humeurs de la star, liées à ses excès de boissons. Le moment était-il venu, pour Sandra, de tirer sa révérence ?

Ce soir-là, elle avait donné rendez-vous à son amant dans la suite luxueuse qu’elle occupait au dernier étage d’un palace, lors de ses séjours à Paris. Comme il fallait s’y attendre, la conversation avait vite tourné à la dispute. A l’issue d’une ultime empoignade, elle avait asséné à Alexis, avec la statuette du dernier Oscar qu’il lui avait permis de remporter, un coup d’une telle violence, qu’il s’était effondré sans connaissance sur le lit. Lui aussi avait pas mal bu au cours de la soirée. A présent, il semblait respirer paisiblement. Elle ne s’inquiéta pas outre mesure, et jugea préférable de le laisser dormir…

Dans le miroir du salon, Sandra examina sans indulgence son visage gonflé par les larmes. Elle était méconnaissable. Impossible, dans cet état, de se rendre, comme promis, au gala de soutien organisé par Parents du Monde, l’association d’aide aux orphelins qu’elle patronnait pour se donner bonne conscience. Mais elle ne se sentait pas non plus le courage d’affronter les paparazzis qui, inévitablement, la prendraient en chasse dès sa sortie de l’hôtel pour la traquer sans merci où qu’elle aille.

Rassemblant ce qui lui restait d’énergie, Sandra demanda à Caroline, sa femme de chambre, de s’installer à sa place dans la limousine qui devait la conduire jusqu’au grand théâtre parisien où le gala devait avoir lieu. Caroline avait à peu près la même taille que Sandra. Pour tromper les photographes, elle emprunterait aussi les vêtements ainsi que le chapeau à voilette de la star et, après un petit tour dans Paris, le chauffeur la raccompagnerait chez elle.

Tout se passa comme prévu. Telle une meute de lévriers sur un champ de course anglais, les paparazzis en motos se lancèrent à la poursuite du leurre qu’on leur proposait. Pendant que Sandra s’éclipsait par la porte arrière du palace, où l’attendait le taxi qui devait la conduire à l’aéroport. Destination Venise où, incognito, Sandra avait décidé de noyer son chagrin pendant quelques jours dans les vapeurs du carnaval.

Sandra arriva sans encombre dans la Cité des Doges, où elle descendit dans un hôtel discret sous un nom d’emprunt. Pendant la journée, elle restait terrée dans sa chambre à dormir, à fumer et à boire. La nuit tombée, elle se mêlait à la foule masquée du carnaval de Venise. Enivrée par cette ambiance irréelle, elle reprenait parfois le goût de vivre. Mais à chaque aube, tandis qu’elle longeait en titubant un canal désert pour regagner son hôtel, il lui prenait l’envie de se laisser glisser dans ses eaux noires pour en finir. Elle comprit vite que la fuite n’était pas la solution, et décida de regagner Paris.

Dans l’avion, impossible de mettre la main sur un journal français. Malgré l’heure matinale, elle avala quelques whiskys et s’assoupit. Elle fut réveillée une heure plus tard par la voix de l’hôtesse, qui annonçait la descente vers Orly. Le passager qui était assis à côté d’elle la regardait d’un drôle d’air, sans doute impressionné d’avoir fait le voyage en compagnie de la célèbre Sandra Norman. Et peut-être aussi un peu choqué de la voir ainsi, sans maquillage et déjà passablement alcoolisée, si différente de l’image flatteuse que présentaient d’elle les magazines sur papier glacé.

Après avoir récupéré ses bagages, elle se dirigea vers la sortie. Là encore, elle croisa quelques regards appuyés, qui la décidèrent à faire halte dans les toilettes de l’aéroport pour se refaire une beauté. Elle prit ensuite un taxi pour regagner Paris. Le chauffeur ne se retourna même pas vers elle lorsqu’elle lui annonça la destination de la course. Elle préférait encore cette indifférence à la curiosité malsaine des badauds.

Avant toute chose, elle voulait avoir une dernière explication avec Alexis. On ne quittait pas Sandra Norman. Pas question de voir son amant la délaisser peu à peu. Elle prendrait l’initiative de rompre. Alexis occupait un vaste loft rénové dans le 20ème arrondissement. Avenue de la République, le taxi se trouva pris dans un embouteillage, et elle décida de continuer à pied. Cela lui permettrait de se dégriser un peu, et de peaufiner son discours de rupture…

Il y avait foule devant le Père-Lachaise. Le tout Paris semblait s’être donné rendez-vous là. Tous les CRS de la capitale également. Deux d’entre eux l’aperçurent et échangèrent quelques mots à voix basse, comme pour s’assurer que c’était bien elle avant de l’interpeller. Soudain envahie d’un sinistre pressentiment, Sandra se fondit dans la foule pour leur échapper… Un horrible doute lui traversait l’esprit. Et si c’était Alexis qu’on enterrait ? Aurait-il succombé au formidable coup qu’elle lui avait porté à la tempe ?

Cette tragique hypothèse trouva un début de vérification lorsque, passant devant un kiosque, le regard de Sandra tomba sur la Une d’un magazine. Une photo d’Alexis, en sa compagnie, au temps où le récit de leurs amours orageuses nourrissaient la presse à scandale… Elle acheta la revue et alla se réfugier dans l’arrière salle obscure d’un café pour pouvoir la lire à l’abri des regards indiscrets. Les gros titres parlaient, en effet, d’un drame…

Elle en apprit tous les détails en parcourant l’article : la limousine accidentée, le chauffeur dans le coma, la passagère carbonisée… Tous les journaux présentaient Sandra Norman comme morte, et annonçaient ses funérailles pour le matin même !

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Death Valley

Derrière nous, infiniment, la route se perd. Le bus s’immobilise sur le bas-côté et nous en descendons en titubant, aveuglés par le grand soleil, et engourdis par cette éternité passée à regarder droit devant nous jusqu’au terminus qu’est ce nouveau départ. Sans un mot, nous avançons dans le paysage lunaire. Nous n’avons plus devant nous que le désert. Nous nous baissons pour ramasser quelques cailloux, que nous lançons vers d’autres cailloux tous semblables, tous différents. Nous évitons de nous regarder. Nous avons tant parlé déjà auparavant. Nous étions ivres de paroles. Et maintenant, nous avons mal au cœur. Nous restons là un long moment silencieux, la gorge serrée, puis peu à peu nous réapprenons à parler. À faire des projets. À rêver notre vie encore une fois comme un rébus.

Mon premier ira à Sofia. Pour y être un poète raté. Y a-t-il des poètes réussis ? Vaguement alcoolique. Mon premier n’est jamais allé à Sofia. Personne ne va là-bas. On n’a pas de raison d’y aller. C’est pour ça qu’il ira. Dans des arrière-salles de cafés enfumés, devant des tables couvertes de cadavres de bouteilles, il poursuivra sans fin les mots d’une langue étrangère pour en faire de mauvais vers. Il ne passera pas à la postérité. Même pas à la postérité bulgare. Il sera poète, c’est tout. Parce qu’on n’est pas poète. Parce qu’un poète, ça n’existe pas, dans la réalité. Encore moins à Sofia. Et puis un jour, trop imbibé d’alcool et de nicotine, il s’affalera sur sa table au milieu d’un long poème inachevé. Mais il sera resté fidèle à sa parole. Jusqu’au bout.

Mon deuxième ira à Paris. Il ouvrira une épicerie rue Alexandre Dumas. Une épicerie semblable à celles tenues par les Arabes ou les Chinois. Toujours ouverte. La nuit, le samedi, le dimanche. Mon deuxième ne sortira jamais de son magasin. Il servira les clients en leur faisant la conversation et en plaisantant. Toujours la même conversation. Les mêmes plaisanteries. Chaque fois plus insensées. Et puis un jour, les mots qu’il emploiera, toujours les mêmes pourtant, ne voudront plus rien dire du tout, seront comme une langue morte inconnue de tous et de lui-même. Alors il fermera l’épicerie : Fermé pour cause d’aphasie. Il ira à la gare de l’Est. Il prendra le train pour Bucarest. Au matin, après une nuit sans rêve, il s’éveillera sur un quai crasseux mais ensoleillé, peuplé de gens pressés et de vendeurs de sodas made in Romania.

C’est alors que dans le flot des voyageurs en mouvement, mon deuxième apercevra mon premier immobile, miraculeusement ressuscité, en fait jamais mort, tout bronzé, en short et en espadrilles. Alors mon premier aura retrouvé mon deuxième. Nos mots de nouveau auront un sens, et seront comme un long poème toujours recommencé, jamais fixé sur le papier. Alors je sortirai de cette gare et m’assoirai à une terrasse. Je commanderai du café à la turque, et le temps que le marc dépose, je verrai mon destin en face. Je veillerai tard dans une nuit qui n’aura plus qu’un lendemain. Et quand le jour se lèvera, ce sera le matin. Devant moi infiniment la route se perdra.

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Retour à Ithaque

L’écriture est une Odyssée. Redessiner son parcours de mémoire dans l’espoir vain de retrouver le chemin du retour. Jusqu’à l’origine. Pour s’apercevoir enfin que le voyage est dans les cartes, que l’origine n’est pas le point de départ, et que le jeu de la vérité est une partie de poker menteur avec soi-même. Mon paradis perdu, c’est la Méditerranée. Enfant de l’exil, j’ai longtemps voulu voir en mon père un héros. Un résistant glorieusement défait. Pourtant, en 1939, mon père n’était qu’un adolescent. Une victime déplacée. Je n’ai d’ailleurs jamais entendu mon père dire du mal de Franco. Mais je me rêvais tellement en fils de l’utopie. Pour mon père, à vrai dire, le Général Franco, c’était plutôt une sorte de Général De Gaulle. L’ordre moral, la paix sociale, et le miracle économique. L’apparentement des patronymes, sans doute. Franco. La France. De Gaulle. La Gaule. Oui, plus tard, parmi les réfugiés aussi, de retour au pays en touristes, il y en avait pour dire qu’avec Franco, on vivait mieux… J’ai longtemps tiré gloire du fait que mon père ne m’avait pas fait baptiser. J’aimais voir là un acte de résistance symbolique. Ce n’était hélas qu’une négligence. Mon père, qui n’était pas allé à la mairie pour me donner un nom, pourquoi m’aurait-il conduit à l’église pour recevoir le baptême ? Non, ne pas croire en Dieu ne fait pas d’un réfugié un résistant. Et j’aurais dû douter de l’anticléricalisme de ce père qui m’interna pendant sept ans dans un pensionnat catholique…. C’est mon oncle qui, à la mairie, improvisa mon prénom. J’entends encore le rire malicieux de ce brave ouvrier de chez Simca en racontant cette anecdote : Jean-Pierre Belmondo ! J’aurais donc dû m’appeler Jean-Paul. Mon nom de famille est le dégât collatéral d’une guerre civile et d’une défaite. Mon prénom le produit d’une indifférence et d’un lapsus. Drôle de baptême républicain. Malentendus. Erreurs. Contradictions. Tous ces hasards font-ils un destin ? Certes, mon père n’était pas franquiste non plus. C’était seulement un survivant, pas un héros. Pas un maquisard, seulement un débrouillard. Beaucoup d’ambition, et un peu de marché noir. Trois ans de guerre civile, et un exode. Six ans de guerre mondiale, et un exil. Ça forme une jeunesse. Pas un combat, mais de nombreuses déroutes. Pas une blessure, mais beaucoup de cicatrices. Ça vous rend résistant. Ça ne fait pas de vous un résistant. Et moi ? Plutôt Gaulliste aussi, enfin, gaulliste de gauche. Franco-gaulois de Barcelone et pas même catalan. Fils d’un républicain fantasmé et de la République Française. Avant même de savoir écrire, j’ai su qu’écrire serait ma seule patrie. Je suis l’auteur de mes jours. L’écriture est une Odyssée, un long parcours de retour vers soi-même. J’aurais fait ce voyage contre vents et marées, y jouant ma vie pour y gagner ma liberté.

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Ici ou là

J’aime bien venir ici… On est à l’ombre. Il n’y a aucun bruit. En général, il n’y a pas grand monde. Et quand on y croise quelqu’un par hasard, on n’a pas besoin de faire la conversation. Et ce silence… À la campagne, il y a les oiseaux. Et les avions. Les aéroports, c’est toujours en dehors des villes, au milieu des champs, et pour aller d’une ville à l’autre, les avions sont bien obligés de survoler la campagne. Les avions c’est encore plus bruyants que les oiseaux. Sans parler des chasseurs. Pas les chasseurs de perdreaux. Ceux-là, au moins, c’est saisonnier. Je veux dire, les avions de chasse. Les chasseurs bombardiers. Pour eux, la chasse est ouverte toute l’année. Ce n’est pas au dessus de Paris, qu’ils font leurs acrobaties, hein ? Où alors juste une fois par an, pour le quatorze juillet, au dessus des Champs Élysées. Le restant de l’année, les parisiens, on leur fout la paix. Non, le reste du temps, c’est au dessus des champs de blé qu’ils s’entraînent, les chasseurs. Au milieu des corbeaux. Pour la prochaine guerre. Ben oui, la guerre, ça se fait plutôt à la campagne, hein ? C’est une activité de plein air. Déjà, il y a plus de place pour manœuvrer. Et puis la guerre, c’est comme le camping, ça fait quand même moins de saletés à la campagne. Verdun, c’est une toute petite ville, avec beaucoup de champs autour. Et un terrain de camping. La guerre, en pleine nature, ça ne laisse presque pas de traces. La Croix Rouge ramasse les morts, et les enterre au champ d’honneur. Il y pousse des croix blanches. Bien alignées, ça fait très propre, sur du gazon anglais. La guerre à la campagne, il n’y a presque pas de dégâts. Très vite, ça n’est plus qu’un mauvais souvenir. Et puis ça devient un vague souvenir. Après une bonne campagne militaire, les champs de bataille sont labourés. Il n’y a plus qu’à replanter derrière. Eventuellement, on rappelle l’aviation juste avant la moisson pour larguer de l’insecticide sur les derniers parasites, ou des bombes à eau sur les feux de maquis. Non, remettre un peu d’ordre dans le paysage, c’est tout de même beaucoup plus facile que d’avoir à reconstruire à chaque fois à l’identique les villes qu’on vient de raser. D’ailleurs, vous avez remarqué ? Quand une ville est rasée, pendant une guerre, s’il y a un seul bâtiment qui reste debout, c’est une église. On appelle ça un miracle. Moi, je veux bien. Mais c’est le seul truc qui ne sert à rien. On ferait mieux de bombarder seulement les lieux de cultes, en dehors des offices. Ça ferait moins de victimes. Ou se contenter de faire la guerre en rase campagne. Non, la nature, c’est beaucoup moins paisible que le croient les gens des villes. Alors moi, pour trouver un peu de sérénité, je préfère venir ici. Prêcher pour ma chapelle. Ici… Vous vous rendez compte ? C’est dingue, non ? C’est ici, à cet endroit exact, que nous a conduit, à cet instant précis, toute la vie qu’on a vécu jusqu’à aujourd’hui. Notre parcours du combattant. Tous les trains qu’on a pris, et ceux qu’on a ratés. Toutes les morts qui nous ont frôlés, et tous les risques qu’on n’a pas pris. Toutes les femmes qu’on n’a pas eues, et celles qui nous ont quittés. Dix ans, vingt, quarante, quatre-vingts ans… Tout ça pour en arriver là. À bout de souffle. Notre curriculum vitae. Une vie à courir. On peut bien prendre le temps de s’asseoir pour y penser cinq minutes. Dans une heure on sera déjà loin, ailleurs. De nouveau en mouvement. Repris dans le tourbillon. Le siphon de la vie qui nous entraîne irrémédiablement vers le fond de la piscine avec l’eau de vidange. Le temps passe. On n’y peut rien. Il nous passe au travers du corps quand bien même, de guerre lasse, on déciderait de rester immobile, les bras croisés, à essayer la résistance passive. Alors on passe sa vie à se déplacer d’un point à un autre, pour passer le temps. À voyager, parfois. Mais le plus souvent à faire les cent pas. À aller et venir. Ici ou là. À faire des allers retours. À tourner en rond. Imaginez qu’on puisse revoir d’un coup à la fin de sa vie tous les déplacements qu’on a effectués ici bas depuis qu’on est né. Comme sur la pellicule de ces films en accéléré. Voilà ce que nous sommes. La somme de nos déplacements en pointillés. De nos routes et de nos déroutes. De nos parallèles qui jamais ne se rencontrent. Cette arabesque lumineuse que l’on dessine avec son propre souffle du point de départ, jusqu’au point d’arrivée. Nulle part. Jusqu’à ce que la lumière s’éteigne. J’aime bien venir ici, apprivoiser l’obscurité.

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Faire tomber la neige

Un homme (ou une femme) arrive, en survêtement.

Vous pouvez rester assis ! Je suis… votre nouveau professeur de philosophie. Je sais, jusqu’à maintenant, vous me connaissiez plutôt en tant moniteur d’éducation physique… Mais Madame Zarbi, je veux dire Madame Zerbi, s’étant comme vous le savez suicidée hier soir en s’immolant par le feu dans sa baignoire remplie de super sans plomb… Ah, vous ne le saviez pas ? Autant pour moi. Bref, comme l’Académie de Créteil est momentanément en rupture de stock pour ce qui est des profs de philo… Allez savoir pourquoi, les profs de philo, c’est comme les curés, il y a une crise de vocation… Bref, la Directrice m’a demandé de remplacer Madame Zarbi. Zerbi. Vous savez, maintenant, il faut être polyvalent, dans notre métier… Il faut savoir s’adapter… Vous aussi, lorsque vous aurez un boulot, si vous arrivez à en trouver un, on vous demandera de savoir vous adapter. On appelle ça l’employabilité. Enfin, c’est ce que m’a dit Madame la Directrice. Je sais, vous avez le bac à la fin de l’année, mais… C’était moi, ou rien… Alors autant apprendre à vous adapter tout de suite. Bien, si vous n’avez pas de questions, nous allons donc commencer. Bon alors finalement, la philosophie, c‘est quoi ? Ce n’est pas si compliqué que ça, non ? C’est se poser les questions de base. Je veux dire, les questions fondamentales. Enfin, les questions qui ne servent à rien, quoi. Genre… Je ne sais pas moi… C’est quoi ce bordel qui nous entoure ? Comment est-ce que ce foutoir a bien pu commencer ? Est-ce que tout ce merdier finira un jour ? Là où elle est maintenant, Madame Zarbi a peut-être enfin les réponses à toutes ces questions… Malheureusement, elle ne peut pas revenir pour nous dire si il y a une existence après l’essence. Elle est complètement carbonisée. Alors pour le bac, il y va falloir qu’on se débrouille tout seul, hein ? Bref, ça fait des millénaires que tous les philosophes se posent ce genre de questions à la con, sans être foutus de trouver une explication qui tienne à peu près la route. Eh ben ça va peut-être vous surprendre dans la mesure où je n’ai jamais fait d’études de philo, mais moi, je pense avoir trouvé la réponse. Enfin… un début de réponse… Ce qu’il faut, c’est reprendre le problème à la base. Vous verrez, en cherchant bien, vous découvrirez que la réponse est en vous. Et que vous n’avez pas besoin de vous farcir tous ces bouquins aux titres imbitables qui figurent sur la bibliographie que Madame Zarbi vous a distribuée au début de l’année. Je ne sais pas si elle-même les avait tous lus, mais vous voyez où ça l’a menée… Non, croyez-moi, il vaut mieux que chacun reparte de sa propre expérience, en puisant dans ses propres souvenirs. Je suis sûr qu’à un moment ou un autre de votre vie vous êtes déjà passés à côté de la vérité sans même vous en rendre compte. Moi, personnellement, c’est en allant en pèlerinage au Mont Saint-Michel que j’ai eu… ce qu’on pourrait appeler une révélation. Au début, d’ailleurs, je n’étais pas très chaud. Je veux dire pour aller au Mont Saint-Michel. C’est plutôt ma femme qui… Mais bon, le Mont Saint-Michel, c’est quand même un truc à voir au moins une fois dans sa vie, non ? Et comme le voyage en car était offert par la mairie. Bref, on débarque là-bas sur le parking avec ma femme vers midi après trois heures de route en plein brouillard sans même pouvoir s’arrêter dans une station service pour pisser. Il n’y avait pas de temps à perdre, parce qu’on devait revenir le soir même à Créteil, alors c’était plutôt ambiance commando, voyez ? Donc tout le monde descend du car fissa, et commence à faire mouvement vers la basilique au pas de charge. On a beau ne pas trop croire en Dieu, c’est vrai qu’il y a là-bas une atmosphère propice à la méditation… Bref, on était à peu près à mi-chemin quand ma femme me dit : « Tu te rends compte ? Le Mont Saint-Michel est inscrit au patrimoine mondial de l’humanité, et si on ne fait rien, dans quelques années, ce ne sera même plus une île ». Sur le moment, j’avoue que je n’ai pas très bien compris où elle voulait en venir. C’était marée basse, alors le Mont Saint-Michel, dans le brouillard, ça ressemblait plutôt à une grosse merde posée là au milieu de la plage. Mais c’est vrai que ça m’a fait réfléchir. Et je suis parti comme ça à me poser des questions. Pourquoi le Mont Saint-Michel plutôt que rien ? Pourquoi ma femme plutôt qu’une autre ? Pourquoi la possibilité d’une île à marée haute, et plus à marée basse ? Entre-temps, on était presque arrivé à la basilique. Il faisait un froid ! C’était au mois de décembre, quelques jours avant Noël. Ça a peut-être aussi un rapport avec ça. Donc à mesure que je grimpais la pente, je sentais monter en moi quelque chose de… zarbi. J’avais la conviction qu’en ce lieu sacré, j’allais trouver la réponse à toutes les questions que je ne m’étais jamais posées jusque là. Mais comme j’étais un peu essoufflé, que je me les gelais, et que j’avais promis à ma belle-mère de lui ramener quelque chose du Mont Saint-Michel, j’ai eu l’idée d’entrer dans un magasin de souvenirs. Il faut dire que ça ne manque pas, là-bas, les souvenirs… Bref, je regarde dans la boutique si je pouvais trouver une bricole pas trop chère pour ma belle doche. Et là, comme par miracle, je tombe sur un de ces petits dômes en verre rempli d’eau avec le Mont Saint-Michel à l’intérieur. Vous voyez ce que je veux dire ? Ils font la même chose à Paris avec la Tour Eiffel. Machinalement je prends le truc dans ma main et là, comme poussé par une volonté étrangère à la mienne, je me mets à le secouer. Vous n’allez pas le croire, mais la neige se met à tomber ! Je veux dire dans la boule de cristal d’abord, évidemment. Mais je me tourne vers la porte. Il s’était mis à neiger dehors aussi ! C’est là que ça m’est venu tout d’un coup. Cette boule de cristal, c’était l’univers en modèle réduit ! Le monde que je tenais entre mes mains. J’étais comme illuminé par cette révélation ! Je regardais la boule. Je regardais dehors. Plus je secouais la boule, plus il neigeait sur le Mont Saint-Michel. J’étais tout puissant. J’étais Le Tout-Puissant ! Bon, au bout d’un moment, comme le vendeur commençait à me regarder de travers, j’ai dû reposer la boule. Peu à peu toute la neige est retombée, et je suis revenu à la réalité. Mais depuis ce moment là, je sais : le monde est une boule de cristal dans laquelle on peut lire le passé comme l’avenir. On secoue la boule, c’est comme le big bang. Les flocons ne tombent jamais au même endroit, dans le même ordre, ni à la même vitesse, mais au bout du compte, toute la neige finit toujours par retomber par terre. Après il suffit de secouer la boule encore une fois, et ça recommence. C’est toujours différent, mais au bout du compte ça revient au même. Il n’y a pas deux flocons identiques, ils suivent tous une trajectoire distincte, mais il y a toujours la même quantité de neige, et tout finit toujours par se casser la gueule, vous pigez ? Bon, alors je n’ai pas encore réussi à comprendre qui secouait le machin, et pourquoi, mais… J’ai quand même ma petite idée. Pourquoi, à votre avis, tous les cons qui rentrent dans une boutique de souvenirs au Mont Saint-Michel éprouvent le besoin irrépressible de secouer le machin dont je vous parle ? Pour le plaisir de voir tomber la neige ! Alors pourquoi Dieu, s’il existe, n’aurait pas envie de faire pareil ? Et tenez-vous bien, parce que ce n’est pas fini… Et si Dieu, finalement, c’était moi ? Je veux dire, vous aussi, si vous voulez. Enfin, la somme de tous les cons de notre espèce, quoi ! Avouez que ça vous en bouche un coin, non ? C’est pour ça que quand la Directrice m’a demandé si j’avais quelques notions de philosophie pour remplacer Madame Zarbi, j’ai dit oui tout de suite. Je crois que c’était un signe du destin, vous comprenez ? L’occasion pour moi de faire partager au plus grand nombre le savoir que j’ai pu modestement acquérir sur les mystères du monde qui nous entoure… Bon, je crois que ça ira comme ça pour aujourd’hui. Il ne faut quand même pas mettre la barre trop haut pour une première fois. Allez, maintenant tous à plat ventre ! On va faire quelques pompes tous ensemble pour terminer. Un esprit sain dans un corps sain, comme dit Madame la Directrice. Et les pompes, pour le bac, ça peut toujours servir, pas vrai ? Noir

Comme un poisson dans l’air

Faire tomber la neige Lire la suite »