Un bistrot. Le patron est derrière son bar, en train d’essuyer des verres. Une femme arrive, ne respirant pas la joie de vivre. Sans un regard vers lui, elle vient s’installer au comptoir. Le patron l’observe un instant du coin de l’œil.
Patron – Madame… Qu’est-ce qui vous ferait plaisir ?
Elle – Vous avez de l’arsenic ?
Patron – C’est pour emporter ou pour consommer sur place ?
Elle – J’hésite encore…
Patron – Prenez un café en attendant. Avec un petit calva, ça vous remontera. Le calva c’est pour moi.
Elle – Un calva ? À cette heure-ci ?
Patron – Sachez que le calva est connu depuis l’Antiquité pour ses vertus antidépressives. J’en prescris tous les jours à mes clients, et personne ne s’est encore suicidé jusqu’à maintenant.
Elle – C’est gentil, mais je me contenterai du café. Je travaille à l’hôpital, juste en face.
Il lui prépare son café.
Patron – Aide-soignante… Ça ne doit pas être marrant tous les jours…
Elle – Chirurgien.
Patron – Ah… Pardon Docteur…
Elle – C’est un peu mieux payé, mais ce n’est pas forcément plus marrant.
Patron – Je vois ça…
Elle – Et encore, je ne vous parle que de mon boulot. Heureusement que je bosse jour et nuit. Ne pas avoir de vie privée, ça n’a pas que des inconvénients, vous savez… quand on a une vie de merde…
Il lui tend un journal.
Patron – Jetez un coup d’œil à votre horoscope, il prévoit peut-être une amélioration passagère.
Elle jette un regard au journal.
Elle (lisant) – « Vous donnerez votre cœur à un inconnu »…
Elle repose le journal sur le comptoir.
Patron – C’est une bonne nouvelle, non ?
Elle – Ça dépend.
Patron – Il ne faut pas donner son cœur à n’importe qui, c’est sûr.
Elle – Et surtout, il vaut mieux le donner de son vivant.
Patron – Je ne suis pas sûr de vous suivre…
Elle – « Vous donnerez votre cœur à un inconnu »… Regardez, ce n’est pas à la rubrique amour, c’est à la rubrique santé…
Patron – Ça doit être une erreur…
Elle – J’ai un patient qui attend une transplantation cardiaque. Il nous manque juste un donneur en bonne santé. Mais mort de préférence.
Patron – Ah oui…
Elle – On ne peut rien faire d’autre que d’attendre… Il faudra que quelqu’un meurt pour qu’un autre vive.
Patron – C’est le destin…
Elle – Un accident est si vite arrivé. Après tout ce sera peut-être moi. Puisque c’est dans mon horoscope.
Il pose le café devant elle.
Patron – Décidément, vous êtes de nature optimiste…
Elle – Je n’ai pas eu d’enfant, ce serait ma dernière chance de donner la vie…
Patron – Vous êtes vraiment sûre que vous ne voulez pas ce calva ?
Elle – Jamais pendant le service… Si un donneur se présente et que je dois opérer dans une heure…
Patron – Si c’est vous le donneur, il n’y aura plus personne pour faire cette opération.
Elle – En matière de transplantations cardiaques, ce sont les donneurs qui manquent, pas les chirurgiens. Ce genre d’opérations, ça reste exceptionnel. J’en connais qui seraient prêts à tuer pour réaliser leur première transplantation.
Patron – Bon, alors c’est moi qui vais le boire ce calva, et je vous offre le café.
Elle – Vous êtes un drôle de cafetier. Ce n’est pas comme ça que vous allez faire des affaires.
Le patron se sert un calva et le boit cul sec.
Patron – Il y a longtemps que j’ai renoncé à l’idée de faire fortune. Et puis je n’offre pas le café à tout le monde, vous savez…
Elle – Pourquoi moi ? On ne peut pas dire que je sois d’un commerce agréable…
Patron – Je me suis toujours méfié des gens trop aimables. J’ai mes têtes, c’est tout. Il y en a qui me reviennent et d’autres pas.
Elle – En somme, j’ai de la chance, alors…
Patron – Remarquez, on ne se connaît pas… C’est peut-être moi, votre bel inconnu…
Elle – Allez savoir… Bon, il faut que je file…
Patron – Encore une vie à sauver ?
Elle – Non, mais je suis garée sur une place « handicapé ».
Patron – Avec votre caducée sur le pare-brise, vous pouvez vous garer n’importe où sans avoir d’amende, non ? Rien que pour ça, j’aurais aimé faire médecine.
Elle – Merci pour le café…
Patron – Faites bien attention en traversant la rue.
Elle – On vient à peine de se rencontrer, et vous êtes déjà une mère pour moi. Si je suis encore célibataire dans dix ans, faites-moi penser à vous épouser.
Patron – Hélas… qui aurait envie d’épouser sa mère ? (Elle sort.) C’est le drame de ma vie…