Cœur sensible

Le patron est derrière son comptoir. Il lit le journal. Un homme et une femme arrivent. Ils s’asseyent à une table.

Elle – Je te préviens, je n’ai pas beaucoup de temps… Je reprends mon service dans une heure. Et mon patron n’attend qu’une occasion pour me virer…

Lui – Merci de me sacrifier ta pause déjeuner.

Elle – Non, mais je ne te sacrifie rien… (Regardant la carte) Je vais manger quelque chose. Pas toi ?

Lui – Si, si, bien sûr, je veux dire… Merci d’avoir accepté de déjeuner avec moi.

Elle repose la carte. Un temps.

Elle – Donc, tu avais quelque chose à me dire…

Lui – Oui…

Silence embarrassé.

Elle – Je t’écoute…

Le patron lance un regard intrigué vers eux.

Lui – Je ne sais pas trop comment te dire ça…

Elle – Comme on n’a pas trop le temps, je vais t’aider un peu… Tu veux sortir avec moi, c’est ça ?

Lui (pris de court) – Oui, enfin…

Le patron arrive, interrompant cette scène un peu pathétique.

Patron – Qu’est-ce que je vous sers ?

Elle – Une salade niçoise… sans anchois et sans thon.

Lui (pour plaisanter) – Un jambon-beurre… sans beurre. (La femme ne rit pas et le patron lui lance un regard glacial.) Non, je déconne. Un jambon-beurre, s’il vous plaît.

Patron – Une niçoise et un Paris-beurre. C’est parti.

Le patron repart.

Elle – Tu manges de la viande ?

Lui – Euh… oui. Enfin, non.

Elle – Mais tu manges du jambon…

Lui – Oui, mais… Du jambon, ce n’est pas vraiment de la viande, si ?

Elle – Tu as vu la dernière enquête de L214 sur l’élevage des cochons en cage ?

Lui – Non.

Elle – Je pense que si tu l’avais vue, tu ne mangerais plus de jambon…

Lui – Excuse-moi, je… Je ne savais pas…

Elle – C’est ce que disaient les Allemands après la guerre au sujet des camps.

Lui – Qu’est-ce qu’ils disaient ?

Elle – Je ne savais pas…

Lui – D’accord… donc… tu es végétarienne.

Elle – Vegan.

Lui – OK…

Elle – Tu ne connais pas la différence, c’est ça ?

Lui – Non.

Elle – Je ne mange aucun produit d’origine animale. Je ne porte pas de cuir, non plus. Pas de fourrure, évidemment.

Lui – De ce temps-là…

Elle – Pardon ?

Lui – Non, je veux dire… Moi non plus, je ne porte pas de fourrure. C’est déjà un début, non ?

Elle – Écoute, je vais être franche avec toi, je ne pourrais jamais sortir avec un type qui bouffe du jambon. Mais on peut être amis, si tu veux… On n’est pas sectaires, non plus.

Lui – C’est si grave que ça ? Je veux dire… C’est juste une tranche de jambon.

Elle – Tu sais dans quelles conditions il a été élevé, ce cochon ? Comment il a vécu ? Dans quelles conditions il a été abattu ?

Lui – Non.

Elle – Tu as déjà visité un élevage de porcs ?

Lui – Non.

Elle – Tu as déjà visité un abattoir ?

Lui – Non… et toi ?

Elle – Moi non plus, mais j’ai vu beaucoup de vidéos là-dessus.

Lui – OK… Non, mais… je n’y tiens pas plus que ça, moi, au jambon… Enfin, je veux dire… à la viande en général.

Elle – Donc, tu pourrais devenir vegan, juste pour sortir avec moi ?

Lui – Pourquoi pas ? Bien sûr ! Absolument…

Elle – Et si j’étais musulmane ou juive, que je te demandais de ne plus manger de porc et de te convertir à ma religion, tu le ferais ?

Lui – Tu es musulmane ?

Elle – C’est juste une supposition. Alors ?

Lui – Je ne sais pas… Peut-être… Je suis catholique, mais… C’est comme pour la viande, je n’y tiens pas plus que ça…

Elle – Tu es vachement influençable, en fait.

Lui – Ou alors… je tiens vachement à sortir avec toi.

Elle – Ouais… mais ce ne serait pas par conviction.

Lui – Que je sortirais avec toi ?

Elle – Que tu arrêterais la viande ! Ce serait juste pour sortir avec moi.

Lui – Oui, enfin…

Elle – Et dès que je t’aurais largué, tu te remettrais à bouffer de la viande.

Lui – On ne sort pas encore ensemble, et tu envisages déjà de me larguer ?

Un temps.

Elle – C’est quoi ta pire expérience alimentaire ?

Lui – Pardon ?

Elle – Le pire repas de ta vie, si tu préfères.

Lui (plaisantant) – J’espère que ça ne va pas être celui-ci… (Elle reste à nouveau de marbre.) Non, je… Je ne sais pas…

Elle – Eh bien moi, je peux te le dire.

Lui – OK.

Éventuellement une musique mélodramatique accompagne le récit de cet épisode traumatique.

Elle – Je devais avoir une dizaine d’années. On était invités avec mes parents chez des amis à eux. Un médecin et sa femme. Ce n’était pas vraiment des amis, en fait. C’était juste nos nouveaux voisins. Ma mère les avait invités une première fois pour leur souhaiter la bienvenue dans le quartier, et ils nous rendaient l’invitation. Mes parents sont des gens très simples. Ça devait les flatter d’être invités à dîner chez un chirurgien. Ils s’attendaient sans doute à ce que ces grands bourgeois mettent les petits plats dans les grands. Donc on prend l’apéro, on bavarde un peu et on se met à table. C’est vrai que la vaisselle était en porcelaine, et la nappe d’une blancheur immaculée. Il y avait tellement de couverts sur la table qu’on se demandait lequel prendre pour commencer. Arrive le plat principal, après une salade verte, et qu’est-ce que le chirurgien met sur la table ?

La musique s’arrête brusquement.

Lui – Tu me fais peur…

Elle – Un cœur !

Blanc.

Lui – Un cœur humain ?

Elle – Non quand même… Enfin je ne crois pas. Un cœur de bœuf, j’imagine.

Lui – Un cœur de bœuf… Je ne savais même pas que ça se mangeait… Le mou, à la rigueur… Pour les chats… C’est du poumon, je crois… Mais un cœur !

Elle – Et ces deux sadiques ont encore le culot de nous demander si on aimait ça.

Lui – Et alors ?

Elle – Mes parents sont des gens extrêmement polis… Alors invités chez un docteur, tu penses bien… Donc ma mère de répondre poliment : mais bien sûr, vous pensez bien. On n’en a jamais mangé, mais bon. Il faut bien une première fois, pas vrai ?

Lui – Oh putain…

Elle – Et mon père qui en remet une couche : Ah oui, du cœur de bœuf, c’est original, ça change un peu. C’est vrai, on n’y pense jamais, on devrait en faire plus souvent, hein chérie ? Moi, je suis prise d’un haut-le-cœur, évidemment. Je dis que je n’aime pas ça. Ma mère insiste : tant qu’on n’a pas goûté, on ne peut pas dire qu’on aime pas ça ! Et le docteur de nous faire la leçon : vous savez que chez les peuples primitifs, les guerriers mangeaient le cœur de leurs ennemis pour s’approprier leur force ? Et la femme du docteur d’en rajouter : en tout cas, c’est très bon pour la santé, le cœur de bœuf. C’est plein de protéines. Et ne dit-on pas « fort comme un bœuf »… Et me voilà avec un énorme morceau de cœur dans mon assiette.

Lui – Il n’y avait rien d’autre à bouffer ?

Elle – De la salade verte.

Lui – Du cœur avec de la salade…

Elle – Ce n’est pas facile à couper non plus, je peux te le dire. Genre une semelle en caoutchouc, tu vois ? Tu en as déjà mangé ?

Lui – Une semelle en caoutchouc…?

Elle – Et tout le monde de mastiquer son cœur de bœuf avant de se forcer à l’avaler. Le tout en parlant de la pluie et du beau temps, pour faire comme si tout ça était parfaitement normal.

Lui – Et c’est bon ? Enfin, je veux dire… Quel goût ça a ?

Elle – Aucun. Ça a la consistance d’un chewing-gum. Depuis, je n’ai plus jamais mâché de chewing-gum. Et surtout, du jour au lendemain, je suis devenue vegan. Avant même que le mot existe. Je me demande même si ce n’est pas moi qui ai inventé le concept…

Lui – Ah oui… Il y a de quoi être traumatisée pour toujours…

Elle – Attends… et si c’est toi qui avais raison…?

Lui – Pardon ?

Elle – Maintenant, je me demande si c’était vraiment un cœur de bœuf.

Lui – Non ?

Elle – Ben c’était un chirurgien, tu vois… Quand ils transplantent un nouveau cœur à un patient, on ne sait pas trop ce qu’ils font de l’ancien. J’imagine qu’il n’y a pas beaucoup de malades qui demandent à le récupérer pour le garder en souvenir dans un bocal.

Lui – Tu crois qu’il y a des chirurgiens cannibales ?

Le patron revient avec le sandwich et la salade.

Patron – Et voilà. Un Paris-beurre et une niçoise sans anchois ni thon. J’ai mis du maquereau à la place. (La fille lui lance un regard assassin, et il poursuit pince-sans-rire.) Je plaisante. Bon appétit.

L’homme regarde son sandwich, avant de le repousser.

Lui – Non, c’est toi qui as raison. Ce ne serait pas honnête de ma part.

Elle – Quoi

Lui – D’arrêter la viande juste pour sortir avec toi. Il faut que j’y crois.

Elle – C’est sûr…

Lui – Le problème, c’est que d’arrêter la viande, c’est comme d’arrêter la clope. Quand on est accro…

Elle – Donc tu renonces à…

Lui – Je sais ce que j’ai à faire.

Elle – Là c’est toi qui me fais peur.

Lui – Je vais aller à la boucherie juste en face. Je vais acheter un cœur de bœuf, et je vais le bouffer tout entier. Après, je pense que je serai définitivement dégoûté de la viande. Comme toi.

Elle – Tu ferais ça pour moi ? Tu boufferais un cœur de bovin ?

Lui – À ton avis ?

Il se lève. Surprise, elle se lève aussi.

Elle – Mais… tu y vas maintenant ?

Lui – Si je réfléchis trop, je risque de ne pas y arriver.

Elle – Et… tu as une recette ?

Lui – Je vais le bouffer cru. Je suis un guerrier, non ?

Elle – Bon…

Lui – Allez, souhaite-moi bonne chance.

Il l’enlace et, jouant sur l’effet de surprise, il l’embrasse longuement et fougueusement sur la bouche. Il sort. Elle le regarde partir, interloquée. Le patron, qui a tout vu, revient.

Patron – Ça ne lui a pas plu, le Paris-beurre ?

Elle – Il a décidé de devenir vegan.

Patron – En tout cas, il a l’air vraiment motivé…

Elle – Oui…

À cœurs ouverts