Gros sur le cœur

Le patron passe un coup de chiffon sur son comptoir. Un couple arrive et s’assied à une table.

Lui – Tu es sûre que c’est une bonne idée ?

Elle – Quoi ?

Lui – De prendre un dernier verre ensemble.

Elle – On a été mariés pendant dix ans. On ne va pas se quitter comme ça, dans le bureau d’un juge. Ce serait trop triste.

Lui – Oui…

Le patron arrive.

Patron – Et pour ces messieurs-dames ?

Elle – Qu’est-ce que tu prends ?

Lui – Je ne sais… (Ironique) Champagne ?

Elle – Pourquoi pas…?

Lui – Alors deux coupes, s’il vous plaît.

Patron – Désolé, je n’ai que de la blanquette de Limoux. Pour les kirs. Vous savez, ici, on est en face d’un hôpital, on n’a pas souvent l’occasion de faire péter la Veuve Clicquot.

Lui – Bon… Alors un café.

Elle – Moi aussi.

Patron – Et deux expressos.

Le patron s’éloigne.

Elle – Alors ça y est… Cette fois, c’est vraiment fini ?

Lui – C’est ce qu’on voulait, non ?

Elle – Bien sûr. Ça n’empêche pas…

Lui – Tu ne regrettes pas ?

Elle – Un divorce, c’est toujours un échec. Je regrette que ça n’ait pas marché.

Lui – Moi aussi…

Un temps.

Elle – En même temps, c’est toi qui m’as trompée.

Lui – Oui…

Elle – Excuse-moi, je ne voulais pas revenir là-dessus… On est divorcés, tu n’as plus de comptes à me rendre.

Lui – Non… (Un temps) Et toi, tu ne m’as jamais trompé ? Tu peux me le dire, maintenant.

Elle – Non.

Lui – Un simple dérapage sans lendemain ?

Elle – Non.

Lui – Un petit baiser furtif, un soir, après quelques verres de trop ?

Elle – Non.

Lui – Non, bien sûr… Tu es tellement parfaite…

Elle – Je crois comprendre que dans ta bouche, ce n’est pas un compliment…

Le patron rapporte les deux cafés.

Patron – Et voilà…

Elle – Merci.

Le patron repart.

Lui – Je peux te demander quelque chose ? Maintenant que c’est fini, de toute façon…

Elle – Encore ?

Lui – Pour l’instant, tu n’as rien avoué…

Elle – Si c’est un interrogatoire, alors… Vas-y, je t’écoute…

Lui – Est-ce qu’au moins une fois, pendant toutes ces années qu’on a passées ensemble, tu m’as menti ?

Elle – Menti ?

Lui – Même par omission. Quelque chose d’important que tu m’aurais caché. Quelque chose dont tu ne serais pas fière, évidemment. Sinon, ça n’a aucun intérêt…

Elle – Pourquoi tu me demandes ça, maintenant ?

Lui – Je ne sais pas… Savoir que finalement, tu n’étais pas si parfaite… Ça m’aiderait à faire mon deuil.

Elle – Je ne suis pas morte tout de même.

Lui – Je veux dire le deuil de notre relation. De notre amour, si je peux me permettre.

Elle – Tu peux.

Lui – Alors ?

Elle – Si ça peut t’aider…

Lui – Je t’écoute.

Elle – Ce n’est pas si facile…

Lui – Ne me dis pas que tu as l’embarras du choix.

Elle – Non, justement. Je réfléchis…

Lui – J’ai tout mon temps.

Elle – Tu te souviens de notre première voiture ?

Lui – Oui.

Elle – Un matin, on l’a retrouvée dans la rue avec une aile complètement enfoncée.

Lui – Oui.

Elle – Évidemment, personne n’avait laissé de mot pour le constat.

Lui – Non.

Elle – C’était moi. J’avais embouti le pilier du portail en sortant en marche arrière. La voiture était neuve, je n’ai pas osé te le dire. J’avais tellement honte. J’ai garé la voiture dans la rue, et je n’ai rien dit.

Lui – Je sais.

Elle – Tu sais ?

Lui – Il y avait la trace de la peinture sur le pilier du portail. Elle doit y être encore.

Elle – Et tu n’as rien dit ?

Lui – Tu avais l’air d’y tenir tellement à ce mensonge… Qu’est-ce que ça aurait changé ?

Elle – Rien, probablement. Mais pourquoi n’avoir rien dit ?

Lui – Tu bousilles notre voiture toute neuve. Tu mens de façon totalement pathétique. Je ne suis pas flic. Qu’est-ce que j’aurais pu dire ?

Elle – Je ne sais pas. Tu aurais pu… marquer un point.

Lui – Ce n’est pas comme ça que je voyais notre couple. C’était tellement enfantin, ce mensonge. Presqu’attendrissant. Je me suis dit que ça devait être important pour toi. J’ai préféré te laisser ta dignité…

Elle – Merci… c’est gentil.

Lui – Oui… (Un temps) Et toi, tu te fous de moi.

Elle – Pas du tout. C’est vrai, je t’assure.

Lui – Quand tu m’as demandé si je t’avais déjà trompé, j’ai été honnête avec toi. J’aurais pu nier. On serait peut-être encore mariés. À toi de jouer le jeu, maintenant. Il y a forcément autre chose… Quelque chose de plus grave…

Silence.

Elle – D’accord… Tu te souviens quand tu étais parti trois jours à Toulouse pour un congrès.

Lui – Oui.

Elle – Je t’avais dit que j’irais à l’hôpital pour un examen de routine.

Lui – Ah oui… je me souviens.

Elle – C’était pour une IVG.

Lui – Une IVG…

Elle – Un avortement, si tu préfères…

Lui – On avait décidé d’avoir un enfant… Tu avais arrêté la pilule…

Elle – Oui…

Lui – Je ne comprends pas.

Elle – Moi non plus…

Lui – Et alors ?

Elle – Je ne sais pas… J’ai eu peur.

Lui – Peur ?

Elle – Peur de ne pas y arriver. Peur que tu me quittes… Entre nous, je n’avais pas tout à fait tort.

Lui – Ne renverse pas les rôles… Si on avait eu cet enfant, les choses auraient peut-être été différentes.

Elle – Peut-être…

Un temps.

Lui – Comment tu as pu nous faire ça ?

Elle – Merci de ne pas avoir dit me faire ça… Ça ne s’explique pas. Je ne me suis pas sentie capable. Capable d’assumer ça.

Lui – Ça ?

Elle – Donner la vie. Devenir mère.

Lui – Tu aurais pu m’en parler. Partager ça avec moi.

Elle – Je n’ai jamais osé te le dire… J’avais trop honte…

Lui – Comme pour la voiture.

Elle – Je suis vraiment désolée. J’ai eu peur…

Lui – Je te faisais peur à ce point ? Même pour la voiture…

Elle – C’est de moi dont j’avais peur. (Un temps) Tu crois vraiment que les choses auraient pu être différentes ?

Lui – Les choses sont toujours comme elles sont. Ça ne sert à rien de les imaginer autrement après coup. Il faut croire que nous deux, ce n’était pas possible.

Silence.

Elle – Je crois qu’on ferait mieux d’y aller.

Lui – Oui…

Ils se lèvent pour partir.

Elle – Tu la revois toujours ?

Lui – Qui ?

Elle – Celle avec qui tu m’as trompée.

Lui – Ah, celle-là…

Elle – Tu ne m’as jamais dit qui c’était. Tu peux me le dire, maintenant. Je la connais ?

Lui – À quoi ça servirait…?

Un temps.

Elle – Tu ne m’as jamais trompée.

Lui – Non…

Elle – Alors pourquoi

Lui – C’était plus facile comme ça.

Elle – Tu veux dire plus facile pour moi.

Lui – Plus facile pour nous deux… Je crois qu’on ferait mieux d’y aller, maintenant…

Elle – Allons-y.

Ils partent.

À cœurs ouverts