Haut-le-cœur

Le patron ramasse des verres sur le comptoir et les plonge dans un évier qu’on ne voit pas. Un homme et une femme arrivent. L’homme jette un regard suspicieux et un peu dégoûté vers le bar. Ils s’asseyent à une table.

Lui – C’est vraiment crado. Je me demande pourquoi je continue à venir ici.

Elle – C’est le seul bistrot en face de l’hôpital…

Lui – Quand tu vois les normes d’hygiène qu’on nous impose dans notre boulot… Un patient attrape une maladie nosocomiale dans ton service, même un rhume, il te fait un procès. Ensuite il vient prendre son petit ballon de rouge ici dans un verre à peine rincé entre deux clients, dont l’un a peut-être une hépatite et l’autre le virus Ebola.

Elle – Ouais…

Lui – Tu as vu ça ? La vaisselle sale baigne dans l’évier du matin au soir. Je ne te raconte pas le bouillon de culture… À la fin de la journée, tu as partagé tes microbes avec la moitié de la ville. Maladies nosocomiales, tu parles. Et une maladie que t’attrape dans un bistrot, comment ça s’appelle ?

Elle – Une cirrhose du foie ?

Le patron s’approche.

Patron – Et pour ces messieurs-dames, qu’est-ce que ce sera ?

Lui – Je ne sais pas… Un jus de tomate.

Elle – Un café.

Le patron s’éloigne.

Lui – Je ne sais pas pourquoi je prends du jus de tomate, j’ai horreur de ça.

Elle – On ne sait plus quoi prendre, à force.

Lui – Les sodas, c’est tellement sucré. J’aurais dû prendre un jus de fruits.

Elle – Il est encore temps…

Lui – Je ne sais pas… Tu as vu la gueule du patron Il n’a pas l’air aimable.

Elle – Tu veux que j’y aille ?

Lui – Trop tard, il vient de déboucher la bouteille. C’est tout moi, ça. Je vais devoir m’enfiler un jus de tomate alors que j’ai horreur de ça. En plus, la tomate, ça me donne des brûlures d’estomac. Pas toi ?

Elle – Non.

Lui – Tant pis, je ne le boirai pas…

Elle (pour changer de sujet) – Qu’est-ce que tu fais cet été ?

Lui – Je ne sais pas encore… J’irai sans doute passer une semaine ou deux chez mes parents, comme tous les ans.

Elle – Tu es très lié avec tes parents, alors.

Lui – Pas spécialement. Ils sont chiants, mais ils ont une villa avec piscine près d’Antibes.

Elle – Quand on est chiants, si on veut encore voir ses enfants après qu’ils ont quitté la maison, il faut investir dans une piscine. Tu devrais y penser pour les tiens, le moment venu…

Lui – Ouais… Sauf si je n’ai pas envie de les voir trop souvent.

Elle – Et à part ça, ça va ?

Lui – Oui, enfin… ma femme a encore invité les voisins à dîner.

Elle – Et alors ?

Lui – Ce n’est pas qu’ils ne sont pas sympas, mais… ils sont un peu chiants, eux-aussi…

Elle – Pourquoi elle les a invités ?

Lui – On vient d’arriver dans le quartier. Ils ont eu la gentillesse de nous inviter chez eux pour faire connaissance. Du coup on s’est sentis obligés de leur rendre l’invitation. Je crains que ça devienne une habitude, tu vois ?

Elle – Je vois très bien.

Lui – Maintenant qu’on a mis le doigt dans l’engrenage…

Elle – J’ai peut-être une solution.

Lui – Une solution

Elle – Pour être sûr qu’ils ne reviendront jamais bouffer chez toi.

Lui – Comment ça ?

Elle – Il m’est arrivé la même chose il y a quelques années, quand j’ai acheté la maison.

Lui – Et alors ?

Elle – Les voisins nous invitent. Des enseignants, tu vois. Abonnés à Télérama, meublés par la CAMIF. De gauche, évidemment. Écolos tendance végétariens mais qui mangent quand même de la viande de temps en temps si elle est bio.

Lui – Je vois très bien. Gentils, mais totalement assommants. Et comment tu as fait pour t’en défaire ?

Elle – Quand on leur a rendu l’invitation, je leur ai servi un plat un peu spécial.

Lui – Spécial

Elle – Un cœur.

Lui – Un cœur ? Comment ça un cœur ?

Elle – Un cœur de bœuf. Direct. Juste avec une salade.

Lui – Un cœur de bœuf ? Je ne savais même pas que ça se mangeait… Où est-ce que tu as trouvé ça ?

Elle – À la boucherie du coin.

Lui – Je ne savais pas que ça se vendait.

Elle – Ah non, mais il ne me l’a pas vendu. Il me l’a donné.

Lui – Non ? Et ils en ont bouffé ?

Elle – Ce sont des gens polis, tu comprends. Je t’ai dit, des enseignants, tu vois. Alors tolérance, respect de la différence, ils n’ont pas osé moufter, tu penses bien. Genre je respecte les coutumes de chacun, même si elles sont différentes des miennes, et je fais un effort pour partager quelque chose avec eux, même si ce n’est pas exactement mes valeurs. Ils se sont pincés le nez, et ils ont tout bouffé.

Lui – Et après ?

Elle – On ne les a jamais revus.

Lui – Jamais ?

Elle – On se croise de temps en temps, évidemment, on est voisins. Mais ils n’ont plus osé nous réinviter, de peur qu’on leur rende l’invitation, et qu’on leur serve un truc encore pire que la dernière fois… On les a totalement traumatisés, je te dis.

Lui – C’est dingue…

Elle – Ah, non, tu aurais dû voir leurs têtes quand j’ai posé ça sur la table… J’aurais dû prendre une photo. D’ailleurs je crois que je l’ai fait…

Lui – Merde… Mais du coup, tu as dû en bouffer aussi.

Elle – Il faut savoir ce qu’on veut, mon vieux. Ce n’est qu’un mauvais moment à passer. Mais après, tu es tranquille pour le restant de ta vie.

Lui – D’accord… Ouais, je ne sais pas trop… Je vais en parler à ma femme…

Elle – Surtout pas, malheureux !

Lui – Pourquoi ça ?

Elle – Elle ne serait pas d’accord, évidemment !

Lui – Oui… Il y a des chances.

Elle – Non, tu lui fais la surprise. Tu lui dis, ce soir, c’est moi qui cuisine, chérie.

Lui – Ah oui, rien que ça, ça va la surprendre, c’est sûr…

Elle se lève.

Elle – Bon allez, il faut que je te laisse.

Lui – OK.

Elle – Tu me raconteras ta soirée, promis ?

Lui – Attends, il ne m’a même pas encore servi mon jus de tomate…

Elle – Tu verras, ça marche à tous les coups. Si tu ne veux plus jamais les avoir à dîner sans te fâcher avec eux, c’est la seule solution, je t’assure… Il y a une boucherie juste en face.

Lui – Merci du conseil ! Tu as raison, je vais faire ça…

Elle – Quand on peut aider…

Elle sort.

À cœurs ouverts