Condamné à mort
Une condamnation à mort ! Voilà comment Edouard avait reçu le diagnostic que venait de lui asséner le Docteur Baupin, après qu’il l’eut prié de lui dire la vérité sans détours. Parmi le flots de termes médicaux incompréhensibles dont venait de l’abreuver le médecin, il n’en avait retenu que quelques uns : tumeur inopérable, pronostic vital, soins palliatifs… Il avait immédiatement traduit : aucun espoir, lente agonie, déchéance inéluctable… Certes, les maux de têtes répétés dont il souffrait depuis quelques semaines aurait dû l’alerter. Mais comment aurait-il pu deviner, quand il s’était enfin décidé à consulter un médecin sur les conseils de Julia, sa femme, que son sort était déjà scellé ?
« Combien ? » avait-il seulement demandé pour clore l’entretien. « Six mois » avait répondu le spécialiste. « Un an, tout au plus ». Juste de quoi mettre mes affaires en ordre, et ma femme à l’abri de tout souci financier, avait pensé Edouard. Avant de quitter le cabinet, pourtant, il exigea du médecin une promesse. Pas un mot à quiconque, même pas à Julia. Il se chargerait lui-même, en temps voulu, de lui annoncer la chose. Le Docteur Baupin, presque offusqué, le rassura sur ce point. De toute façon, il était tenu par le secret médical.
En rentrant chez lui, Edouard fit tout pour donner le change à sa femme. Il lui annonça que ses migraines n’étaient dues qu’au surmenage, qu’elles passeraient avec les nouveaux médicaments que lui avaient prescrits le Docteur Baupin. Julia parut le croire et, pour célébrer ces nouvelles rassurantes, il l’invita au restaurant. Il y avait longtemps qu’il n’avait pas vu sa femme aussi gaie. Pourtant, malgré la bonne humeur inhabituelle qu’il s’efforça lui-même de déployer ce soir-là, il savait que ces quelques instants de bonheur seraient les derniers.
Dans les jours qui suivirent, à l’insu de Julia, il régla toutes les affaires courantes, et rédigea avec son notaire un testament qui permettrait à sa jeune veuve de disposer sans délai de toute sa fortune. Pas question de laisser à ses enfants, avec lesquels il était brouillé depuis son récent remariage, l’espoir d’hériter d’une partie, aussi infime fût-elle, de l’imposant patrimoine qu’il laisserait derrière lui. Julia était intelligente mais, n’ayant jamais eu à travailler, il ne l’imaginait pas subvenir elle-même à ses besoins. Pour lui éviter tout tracas, il alla jusqu’à souscrire une convention obsèques, qui la déchargerait du fardeau de l’organisation d’un enterrement.
Pour le reste, sa religion était faite. Pas question d’attendre que la maladie qui le rongeait le réduise peu à peu à l’état de légume, incapable de prendre la moindre décision. Par une volonté de fer, il avait maîtrisé son destin pendant toute sa vie. Il voulait aussi pouvoir choisir sa fin. Une fin qu’il voulait digne. Et vu les circonstances, il ne voyait qu’une porte de sortie.
Quelques jours plus tard, il s’arrangea pour envoyer Julia passer le week-end dans leur maison de campagne, en Sologne. Il devait la rejoindre le dimanche. Edouard embrassa une dernière fois sa femme, comme si de rien n’était, mais avec une tendresse un peu plus appuyée qui aurait dû l’inquiéter. Il regarda partir la voiture, puis il alla dans son bureau se tirer une balle dans la tempe avec le revolver qu’il conservait jusque là inutilement dans son coffre, depuis des années, pour protéger sa famille d’éventuels malfaiteurs. Comment aurait-il pu se douter, lorsqu’il avait acheté cette arme, qu’elle ne ferait d’autre victime que lui-même ?
Ce fut la femme de ménage qui, le lendemain matin, découvrit le corps inanimé d’Edouard, baignant dans une mare de sang. C’était d’ailleurs pour éviter à Julia ce terrible spectacle qu’il l’avait éloignée. Ultime preuve d’amour…
Sur le bureau, bien en évidence, il avait laissé une lettre pour elle. Il lui révélait la maladie incurable qui l’avait condamnée à cette issue dramatique. La seule envisageable pour lui. En précipitant sa fin, il en contrôlait les circonstances. Lui qui avait toujours voulu tout contrôler. Et ce faisant, il épargnait à sa tendre épouse, et à lui-même, la douleur superflue d’une pénible déchéance. Il préférait qu’elle conserve de lui l’image d’un homme dans la force de l’âge, en pleine possession de ses moyens. Pas celle d’un moribond pathétique s’accrochant encore à la vie contre tout espoir.
Evidemment bouleversée par la disparition de son mari, Julia, revenue précipitamment de Sologne, ne fut pourtant pas surprise de son suicide. Comme animé par un sinistre pressentiment, Edouard lui avait à plusieurs reprises affirmé que, le cas échéant, il ne laisserait pas la maladie décider à sa place de la date de sa mort. Sa première femme avait été emportée par une mal incurable, et il ne voudrait pas infliger à Julia l’épreuve qu’avait constitué pour lui sa longue agonie.
Les obsèques furent célébrés dans la plus stricte intimité. Sans fleurs ni couronnes, conformément aux souhaits du défunt. Et sans le secours de la religion. Edouard n’était pas croyant et, en choisissant de mettre volontairement fin à ses jours, il avait d’ailleurs bravé les préceptes de l’Eglise. Les enfants d’Edouard, se sachant déjà floués de leur héritage, n’assistèrent même pas à la cérémonie. Hormis Julia, seul le Docteur Baupin et quelques voisines désœuvrées accompagnèrent la dépouille d’Edouard jusqu’au Père Lachaise, où il fut incinéré. Edouard n’avait rien stipulé de précis sur ce point. C’est Julia qui opta pour cette solution, lui paraissant plus en accord avec l’idée qu’elle se faisait de son mari. De son vivant, il avait refusé de voir son corps se flétrir peu à peu. Pourquoi lui imposer cette déchéance après sa mort ?
A la sortie du cimetière, après qu’elle eut reçu les condoléances convenues des rares personnes présentes, le Docteur Baupin proposa à Julia de la raccompagner chez elle. Il mesurait sa douleur, et préférait ne pas la laisser seule dans cette triste circonstance, sans même un proche à qui confier ce qu’elle ressentait. Elle accepta sans un mot, et monta dans la voiture en emportant avec elle les cendres du défunt. Pendant tout le trajet, du cimetière jusqu’au luxueux hôtel particulier qu’Edouard léguait à son épouse avec le reste de sa fortune, ils restèrent silencieux. Le Docteur Baupin gara la voiture dans la cour pavée, et soutint la jeune femme éplorée jusqu’à l’intérieur de la demeure bourgeoise.
A peine la porte refermée, cependant, la jeune veuve posa négligemment par terre l’urne contenant les cendres d’Edouard, arracha le voile noire qui cachait son visage coquettement maquillé, et enlaça tendrement le médecin qui avait condamné son mari. « J’ai cru que cela ne finirait jamais » lâcha-t-elle dans un soupir. « Tu crois vraiment qu’on ne risque plus rien ? ». Baupin l’embrassa fougueusement avant de répondre. « Mieux vaut rester prudents pendant quelques mois encore. Mais il n’y a pas eu d’autopsie, puisque les causes de la mort ne faisaient aucun doute ! ». Il désigna l’urne avec un sourire sarcastique. « Même si une enquête était diligentée après coup, comment la police prouverait-elle qu’Edouard n’a jamais eu de tumeur au cerveau ? ».